Le « storytelling management » comme fiction théâtrale : un exemple de contre-narration à l'ère du storytelling
1« L'ennemi, c'est l'histoire1» : dans son manifeste « Défocaliser » de 2000, Lars Von Trier dénonce sans ambages le rôle prépondérant de l'histoire dans les œuvres cinématographiques. Son but : refuser de faire du thème l'élément central du film, et proposer au contraire de donner à voir un sujet sans chercher à le rendre plus net ou plus explicite qu'il ne l'est, comme dans la vie réelle et par opposition aux techniques de focalisation employées dans les médias par exemple. C'est tout le projet de la comédie de 2007 Le Direktør (Direktøren for det hele) qui aborde la question du « storytelling management » dans le cadre d'une entreprise où un patron, Ravn, peu désireux d'assumer ses décisions auprès de ses employés, crée de toutes pièces un grand patron dont il confie l'incarnation physique à un acteur, Kristoffer. Cette substitution a pour but de permettre à Ravn de rester en bons termes avec ses amis cofondateurs de l'entreprise en se dédouanant de ses responsabilités. En effet, ses collègues Gorm, Nalle, Spencer, Mette, Lise et Heidi ignorent qu'il est en réalité le patron qu'ils n'ont jamais rencontré. Kristoffer, alias Svend le grand patron, découvre en même temps que le spectateur une entreprise où les histoires semblent régir les relations de tous.
2Cette comédie n’a pas pour seul but de faire sourire le public : les nombreuses références métafictionnelles brisant l’illusion, ainsi que l'ironie grinçante du réalisateur envers à la fois le patron manipulateur et les employés crédules, font de ce film un véritable réquisitoire contre les nouvelles pratiques dites du « néomanagement », et contre les nouveaux usages stratégiques du récit définis par Christian Salmon sous le terme de « storytelling ». On assiste donc avec ce film à une œuvre de fiction narrative qui dénonce par l'ironie le storytelling stratégique.
3Von Trier propose ici une fiction qui a pour objet de dénoncer un type de fiction utilitaire ; cette confrontation entre deux genres de récits différents permet d'en souligner les principales différences et de distinguer entre la comédie d'une part, et une forme insidieuse de manipulation d'autre part. Pour analyser les procédés mis en œuvre dans cette perspective, nous commencerons par mettre en évidence la façon dont Le Direktor montre la construction collective d'un mythe au sein d'une entreprise, en ce sens que les employés semblent se prêter au jeu de leur propre chef. Nous verrons ensuite comment le plurilinguisme participe à la fois du storytelling au sein de l'entreprise, et de l'ouverture des sens au sein de la comédie. Enfin, nous mettrons en évidence les techniques de contre-storytelling mises en œuvre aux niveaux intra- et extradiégétiques du Direktor.
1. La construction collective d'un mythe en entreprise
Le « storytelling management »
4Faire des histoires un moyen de gestion du personnel en entreprise, tel est le projet du « storytelling management ». Il est défini par Christian Salmon comme « une mise en récit généralisée de la vie au travail2 ».
5C'est exactement ce qui est à l’œuvre dans l'entreprise de Ravn. Le récit commun à tous les membres de l'entreprise et que découvre Kristoffer, l'acteur employé pour incarner le grand patron, pourrait se résumer à l'histoire idéalisée d'une petite entreprise née d'un projet commun entre amis. L’histoire de chacun des amis est racontée par ses collègues dans un récit qui participe d'un esprit d'équipe renforcé. Pire, les employés se racontent à eux-mêmes leur détestation du « grand patron » sans voir qu'il s'agit de l'homme même qu'ils adulent de façon unanime : Ravn. Ce dernier reconnaît pourtant ne rien y connaître en informatique et pas un plan du film ne le montre en train de travailler : son rôle au sein de l'entreprise se borne en réalité à propager l'ombre du « grand patron » menaçant.
6Cependant, Ravn introduit une variante dans le storytelling management tel qu'il est pratiqué et analysé. En effet, selon Luc Boltanksi, le néomanagement a pour spécificité de persuader les membres d'une entreprise que « les ouvriers et les patrons ne sont pas antagonistes3 » ; or Ravn ne cherche pas à effacer cet antagonisme. Il opère plutôt un déplacement du problème pour lui échapper de façon différente. Certes, le grand patron traite mal ses employés, mais Ravn efface toute possibilité de conflit en refusant tout simplement d'être ce grand patron à leurs yeux.
7De même, au lieu de procéder par « nice stories », Ravn choisit de raconter la légende noire du méchant grand patron invisible, exilé aux États-Unis, qui annule les excursions de groupe et qui projette de vendre l'entreprise en licenciant tout le monde. Ainsi, Ravn ne procède pas par histoires courtes et plaisantes, mais en tissant une seule et même histoire de longue haleine. C'est de cette façon qu'il est le vrai maître de l'entreprise, contrôlant les affects des employés par la fiction.
8Ravn est un personnage adulé par ses amis qui ne doutent pas un instant de ses intentions avant de lui prêter le montant de leurs parts d'actions dans leur entreprise... C'est que chacun d’eux aime l'image de ce « nounours » dont l'histoire officiellement colportée dans l'entreprise peut se résumer par la chanson que scandent les employés : « Qui nous appelle tous par notre prénom ? Ravn ! Qui nous embrasse tous ? Ravn ! Et qui satisfait tous nos besoins ? Ravn Ravn Ravn ! » On le voit, Ravn apparaît comme une sorte de gourou dans sa petite secte et utilise le discours à des fins stratégiques et lucratives : c'est l'exemple même du storyteller.
9Ravn complète son mythe de « gros nounours » par les câlins qu'il distribue généreusement aux employés sous les yeux attendris de Lise, l'une des sept fondateurs de l'entreprise : « On ne peut pas s'empêcher d'aimer un type comme ça. ». Non content de ne pas jouer le rôle du patron, il joue le rôle inverse, celui du pauvre messager envoyé contre son gré pour annoncer les mauvaises nouvelles sur un ton navré. À l'écran, son rejet de l'identité de patron sur la personne de Kristoffer apparaît comme une sorte de schizophrénie de Ravn dont un des pôles s'incarne en la personne physique de l'acteur. La scène de la présentation du « grand patron » aux six anciens est éloquente : Kristoffer apparaît comme un figurant sans texte (il assure seulement l'existence physique du patron) tandis que Ravn parle des sentiments du grand patron : « Il a la sensation, non pas d'avoir trahi, mais de négliger ses employés danois… ». Mais c'est justement dans cette relation à Kristoffer, face à qui Ravn ne peut jouer sa comédie, qu'est dévoilé au spectateur l'envers du mythe : c'est là qu'est révélée l'habileté de Ravn à manœuvrer entre d'une part le vague et l'imprécision du storytelling quand il s'adresse à ses employés, et d'autre part la précision insidieuse des contrats de confidentialité qu'il fait signer à Kristoffer.
10Ainsi et malgré les apparences, le spectateur est bien conscient que le gentil collègue que prétend être Ravn est bel est bien le grand patron de l'entreprise dans le sens où il prend les décisions lui-même et contrôle tout ce qui s'y passe. C'est par le fait même de parler du grand patron avec ses collègues que Ravn oriente leurs perceptions de leur propre rôle dans l'entreprise et structure leurs relations, entre eux et avec le grand patron.
Une entreprise d'affabulation collective
11« Les gens ne veulent plus d'informations. Ils veulent croire4 », écrit Annette Simons. Les gens seraient-ils prêts à croire n'importe quoi ? C'est le phénomène qui est à l’œuvre au sein de l'entreprise de Ravn : il apparaît peu à peu à Kristoffer – et au spectateur – que tous les employés marchent volontairement dans la mascarade de Ravn et son histoire du « grand patron » invisible.
12C'est d'abord le quiproquo avec Lise qui révèle l'ampleur du déni de la réalité, qui pourtant crève les yeux et l'écran : lorsqu'elle accuse Kristoffer d'avoir un « problème de crédibilité » après la première réunion technique, le spectateur se dit qu'elle a compris qu'elle n'a pas affaire au grand patron réel. Mais il s'avère qu'elle se voile la face encore plus que ce que l'on pensait : « Votre jeu d'acteur est nul. Vous voulez nous faire croire que vous êtes incompétent ? Mais c'est évident que vous êtes un expert ! ». L'incompétence de Kristoffer, au lieu de le trahir, renforce paradoxalement sa crédibilité auprès des six anciens. Ce sont donc bien eux qui tiennent à croire à l'histoire bancale construite par Ravn et qui pallient spontanément les faiblesses d'acteur de Kristoffer pour le rendre plus crédible. La création du personnage du grand patron apparaît donc comme une collaboration des six anciens et de Ravn pour sauver l'amitié des sept amis fondateurs de l'entreprise.
13Kristoffer se présente de lui-même comme le grand patron de l'entreprise ; il n'en faut pas plus pour emporter la crédibilité aveugle des six anciens. Les employés complètent eux-mêmes le portrait de leur chef en fonction de leurs présuppositions et de leurs attentes. En effet Ravn a su jouer de la propension de chacun de ses employés à comprendre ce qui les arrange pour les manipuler en jouant sur leurs espoirs, ainsi qu'en témoigne la décision prise par Heidi de ne pas démissionner lorsque le grand patron lui parle de mariage – Heidi, l'une des six anciennes, attend désespérément le prince charmant, rôle que semble pouvoir assumer le grand patron invisible. Elle a beau lui répéter « vous ne connaissez rien de moi », elle ne semble pas se rendre compte qu'elle non plus ne connaît rien de son patron. Mais le cas le plus spectaculaire du pouvoir de l'imagination de chacun à se raconter des histoires reste celui de Lise qui fait à la fois les questions et les réponses : « Tu es un vrai macho, c'est ça ? […] C'est ça que tu veux, n'est-ce pas ? Mais moi j'ai d'autres chats à fouetter, alors ne perdons pas de temps ! », avant de prendre les devants et de séduire un grand patron totalement fantasmé.
14Même lorsque Kristoffer, tentant de savoir qui parmi les employés a pu se sentir manipulé par le grand patron, interroge les six anciens les uns après les autres, chacun se déclare non dupe du jeu du grand patron, mais soupçonne ses collègues de l'être ; « Moi ? Non, je n'ai pas été manipulé. En revanche, demande à untel... ». C'est au cours de la première réunion technique que Kristoffer et le spectateur découvrent l'ampleur de ce phénomène d’aveuglement collectif au sein de l'entreprise. Il s'agit d'une scène comique, car Kristoffer joue le rôle du patron sans même savoir dans quel secteur se situe l'entreprise. Mais les six anciens n’y prêtent aucunement attention, et leur aveuglement semble n'avoir aucune limite lorsque l'on découvre qu'avant que le grand patron s'incarne en la personne physique de Kristoffer, les employés se contentaient d’asseoir un ours en peluche à la place du président, comme s'ils avaient accepté de bonne foi de rentrer dans le jeu de Ravn qui consiste à inventer le patron. Dans cette même scène, la manière dont les employés s'adressent à leur soi-disant patron semble déplacée, comme s'ils étaient conscients de n'être que dans une parodie de relation hiérarchique. Toujours dans cette scène, Ravn se trahit : il explique aux employés qu'ils n'iront pas en excursion à cause du grand patron et fait un lapsus en précisant : « Ne vous énervez pas, c'est ma faute. ».Cela passe complètement inaperçu tant les employés sont pressés de s'en prendre à leur nouveau bouc émissaire : Kristoffer, la part obscure du grand patron dont ils semblent tous savoir qu'il s'agit en vérité de Ravn.
15Ainsi que le dit Mette, la plus discrète des six anciens, dans la scène finale : « Il faudrait vraiment être débile pour ne pas l'avoir compris. ». Les employés ont besoin de se voiler la face pour éviter à tout prix de comprendre ce que Kristoffer comprend très rapidement. Et pour ne pas voir la vérité en face, quoi de mieux qu'une jolie histoire ?
2. Storytelling et plurilinguisme
16Dans Le Direktør, la loi qui préside aux rapports de pouvoir dans l'entreprise pourrait se résumer à une dichotomie entre ceux qui sont capables de s'exprimer, et ceux qui n'y arrivent pas. Et il se trouve que les personnages sans voix sont monnaie courante dans l'entreprise : Mette pleure et révèle qu'elle savait qui était réellement le grand patron, mais après que Ravn a tout avoué, donc avec un temps de retard pour apporter l'information ; Spencer, l'un des six anciens interprété par Jean-Marc Barre, ne parle pas danois et est constamment prié de se taire ; Gorm ne sait parler que de la météo à la campagne ; Nalle n'arrive pas à intéresser son auditoire quand il s'exprime. Le cas le plus extrême étant un certain personnage nommé Jokumsen dont les six anciens répètent qu'il a une plainte légitime à exprimer, mais dont pas une seule fois la voix ne s'élève dans tout le film (on ne fait que l’apercevoir assis au fond d'une salle d'attente) : autant dire que dans une entreprise où la fiction a pris le dessus et où le seul but est de raconter une histoire de l'entreprise qui plaise à tous, la légitimité n'a plus aucunement droit de cité.
17Cette grossière caricature des employés incapables d'utiliser le discours à leur profit a pour conséquence de mettre en valeur la technique habile avec laquelle Ravn les manipule et que Kristoffer apprend à maîtriser à son tour en observant le maître. Ravn a même mis au point une réponse qui lui permet d'éluder les questions gênantes, comme lorsque Kristoffer lui demande si les six anciens sont informés de leur futur licenciement ; le patron se contente de répondre : « Je comprends ta question. ». Cette stratégie sera reprise par Kristoffer quand il prendra la place de Ravn en s'inventant à son tour un grand patron, au moment où il contre-attaque en faisant échouer la négociation entre Ravn et son homologue islandais, Finnur. Ce dernier est le seul personnage immunisé contre les récits de Ravn et de Kristoffer, et ce pour la bonne raison qu'il est le seul personnage à ne pas comprendre le danois. Il échappe à la démonstration de Kristoffer, car il échappe au sens de son histoire, et ne se laisse donc pas attendrir. En ce sens il est immunisé contre l'arme principale de Ravn : le récit.
Défocalisation et plurilinguisme : un grand patron sur mesure
18Ravn ne sait pas seulement se servir des mots, il se montre également capable de jouer sur les attentes et sur les sentiments de ses employés. C'est ce qu'il révèle malgré lui à Kristoffer lorsqu'il précise : « Il n'y a que le grand patron de Lise qui est homosexuel. ». Cette déclaration suggère qu'il a fabriqué un grand patron sur mesure pour chacun de ses employés afin de les contenter. Ainsi, Lise se complaît-elle dans son fantasme du grand patron homosexuel qu'elle se fait un défi de séduire ; Heidi, quant à elle, croit volontiers que son patron est un romantique qui l'a demandée en mariage sans même l'avoir rencontrée. Ravn justifie ses mensonges de la façon suivante : « Ça a mis une joyeuse ambiance, ça les a rapprochés. ». Sa repartie est comique, mais ce sont en réalité de réelles techniques de manipulation par les émotions qui sont évoquées ici. Ainsi que l'explique Eva Illouz : « Dans la culture du capitalisme émotionnel, les émotions sont devenues des quantités évaluables, examinables, discutables, quantifiables et commercialisables5 »; ici la technique ne vise pas les sentiments des clients, mais ceux-là même des employés manipulés par Ravn.
19Par contraste avec cette « stratégie des sentiments », Lars von Trier a confié la question du cadrage et des choix de plan à un ordinateur en utilisant une méthode de cadrage informatisée qui se veut indépendante au possible de l'intervention humaine : l'Automavision. Le but est celui annoncé par son manifeste : défocaliser. Ce choix revient à adopter un point de vue inhumain sur un comportement typiquement humain. Le spectateur est donc confronté à un surprenant contraste entre la rationalité de la caméra d'une part, et la sensibilité des êtres humains mise en avant dans le film d'autre part, sensibilité sans laquelle le récit serait impuissant à persuader. Les décalages fréquents entre deux plans successifs ou encore le cadrage légèrement excentré empêchent le spectateur de se laisser bercer par la seule histoire et l'incitent à s'interroger sur ce qu'on lui montre. Par ailleurs, le fait de défocaliser ne donne plus la priorité à l'écran à un seul personnage. On voit souvent les personnages réunis entre eux, la caméra focalisant automatiquement sur les sujets qui prennent la parole : la polyphonie favorise ainsi l'ouverture du film à l'interprétation en permettant un minimum d'intervention et de choix subjectifs de la part du réalisateur. À aucun moment Von Trier ne laisse son spectateur se prendre à l'illusion de la fiction, ainsi qu'il l'annonce au début : « Vous me voyez me réfléchir dans la vitre. » Le réalisateur apparaît dans son film, il traverse le mur entre réalité et fiction. D'entrée de jeu, il ne permet pas à l'illusion fictionnelle d'être totale.
20Le film s'ouvre sur un dialogue entre deux personnages dont on ne sait encore rien, mais dont la conversation, ainsi mise en exergue, s'inscrit dans une réflexion métafictionnelle qui annonce un thème récurrent du film. Kristoffer, apprenant son texte, se tourne vers Ravn pour lui dire : « Tu dis que tu n'as jamais écrit pour la scène, mais tu devrais ! Ce texte en dit beaucoup plus qu'il n'en dit ! ». Et Ravn, ennuyé, de répondre : « Ah ouais ? Ça m'ennuie, j'aurais préféré qu'il en dise le moins possible... ».
21La conversation qu'ont ces deux personnages met en place une opposition qui ne nécessite aucun contexte. Kristoffer aborde le texte avec le regard de l'artiste qui cherche la richesse du sens, tandis que Ravn ne veut en faire qu'un medium chargé d'une seule information, non ouvert à la pluralité des sens. Le problème du film est posé : c'est celui de la différence entre littérature et storytelling. Les instructions de Ravn sont révélatrices : « Tu dois garder un secret absolu : quand tu tues quelqu'un sur scène, tu ne te tournes pas vers le public pour dire ‘’attention là c'est du théâtre !’’ ». L'histoire, la grande story de Ravn sur laquelle la cohésion des sept amis repose, ne peut prendre que si l'illusion théâtrale reste totale. Il faut que ses employés y adhèrent à cent pour cent. Kristoffer, qui n'a pas compris, achève de préciser la différence entre cette spécificité du storytelling et le théâtre : « En réalité, le théâtre commence à se dévoiler précisément à la minute où il cesse. ».
22Cette remarque fait référence au fait qu'en réalité, aucun spectateur n'entre jamais pleinement dans l'illusion fictionelle. Or Ravn exige que Kristoffer ne dévoile son jeu à aucun moment pour que l'illusion fonctionne : il marque par là une différence majeure entre le théâtre que Kristoffer est habitué à jouer devant un public conscient de se constituer en tant que tel, et la mascarade mensongère auquel il lui propose de se prêter pour donner du crédit à son invention de « grand patron ». De là une totale incompréhension entre les deux personnages, d'un comique savoureux pour le spectateur conscient du quiproquo, lorsque Kristoffer parle du « tribunal du texte » et que Ravn, incapable de comprendre la métaphore littéraire, s'exclame « Un tribunal ? Attends, j'espère qu'on n'en arrivera pas là ! ».
23Une fois que Kristoffer a pris ses marques et que les bases d'une nouvelle situation dans l'entreprise sont posées, Von Trier brise le rythme et l'illusion de la fiction en intervenant dans la diégèse :« Oh non, tout allait si bien ! Pourquoi cette interruption ? Pourquoi ce zoom tellement banal ? J'insiste, la comédie ne peut exister sans interruptions. ». Après ce bref rappel métafictionnel, le réalisateur relance la comédie qui prend alors un tour plus cynique.
Faire de la fiction une réalité
24Si inventer un direktor a marché une première fois, pourquoi cela ne fonctionnerait-il pas une seconde fois ? C'est par ce constat d'une possible mise en abyme, figure de style spécifique à la fiction, que Kristoffer va s'imposer comme le réel grand patron de l'entreprise par une seconde imposture : celle du « grand patron du grand patron ». Si sa première imposture, qui consistait à le faire passer pour le grand patron, ne lui conférait aucun réel pouvoir, c'est par une seconde substitution que Kristoffer, en devenant à son tour l'employé impuissant d'un « grand patron du grand patron » tyrannique, va s'attirer la sympathie sans bornes des employés de Ravn et lui voler ainsi la vedette.
25La marque la plus significative de la réussite de son entreprise passe par les mots ; il s'agit de l'adaptation sur mesure de la chanson dont le héros était d'abord Ravn : « Qui s'est révélé ? Svend. Qui est notre ami ? Svend. C'est tout simplement Svend, Svend, Svend ! ». L'adaptation de la chanson rituelle est la preuve que Kristoffer est à présent bien intégré dans l'entreprise. Cette position de force est analysée par Michel Foucault dans les entretiens réunis et publiés sous le titre de Dits et Écrits, comme il justifie sa démarche d'analyse des relations de pouvoir « ceux qui sont insérés dans ces relations de pouvoir peuvent, dans leurs actions, dans leur résistance et leur rébellion, leur échapper, les transformer, bref, ne plus être soumis6. » C'est exactement ce que choisit de faire Kristoffer, et ce que Von Trier choisit de montrer à son public. Il va suffire à Kristoffer de continuer dans la subversion des techniques employées par Ravn pour obtenir les mêmes avantages que lui. Kristoffer prend la place de Ravn dans la chanson comme au sein de l'entreprise en évinçant ce dernier, et Lise énonce à son sujet une phrase qu'elle avait d'abord appliquée à Ravn : « On ne peut pas s'empêcher d'aimer quelqu'un comme ça. ». En passant du rôle d'acteur à celui de storyteller, Kristoffer inverse la tendance générale de vindicte contre lui et se fait aimer d'autant plus qu'il avait d'abord été rejeté. De cette façon, Kristoffer va prendre la place du storyteller tout en subvertissant son but pour l'empêcher de vendre l'entreprise. Ainsi, si les méthodes sont les mêmes, ce sont les principes moraux qui animent Kristoffer qui changent tout le sens de son mensonge.
26Mais le pouvoir réel de patron est toujours aux mains de Ravn et le défi qui attend Kristoffer n'est pas mince : armé de la flûte magique qu'est le storytelling et ayant charmé les six serpents, il lui reste à dompter le charmeur en personne.
27La scène finale de négociation a pour enjeu la tentative de Kristoffer de persuader Ravn d'adhérer à une belle histoire pour le détourner de son but principal. Pour cela, il fait de la salle de la signature de la vente, une salle de théâtre en invitant à s’asseoir face à la table les six anciens. Puis il leur sert une histoire selon les règles les plus basiques de l'intrigue romanesque, avec une situation initiale bouleversée par un événement qui menace de conduire à une fin terrible évitée de justesse grâce à un héros : Ravn. Il fait participer le public au moment clef où il faut nommer ce héros, et les six anciens se prêtent au jeu de bon cœur. Kristoffer mise sur un pathos exacerbé aux dépens de l'histoire, en jouant moins sur la culpabilité de Ravn que sur son désir d'être admiré et aimé.
28Dans son récit, les clichés complètement erronés qu'applique Kristoffer à Ravn déclenchent un comique cynique que seul le spectateur peut savourer : « Tu t'es toujours battu pour nous, Ravn, mais merde ! Dis-moi, qui s'est battu pour toi ? » Ce faisant, Kristoffer reprend les mots mêmes de Ravn lorsqu'il se décrit comme un homme qui donne et ne reçoit pas. Le but de Kristoffer est de faire changer d'avis le grand patron en lui racontant sa propre histoire de façon positive pour lui donner envie d'en devenir le héros. Il raconte à Ravn l'histoire que celui-ci a toujours tenté de faire croire sur lui-même : il va donc dans son sens. Ravn est ému par cette fable en laquelle il a envie de croire. Finalement, afin de devenir ce héros dont parle le récit de Kristoffer, il finit par avouer son imposture.
29On le voit, la story est une arme contre un récit précédent, mais aussi contre le conteur par excellence qui, pour être un bon conteur au départ, a révélé une sensibilité au récit et à l'image qu'il veut donner de lui-même, faille qui n'a pas échappé à l'ex-femme de Kristoffer, qui lui suggère de jouer sur cette sensibilité : « Sa faille, c'est qu'il est complètement cucul-la-praline, alors sers-lui du théâtre à l'eau de rose. ».
30Le coup de théâtre absurde avec la vente inattendue de l'entreprise n'est pas pleinement satisfaisant pour le spectateur. Qu'en conclure ? Tout simplement que l'histoire est sans importance et que le spectateur n'a plus qu'à « rentrer chez lui » et « s'empresser d'oublier », ainsi que l'y enjoint Von Trier. Si l'histoire est contingente, le message, lui, devrait être passé.
31Montrer les mécanismes à l’œuvre dans une entreprise par le biais d'un film revient à dénoncer le storytelling... en racontant une histoire.
32C'est donc en endossant à son tour le rôle de conteur que Von Trier dénonce les abus de cette pratique. Il le fait avec ironie puisqu'il se signale en tant que conteur par des références explicitement métafictionnelles et invite ainsi à trois reprises le spectateur à considérer qu'il a affaire à une « comédie sans danger ». De façon significative, il choisit trois moments où le spectateur est près d'oublier qu'il est dans la fiction : le début où chaque spectateur accomplit inconsciemment son acte de suspension of disbelief ; le moment où les relations entre les personnages se nouent et où l'histoire prend un tournant décisif ; et enfin le dénouement. De plus, le film met en scène un acteur, ce qui crée une mise en abyme et rend d'autant plus présent le contexte de la fiction. C'est grâce à ces fréquents avertissements métafictionnels que le film de Von Trier ne saurait être qualifié de storytelling : en effet, il ne cherche pas à faire adhérer son spectateur à une quelconque thèse, mais au contraire lui laisse tout champ libre pour prendre une certaine distance critique.
33Mais Von Trier ne se contente pas de se démarquer du storytelling : il le dénonce. Dans Le Direktør, on assiste à une entreprise de contre-storytelling qui prend la forme d'un détournement explicite. Sous couleur de faire une comédie, Von Trier met en évidence la possibilité d'une subversion du storytelling par le storytelling, et ce à travers l'un des media les plus efficaces pour diffuser les histoires à grande échelle : le cinéma. Von Trier l'avait annoncé d'entrée de jeu : il s'agit d'une comédie inoffensive. Mais certainement pas innocente.
34La comédie ne soutient pas de thèse. À travers l'ironie et la métafictionalité, elle impose une certaine prise de distance critique qui ne permet pas l'illusion totale nécessitée par le storytelling pour faire adhérer ses cibles. Comme le dit naïvement Kristoffer au début du film face au gourou du storytelling, « La seule raison d'être de la comédie, c'est bien évidemment de la révéler, la comédie. ».
35Puisque la comédie de Von Trier contribue à « enrayer la machine à fabriquer les histoires7», elle s'inscrit dans la lignée des œuvres subversives de contre-narration que Christian Salmon appelle de ses vœux en conclusion de son ouvrage. Le Direktor se présente comme un contre-récit qui invite les spectateurs à prendre un recul critique sur des pratiques réelles afin d'en comprendre les mécanismes... et pourquoi pas apprendre à les déjouer. Von Trier peut donc conclure avec son personnage principal en écho à Don Quichotte : « Au moins, j'ai fait ce que j'ai pu. ».