Colloques en ligne

Myriam Tsimbidy

Introduction. Représentations, fantômes et fragments : les fictions de l’âge classique au xxie siècle

1Le tournant du siècle a été une invitation pour les chercheurs en littérature à déplacer des champs, à proposer des bilans et des synthèses, à observer des ruptures ainsi que des continuités, à créer un « nouvel arrangement de l’ensemble1 » du corpus littéraire. En témoignent des ouvrages comme L’Histoire littéraire à l’aube du xxie siècle publiée sous la direction de Luc Fraisse2, Réparer le monde, la littérature face au xxie siècle d’Alexandre Gefen3 ou encore La Conscience du présent : représentations des Lumières dans la littérature contemporaine d’Anne Coudreuse4. En voulant interroger les modes d’appropriations de l’histoire et des cultures des xviie et xviiie siècles dans les fictions littéraires des deux premières décennies du troisième millénaire, ce colloque s’inscrit dans la continuité de ces perspectives synthétiques.

2L’empan chronologique a offert un espace de réflexion à une quinzaine de chercheurs qui ont apprécié la diversité de l’empreinte classique dans quelques œuvres contemporaines et ont interrogé les procédés d’intégration d’une culture ancrée dans les pratiques d’écriture romanesque. Leurs études font plus que poser quelques jalons. En effet, ces pratiques s’organisent globalement selon trois usages corrélés aux intentions de l’auteur. Le premier, à visée mimétique, est centré sur l’événement ou le témoignage d’un personnage réel ou non, attesté ou non, et donne lieu à des récits qui relèvent du roman historique dont le succès éditorial ne se dément pas ou du roman d’histoire qui s’appuie sur un « trouble référentiel », nous y reviendrons.

3Le deuxième relève de modèles culturels. Il s’appuie ostentatoirement5 sur des productions littéraires ou picturales de l’âge classique pour construire un univers fictionnel. Le romancier se fait interventionniste, il invente un récit se situant au-delà de l’univers mis en place par l’artiste pour donner à voir ce qui n’est pas représenté. L’œuvre classique, loin d’être un simple hypotexte, devient un déclencheur de fiction, sa fonction séminale est autre mais tout aussi efficace quand elle génère des pastiches voire des parodies qui, tout en s’adressant à des happy few, créent une communauté de lecteurs complices.

4S’il joue sur des valeurs et des expériences d’ordre culturel, le troisième usage relève d’une dimension ontologique voire « éthopoétique6 ». La référence au passé étaye une pensée originale qui s’immisce par exemple dans la fiction sous forme de commentaire métaleptique et expose des manières d’être7 dans son temps.

Représentation : écrire sur les xviie et xviiie siècles

5Les fictions s’inscrivent tout d’abord dans la trame des événements ou dans l’ombre de personnages historiques connus, pour se focaliser sur des moments ignorés par la tradition ou privilégier des points de vue marginaux.

Les oubliés de l’Histoire

6La période de la Révolution française, relatée à travers des vies ou des regards de personnages inventés ou oubliés, est au cœur de trois fictions étudiées durant ces deux journées : 14 Juillet d’Éric Vuillard, Les Adieux à la reine de Chantal Thomas et l’Histoire du lion Personne de Stéphane Audeguy, analysées respectivement par Martine Jacques, Laurence Sieuzac et Florence Boulerie. Les points de vue des romanciers sont diamétralement opposés : le récit d’Éric Vuillard reconstitue heure par heure la prise de la Bastille par le peuple ; celui de Chantal Thomas retrace les journées des 14 au 16 juillet 1789 telles qu’elles ont pu être vécues à Versailles ; quant au roman de Stéphane Audeguy, il reste centré sur le destin d’un lion né en Afrique et mort à Paris, et ne décrit les événements historiques qu’autant qu’ils retentissent sur la vie de l’animal.

7Martine Jacques analyse le geste d’écriture d’Éric Vuillard qui, partant des faits objectifs et des archives, élabore une trame nourrie par un investissement empathique ; le narrateur devient ce prédateur qui saisissant sa proie – l’innommé, l’insaisissable de l’histoire –, lui restitue paradoxalement une réalité dans l’écriture. Celle-ci métamorphose les noms et les pensées d’inconnus, leur destin presque insignifiant, leur mort indistincte en « un long chant, à la fois funèbre et épique ». L’inflexion épique qui est au cœur de la mythologie révolutionnaire inspire également les images virgiliennes des Adieux à la reine de Chantal Thomas étudiées par Laurence Sieuzac. Versailles déserté, où Louis ne viendra plus, se métamorphose en un lieu infernal hanté par des ombres silencieuses qui se croisent. Le récit historique devient une opération mémorielle, sa composition tisse des temporalités, suscite une (re)lecture interventionniste sur le monde présent. L’anachronisme8 qualifiant les barricades dans 14 Juillet d’« intifada des petits commerçants » relève semblablement de ce processus qui nous donne à lire autrement notre passé.

8La réactualisation se trouve en quelque sorte mise en abyme par le dispositif narratif des Adieux à la reine, puisqu’Agathe-Sidonie Laborde, lectrice-adjointe de Marie-Antoinette, est réfugiée depuis vingt ans à Vienne, quand elle relate les événements parisiens de juillet 17899 – quand elle peut les relater. La juxtaposition de strates temporelles renvoie à une tectonique narrative qui dans une continuité signifiante fait de Vienne, nouvelle capitale du Royaume de la Mort, une réplique du Versailles déchu de 89. Le détail « sémaphorique » des cerises dont parle Laurence Sieuzac a finalement l’efficacité du punctum défini par Barthes à propos de la photographie : un détail anodin mais singulier saisit non le regard mais la pensée de l’héroïne et touche un point douloureux de son passé ; l’envie de cerises de Sidonie en 1810 réveille le souvenir de la reine défunte. Cette image ne préfigure-t-elle pas également le temps des cerises ? C’est-à-dire le temps d’une autre ruine, celle de la Commune. À la tectonique du récit s’ajoutent les multiples strates interprétatives corrélées aux positions du lecteur dans son temps, avec les passés de son temps.

9C’est ce qu’illustre Florence Boulerie lorsqu’elle conclut son article sur une mise en perspective personnelle. Le silence autour de la Révolution à propos de l’histoire du lion Personne reflèterait ainsi une « volonté de changer la perspective sur l’histoire nationale », de modifier nos représentations du siècle des Lumières en mettant en scène les préjugés et les superstitions, l’échec de l’éducation et du savoir amplifiés par une révolution.

10L’Échange des princesses de Chantal Thomas qui se déroule durant une autre période donne la parole aux sans voix, aux oubliés de l’histoire, ou plutôt à ceux pour lesquels elle a manqué à ses promesses. L’infante Anna-Maria-Victoria, âgée de quatre ans,  promise à Louis XV qui en a onze se trouve brutalement  répudiée.  Une telle bifurcation de l’histoire transforme notre regard sur le xviiie siècle. Pour « donner une voix à l’enfance » suivant l’expression d’Anne Coudreuse, Chantal Thomas s’intéresse à un personnage écarté de l’Histoire de France. La princesse devient en quelque sorte la figure emblématique qui permet de découvrir « la vie réelle des petites filles ». Le rôle des poupées, selon Anne Coudreuse, est central. Le jouet est un détail émouvant qui nous touche, un historiographème10 qui dit la souffrance et la solitude de l’infante « sacrifiée » sur l’autel de la raison d’État. La fiction « s’interroge sur la dimension obscure des Lumières en montrant l’enfance niée et piétinée ».

11En rapprochant des mondes sociaux opposés, la fiction crée des incongruités, nous oblige à repenser voire à reconfigurer nos représentations11. L’Échange des princesses joue sur des contrastes, juxtapose des points de vue inédits. Les mariages royaux coïncident avec le supplice du criminel Cartouche, rappelle Anne Coudreuse ; le luxe de l’infante perçu par les enfants qui vivent dans la misère, pour ne pas dire l’esclavage, devient paradoxalement pour eux une promesse d’avenir ; Florence Boulerie, étudiant l’histoire du lion Personne, signale encore le « rapprochement, si choquant, entre le regard de la prostituée qu’on déporte et celui du lion débarqué au Havre » et y voit le symbole de ce que peuvent être des vies déplacées et, ajoutons-nous, estimées uniquement par le prix que peut rapporter un corps consommé, abîmé et détruit.

12De telles interprétations sont bel et bien à l’épicentre d’une réorganisation de nos représentations de l’âge classique. Leur réagencement est déclenché, programmé par une écriture qui travaille nos préjugés. Les connecteurs historiques ne servent plus, par exemple, à accréditer le récit. Florence Boulerie relève le paradoxe que constitue dans le roman d’Audeguy la précision chronologique pour relater des événements privés et l’imprécision qui entoure les dates des événements majeurs du siècle. Aussi, nous dit-elle, entre 1789 et 1793 ne se passe-t-il pour ainsi dire rien, si ce n’est des bouleversements météorologiques et des agressions physiques des hommes entre eux et contre les animaux. De semblables ellipses conditionnent une interprétation qui interroge notre présent. Florence Boulerie voit ainsi dans l’Histoire du lion Personne « une fable symptomatique d’un début du xxie siècle qui fait son deuil des grandes illusions et des promesses de 1981 et qui réactive les clichés d’une Afrique imaginaire ».

Fantômes et simulacres

13L’écriture s’appuie paradoxalement sur des détails précis, des références qui ont un parfum de vérité, des discours soi-disant prononcés pour créer des simulacres et des fantômes. Ainsi « les dates ne cautionnent pas une vérité historique », elles ajoutent à l’irréalité, et la précisiondevient, selon Pascal Quignard cité par Damien Fortin, un « fantôme dans l’histoire12 ». La chronologie orchestre des apparitions surnaturelles dans un récit qui se donne à lire comme un témoignage. Cette précision devient vision quand elle s’appuie sur les procédés de l’hypotypose et de l’ekphrasis. L’auteur-témoin décrit, saisit même pour faire croire. L’efficace de la persuasion est telle que le lecteur, dérouté, ne sait plus où se situe l’invention ; il entre « dans l’aire de l’illusion13 » : on lit le roman comme un livre d’histoire14. Les realia (monnaie, costume, objets, personne, œuvres d’art), les données chronologiques et onomastiques, les portraits et les scènes le transportent dans un ailleurs qui lui semble connu, familier et donc vrai. Le romancier devient démiurge en introduisant « le trouble référentiel », selon les termes de Françoise Lavocat15, qui donne « une forme d’existence au non existant ».

14Ainsi procèdent deux romanciers faussaires16, Pascal Quignard dans Terrasse à Rome et Pierre Michon dans Les Onze. Tous deux inventent des figures d’artistes, respectivement un graveur et un peintre.

15Damien Fortin, dans son article intitulé « Le siècle de l’ars nigra. Terrasse à Rome de Pascal Quignard », relève l’ampleur des références culturelles qui participent à la création du protagoniste Geoffroy Meaume, un « fantôme suspendu dans l’histoire », un double fictionnel de Georges de La Tour et de Sainte-Colombe, dont le nom est aussi un hommage à Édouard Meaume, le grand spécialiste de l’œuvre de Jacques Callot. Des sources comme le catalogue des graveurs, des références à des tableaux célèbres et des personnages historiques contribuent à faire croire à l’existence de l’artiste dont la dimension symbolique est mise en lumière. Le héros défiguré trouve un exutoire dans la gravure qu’il dévoue aux « sordidissimes », il devient le symbole, selon Damien Fortin, de l’acte créateur cathartique. Le graveur mélancolique, en faisant surgir du néant des formes et des visions, opère comme l’écrivain devant sa page blanche ; ainsi, l’on peut lire à travers le travail de cet artiste, maître de la manière noire, l’approfondissement d’une méditation de Pascal Quignard sur « la mise au monde des fantômes ».

16Pierre Michon, dans Les Onze, titre d’un tableau aussi fictif que son peintre François-Élie Corentin, repose le problème du pouvoir démiurgique qui fait « surgir les figures du néant » en associant à l’artifice un trompe-l’œil qui est « ce quelque chose » qui provoque l’adhésion du lecteur. Philippe Sarrasin Robichaud montre en quoi ce roman réinterroge l’écriture de l’histoire qui, comme la fiction, est traversée par ce qui procède de la révélation et du désir de reconnaître. La reconnaissance, c’est tout d’abord cet accord entre l’artiste et le commanditaire : le peintre, qui a besoin de toucher pour croire comme saint Thomas, conclut « un marché juteux ». Une fois la commande payée, la révélation survient. La vision du tableau intitulé Les Onze procède, explique Philippe Sarrasin Robichaud, d’un kaïros et d’une pétrification. Ce roman joue sur la multiplicité des références connues pour envoûter un lecteur en perte de repères. Il est une mise en scène de l’impuissance de l’Histoire comme désir d’objectivité car elle est affaire de croyance, d’hallucination, voire d’hypnotisation « comme l’oiseau va au serpent ».

17Ces deux dernières œuvres conduisent à réfléchir au statut épistémologique et ontologique des discours sur le passé dont on ne peut plus mesurer la fausseté ou l’irréalité tant ils s’appuient sur des modalités référentielles hétérogènes, en mêlant connu et inventé, et jouent sur le désir du lecteur de croire en ce qu’il lit, c’est-à-dire de « reconnaître » ce qu’il est en train de découvrir… au point même que ne connaissant ni l’œuvre ni le peintre dans le cas des Onze, il se précipite au Louvre pour admirer le célèbre tableau de Corentin !

Évocation et citation : écrire sur et avec des œuvres de l’âge classique

18L’influence séminale des œuvres littéraires et picturales de l’âge classique s’apprécie sur un autre mode quand elle relève de la citation ou de l’imprégnation. Elle participe alors à la poétique du récit, entre dans le tissu fictionnel, et nourrit les réflexions et les commentaires auctoriaux.

Poétique

19Fréderic Briot pose le problème du degré de visibilité de la référence en étudiant les réactualisations et les virtualités de la Carte de Tendre de Madeleine de Scudéry dans le Voyage en Mylénie de Véronique Bergen et dans Toni et L’Éveil de Line Papin. Les diverses manières de la citer et de l’écrire l’interrogent : carte de tendre, du Tendre… Elle est à la fois un texte, un objet, une abstraction et une légende dont tout le monde a entendu parler ou peut se rappeler. Le regard attentif du lecteur érudit repère les empreintes et les traces, examine « le travail clandestin de la Carte, comme éparpillée façon puzzle » dans la narration. « Analogon à l’envers », la Carte fournit un modèle référentiel dont l’intérêt réside dans ses applications sur des espaces concrets – celui des corps idolâtrés ou possédés, celui de la ville parcourue. L’écrivain se réapproprie la Carte de Tendre en la citant, la superposant, la distillant selon un procédé de « percolation » qui la transforme en carte de l’Angoisse dans Toni ou de Tristesse dans L’Éveil. Citée, évoquée mais aussi discrètement transposée, la Carte travaille le texte sans que l’on puisse toujours affirmer que cela procède d’une intentionnalité consciente du romancier. C’est ici l’attention et la culture du lecteur qui retrouvent en palimpseste la Carte de Tendre afin d’en actualiser la portée. Complicité ou disponibilité ? En tout cas, réussite de l’écriture…

20Le pouvoir des images picturales de l’âge classique sur le romancier et son lecteur est au cœur de la démarche de Gaëlle Josse. Dans Les Heures silencieuses, L’Ombre de nos nuits, Vermeer entre deux songes, la romancière s’inspire de trois tableaux du xviie siècle pour les transformer en image-en-texte, selon l’expression de Liliane Louvel17. Élisa Bricco met en lumière des dispositifs d’intermédialité ou de dynamique intermédiale. Les détails picturaux fonctionnent comme des déclencheurs ou des matrices de la narration romanesque, toujours centrée sur des fragments de vie féminine ; la notion d’« ekphrasis dynamisante » éclaire la démarche de l’auteure, note Elisa Bricco, qui dans une relation intime avec le tableau, reconstruit l’au-delà de la toile et interroge les mécanismes de la création.

21La volonté de retrouver l’absence, de combler des vides, rejoint le désir de reconstituer une œuvre disparue qui serait un livre total. Ainsi Pierre Senges inscrit son œuvre non dans les marges du déjà-peint mais dans celles du déjà-écrit. L’auteur part des aphorismes de Georg Christoph Lichtenberg pour imaginer une aventure quasi borgésienne en décrivant la reconstitution d’une œuvre dont il ne resterait que des fragments. Postulant l’existence d’une société de lecteurs désirant reconstituer le Livre, Fragments de Lichtenberg (2008) décrit, comme l’explique Chiara Rolla, les modalités de la reconstitution parodique d’une fiction, et dresse notamment l’inventaire des hypothèses interprétatives les plus disparates. L’extravagance des reconstitutions dévoile ainsi le caractère exponentiel des possibilités narratives ainsi que l’impossibilité d’une connaissance absolue.

22À l’opposé de la reconstitution fantasmatique du Grand Livre à partir de ses fragments, nous trouvons l’usage du désœuvrement et de la citation. Les vers raciniens décontextualisés dans Titus n’aimait pas Bérénice de Nathalie Azoulai offrent à la narratrice une large gamme de douleurs mises en vers et adaptables à toute situation. Pour Arnaud Welfringer, son œuvre fonctionne comme « un supermarché du chagrin d’amour ». L’enveloppe fictionnelle contemporaine qui a déjà un parfum de tragédie ordinaire (le récit d’une femme abandonnée de son amant qui a choisi de rester avec son épouse appelée Roma) sert d’écrin, littéralement de pré-texte, au vrai sujet de cette œuvre consacrée à la vie et à la carrière du dramaturge, à son éducation, sa culture, son travail d’écriture. L’héroïne exorcise sa douleur et sa solitude par son récit de la quête de l’autre qu’incarne Racine à la fois si loin dans le temps, si différent et si semblable, pas tout à fait elle mais jamais une autre. Derrière cette fiction s’impose une conception polémique de la création racinienne qui, propose Arnaud Welfringer, se démarque de celle de Georges Forestier, le grand spécialiste de l’auteur en ce premier xxie siècle. Le monument Racine est à la fois réactualisé et revisité. Désacralisé aussi.

23L’on retrouve Racine dans le roman de Sophie Divry. Quand le diable sortit de de la salle de bain relate la vie d’une chômeuse en fin de droits mais, curieusement, son œuvre bénéficie d’une tonalité jubilatoire. Sans célébration compassée ni respect figé, Claire Fourquet relève la prégnance d’une culture classique qui innerve cette fiction contemporaine sur le plan structurel et poétique. La structure narrative introduit des séquences qui pastichent notamment le conte, le roman picaresque et héroïque. L’écriture est tissée de vers raciniens et de morceaux de bravoure comme la prosopopée entre la bouilloire et le grille-pain ou les tchats ; l’auteur réactualise les procédés parodiques appliqués à Corneille par Boileau dans son Chapelain décoiffé. La parole citationnelle dépersonnalisée traduirait une communication en crise, selon Claire Fourquet, tout en fonctionnant non sans dérision comme « un refuge contre le sordide du quotidien ». L’humour de Sophie Divry qui fait des œuvres de l’âge classique un contrepoint au prosaïsme de la misère serait une manière distanciée de critiquer la société contemporaine. Chez d’autres auteurs, cette critique est directe voire polémique.

Éthopoétique

24Parfois, pour le romancier, citer et commenter les œuvres du passé est une manière d’attaquer « les pauvretés du présent », selon la cruelle expression de Pierre Michon reprise par Stéphane Chaudier. Mais ce dernier montre en quoi la « référence classique constitue une tentation et un piège pour l’écrivain » qui associe Racine, c’est-à-dire l’éloquence, à la voix maternelle, et donc à la mère, à la femme et au sexe : « Pudiquement les passions », résume-t-il. Pour restituer la cohérence du positionnement littéraire de Pierre Michon qui s’affirme tour à tour classique, romantique, contemporain, etc.18, Stéphane Chaudier souligne que le référent du mot classique, bien qu’instable et « bigarré », renvoie chez Michon à une écriture « interpoétique », à un métissage relevant d’une nécessité et d’une profondeur intimes. L’analyse stylistique de l’éloquence de Tablée présentée par Stéphane Chaudier met ainsi en lumière l’intemporalité de cette écriture oratoire qui relie un texte à propos d’un tableau de Manet à la voix maternelle, c’est-à-dire au vers de Racine ou encore à ce jeu des décalages de mauvais goût qui illustre « cette éloquence qui se moque de l’éloquence » toute pascalienne et qui devient un « art de se payer la tête du lecteur ». Le style classique devient une « arme » volée à la tradition pour briser l’uniformité et la banalité, un instrument qui travaille son lecteur.

25L’entremêlement de fictions et de réflexions critiques relève également chez Sollers, indique Yves Le Pestipon, d’un mouvement de guerre, d’un « acte d’attaque » contre la bêtise mâtinée d’inculture et, précise-t-il, contre l’ignorance des littératures anciennes. Le romancier fait « vibrer les catégories de l’histoire littéraire » et avec elles l’image du Grand Siècle : il invente une lettre de Mme de Sévigné, réattribue les Lettres portugaises – qui n’ont pu être écrites par Guilleragues, une proposition résolument provocatrice chez ce Bordelais. Mme de Sévigné et Mme de La Fayette apparaissent « clignotantes, décalées, décapantes ». La Princesse de Clèves est à la source d’« effets de sidération » ; Mme de La Fayette lue par Stendhal, par Mitterrand… et par Sollers « nous avertit, au-delà, par-delà les siècles » : « le corps a une force que la raison ne suit pas ». Sollers n’a pas d’affinité avec la mélancolie pascalienne ou l’esprit des libertins du premier xviie siècle, constate Yves Le Pestipon, mais il est proche de Mme de Sévigné et du cardinal de Retz qui sont pour lui des « camarades de navigation », image qui suggère un xviie siècle aventureux, mouvementé et complice, une époque qui aide le romancier à se penser et en même temps à se construire dans une posture relevant selon nous « d’un dandysme des signes19 » voire d’une durable mythographie personnelle.

26Représentation, modèle ou citation, il va de soi que les trois usages ne s’excluent pas. Mimesis, poétique et « éthopoétique » se trouvent à des degrés différents dans une même fiction. L’on ne peut cependant occulter la personnalité même de l’auteur qui organise, sélectionne, programme le rôle et la fonction de sa culture classique sur l’œuvre à venir.

27La littérature de l’âge classique n’est plus seulement un patrimoine collectif, un lieu d’identité communautaire, elle devient une marque de singularité, de distinction identitaire. L’usage et l’appropriation des œuvres du passé révèlent quelque chose appartenant en propre à l’auteur, qui colore son style et sa manière de penser le monde et ses rapports à l’écriture. Le témoignage autobiographique de Laurence Plazenet est en ce sens très éclairant. L’auteur – je sais qu’elle tient à cette orthographe – de La Blessure et la soif revient sur la genèse de son récit, et dévoile quelques-unes des étapes qui l’ont conduite à écrire l’histoire d’une passion au xviie siècle. Ainsi la rencontre avec le P. Eugène Chagny, missionnaire en Chine, une scène d’expiation du moine bouddhiste dans le film Printemps, été, automne, hiver… et printemps de Kim Ki Duk, le titre d’un recueil d’articles Pascal. Port-Royal. Orient. Occident, un détail pictural comme « le petit poisson d’une des plus belles peintures de Chu Ta, conservée au musée de Taipei », sont entrés dans le creuset de La Blessure et la soif. Le récit de la longue période de sédimentation, l’évocation des hasards, des coïncidences, des chocs dus à des rencontres imprévisibles mettent en lumière le rôle joué par la sérendipité dans le travail, dans l’œuvre de création20. En reliant d’une manière singulière la France et la Chine, dans un jeu de miroirs révélateur de « similitudes ultimes », Laurence Plazenet impose une vision décentrée et originale du xviie siècle. La fiction, selon ses mots, est « une école d’indépendance et d’affranchissement » et une, ou plutôt, « la possibilité de déchirer le bandeau sur nos yeux ».

28Belle image que celle de cette justice stylistique qui ne devient juste qu’en devenant littérature, en réinventant encore et encore la frontière de la vérité !