Colloques en ligne

Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati Lanter

Présentation

1Dans Storytelling, publié en 20071, Christian Salmon a fait connaître au public français de nouvelles techniques de communication et de management utilisant la puissance immersive et persuasive du récit à des fins pragmatiques : induire des comportements d’achat, motiver les employés et mobiliser leur force de travail, ou encore susciter l’adhésion envers une entreprise, une marque ou une personnalité politique, toutes trois étant identifiées à des « stories » censées témoigner de leur histoire et des valeurs qu’elles incarnent. Le « storytelling », ou communication narrative , agit ainsi comme un puissant opérateur d’identification et de conditionnement des comportements, utilisant à ses propres fins le pouvoir qu’a le récit de configurer l’expérience, de l’organiser axiologiquement et de lui donner sens. À cette instrumentalisation de l’art du récit par le storytelling, Christian Salmon oppose la force « contre-narrative » de la littérature, sa puissance de décentrement et de défocalisation qui en définiraient la dimension émancipatrice.  Cette force de contre-narration fait écho à la manière propre qu’a la littérature de configurer l’expérience du monde et de redéfinir ce que Jacques Rancière nomme « le partage du sensible » : elle associe étroitement la question politique à celle des formes esthétiques et déborde donc largement le cadre de la littérature « engagée » ou d’une littérature qui témoignerait d’un refus de tout récit.

2Ce rôle imparti à la littérature apparaît aujourd’hui d’autant plus crucial que l’emprise du storytelling se manifeste désormais dans les injonctions à participer à la mise en récit de nos propres expériences, à travers les sites participatifs, les blogs ou les réseaux sociaux – autant de récits destinés à nous mettre en valeur, en habiles entrepreneurs de nous-mêmes.  Le storytelling évolue désormais dans un nouvel espace performatif, à la fois transmédiatique et fondé sur le brouillage des cadres pragmatiques de la réception de ses messages. Parallèlement, les formes artistiques de résistance au détournement marchand ou politique de l’art du récit  se sont elles-mêmes diversifiées et désenclavées, prenant acte des mutations technologiques de notre présent. Se développent ainsi des pratiques minoritaires volontiers transmédiales, qui jouent de la théâtralité inhérente à la performance artistique pour déconstruire les assignations performées par les médias dominants, et qui s’attachent en même temps à problématiser la frontière du vrai et du faux, du réel et du fictionnel, que le storytelling s’ingénie à escamoter.

3Ainsi, en travaillant sur des supports variés – textes, pièces radiophoniques, vidéos, installations –, des artistes comme Sandy Amerio, Dana Wyse ou Jean-Charles Massera exposent et mettent à distance la langue du storytelling et son omniprésence dans un monde connecté. Kenneth Goldsmith opère quant à lui un travail de décontextualisation des discours prélevés qui mêle performances, textes poétiques et web-édition, en inscrivant ses oeuvres dans la lignée du « conceptual writing » qu’il oppose à la « marketplace fiction2 ». Un dramaturge comme Rodrigo Garcia, qui se définit lui-même comme « écrivain de plateau », proposent des expérimentations théâtrales à la frontière de la performance et des installations de l’art contemporain. Le cinéma contemporain n’est pas en reste, qu’on songe par exemple aux œuvres de Jia Zhangke (Platform, Still Life) déconstruisant, par un travail très particulier sur la temporalité, le récit du « miracle » économique chinois, ou au film de Nicolas Klotz La Question humaine (adapté de l’œuvre de François Emmanuel3) sur la langue du néo-management, qui entre en étroite résonance avec les travaux de Christophe Dejours sur la souffrance au travail4.

4Ce sont les différentes formes de pratiques artistiques du « contre-storytelling » que l’on s’est proposé d’explorer lors de ce colloque, en interrogeant notamment leur porosité aux sciences humaines et la manière dont elles reconfigurent les analyses sociologiques, économiques, voire anthropologiques de l’ère contemporaine.

5Les études qui suivent examinent ainsi les liens entre la dimension intermédiale de certaines pratiques artistiques contemporaines et les nouveaux modes de diffusion du storytelling. Comment les écrivains et les artistes contemporains (performers, vidéastes, dramaturges, cinéastes etc.) travaillent-ils à la réappropriation des outils qui désormais informent notre pensée ? Que manifestent ces pratiques intermédiales quant à la réflexion sur les réseaux et sur notre rapport aux media à l’heure du tout-internet et de la viralité des « stories » ?

6Certaines s’interrogent plus spécifiquement sur les modalités et la portée critiques de ces pratiques. Dans quelle mesure peuvent-elles remettre en cause les normes politiques et économiques portées par le storytelling ? Comment l’hybridation des formes contribue-t-elle à brouiller le formatage de nos expériences au profit d’une représentation complexe, polysémique, voire dissensuelle du réel ? Comment ces formes nouvelles permettent-elles de penser et de mettre à distance les assignations et la scénarisation des conduites induites par le storytelling ?

7D’une manière générale, la question des liens que tissent ces pratiques avec les sciences humaines est apparue cruciale : de quelle manière se sont-elles approprié les acquis et les outils de la sociologie, de l’anthropologie, de la philosophie contemporaine, ou encore de l’histoire pour élaborer des formes de critique originales et singulières ? Comment ont-elles notamment pris en compte les acquis de la recherche en sciences sociales pour devenir à leur tour le ferment de la critique, voire de l’invention théorique ?

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9Cette manifestation était le colloque de clôture du projet « Storytelling » : intitulé dans sa longueur « Fiction littéraire contre storytelling : un nouveau critère de définition et de valorisation de la littérature ? », ce programme a été coordonné par Danielle Perrot-Corpet dans le cadre du Centre de Recherches en Littérature Comparée (EA 4510) et du Labex « Observatoire de la vie littéraire » (OBVIL : ANR-11-IDEX-0004-02) de Sorbonne Universités. De janvier 2014 à la fin 2016, il a réuni une vingtaine de chercheurs en littérature et sciences humaines, en dialogue avec des écrivains et artistes, à l’occasion d’un séminaire-cycle de rencontres à la Maison de la Poésie de Paris, de plusieurs journées d’études et de deux colloques internationaux. L’ensemble a fait l’objet de captations vidéo, consultables sur le site de l’OBVIL à l’adresse : http://obvil.paris-sorbonne.fr/carnet-de-recherche/storytelling. Les contributions écrites issues des journées d’études ont fait l’objet de deux publications : voir Danielle Perrot-Corpet (dir.), Littérature contre Storytelling ? Formes, valeurs, pouvoirs du récit aujourd’hui, [numéro spécial], Comparatismes en Sorbonne, n° 7, 2016. Consultable à l’adresse : http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/FR/Page_revue_num.php?P1=7 et  Danielle Perrot-Corpet et Anne Tomiche (dir.), Storytelling et contre-narration en littérature au prisme du genre et du fait colonial (XXe-XXIe siècles), P.I.E. Peter Lang, « Nouvelle Poétique comparatiste », 2018. Un premier colloque (Université Paris-Sorbonne, 10-12 juin 2015) a fait l’objet d’un dossier de la revue Raison Publique : voir Danielle Perrot-Corpet et Judith Sarfati-Lanter (dir.), Littérature contre Storytelling avant l’ère néolibérale : pour une autre histoire des engagements littéraires au XXe siècle », Raison publique, juin 2018, consultable à l’adresse : http://www.raison-publique.fr/article877.html.