Des effets inattendus du storytellingou comment être pris à son propre piège
1Depuis l'émergence du concept de Storytelling, la question essentielle est celle de savoir comment y échapper, comment s'en débarrasser, comment le dévoyer, comment vaincre le pouvoir qui s'y dissimule et les effets qu'il produit. Yves Citton propose dans Mythocratie, storytelling et imaginaire de gauche une stratégie pour faire des récits de conditionnement à des choix politiques un usage autre, pour les désactiver, voire les inverser. Mais le constat demeure: il est difficile voire impossible d'établir une distinction technique entre littérature et storytelling même si on peut montrer de façon convaincante comment à travers une forme de scénarisation littéraire, un personnage peut être maître du jeu, prendre en charge la manipulation d'une part, et d'autre part comment la notion de frayage peut permettre de produire un détournement des récits au profit de l'auditeur. La première raison pour laquelle les effets du storytelling peuvent se retourner contre le but initialement prévu, tient au fait qu'il s'adresse à des acteurs sociaux qui sont partie prenante du pouvoir qui s'exerce sur eux comme ce corps du souverain du frontispice du Leviathan de Hobbes constitué des corps de ses sujets. C'est dire qu'un performatif ne s'exerce que pour autant que des effets de croyance ligotent les imaginaires alternatifs.
2Dans un collectif consacré au storytelling en contexte romantistique1, Citton remarque aussi à propos des rapports entre littérature et storytelling que toute réponse est décevante sur le plan théorique, car elle ne permet aucune distinction claire entre bons et mauvais usages des récits. On peut d'ailleurs observer que si en Europe le terme est très négativement connoté, aux États-Unis il désigne plutôt une pratique collective, dérivée du monde entrepreneurial et politique mais qui se diffuse dans d'autres domaines, qui est inspirée de l'écriture littéraire mais qui n'en est pas l'apanage. « Narrative » et Storytelling ne sont pas synonymes pour autant, mais ils sont bien moins entachés de soupçon dans les usages qui en sont faits. On a raconté des histoires mais ce ne sont pas les histoires en tant que telles qui ont conduit au génocide écrit, en substance, Citton à propos du Rwanda, mais la radio « Mille collines », martelant en parallèle le fait que les tutsis s'approprient les terres, qui a provoqué la catastrophe. Il en va de même pour ce qui concerne la mobilisation qu'entretient le storytelling ; la nécessité de devenir le héros de sa propre vie2, de faire preuve d'initiative dans l'entreprise et à servir un modèle néolibéral de la refonte permanente de soi, de la précarisation : cette même mobilisation peut servir à lutter contre les inégalités ou à éviter un massacre dans le cas précédent. Cette même précarisation du sujet et de ses positions intellectuelles peut servir la mobilité et l'ubiquité d'un discours critique du storytelling qui a appris à composer avec l'ennemi et a substitué à la stratégie la tactique3.
3En d'autres termes, il n'y a pas de dehors, de position qui permettrait de répondre de manière décisive aux manipulations qu'induit le storytelling mais il y a des manières de s'y rapporter, de créer des effets involontaires de communication, de débusquer sur le modèle d'une raison dévoilante et extérieure. C'est cette réversibilité que je voudrais analyser en me centrant sur des textes littéraires qui font un contre-usage de discours dominants, ou à des exemples de récits contre-doxiques, en partant d'un postulat inverse à celui qu'on adopte généralement dans les études sur le Storytelling. Ce n'est en effet pas le récit en tant que tel qui est déterminant mais le fait que le récit masque et in-origine sa complicité avec une forme de domination ; en mettant à jour cette argumentation implicite, en la déployant ironiquement, ou en la réorientant, de nombreux textes littéraires ou de nombreuses productions humoristiques rendent le lecteur conscient de ces effets, par un travail de distanciation ironique (ou de feinte soumission humoristique). Tenir pour indécidable ce qui se présentait comme un texte destiné à orienter l'action constitue une première prise de distance.
4L'autre hypothèse que propose cette communication est que le storytelling en tant que pratique sociale et élaboration d'une mythologie narrative précède le moment néolibéral des années 90, même si les mutations sociales et technologiques de ces années lui ont donné une efficacité redoutable au début du XXIe siècle et surtout une coloration politique conservatrice. Entendu dans un sens plus large, il semble que le storytelling peut donc être pris à son propre piège par sa propre narration, retournée comme un gant. Le storytelling médical et judiciaire que je prendrai pour exemple sont des paradigmes de ce détournement dans la mesure où coexistent diverses traditions narratives mais que celles qui rencontrent le plus d'échos aujourd'hui sont précisément les récits produits pas les acteurs sociaux eux-mêmes et non ceux qui retombent sous la forme d'injonctions à de « bonnes pratiques » qui sont celles d'un storytelling orthodoxe. C'est l'évolution et la diversification d'un outil que je voudrais examiner en littérature à partir de la différence entre argumentation et narration, et à partir de quelques schémas narratifs. Il s'agit dans tous les cas d'œuvres qui mettent à mal une image, une doxa plus qu'un "grand récit" au sens de Lyotard, mais qui développent un autre regard sur une pratique professionnelle.
Trouble mimétique entre storytelling et roman
5Partons d'un constat : « l'art de raconter les histoires » est le paradigme dominant les études littéraires au XXe siècle, à tel point que la notion de fiction et de roman sont parfois considérées comme quasi-synonymes, au détriment de la composante dialectique du roman. Il y a une hégémonie quasi sans partage de la forme narrative sur les autres types d'expression littéraire qui est sans précédent au XXe et au XXIe siècles et dont témoignent les orientations de la théorie littéraire des années 70 à aujourd'hui. Cette hégémonie de la narration devenue commune au storytelling politique et à la littérature n'est pas sans poser quelques problèmes et notamment le fait que la forme du discours ne peut plus être considérée comme un critère discriminant, et que l'utilisation de procédés littéraires dans le storytelling crée une confusion, voire un affolement mimétique des pratiques qui nous oblige à orienter la réflexion vers la capacité critique de ces mêmes discours.
6En effet, opposer de façon polaire la narration littéraire au storytelling nous condamne à l'échec. Mais c'est une croyance si tenace en contexte européen que telle est sans doute en Europe continentale une des sources de la résistance à l'introduction du "creative writing" dans les cursus universitaires, et une des raisons pour lesquelles Juli Zeh, romancière juriste, et Ilija Trjanow éprouvent le besoin de rappeler dans un essai de 20104 que la littérature n’est pas de soi-même émancipatrice, que les blockbusters magnifient la force brute et que les romans à l'eau de rose entérinent les inégalités sociales. Mais il serait sans doute trop simple de penser que seule la « mauvaise » littérature serait complice du storytelling.
7Plus généralement, on ne peut non plus en matière de storytelling opposer la fiction d’une « bonne histoire » et la réalité d’un récit « vrai ». Ce serait assimiler fiction et mensonge ; Françoise Lavocat a montré dans un article convaincant5 à quel point une critique du storytelling reposant sur son caractère fictionnel nous ramenait en théorie littéraire à des définitions de la fiction obsolètes; fiction-mensonge ou fiction faux semblant. Il existe d’ailleurs dans la littérature une histoire exemplaire de dégonflement d’un storytelling qui s’appuie sur cette conception de la fiction, c’est la manière dont Gradgrind est démasqué dans Hard times de Dickens; le personnage soucieux de coller à la figure du self made man s’invente une légende qui colle au modèle capitaliste du pauvre parti de rien. La fin du roman révélera que la vieille femme qui erre dans Coketown est sa mère qui s’est dévouée à son éducation et qu’il a abandonnée. Certes, fiction et mensonge coïncident dans ce cas, mais n’oublions pas que les gourous du Storytelling mettent aussi aujourd’hui en évidence, face aux critiques qui leur sont adressées, le caractère « authentique » de ce que montre le manager ; « Be yourself », soyez-vous-même et racontez votre histoire. La « valeur ajoutée » du storytelling c’est aujourd’hui non plus son caractère fabriqué mais l’aventure vécue dont le héros est le manager qui insuffle par son récit de l'énergie à son équipe. Ce faisant, il s'inspire des modèles de super héros dont la littérature, la bande dessinée et le cinéma nous offrent des exemples variés. C’est pourquoi le plaidoyer de Nancy Huston dans The tale tellers (2008)6 ne résiste pas à l'analyse ; il n'y a pas de fiction littéraire émancipatrice qui nous libèrerait per se des méchants storytellers qui visent l'aliénation collective, tout simplement parce qu'il n'y a pas d'alternative au fait que nous racontons des histoires et ne pouvons y opposer qu’un autre scénario. Plus déprimant encore: il est vain d’opposer le désintéressement du romancier à l’intérêt bas du storyteller ; lorsque Sadowki et Roche7 énonçant les sept règles d’or du storytelling notent qu’un leader ne peut pas diriger s’il n’a pas de valeurs, de vision du monde ou de point de vue authentique et solide sur ce qu’il est, il s’agit de battre en brèche l’image destructrice d’un capitalisme cynique. L’habillage éthique ne manque ainsi pas plus au Storytelling que le mythe héroïque. Quant à l'habillage esthétique, depuis les travaux de Luc Boltanski et Eve Chiapello sur le capitalisme artiste8, l'entreprise elle-même se drape des oripeaux du romanesque.
8Comment alors départager le récit manipulateur du récit tout court ? Comment s’y retrouver ? Si les critères formels permettent peu de distinctions véritables entre littérature et storytelling, en revanche c’est du côté de l’environnement des récits et de leurs conditions d’émergence que se dessinent des partages clairs, ainsi que du côté d'une relecture et d'une démystification des standards du storytelling.
9Christian Salmon rappelle que, contre la culture du silence développée dans les usines du XIXe siècle, le Storytelling encourage une parole venue d’en bas et réorientée à des fins collectives, qui diffuse un récit orthodoxe de l’entreprise. Or, si collecte de récits de vie il y a, c’est leur caractère hétérodoxe qui dérange le récit dominant. Ainsi, la question, centrale dans le storytelling, de la manipulation des émotions se trouve ainsi réorientée à des fins tout autres que celles recherchées par un groupe dominant ou en situation de domination.
10En opposant pouvoir et domination, Luc Boltanski9 nous met sur la voie d’une stratégie qui permet de soumettre le storytelling à une lecture qui n’est plus celle du dévoilement ou de la dénonciation mais une lecture du dévoiement. Car si le pouvoir est visible, et se manifeste volontiers dans des démonstrations publiques, la domination s’invisibilise et repose sur l’intériorisation de la contrainte par les dominés. S’il existe de nombreux manuels de storytelling, en revanche il y a fort à parier que qui pratique ce type de management humain ne l’affiche pas, car l’afficher serait désactiver immédiatement ses effets, et notamment l’opposition à un ennemi fantasmé que construit le Storytelling10. Pour reprendre les catégories de l’autorité que décline Max Weber, le storytelling ne relevant pas de l’autorité légale rationnelle a à voir avec la composante charismatique de l’exercice du pouvoir qui a tout intérêt à masquer ses stratégies et sa rhétorique. Celui qui déroule un récit qui suscite l'adhésion du plus grand nombre possède ce type d’aura qui s'évanouit dès lors que son discours est reconduit à sa finalité pratique. C’est dire que nous avons besoin face au storytelling de bons ironistes, qui, comme Socrate ne tournent pas en dérision frontalement le dispositif de l’adversaire mais l’obligent à parler vrai, le poussent vers ses propres contradictions.
Médecins et patients; un changement de paradigme
11Il existe un récit orthodoxe du rapport entre médecins et patients. Porté par le roman des années 50, l'image du médecin dévoué et omnipotent a diffusé un récit social du soignant qui est devenu une sorte de poncif. Du tout puissant patron au diagnostic infaillible au médecin de campagne que met en scène le premier des romans d'André Soubiran en 1955, Tu seras médecin, c'est l'histoire, presque la théologie d'une vocation.
12Or, ce qui est propre au Storytelling est sa capacité à fabriquer un personnage acteur de son destin. Tel est le cas du héros de la série des Hommes en blanc. Il faut comprendre ces textes antérieurs historiquement à l'émergence du néolibéralisme mais dans lesquels on voit naître une fable du leadership à laquelle certains grands patrons de médecine ont pu céder (La statue intérieure de François Jacob en est un exemple, ou encore Le Mandarin aux pieds nus de Minkowski dans les années soixante-dix). La deuxième guerre mondiale encore proche dans les années cinquante a vu des figures de médecins anonymes dévoués se multiplier et envahir la littérature narrative. La naissance en France de la sécurité sociale conforte l'idée d'une médecine au service de la population.
13Ajoutons à cela le fait qu'un grand récit du progrès scientifique auquel contribuent des hommes désintéressés n'est pas encore érodé par le livre de Lyotard sur la condition postmoderne. Le médecin bénéficie d'une aura exceptionnelle qui contribue à l'émergence d'une sorte de scénario type d'héroïsation. Mais les scénarios trop récurrents ne résistent certes pas à l'usure. Martin Winckler dans Petit éloge des séries télévisées, dans la petite collection folio, fait ses comptes avec cette tradition du récit médical populaire dans lequel il voit l'ancêtre d'un Storytelling contemporain où la parole est redonnée au patient. Le fait d'écrire La Maladie de Sachs à la seconde personne du singulier, de faire raconter l'histoire du médecin par le patient, du point de vue de ses attentes modifie profondément le regard sur la compétence même et le pouvoir exercé par le praticien. Des narrations ultérieures sur l'institution psychiatrique, ou sur les pratiques gynécologiques dans Le Chœur des femmes vont bientôt mettre à mal l'autorité médicale. Le médecin du Chœur des femmes n'hésite pas à dénoncer des erreurs de ses confrères mais aussi des pratiques qui n'ont pas fait leurs preuves et dont l'autorité est mal assise comme un traité de gynécologie qu'il commente et dont il montre qu'il repose sur des préjugés tenaces et machistes. Alors que le discours du storytelling (littéraire ou non) est un discours de réassurance quand aux modèles qu'il véhicule, c'est à un discours critique sur l'institution médicale que convie l'œuvre de Winckler. Celle-ci se caractérise par un contrat de lecture mixte où l'énonciation se revendique comme mi-fictionnelle mi-factuelle: « Ce livre est un roman : les personnages (…) la ville (…) et les événements qui s'y déroulent sont imaginaires. Mais presque tout le reste est vrai11. ». Mais elle se caractérise surtout par une stratégie d'encapacitation des publics, car à ces récits se mêlent de véritables manuels pratiques à usage des patients qui inversent la relation de pouvoir usuelle entre médecin et malade. Nous sommes tous des patients, entretiens avec Catherine Nabokov (2005), Les droits du patient, (Fleurus, 2007), Choisir sa contraception témoignent d'un projet commun. Il suscite des récits de patients à la manière de ce que font les ateliers d'écriture américains, « Never underestimate the power of telling your story », mais cette histoire n'est pas récupérée par l'institution médicale en vue de faire redescendre un discours orthodoxe du soin, de la bonne santé, ou de la morale en matière de contraception. Il s'agit au contraire de partir de la société civile (et du médecin en tant que membre de cette société) de donner la parole à celui qui ne l'a jamais à celui dont la parole est dévaluée par l'institution médicale.
14Son oeuvre consacre par ailleurs deux types d'affaiblissement symbolique; l'affaiblissement symbolique du savoir médical. Le médecin est soignant et non docteur; il explique ce choix terminologique dans La Maladie de Sachs. Mais le dégonflement du prestige des acteurs médicaux va de pair avec l'affaiblissement de la littérature en tant qu’institution; elle n'est jamais un lieu d'où on démasque, reconduisant ainsi les effets de domination qui sont sa cible. Alors que la figure du médecin lettré, du grand professeur féru de littérature a sacralisé une génération de mandarins autobiographes, Winckler réhabilite le choix de la série grand public comme geste porteur d'une vision de la médecine à partir d'une focale qui est celle de ses acteurs, malades et médecins où les malades ne sont ni des clients, ni des patients. Il n'hésite pas également à employer un vocabulaire très violent. Je renvoie au blog sur les médecins maltraitants où il s'insurge contre des pratiques professionnelles de ses pairs et donne pour titre à un éditorial : « En matière de contraception, certains médecins sont vraiment des salopards ».
15On est aussi loin du récit du médecin savant que de l'ethos professionnel désintéressé du soignant lorsque Winckler montre l'emprise des laboratoires pharmaceutiques la pression financière qu'ils exercent sur les meilleurs et les mieux classés de l'internat. Le moins qu'on puisse dire est que ce n'est pas le récit que voudrait voir diffuser l'ordre des médecins, et le ministère de la santé. Le storytelling est dans ce cas rien moins que pyramidal lorsque Winckler pendant des pages entières consacre à des témoignages bruts, laissés sur le blog devenu mythique du Winckler's webzine. L'identification du projet littéraire à un projet critique et à une démocratie directe de la parole rapproche cette entreprise de ce que Pierre Rosanvallon a tenté dans LeParlement des invisibles ; donner voix à ce qui n'a pas de voix et qui constitue, selon Calvino, une des vocations de la littérature. Que cette parole ait été contre-institutionnelle n’est qu’un des aspects de cette autre manière de raconter (mais aussi de montrer). Il y a un parti pris sans doute contraire du point de vue esthétique une sorte de silence du romancier, de neutralité axiologique lorsque la parole des patients déborde littéralement les héros sur le site ouvert où chacun déverse non seulement ses questions, mais des pans entiers d'existences mutilées par des médecins condescendants et certains de leur savoir.
16Les manuels de storytelling judiciaire et les articles qui traitent de cette question sont légion. Pour n'en citer que quelques-uns, Rackley, Erika, Judicial Diversity, the Woman Judge and Fairy Tale Endings, 27 Legal Stud. 74 (2007). Rand, Spencer, Hearing Stories Already Told: Successfully Incorporating Third Party Professionals into the Attorney–Client Relationship, 80 Tenn. L. Rev. 1 (2012). Rideout, J. Christopher, A Twice-Told Tale:Plausibility and Narrative Coherence in Judicial Storytelling, 10 Legal Comm. & Rhetoric: JALWD 67 (2013). Smith, Michael R., Advanced Legal Writing: Theories and Strategies in Persuasive Writing (3d ed. 2013). Cette pratique du storytelling professionnel est particulièrement développée, de manière publique et assumée aux États-Unis, dans la communauté des avocats. La culture juridique continentale est fort différente et n’a pas assimilé massivement ces techniques verbales de persuasion.
17Mais pourquoi ce recours massif aux scénarios des contes, aux histoires émotionnellement touchantes, et humainement convaincantes? L'enjeu d'une procédure est souvent de taille. Comme le montrent les romans populaires de John Grisham le fait de remporter un procès est en termes financiers et en termes de notoriété souvent sans commune mesure avec le temps passé sur un dossier. Dans ces trames narratives que développent des exemples de plaidoirie idéale, le conte merveilleux occupe une place de choix. Il faut que le récit juridique comporte une téléologie, des épisodes émouvants, des épreuves; la contribution de la narratologie de Propp et ses déclinaisons savantes se mettent alors au service de la manipulation d'une décision qui est celle des jurés d'assise, cibles d'un storytelling très rôdé. Mais la persuasion se fonde aussi sur le sentiment de la compétence de l'avocat choisi. Convaincre son client, avant de convaincre le juge devient un art oratoire qui s'enseigne et qui se pratique dans des cabinets spécialisés; on répète à l'avance l'entretien, tout comme on répète le témoignage au procès pour éviter l'expression malheureuse qui va faire basculer l'opinion d'un jury. Les enjeux financiers liés aux grands procès rendent certains scénarios plus acceptables que d'autres. Ainsi la veuve d'une victime de l'industrie du tabac doit être éplorée; un roman de John Grisham raconte comment l'avocat dissuade une plaignante de se remarier ce qui serait du plus mauvais effet. Cette soumission à des scénarios consensuels fait du procès bien plus qu'une série d'arguments rationnels en faveur de l'innocence ou de la culpabilité d'un client. Raconter « son histoire » c'est faire de l'agresseur souvent une victime, mettre au jour une histoire passée, c'est justifier une décision de justice. L’Allée du sycomore de John Grisham n’est que le déroulement de la justification d’un héritage scandaleux aux yeux d'une famille dépouillée de ses biens. Tous les arguments en faveur du storytelling sont présents; histoire à laquelle tous peuvent adhérer.
18Mais y a-t-il véritablement histoire sans argumentation qui la sous-tend? La vulgate critique du storytelling donne à lire des histoires brutes, dans une sorte d’à plat décontextualisé des événements qu’elles mettent en scène. Le postulat est que le récit en tant que tel détiendrait un pouvoir de conviction et engagerait le sujet à une action soumise aux finalités du narrateur. Face à ce formalisme, les romanciers-juristes contemporains parient plutôt sur les apories du jugement que sur une efficacité de l'institution et des textes. Lorsque Juli Zeh dans La fille sans qualités condamne son personnage de juge au silence face à un incompréhensible scénario, c'est toute l'institution judiciaire qui s'effondre sous le poids d’une société en mutation, convertie au relativisme des valeurs à travers l’histoire de deux jeunes gens pour lesquels les notions de punition et de crime n’ont aucun sens. Lorsque Von Schirarch montre qu'il vaut parfois mieux que la justice ne passe pas, ou qu’elle se trompe, ou encore qu’elle est paresseuse, il va contre l’aspiration partagée que les coupables soient punis et les innocents acquittés, et contre un récit orthodoxe du droit réparateur.
19Les nouvelles de Crimes et Coupables, sont des compte-rendu d’audience, à peine réélaborés dans lesquels le narrateur se contente souvent de relater des faits qui détruisent jusqu’à la possibilité d’une jugement juste. Mais il y a plus ; c’est par une focalisation sur les acteurs et les ratés de l’institution judiciaire que les bad stories qu’elles soient réelles ou fictionnelles créent un autre imaginaire du droit. Au lieu de dénoncer par une sociologie dévoilante l’origine sociale des acteurs juridiques, Bruno Latour dans La Fabrique du droit montre à tous les niveaux comment une décision se prend, et commente non seulement les textes mais les acteurs en proposant une ethnographie du Conseil d’État qui éclaire les jugements et la méthode qui conduit à leur élaboration, en décrivant les personnes, du grand prêtre du droit au greffier.
20Le roman Un homme effacé d’Alexandre Postel12 en racontant une erreur judiciaire fait le procès d’une institution hâtive, débordée, inattentive au cas particulier. Le héros est condamné à tort pour téléchargement d’images pédophiles, un autre que lui ayant utilisé son adresse IP à son insu. L’engrenage judiciaire est analysé à partir d’une métaphore récurrente qui est celle de la déformation optique. L’accusation ayant été prononcée, et le prévenu envoyé en prison (après avoir plaidé coupable sur le conseil de son avocat mal inspiré par la procédure accusatoire américaine), le soupçon est instillé. Désormais, tous les actes du malheureux North (le héros) sont scannés avec surimpression de l’image d’un coupable. Jusqu’au rêve d'une voisine, tout est analysé par un psychologue au prisme de cette accusation. Professeur de philosophie, spécialiste de l’optique de Descartes, il assimile ce soupçon permanent à la persistance rétinienne, et aux premiers essais cinématographiques, destinés à créer une illusion de superposition de deux images, celle de l’oiseau et celle de la cage qu’il se raconte du fond de sa prison. Illusion d’optique de la justice aveuglée par l’horreur du délit, illusion d’optique de la société civile pour laquelle il est un criminel. Le héros blanchi par la découverte du vrai coupable ne retrouvera jamais la confiance de son entourage, mais surtout Un homme effacé est l’histoire d’un préjugé. Célibataire, assez misanthrope et sans grand souci d‘autrui, le héros n’entre dans aucun scénario juridique qui permet de faire de lui un personnage sympathique dans aucune histoire fédératrice. Il n’est ni déshérité socialement, ni pauvre, ni désespéré, ni professionnellement marginal, mais il a délibérément choisi un mode de vie à l’écart des autres et jette sur la société un regard totalement désabusé. Il est le bouc émissaire sans nom (alors que le pouvoir nomme, désigne ses ennemis).
21Il semble pour conclure que l'approche formaliste des récits nous ôte la capacité de distinguer storytelling et énonciation littéraire, que l'énonciation littéraire capturée par les spin doctors en revanche peut se retourner contre le rôle qu'on lui fait jouer d'une autre manière. Il faut se tourner non pas vers ce qui est donné comme information, comme savoir mais vers la place de l'énonciateur, et surtout la place qu'il nous accorde dans son propre discours ; c'est en ces termes que Foucault décrivait la notion de critique dans un petit texte consacré au texte de Kant Qu’est-ce que les Lumières?
22Si je pars du principe que l'autre ne me transmet pas un message que je dois comprendre mais un message qui vise à me gouverner, je donne un autre commencement au discours. La question du comment gouverner est alors, comme le souligne Foucault indissociable de celle, symétrique du « Comment ne pas être gouverné? ». La naissance de cette attitude critique est insécable, certes, d'une analyse du discours mais d'une analyse qui part non de l’énoncé lui-même mais de l'énonciation et de la situation hiérarchique dans laquelle me place ce discours qui fait de moi, parfois à mon corps défendant, un sujet politique. Ce que Kundera décrit comme la sagesse du roman contre les instrumentalisations dont la littérature narrative est l'objet en contexte totalitaire peut être ici rappelé plus en termes de résonance que de résistance. Le roman « est » (métaphoriquement) dans L'Art du roman la voix d'un juge réputé impartial non au sens où il ne jugerait de nulle part, mais parce qu'il joue ironiquement le jeu partisan des valeurs déjà instituées, et quand bien même il jouerait ce jeu, il s' expose à être démasqué. Il ne revendique aucun statut d'exception, il ne se situe pas hors du jeu social et politique des histoires admises mais reprend ces mêmes histoires en les frappant du sceau esthétique commun à tous les régimes totalitaires; le kitsch dans La Plaisanterie et la Valse aux adieux. Qu'il s'agisse des « romans insupportables » qu’évoque Jean-Pierre Morel, fruit de la propagande stalinienne ou des plus modestes productions quotidiennes du storytelling publicitaire ou politique, la seule efficacité qu'on peut opposer est celle d'une analyse rigoureuse qui les répète en pointant leurs effets.
23La force du storytelling tient à l’incapacité où les acteurs sociaux sont de le vaincre par une argumentation raisonnée qui sera toujours moins efficace qu’une bonne histoire, La Fontaine le rappelle dans Le Pouvoir des fables. Mais la faiblesse du Storytelling tient à l’horizontalité même de son dispositif. Il se diffuse en réseau selon une logique de proximité qui échappe, en apparence, aux stratégies de pouvoir.Il instille la domination à la place du pouvoir, la douce injonction à la place de la contrainte, la colonisation insidieuse des espaces mentaux à la place de l’imposition d’un discours d’autorité. Ce qui le fait peut le défaire. Le Storytelling exige une théorie critique à la hauteur des enjeux, non pas une théorie abstraite qui viserait un dévoilement destructeur, et la substitution à l’illusion du Storytelling d’un discours de vérité surplombant tenu par des intellectuels sans attaches, qui sont peut-être eux-mêmes un mythe entretenu par la sociologie du début du XXe siècle, et notamment l'analyse de l'idéologie par Mannheim13. A cela on peut préférer une autre méthode qui parte d’une conception réflexive des acteurs sociaux, qui se saisit de leurs insatisfactions et réoriente les histoires dans lesquelles ils sont engagés, un discours des acteurs sociaux encapacités eux-mêmes. Dès lors, il s’agit de dépouiller les histoires du caractère d’évidence qu’elles se donnent en évitant, écrit Boltanski, de « creuser une asymétrie entre des acteurs abusés et un sociologue capable – et dans certaines formulations seul capable – de leur dévoiler la vérité de leur condition14. »
24Un contre-storytelling vraiment efficace ne peut partir que de ce désensorcellement de la parole qui conduit à présenter les absolus qu’incarnent les institutions, le management, comme des objets d’interprétation. Lors même que ceux-ci veulent contourner ce que Boltanski appelle la « contradiction herméneutique », veulent se dérober à l’interprétation, en se présentant comme des faits15, lorsqu’émerge un contre-discours ils se trouvent de fait reconduits à leur statut de formes symboliques. Le malaise du discours de domination s’exprime dans ce cas, dans le domaine politique par ce que les électeurs appellent la « langue de bois », qui a pour fonction de désactiver la critique; réflexe de défense compréhensible car la factualité de s’interprète pas. A l’écoute des acteurs sociaux, les écrivains, performers et sociologues avant de produire des contre-discours sont d’abord des herméneutes impitoyables, qui accompagnent le storytelling par des effets de réécriture. Pour finir, cette stratégie d’accompagnement et de répétition ironique plus que de critique frontale répond à la distinction qu’effectue Philippe Descola dans Par-delà nature et culture entre critique idéaliste et critique analogique16. La critique idéaliste définit un standard de vérité qui lui permet de dénoncer l’inauthenticité d'un dispositif (quand bien même il reposerait sur un récit avéré). Cette critique est légitimée par le fait que ses acteurs sont détenteurs d’une connaissance et l’utilisent dans une perspective de pacification des rapports sociaux. Une seconde solution consiste à partir des singularités et à décliner les caractéristiques géographiques, sociales, historiques de celles-ci, à les comparer et à montrer que cela ne cadre pas avec le récit qui en est proposé. « La tâche de la critique consistera à mettre l’accent sur le caractère inadmissible d’un événement et sur l’échec des opérations, rituelles ou narrative visant à le réinsérer dans la trame des correspondances hors de laquelle ce qui arrive se trouve privé de sens17 », note Boltanski.
25En territorialisant une activité de pensée dans le champ même du storytelling qui nous atteint par une réticulation fine des moyens de communication actuels, peut-être avons-nous une chance de couper les courroies de transmission qui font de ces dispositifs des dispositions, et de ces performatifs des actions. Pirater de l'intérieur, entrer dans les systèmes car nous y sommes immergés répond à la violence néolibérale par une réappropriation au centre de bien des imaginaires contemporains de la piraterie, du hacking et du double visage du pirate des temps modernes; criminel sans foi ni loi ou lanceur d'alerte qui nous réveille de l'hypnose du storytelling.