Du vécu au visuel : créations transmédiales de (contre-)storytelling. Des Diari de la Sacher aux travaux de Sandy Amerio
1Nous nous proposons d'interroger dans cette étude la notion de storytelling à la lumière de deux exemples d'opérations artistiques transmédiales qui s'appuient sur des définitions différentes du storytelling et dont nous souhaiterions interroger les effets en terme de contre-storytelling1 :
2- I Diari della Sacher réalisés en 2002 : il s'agit d'une collaboration entre Les Archives nationales des journaux intimes de Pieve en Italie et la Sacher Film de Nanni Moretti qui a donné lieu à la réalisation de onze films documentaires mettant en scène des textes autobiographiques considérés comme des sources historiques.
3- Les travaux sur le storytelling réalisés par l'artiste Sandy Amerio qui est l'une des premières à avoir introduit en France la notion de storytelling avec la parution en 2004 de son livre Storytelling//Index sensible pour agora non représentative. Ses travaux sont en général des fictions qui s'appuient sur des sources documentaires2.
4La particularité des textes mis en scène dans les Diari della Sacher est qu'ils n'appartiennent pas à l'institution littéraire, mais sont historiographiquement catégorisés comme « écritures ordinaires3 ». Nous essaierons de montrer que ces écrits en tant que tels déconstruisent le modèle du storytelling, parce qu'ils ne sont pas une exemplification de l'histoire, mais sont un kaléidoscope du vécu. Nous ferons l'hypothèse que la « transmédialisation » de ces écrits les transforme en un nouveau récit qui tend à une forme de « storytellisation », où l'hybridation modifie le message. De quel type d'opération culturelle s'agit-il ? Assiste-t-on à une forme d'instrumentalisation du récit dont Christian Salmon a dénoncé les dangers ? Ces formes de « storytellisation » ou mieux d'« hystoritellisation » ne courent-elle pas le danger d'aplatir et d'effacer la complexité de l'histoire singulière que recueillent ces écritures certes ordinaires mais « non communes » ? S'agit-il d'une esthétisation transmédiale du vécu créant, même involontairement, le mythe d'une écriture de soi, qui ne se trouverait pas dans le texte original ? Ou bien cette opération peut-elle au contraire être envisagée comme une « encapacitation » faisant de la structure narrative la forme même de toute pensée de l'action, selon les termes d'Yves Citton4 ? Auquel cas la puissance du récit comme opérateur d'identification permettrait la constitution d'un éthos, d'une identité narrative, et lui conférerait une fonction thérapeutique qui pourrait s'étendre à la collectivité à travers l'effort de diffusion de la culture autobiographique et de la mémoire. Mise en scène instrumentale d'une histoire de vie ou opération à visée morale et civile s'appuyant sur la fonction empathique de ces produits transmédiaux ? Comment situer ces opérations par rapport à un travail artistique comme celui de l'artiste-storytelleuse Sandy Amerio, une artiste quitravaille à partir des codes de la fiction cinématographique pour dire le monde d'aujourd'hui dans sa complexité en extrapolant fictionnellement les bases documentaires dont elle dispose, quand le discours médiatique et les pratiques de storytelling toujours plus répandues tendent à en simplifier et à en uniformiser le sens ? On pourrait penser que là où la pratique artistique de Sandy Amerio joue des codes du storytelling pour en démonter les fondements et mettre à distance les formes de scénarisation de soi et les récits homogénéisants, les Diari della Sacher font une opération de montage des textes qui tend à construire un mythe de l'écriture de soi. Nous tâcherons de voir comment ces opérations artistiques, qu'elles aillent dans le sens du storytelling ou qu'elles s'y opposent, peuvent souligner la porosité des frontières entre la littérature et l'histoire, et démontrer les effets pragmatiques de l'art de raconter les histoires et l'histoire selon l'usage qui en est fait.
Raconter pour vivre : Histoire, histoires, storytelling
5« Chaque époque – a écrit Michel Vovelle – se donne les sources qui répondent à ses propres besoins5 » et parmi elles, pour l'histoire contemporaine, on doit considérer aussi les témoignages écrits par les gens ordinaires (lettres, journaux, mémoires et autobiographies).Travailler avec de telles sources place l'historien dans la condition liminaire de décodifier, d'identifier la frontière entre le vécu et le récit pour restituer aux grands événements les nuances de multiples histoires réelles kaléidoscopiques – minimes, mais pas sans importance - afin d'en saisir la complexité6. Dans un tel contexte, la tendance toujours plus diffuse à stimuler des pratiques d'écriture autobiographiques à travers des parcours de formation, des manifestations et des prix, soulève des problèmes intéressants et complexes, liés à l'utilisation future de tels textes comme sources pour l'histoire: en Italie deux institutions, l’Archivio Diaristico Nazionale di Pieve Santo Stefano7 et la Libera Università dell'Autobiografia di Anghiari8 cultivent et promeuvent une forme particulière d’écriture de soi et de storytelling. Il va de soi que le storytelling ici est entendu dans le sens général d'un art de raconter des histoires qui n'est pas celui spécifique qu'il revêt dans le domaine du business management depuis les années 1990, bien que ces deux significations puissent parfois converger9.
6« Ce qui importe, écrivait García Márquez, ce n'est pas la vie qu'on a vécue, mais celle dont on se souvient, et comment on s'en souvient pour la raconter10 » ; toutefois, avec la diffusion de la pratique du storytelling, le rapport entre les histoires de vie et leur récit tend à se renverser : « raconter pour vivre » est l'inversion sémantique réalisée par un processus de « storytellisation »des mémoires qui risque de se transformer en mythisation du soi et en esthétique du souvenir, prévalant sur le vécu réel11.
7Correspondances, journaux et mémoires autobiographiques contiennent un récit qui atteste de la « tentative tenace d'opposer résistance à l'oubli, dans une bataille inégale entre quelques milliers de survivants contre des millions d'existences dont nous ne saurons jamais rien12 ». Ces écrits représentent des formes de résistance et de résilience face aux événements qui divisent les existences à l'époque contemporaine et ils se caractérisent comme des textes contre-narratifs, si l'on entend par narration la mise en scène édifiante d'une histoire typique du storytelling.Ces textes fonctionnent comme des sondes de papier, qui permettent de transiter dans la part subjective de l'histoire, qui s'opposent à la trame homologuée et homologante souvent véhiculée par le récit public des événements, où les individus sont des figurants dans le flux des événements collectifs qui en déterminent le destin.
8Le passage de l'écriture autobiographique au récit audiovisuel, entendu comme transposition du vécu sur un support de transmission de la mémoire différent, présente des implications importantes qui mettent en étroite relation le texte et sa réception13: ces implications concernent le texte dans son con-texte originaire de conservation et dans le nouvel « espace »dé-contextualisé d'une narration visuelle et auditive qui immédiatement le re-contextualise selon de nouvelles coordonnées interprétatives et permettent d'en bénéficier comme objet hybridé et, pourrait-on dire « augmenté » d'une portée communicative plus étendue, puisqu'au texte s'ajoutent le document et la narration audiovisuelle.
9Nous en trouvons un exemple dans l’installation vidéo d’Adrian Paci et Roland Sejko, Sue proprie mani (2015)14, née de la découverte en Albanie, dans les entrepôts des Archives d’État, de centaines de lettres écrites en 1945 et 1946 par des citoyens italiens en attente de rapatriement après la Seconde Guerre mondiale. Ce sont des missives à des parents qui n’ont jamais été distribuées, restée prisonnières de l’histoire tout comme leurs auteurs, qui projetées sur cinq écrans – dans les mains d’individus anonymes et lues par une voix off – rejoignent finalement une destination (les spectateurs), de façon symboliquement compensatoire pour une communication longtemps coupée. Ce travail restitue et élabore le poids émotif et historique d’un événement réel qui a fait irruption dans des destins personnels, récupérant ainsi la valeur primaire, documentaire, des textes comme élément charnière de l’opération artistique.
10Le cas des Diari della Sacher est sensiblement différent. Ils puisent dans les journaux intimes des Archives du journal intime national et mettent en scène les diaristes eux-mêmes qui se racontent et racontent leurs textes devant la caméra, s'offrant et/ou s'exposant au filtre narratif et à la sensibilité artistique des réalisateurs15. Le résultat n'est pas une simple sélection ou un simple montage du texte, mais une interprétation transmédiale du papier à la vidéo qui documente la relation particulière entre le diariste et le réalisateur, entre le diariste et le médium utilisé. Entre le diariste et le réalisateur s'instaure un rapport qui induit inévitablement une médiation et influe sur le travail de mise en scène. Parallèlement le diariste, devant la caméra, remodèle le récit écrit sur la base des extraits sélectionnés par l'équipe de production, en le reconduisant aux canons de l'oralité selon un processus d'adaptation transmédial.
11Les journaux intimes filmés de la Sacher se développent le long d'un axe narratif qui pose au centre le diariste/narrateur – filmé dans des lieux symboliques ou significatifs de son existence – autour desquels défilent et se greffent du matériel d'archive (documents photographiques, sonores et vidéo). Dans Ca Cri Do Bò de la réalisatrice Susanna Nicchiarelli16, par exemple, le récit en première personne des deux diaristes alterne avec une forme particulière de fiction où l’on voit les petites filles des narratrices jouer le rôle de leurs grand-mères lorsqu’elles avaient leur âge : les époques et les lieux du récit, du passé au présent et vice versa, s'entrecroisent efficacement, reliés par la lecture à plusieurs voix du journal intime.
12Tout à fait différent, le film de la réalisatrice Mara Chiaretti relate la dramatique expérience de Francesco Stefanile, soldat et prisonnier en Russie durant la Seconde guerre mondiale. On y voit Francesco faire le récit de sa vie dans son jardin sur les pentes du Vesuve, tandis que font régulièrement irruption des séquences d'époque filmées. Francesco, devant la caméra délivre un témoignage qui s’apparente vraiment à une interprétation théâtrale de lui-même17.
13Les onze variantes des Diari della Sacher ne représentent pas, à y regarder de près, une pratique de storytelling, du fait qu’elles maintiennent un noyau de subjectivité important, et rompent ainsi les schémas de l'histoire linéaire. Mais elles rejoignent par certains aspects le storytelling en ce qu’elles reprennent une pratique de plus en plus fréquente dans la narration historique et dans l’enseignement, à savoir l’introduction de documents transmédiaux à seule fin de raconter l'histoire à travers des histoires subjectives captivantes qui immergent le lecteur ou le spectateur grâce à des dynamiques de mise en miroir et d’identification. À tel point que l’on en arrive à parler aujourd'hui d'une forme spécifique de storytelling: l'historytelling18.
14Ce que l'on peut dire des Diari de la Sacher c'est que le recours direct à un témoin-protagoniste, son exposition aux réactions émotionnelles du spectateur, deviennent ainsi une modalité d'historicisation empathique détachée du texte original et de l'archive (entendue comme lieu et système de coordonnées interprétatives), auxquels se substituent le pouvoir du récit, de l'image et de l'imaginaire19.
(Contre-)storytelling : disperser le récit
15Bien qu'elle soit réalisée dans l'effort de faire sortir de l'ombre de l'Histoire la vie de gens ordinaires, et même si elle ne s'apparente pas explicitement à une opération de storytelling, l'opération de montage des documents diaristiques dans les œuvres qui viennent d'être évoquées peut toutefois être perçue comme entrant de façon ambiguë dans un processus de généralisation du biographique et de spectacularisation du soi et de l'écriture de soi. Un travail comme celui de Sandy Amerio s'affiche en revanche clairement comme une entreprise critique de contre-storytelling. Il a pourtant comme point commun avec ces œuvres de vouloir porter l'attention sur les destins individuels, devant le vacillement de l'Histoire, « de créer du lien, colmater les brèches qui séparent les histoires personnelles de l'Histoire collective20 ». Sandy Amerio le fait cependant en adoptant une démarche tout à fait différente. Chez cette artiste plasticienne et cinéaste, représentante singulière du « tournant narratif » de l'art contemporain, le récit est au cœur du dispositif de création où tout est mis en œuvre pour en déjouer les ressorts et l'envoûtement au profit d'une réflexion sur nos pratiques et nos formes de vie. Chacune de ses œuvres propose une manière de dire le monde contemporain dans sa complexité en extrapolant fictionnellement certaines bases documentaires, là où le discours médiatique et les pratiques de storytelling toujours plus répandues tendent à en simplifier et à en uniformiser le sens. Elle se présente comme une storytelleuse, mettant au premier plan de sa démarche la mise en récit ou en fiction comme méthode d'articulation de matériaux hétérogènes. Lorsqu'elle s'intéresse au storytelling, elle le fait en se plaçant de l'intérieur pour en renverser les effets et en retourner les procédés, par un jeu de décalage et de mise en perspective qui en révèle les mécanismes.
16Avec son livre Storytelling. Index sensible pour Agora non representative, publié en 2004, elle introduit en France la notion anglo-saxonne de business storytelling, qui se définit comme l’application de procédés narratifs dans les techniques de communication managériales visant à influencer les comportements des salariés en jouant sur leurs émotions afin qu’ils adhèrent à la politique de l’entreprise. Ce livre est une fiction qui transpose ces méthodes dans le milieu de l’art contemporain. Elle y interroge la pratique artistique du point de vue du management et du storytelling en mettant en scène une animation culturelle destinée à la communauté artistique où interviennent des storytellers professionnels américains, la question étant de savoir quelles histoires raconter pour que l'artiste accède à une reconnaissance et une visibilité internationale. L’ouvrage se présente comme un index où chaque entrée vient interrompre le fil de récits multiples, incluant les textes originaux de storytellers américains. En délocalisant ces textes destinés à des sessions de storytelling en entreprise pour les insérer dans la fiction dont elle est l'auteur, elle en fait apparaître la mécanique douteuse. Ce livre est l'un des volets d'un projet artistique plus ample sur le storytelling, qui comptait aussi deux expositions concomitantes aux Laboratoires d’Aubervilliers et à l’espace Paul Ricard, comprenant entre autres l'installation vidéo Sorties d'usine et le film Hear Me, Children Yet-to-Be Born.
17Sandy Amerio souligne dans une interview que son travail ne consiste pas en une dénonciation de cette pratique, mais en une réappropriation du storytellingavec ses propres questionnements21. Son objectif est d'expérimenter les effets du storytelling dans d'autres contextes que celui de l'entreprise pour pouvoir mieux les questionner. La définition de l'ego-branding comme « construction clé en main d'une identité compréhensible par le plus grand nombre et réappropriable affectivement22 », se heurte par exemple à la question du temps réel, de la retranscription des événements et de la forme qu'il faut leur donner :
Mais enfin, qu'est-ce que c'est que votre temps réel ? Ça voudrait dire qu'il y aurait un temps irréel ? Un temps dont personne n'aurait retranscrit le cours et qui donc n'aurait aucun intérêt ? Un temps perdu ou peut-être un temps libre ? Mais est-ce que ton temps est le même que le mien ? Le temps a priori, ça n'existe pas, il n'y a que des temporalités différentes. Un temps pour tous ! La belle utopie. Je ne parle même pas de ce présent que nous sommes obligés d'utiliser 23!
18La forme de l'index est antinomique de celle de l'histoire: « l'index sépare, fait des paragraphes, morcelle, l'histoire crée des liens24 » ; « un index, c'est aussi une façon de couper le temps, de couper l'histoire à la hache. De la rendre complètement imbitable, ça ne marchera pas, les lecteurs ne s'y laisseront jamais prendre25 ». Devant ce constat Sandy Amerio développe des considérations sur les alternatives possibles à la grande fabrique médiatique des histoires « compréhension clé en main, package compréhension du monde26 ». Et en regard de ces réflexions on trouve un texte qui les exemplifie. Il s'agit de phrases qui semblent avoir été prélevées de témoignages et mises bout à bout pour composer le récit de ce qui apparaît comme le souvenir d'une belle journée où survient un événement dont tous les éléments qui permettraient de l’identifier et d’en saisir l’horreur ont été biffés. Les éléments biffés révèlent qu'il s'agit en fait de récits des témoins directs ou indirects de la chute des tours jumelles du World Trade Center le 11 septembre 2001 :
The story I will tell you today begins a morning. I remember this morning very clearly. September 11, 2001 (7:00 AM). It was a beautiful morning. I remember walking in the parking lot at work, thinking what a beautiful day I wish I was home. It was a tuesday. Crisp, blue skies; clear morning. At this point I truly thought I was going to die. A beautiful day. I distinctly remember selecting my clothes based on the superb weather forecast. Why did I survive and all these other innocent people die? I chose a blue sleeveless shirt left over from summer days and capri pants paired with black sandals. I saw one lady, she is covered with dust, her hands are wounded and her back is ful of dust. Funny how I will always remember the outfit I wore on this day. I remember as if it were yesterday. I can remember taking a drink of my coffee and passing in front of the television and seeing a picture that I could not believe. Run to Broadway, duck and cover your head, and don’t look back. I was early in the morning when my husband received a call to turn on the television. The internet was my window. I was in the Twin towers27.
19Ce texte offre deux lectures documentaires possibles, selon que l’on y intègre ou non les passages supprimés. Il rapporte ainsi le récit de tout événement à sa part de fictionnalité, à la multiplicité des versions qu’il peut en exister, et révèle également le caractère arbitraire de la fabrique des histoires.
20Le livre de Sandy Amerio a été écrit durant le montage d'un film sur le storytelling intitulé Hear me children yet-to-be-born, tourné aux États-Unis dans le paysage apocalyptique de la vallée de la Mort. Un dirigeant raconte à une assemblée fictive de managers l’histoire d’un voyage d'affaires qu’il a effectué en mer Morte. Ce récit en voix off se superpose aux images d’un couple de cadres supérieurs luttant à mort dans le désert. L’histoire personnelle du narrateur se voit contaminée par la légende de Loth et les événements du 11 septembre 2001. Son discours entremêle les registres religieux, journalistiques et entrepreneurial : « Instinctivement je dis à ma collaboratrice “don’t look back, just keep going”». Ce récit, qui utilise tous les ressorts du storytelling management a pour objectif final de mieux annoncer leur licenciement à ses auditeurs :
Mais ce que la Bible ne nous dit pas, c’est que Loth a dû se séparer de sa femme pour être plus performant, en dépit du choix difficile qu’il a dû faire. Aujourd’hui, je vous annonce avec tristesse que l’entreprise doit se séparer de vous. À ceux qui sont venus m’écouter je voudrais dire que vous ne devez pas penser que vous avez échoué. Vous, comme Loth, devez continuer votre route, suivre d’autres chemins qui vous mèneront au succès.
21Les images éprouvantes qui accompagnent ce récit ne semblent pas tout à fait représenter le récit du dirigeant qui se veut posé et rassurant. Le décalage entre les images et la voix-off provoquent un effet de distanciation et de décentrage qui met en question les mécanismes de la technique du storytelling.
22Le même type de procédé est à l'œuvre dans Sorties d'usine, une installation vidéo que Sandy Amerio présente comme du storytelling à l'envers :
Le 20 février 2004, lorsque les salariés de l'usine OCT de Dourdan arrivent sur leur lieu de travail, les machines ont mystérieusement disparu durant la nuit. Une lettre de licenciement anonyme leur est distribuée. Privés de leur outil de travail, ils décident de se mobiliser. Une vague médiatique s'ensuit, relatant les faits et les batailles juridiques des salariés contre leurs patrons. La parole des licenciés diluée dans le commentaire journalistique m'apparaissant terriblement stéréotypée, je décide de les rencontrer en mai 200428.
23Le dispositif mis en place dans ce film est le suivant: d'un côté on demande aux travailleurs licenciés de mimer dans leur environnement domestique les gestes qu'ils accomplissaient sur leur lieu de travail ; de l'autre, chacun reçoit la consigne de commencer le récit de son histoire par « il était une fois ». Ces deux instructions semblent jouer l'une contre l'autre : la précision du souvenir des gestes professionnels décontextualisés renforce le sentiment d'une singularité de chacun de ces travailleurs ; tandis que le « il était une fois » renvoie au contraire à un passé indéfini et au conte dans lequel chacun peut se reconnaître comme un individu dont l'histoire singulière se noie dans l'Histoire collective.
24La démarche de Sandy Amerio renvoie à une conception de l'œuvre d'art qui ne l’identifie plus au livre, au film ou à l'installation, mais à ses effets sur l'expérience ; une forme d'exploration fictionnelle d'états possibles du monde, utilisant les contraintes liées à chaque médium comme support d'expérimentation. L'objet littéraire qui en résulte sort des formes répertoriées, il en disperse le sens et en démultiplie les effets pour éviter l'homogénéisation du penser et du sentir dans des récits qui en lissent les aspérités. La variété des médiums permet de diversifier et d'articuler plusieurs points de focalisation, pour atteindre une sorte de point de vue qui serait de tous les angles sans être de nulle part. C'est pourquoi le travail de Sandy Amerio repose avant tout sur l'écriture fictionnelle - ou plus précisément sur la mise en fiction de problématiques à caractère documentaire (entretiens, réécritures, montage) - qui fonctionne comme un opérateur d'intelligibilité du réel. « J'aborde, dit-elle, les choses comme s'il s'agissait d'une problématique à régler, d'une enquête à mener. (...) J'entends mon processus comme un travail d'analyse dans lequel la fiction devient une courroie de redistribution du réel29 ». La fiction est utilisée pour construire des contre-récits critiques et politiques et déjouer « le storytelling dominant de nos sociétés ultraconnectées30 ». Dans les œuvres de Sandy Amerio la fiction renoue ainsi le lien entre les histoires individuelles et l'histoire collective (Surfing on (our) History, documentaire, 2000 ; Waiting Time/Romania, film, 2001), mais elle le fait sans complaisance, en conservant du réel toute sa complexité. C'est le cas par exemple de Dragooned (2012), un film documentaire où la fiction vient coloniser la réalité à partir de ce que l'on croit être des images d'archives, nous plongeant progressivement dans la réalité de soldats reenactors qui mettent en scène le débarquement de Provence de 1944, et en particulier celle d'un soldat dont le récit héroïque tente de faire revivre le sentiment perdu de participation au destin de l'histoire. La forte présence de la question de la guerre, du rapport que nous entretenons avec ses représentations, dans le cinéma hollywoodien (Following HUMMERS, installation, 2006), les jeux vidéo d'entrainement militaire (Ultralab warriors, texte, 02, n° 40, 2007), les opérations psychologiques (Doing a Lynndie with a chastity belt, photographie et performance, 2006 ; Basement, vidéo, 2007 ; Wandering souls, performance, 2008-2009), renforce la fonction politique de l'écriture fictionnelle dans une démarche artistique qui interroge avec courage et perspicacité nos sociétés contemporaines.
25Les œuvres que nous avons évoquées utilisent des formes de storytelling pour recréer un lien entre les histoires personnelles et l'Histoire collective, contre ce qui se présente comme un discours dominant ou uniformisant. Le storytelling est une forme sociale d'usage du récit qui vise à répondre à certaines attentes, qui joue sur nos désirs, et qui possède de ce fait un effet à double tranchant, puisqu'il peut aussi jouer à manipuler ces désirs. Le storytelling comme « art de raconter des histoires », n'est pas en lui-même une pratique négative, c'est la façon dont on en fait usage qui peut avoir un dessein ou une portée éthique plus ou moins louable. Comme le remarquait Emmanuelle Pireyre, il y a dans le storytelling « une forme d'efficacité dans le raconter qu'il a peut être lui même pris à la littérature, mais dont il n'y a pas de raison de se défaire31 ». Ce contre quoi les pratiques artistiques hybrides peuvent lutter aujourd'hui ce n'est pas tant le récit ou une certaine forme de récit, que certains usages de la langue et certains schémas de pensée qui trouvent leur place dans un certain art de raconter des histoires. Mais il convient pour cela de reconsidérer l'art dans sa visée pragmatique, intéressée et de l'envisager du point de vue de son instrumentalité pratique, c'est-à-dire comme quelque chose qui possède un rôle et des effets dans l'interaction de l'individu avec son environnement social. C'est bien d'ailleurs ce que démontre le storytelling : que les histoires peuvent avoir des effets réels qui doivent être pris au sérieux. Face à un art qui se donne comme expérience, à chacun de trouver la mesure entre raconter pour vivre et contre-raconter pour vivre.