« Le fleuve a surgi dans notre vie / et emporté tous nos chagrins ». Still Life de Jia Zhangke, contre-récit aux discours étatiques de progrès et de modernisation
1Située sur les rives du Yangzi en Chine du Sud, à plusieurscentaines de kilomètres en amont du site du gigantesque barrage hydroélectrique des Trois-Gorges, la ville bimillénaire de Fengjie – capitale culturelle de l’âge d’or chinois – a été condamnée à la destruction par la China Three Gorges Corporation en 1998. Aujourd'hui, il n'en reste plus une trace. La construction du barrage entraîne l’inondation de vastes territoires ainsi que le déplacement de plus d’un million de personnes. En 2005, la ville était déjà en cours de démolition, à moitié inondée par les eaux du Yangzi, lorsque le réalisateur Jia Zhangke y tourna deux films : Dong, documentaire portant sur le travail du plasticien Liu Xiaodong ; et Still Life, fiction faisant la chronique de quelques jours dans la vie de deux visiteurs à Fengjie, venus à la recherche de leurs épouse et époux disparus. Bien qu’il soit fictif, le film a pour toile de fond la démolition systématique et totale d’une ville – d’un monde de vie social et affectif. Comme le réalisateur l’affirme : « Still Life a été tourné comme un documentaire […] nous attendions les détonations1. »
2Le plus grand barrage du monde, véritable prouesse technologique, le projet des Trois-Gorges, se veut un symbole de l’innovation et de la modernité économique de la Chine. Mais, à travers le prisme de la fiction, Still Life nous éclaire sur les conséquences réelles de ce projet. Car, pour la population de Fengjie, la situation est d’une ironie cruelle : installés depuis des siècles sur les rives du Yangzi, privés de leur travail et n’ayant pas les moyens pour quitter la ville, les habitants sont forcés à prendre part à la démolition. Travaillant dans les équipes de démolition, ils produisent à la fois les conditions de leur survie et de leur effacement (la démolition de la ville entraîne la disparition de leur mode de vie, de leur histoire, de leur culture et de leurs traditions). Comme la critique Lauren Berlant l’écrit : « L’activité capitaliste entraîne toujours des scènes déstabilisantes de destruction productive – des ressources et des vies faites et défaites selon les préceptes et les caprices du marché2.»
3L’ancienne ville se prépare ainsi à se faire engloutir par les eaux du barrage et, au sens le plus littéral, par les forces du marché. Pour l’État chinois, de telles « scènes » malheureuses – qui risquent toujours de se transformer en spectacle mondial – nécessitent la production d’un discours hégémonique et libéral, discours qui prône le développement et la modernisation. Tout au long de Still Life, on en entend des échos – des voix qui s’élèvent des émissions de télé et des haut-parleurs des bateaux de touristes.
4Berlant cite, entre autres, le réalisateur chinois Jia Zhangke pour parler d’un nouveau réalisme cinématographique, un réalisme affectif, dont le style même « documente l’évolution de la précarité, d’une structure limitée jusqu’à devenir l’environnement généralisé de la vie même3 » : un cinéma de la précarité. L’objectif de cette communication est de considérer comment, par son manque total de progression narrative (son immobilité ou stillness), par sa structure épisodique et son réalisme anti-événementiel, par son attention accrue à l’expérience affective de ses personnages, Still Life résiste au discours totalisant de l’hyperpouvoir étatico-entrepreneurial chinois. Nous considérerons plus particulièrement les deux notions de précarité et de « mort lente », développées par Lauren Berlant dans Cruel Optimism, avant de procéder à une analyse affective du film comme éloge de ce que le critique Hongfei Liao appelle « le temps inutile4 ».
5Filmé sur place avec des acteurs non professionnels – le cousin du réalisateur jouant un des rôles principaux – Still Life suit les deux pèlerinages à Fengjie d’un ouvrier et d’une infirmière. San Ming revient dans la ville engloutie dans l’espoir de retrouver sa femme et sa fille après seize ans de séparation ; Shen Hong y cherche son mari disparu depuis deux ans. Le seul élément qui lie leurs histoires est l’OVNI qui apparaît et disparaît tout aussi subitement et inexplicablement dans le ciel au-dessus de Fengjie. Observé par les deux personnages, l’objet relève d’une hallucination commune. Si leurs récits ne convergent pas, ils ne sont pas parallèles pour autant. Le film est découpé en trois segments narratifs (San Ming, Shen Hong, San Ming) et se déroule dans deux temps distincts. Dans l’attente du retour de sa femme qui travaille dans un bateau en aval de la ville, San Ming se joint à une équipe de démolition. Il reste assez longtemps à Fengjie pour s’adapter aux rythmes de la vie quotidienne, pour nouer une amitié avec le jeune Marc et, enfin, pour assister à la mort de ce dernier dans un accident de travail : c’est-à-dire au moins quelques semaines. En revanche, Shen Hong ne passe pas plus de deux nuits dans la ville, hébergée par un collègue de son mari. De même, si les quêtes des deux personnages semblent d’abord analogues, leurs expériences de Fengjie s’éloignent sensiblement : San Ming, mineur de charbon venu de la province de Shanxi, appartient à la classe ouvrière. Shen Hong est infirmière et son mari est directeur d’une société de construction. C’est un décalage qui prend une forme visuelle concrète : quasiment toutes les scènes extérieures de Shen Hong sont filmées à haute altitude. Elle vit littéralement dans les hauteurs. Au contraire, San Ming est souvent filmé au niveau de l’eau, avec les gorges qui s’élèvent au-dessus de lui. Son rude voyage à Fengjie dans un bateau de migrants est filmé en panoramique à 360°, en une seule prise qui dure plus de trois minutes. Ceci contraste avec l’arrivée de Shen Hong, tellement discrète que nous n’y assistons même pas : elle se matérialise en haut d’une colline devant un paysage aérien. Tout au long du film, San Ming porte le même débardeur élimé ; Shen Hong porte une chemise parfaitement repassée, sans une tâche de sueur. Elle prend part à une soirée dansante devant un pont massif : un fonctionnaire donne l’ordre par téléphone et le pont s’allume comme un jouet. Les scènes de « destruction productive » dont parle Lauren Berlant représentent une tragédie pour certains, un divertissement pour d’autres. En soulignant l’écart entre les mondes de San Ming et de Shen Hong, le film témoigne de l’hétérogénéité et de l’irréductibilité de l’expérience vécue de ses personnages.
6Pour Berlant, les gestes filmiques du cinéma de la précarité sont chargés, non pas de sens, mais d’affect. En effet, ces gestes « explor[ent] les nouvelles conditions de solidarité qui émergent entre des sujets qui ne partagent pas la même identité sociale ou historique, mais plutôt le même style d’adaptation face aux pressions du nouveau quotidien5 ». Si le Fengjie de San Ming diffère sensiblement de celui de Shen Hong, leurs expériences ne sont pas pour autant opposées ou antithétiques. Comme de la vapeur, une multitude de sensations et d’intensités vécues se confondent dans le brouillard affectif du présent. À la recherche de son mari, Shen Hong fait le tour des chantiers de démolition qu’il supervise. Elle porte une bouteille d’eau, dont elle boit de petites gorgées régulièrement. À chaque chantier, on la voit remplir la bouteille à des robinets et des fontaines de manière presque rituelle. Ces scènes sont rythmées par la soif, soif qui trouble la progression nette et efficace de l’histoire. Un geste itératif et perturbant, qui parvient presque à supprimer cette révélation que le mari de Shen Hong a une jeune maîtresse.
7Dans leur introduction à The Affect Theory Reader, ouvrage fondateur des études sur l’affect (affect studies), Gregory J. Seigworth et Melissa Greg définissent l’affect comme le nom donné à :
Ces forces viscérales qui sous-tendent ou côtoient – ou qui sont généralement autre que – le savoir conscient, forces vitales qui existent au-delà de l’émotion, servant à nous conduire vers le mouvement, vers la pensée et l’extension, mais qui peuvent également nous laisser suspendus (comme au point mort) à travers un enchevêtrement de forces à peine discernées, ou qui peuvent nous laisser accablés par l’apparente inflexibilité du monde6.
8Still Life est suspendu dans un présent affectif, présent qui amalgame et assimile les temporalités disparates de ses personnages. En se focalisant sur la texture immédiate et affective des deux « histoires », Jia annule la durée objective au profit d’une durée immanente. À cette fin, il utilise des équipements audio spécialement conçus pour capter le maximum de son diégétique : le bourdonnement du fleuve, des insectes et des oiseaux, le vrombissement des moteurs, le bruit des massues et de la dynamite, des explosions lointaines. Le temps de Still Life est un temps atmosphérique, ne consistant pas en évènements, mais en sensations, en affects : le temps de la soif, du désespoir, du labeur humain et du besoin de nicotine. La caméra s’attarde sur un gant flottant dans une flaque, sur des tuyaux rouillant dans des usines abandonnées. Les films à narration linéaire tendent à hiérarchiser la réalité par une attention particularisante, attention qui favorise certains éléments visuels, subordonnant l’expérience – toute l’épaisseur du vécu – à la transmission d’une histoire quelconque. En revanche, l’attention de Jia est généreuse, diffuse. Le film ne déploie aucune stratégie d’exposition. La démarche filmique de Jia est affective : il nous montre des images de la vie qui sont petites ou mineures. Une attention patiente au réel, qui attend les détonations.
9Lauren Berlant parle de la « précarisation » de la société contemporaine, « ce processus par lequel la société dans son ensemble devient de plus en plus précaire, déstabilisée7 ». Pour ceux qui la subissent, cette précarité transforme la vie en ce que Berlant appelle la mort lente : le management biopolitique d’une population qui n’entraîne ni la mort ni la prospérité, où l’épuisement de cette population s’avère être « la condition déterminante de son expérience et de son existence historique8». Dans ce cas, le trauma n’est pas événementiel, mais structurel. Il s’assimile au quotidien. Le présent est ainsi rythmé par une « crise-quotidien » : la crise opère dans la vie quotidienne à travers les conditions de la précarité. Pour Berlant, le cinéma de la précarité aspire à un nouveau réalisme, qui est affectif, « qui se base sur les rythmes corporo-affectifs de la survie9». Comme l’écrit Jia Zhang Ke : «en Chine nous nous retrouvons […] sans passé, et pour beaucoup sans perspective d’avenir, avec le présent pour seul socle. Il y a là quelque chose d’invivable10».
10Le temps de Still Life est un présent duratif – instable et incertain – un présent qui accable, qui est non pas à vivre, mais à endurer. Still Life, ou « Nature morte » – est un titre qui exprime de manière assez claire la précarité et la périssabilité que le présent porte en lui.
11Peu après son arrivée à Fengjie, San Ming demande à un motocycliste de l’emmener à la dernière adresse connue de sa femme, dans la rue de la Granite. Le chauffeur le dépose au bord d’un grand lac réservoir entouré de montagnes. San Ming demande au chauffeur où il a été emmené et ce dernier répond, sans l’ombre d’une hésitation : « à la rue de Granite, ils ont inondé le quartier il y a quelques années. La rue que vous cherchez doit se trouver en dessous de cette barge-là. » Se rendant compte de l’arnaque, San Ming ne manifeste aucune révolte, acceptant d’être conduit (pour un tarif plus élevé) au bureau municipal, où il pourra demander des informations sur le relogement de sa famille. Au bureau municipal, la secrétaire se contente d’une recherche superficielle avant de dire à San Ming que l’ordinateur est « en train de mourir » et qu’il devrait revenir le lendemain. Sans Ming, qui ne semble pas avoir compris, demande : « en train de mourir ? » Elle répond : « Il ne fonctionne pas. » Hongfei Liao définit « l’inutile » comme tout ce qui ne peut pas être réapproprié par la logique représentationnelle du capitalisme. Tout comme, dans l’observation de Sara Ahmed, le critère de la santé dans une société néolibérale est toujours la capacité ou non de travailler, à Fengjie, tout ce qui ne s’avère pas fonctionnel est déjà en train de mourir. Certains critiques occidentaux reprochent à Jia l’apparente indétermination de San Ming et de Shen Hong. Ils considèrent que les deux personnages principaux sont trop peu définis. Ils sont passifs et inexpressifs ; leurs visages n’apparaissent jamais en gros plan. Mais, d’une limpidité trompeuse, San Ming et Shen Hong ressemblent peu à des personnages de fiction au sens traditionnel. C’est l’effet recherché par le réalisateur, qui explique :
Jusqu’ici, mes personnages étaient puissamment inscrits dans la société ; leurs rapports avec l’État, avec les collectivités, avec le groupe étaient au premier plan. Avec ce film, je m’approche davantage d’un monde intérieur. Je scrute les mouvements de l’âme et du cœur…11
12En parlant de « mouvements de l’âme et du cœur », ce que Jia entend n’est pas la vie sentimentale ou spirituelle de ses personnages, mais ces forces « viscérales » et « vitales » qui sont autres que la pensée, autres que l’émotion, qui prennent des dimensions spatiales et temporelles, l’expérience affective d’un environnement de vie.
13L’un des seuls moments où des personnages du film s’expriment ou se révèlent, c’est lorsque San Ming et le jeune démolisseur Frère Marc se lient d’amitié autour d’un repas, en partageant leurs musiques de sonnerie respectives. La musique de sonnerie de San Ming vient d’une série télé des années 90, sponsorisée par l’État chinois et dont le message principal est la noblesse de l’endurance et de « la coexistence pacifique12 ». Elle reflète ainsi l’état d’esprit du personnage plus âgé, plus résigné « qui, selon Jia, cherche pour lui-même la paix et la résolution13 ». En revanche, la musique choisie par le jeune Marc, personnage gai, expansif et plein d’espoir – également tirée d’une ancienne série – parle du Yangzi :
Flot impétueux,
flot en torrent,
sans cesse les eaux du fleuve roulent à l’infini.
le fleuve a surgi dans notre vie
et emporté tous nos chagrins14
14La chanson déclenche l’un des plus beaux montages du film : un flot d’images représentant une femme en larmes, un énorme bateau de touristes, un marqueur d’inondation (« Niveau de troisième phase : 156.7m ») et un vieux traîné par deux policiers. La chanson, tirée de Shanghai Bund avec Chow Yun-Fat, une série très populaire en Chine dans les années 80, se poursuit ainsi :
Le fleuve nous apporte un nouveau monde,
est-ce le bonheur ou la souffrance ?
Luttant contre le tumulte des flots,
incapables de différencier les deux.
Succès ou échec,
dans le tumulte des flots, incapables d’imaginer notre avenir.
15La logique des flux est inhérente au capitalisme transnational et c’est ironiquement le fleuve du progrès matériel, ce fleuve impétueux, incessant et infini (promettant d’emporter tous les chagrins) qui apporte la destruction et la mort aux indigènes. Comme Jia le dit lors d’un entretien : « dans Still Life, je mêle le bruit des bateaux sur le fleuve et celui des maisons qu’on détruit15.»
16À la fin du film, Missy Ma, revenue à Fengjie, apprend à San Ming que leur fille travaille loin, encore plus au sud, et qu’elle-même travaille essentiellement en tant qu’esclave pour un propriétaire de bateau à qui son frère doit 30,000 yuans. Lorsque San Ming demande à Missy Ma pourquoi elle est partie, elle répond « J’étais jeune, que savais-je ? » Elle, à son tour, veut savoir pourquoi San Ming n’est pas venu la chercher plus tôt : « pourquoi ça t’a pris dix ans pour me trouver ? » Ce n’est pas ce que l’on attendait : que la femme furtive et fuyante soit une esclave qui attend son mari depuis plus d’une décennie. De manière aussi surprenante, nous apprenons que Shen Hong cherche son mari dans le seul but de divorcer. Elle lui annonce d’un ton détaché qu’elle est tombée amoureuse d’un autre. Lorsqu’il lui demande quand et de qui elle est tombée amoureuse, elle répond « quelle importance ? » Ces deux réponses à la fois résignées et défiantes – « que savais-je », « quelle importance ? » – refusent de concilier de manière significative le passé et le présent (dans le cas de Missy Ma) ou le présent et le futur (dans le cas de Shen Hong).
17Dans Economies of Abandonment, Elizabeth Povinelli traite des « formes de souffrance et de mort, d’endurance et d’expiration, qui sont ordinaires, chroniques, et prosaïques, plutôt que catastrophiques, sublimes, saturées de crises16». Pour décrire la temporalité de la mort lente, la mort qui opère dans le quotidien, Povinelli parle de « quasi-évènements », ces événements « qui n’acquièrent jamais vraiment le statut d’évènement ou d’occurrence … qui n’ont pas lieu et qui n’ont pas pas lieu17». On pourrait qualifier la mort de Frère Marc comme quasi événementielle. Le jeune homme est écrasé par un mur qui s’effondre sur lui : pour un démolisseur, c’est une mort banale. Mais cette mort n’est pas représentée sur l’écran. Après un accident, cherchant Marc parmi les ruines, San Ming l’appelle. On entend la sonnerie de Shanghai Bund (flot impétueux / flot en torrent) sous un tas de débris et, de cette manière, Jia nous fait comprendre que le jeune homme est mort. La scène est d’une ironie tragique : tous les personnages du film ont des portables – symbole incontestable de la modernité, du « flux » –, mais personne n’est joignable par téléphone. Shen Hong tente pendant deux jours de joindre son mari, sans succès. Mais en fin de compte, le portable ne sert qu’à trouver un cadavre sous le débris. Dans son analyse d’un filmde Charles Burnett, Povinelli observe : « l’absence de violence cinématographique permet à Burnett de conjurer une autre forme de violence : la violence de l’énervation, de l’affaiblissement de la volonté, plutôt que l’annihilation de la vie18 ».
18Dès son débarquement à Fengjie, San Ming, avec d’autres nouveaux arrivants, est conduit dans un entrepôt vide, où il est forcé à assister à un spectacle de magie. Un vieux « magicien » transforme du papier blanc en euros, et puis les euros en yuans. Si la conjuration a une histoire longue et riche en Chine, elle se réduit ici à la production et à la conversion de la monnaie. Liao parle du représentationalisme, ou réductionnisme, du capitalisme global, qui entraîne « la standardisation et la rationalisation du temps, qui réduit le temps à la logique de la valeur d’échange ou de la monnaie19 ». Dommage collatéral d’un nouveau capitalisme d’État en pleine émergence, la ville ancienne de Fengjie serait rasée au nom d’intérêts financiers et commerciaux. Dans une des scènes les plus signifiantes du film, San Ming, monté au sommet d’une colline, sort un billet de 10 yuans de sa poche, imprimé d’une image du même paysage qui s’étend devant lui. San Ming tient le billet devant les vastes gorges du Yangzi, faisant la comparaison entre les gorges mêmes et leur représentation sur la monnaie. La caméra est positionnée de manière à ce que la petite image délavée les éclipse totalement.
19Cependant, Still Life n’est pas un documentaire. L’effet visuel susmentionné, comme plein d’autres, est délibéré, visant à produire une impression particulière. Le montage est si beau, si travaillé d’un point de vue esthétique, que chaque détail semble porter en lui une valeur symbolique, de façon que l’on sera tenté d’interpréter le film comme une pure fiction (où l’inondation de Fengjie devient une allégorie de la modernisation chinoise et de ses coûts sociaux). Et pourtant, tournés au milieu de la destruction réelle d’une ville, ces tableaux de corps et de paysages ne sont pas le produit de l’imagination créatrice. Selon Jia : « La seule façon pour moi d’exprimer la richesse de l’existence humaine serait de recourir, et même de faire simultanément appel à ces deux modes d’expression de fiction et de documentaire20. »En combinant les genres, il développe un langage visuel aux significations instables, qui sert d’avertissement contre « les plaisirs et les dangers du cinéma transformé en une série d’objets alléchants et consommables21 ». Si le cinéma narratif classique reproduit le temps « utile » du capitalisme, en suivant une progression narrative où chaque scène est censée nous fournir de nouveaux développements, Still Life défie résolument toute lecture allégorique.
20Pour Berlant, le cinéma de la précarité est « spécifique et matérialiste22 ». Elle résiste au représentationalisme. Elle cherche des immanences, des images chargées de signifiance, mais qui ne signifient rien. L’apparition d’un OVNI, une boîte électrique qui déraille, la mort invisible de Marc, un immeuble décoratif qui se transforme – inexplicablement – en fusil : ce sont des « quasi-événements » qui n’ont pas de valeur marchande ou d’utilité narrative, mais qui constituent la texture du temps vécu. En même temps, ils attirent l’attention du spectateur sur le geste d’intercession du réalisateur. Un réalisme qui se contredit. Comme le critique Érik Bordeleau l’écrit, ces quasi-événements « [font] signe en direction d’un hypothétique point de contact (ou de disjonction) entre la fiction (le film) et le réel du cinéaste… 23 ».
21Outre son alternance narrative, Still Life se divise en quatre « tableaux », introduits par des intertitres : « Tabac », « Alcool », « Thé » et « Sucreries ». Tout au long du film, des inconnus s’unissent autour des « plaisirs mineurs » : cigarettes, liqueur, nouilles ou caramels. Pour Jia, ces objets sont « le signe de la persistance des relations sociales en Chine.». Ce que Berlant appelle des « styles d’adaptation » : comme elle l’écrit, le projet du cinéma précaire est de chercher à savoir « quelles ressources restent encore pour engendrer la vie au-delà du ‘minima’ de la survie24 ». Pour Berlant, l’acte de manger se lit comme « une sorte de ballast contre l’épuisement25 ».
22Michael Dwyer juge Still Life inefficace, un film sans intrigue « lourd et dramatiquement inerte26 ». En effet, c’est par son stillness, son inertie, que Still Life s’oppose au temps du progrès. Ces moments de partage ou de communions éphémères, radicalement improductifs, appartiennent au « temps inutile » de Liao. En effet, pour Bordeleau, Still Life s’avère « une véritable célébration de ce qu’en anglais on appelle la quality time, le temps qualifié de la rencontre27 ». Le temps duratif, vidé de tout contenu narratif. Le temps affectif, qui s’ancre dans des corps vivants : le temps de fumer une cigarette, de s’occuper du linge, de remplir une bouteille d’eau.
23À la fin du film, San Ming se résout à rembourser la dette de son beau-frère et ainsi libérer sa femme : le salaire d’un mineur est quatre fois plus élevé que celui d’un démolisseur. L’ouvrier quitte Fengjie pour redescendre dans les mines de Shanxi. Séduits par l’appât d’un salaire quadruplé, quelques hommes de son équipe de démolition décident de l’accompagner. San Ming les avertit : si la paye est meilleure, c’est parce que le travail est beaucoup plus risqué. Dans la dernière scène du film, les hommes, unis dans leur désespoir et leur sort commun, quittent leur dortoir au lever du jour. San Ming prend du retard sur les autres, son attention retenue par une vision improbable : un funambule suspendu sur un fil entre deux immeubles condamnés. Ultime image de la précarité.