Théâtre post-dramatique et/ou Storytelling?
1En 1999, Hans-Thies Lehmann a publié une œuvre exceptionnelle qui a changé non seulement le monde des recherches théâtrales, mais, choses rare pour des littéraires universitaires, la conception même d’un genre : Postdramatisches Theater qui, chose rare aussi dans les études littéraires et théâtrales, a été rapidement traduit en français (Le théâtre post-dramatique, L'Arche éditeur, 2002) et en 20 autres langues. Pourtant, Lehmann n’a pas « inventé » la notion, Andrzej Wirth l’a utilisée pour la première fois en 1987 et Gerda Poschamnn s’en sert en analysant les pièces de Peter Handke et de Heiner Müller en 1996. Mais c’est Lehmann qui lui donne la fonction d’un changement de paradigme.
2Pour Lehmann, le théâtre post-dramatique va de pair avec une relativisation de l’importance du texte ou même son abandon, telle qu’elle a caractérisé le drame européen de la Renaissance jusqu’au début ou au milieu du 20e siècle. Grâce au texte d’un auteur comme base de chaque mise en scène d’un drame, il était clair qu’à cette centralité du texte correspondait une dramaturgie qui avait pour tâche de transformer une histoire, réelle ou fictive, en narration d’un récit construit, mis en action par des personnages/protagonistes. Le théâtre post-dramatique, selon Lehmann, aurait abandonné la narration d’un tel récit avec l’intention de le remplacer par la matérialité de la mise en scène, donc des signes visuels, spatiaux et phonétiques qui s’adressent autant sinon plus au spectateur que le texte. Peut-être la spécificité du théâtre post-dramatique peut-elle être précisée par une distinction avec le théâtre épique de Brecht. Malgré la théorie de la distanciation, Brecht préserve grâce à la fable une conception dramatique du théâtre : le texte est clairement au centre et son exégèse est à la base des possibilités de la mise en scène. A partir de cette « réalisation » du texte, les mises en scène doivent produire, conditionner et activer des perceptions chez les spectateurs qui, en le confrontant avec ce qu’il voit sur scène, l’amènent à prendre des décisions. Tout en essayant d’exclure la mimésis et l’identification de son théâtre, le théâtre épique n’est pas conçu en opposition au théâtre dramatique mais il entreprend un changement d’accentuation.
3Le théâtre post-dramatique dépasse donc les limites du drame pour procéder à une déconstruction du théâtre de la représentation ou de la représentation au théâtre. Pour Lehmann, le passage du dramatique au post-dramatique devenait inévitable parce que les conditions concernant la conception de l’homme, du sujet et de l’action qui étaient à la base du drame et de son développement tout au long de la modernité commençaient à changer avec la crise de la modernité à laquelle réagissent les avant-gardes au cours des premières décades du 20e siècle. Les expérimentations théâtrales des avant-gardes, et spécialement celles d’Artaud, sont interprétées comme précurseurs du post-dramatique. S’il y a encore une représentation dramatique dans les expérimentations de cette avant-garde, la théâtralité gagne la primauté face au storytelling dramatique.
4Comme le livre de Lehmann, qui a eu des répercussions dans le monde théâtral, le théâtre qualifié depuis de post-dramatique, s’est développé lui-même en liaison directe avec les études théâtrales universitaires, plus spécialement à Giessen, où le groupe Rimini Protokoll a pris son essor. C’est un transfert direct des théories théâtrales influencées par le poststructuralisme : celles-ci se sont développées avant même que n’apparaisse, sur les scènes de théâtre ou dans l’espace public, la notion de « post-dramatique ». Elles ont engendré une nouvelle conception du théâtre en créant une nouvelle esthétique. La signification dans ces expérimentations résulte plus d’états de conscience que de significations linguistiques, selon la théorie que les impressions sensuelles ne se laissent pas « traduire » directement dans la langue. Selon cette théorie, ce sont les systèmes sémiotiques qui produisent temps et espace, protagonistes et action tout en les déconstruisant. Avec cette conception, la paternité littéraire est directement mise en question : souvent en effet, pour Rimini Protokoll, la conception de la performance théâtrale et les textes, s’il y en a, sont le résultat d’un travail collectif. Rimini Protokoll propage la conception d’une « paternité littéraire » ouverte, selon l’Opera aperta (1962) d’Umberto Eco, et fait en général d’acteurs non-professionnels des intervenants dans ce que le collectif qualifie de « ready made théâtral ».
5Ceci veut aussi dire que dans les réalisations post-dramatiques de pointe, il n’y a plus de rôle dans le sens traditionnel, réalisant sur scène la conception et la parole d’un protagoniste défini dans un texte. Au contraire, les acteurs échangent souvent plusieurs fois au cours de la pièce leurs « rôles » entre eux. Les performances sont largement influencées par les médias contemporains. Heiner Goebbels (1962), un des représentants du théâtre post-dramatique, propage une « dramaturgie du sampling » et fait parfois intervenir le personnel technique ou les préposées aux toilettes dans lès pièces. Le but est une performance séparant la communication des sujets présents sur scène, pour manifester une position poststructuraliste de critique du sujet (autonome).
6La « paternité littéraire » ouverte mène parfois à une situation paradoxale. Comme les « auteurs » participent souvent (Schlingensief) à la performance de leur « pièce », ils s’identifient à un tel degré avec cette réalisation, qu’ils ne veulent pas laisser d’autres groupes ou acteurs/metteurs en scène interpréter leur « pièce ». En Allemagne c’est le cas d’auteurs/réalisateurs comme René Pollesch (1962, Volksbühne, Prater), Christoph Schlingensief (1960 – 2010) ou Falk Richter (1969) qui font de leurs réalisations des moments uniques, liés à leur performances. Il est clair que c’est un théâtre qui n’a plus beaucoup de choses en commun avec le drame traditionnel, écrit par un auteur et réalisé selon l’attente d’horizon esthétique de l’époque.
7Un des grands débats déclenché par le courant post-dramatique et son importance grandissante jusqu’à aujourd’hui est celui de la conception de la culture actuelle que celui-ci représente, et particulièrement son rôle politique, ce qu’Yves Citton désigne avec le sous-titre de la Mythocratie, Storytelling et imaginaire de gauche1. Étonnement, Lehmann défend le storytellingpolitique du théâtre post-dramatique avec des arguments traditionnels. Dans une discussion de l’année 2014, il voit la position politique du théâtre post-dramatique dans son intention « de transformer les formes de perception2 » Contre cette conception s’est élevée une critique sévère, formulée entre autres par un représentant du théâtre dramatique, le dramaturge de la Schaubühne de Thomas Ostermeier, Bernd Stegemann qui s’élève contre la conception post-dramatique : « Si la réalité sociale déclare le disponible (Unverbindliche) comme qualité de conditions de production, la répétition d’ambivalences dans l’art ne peut plus fonctionner que comme geste affirmatif3 ». Et une autre critique, Birgit Haas nourrit la polémique : « Comme l’homme a été remplacé depuis longtemps par des scénarios obscurs et virtuels, il n’a plus besoin d’être dépossédé de ses possibilités par les “structures” dominantes. Par les œuvres d’art post-dramatiques, il se dépossède lui-même4. » Le reproche est donc clair et direct : non seulement, les pièces post-dramatiques ne propagent plus de storytelling, et certainement pas lié à un « imaginaire de gauche », mais elles dépouillent l’homme de cette capacité d’intervention, par le drame et en général. Et le critique polonais, Artur Pelka, pose la question de savoir si l’interruption du politique par l’esthétique dans le post-dramatique face aux mises en scène « théâtrales » de la politique, ne renforce pas la transparence de celles-ci au lieu de les démasquer5.
Un storytelling postdramatique : le théâtre d’Elfriede Jelinek
8Mais d’autres critiques apprécient le théâtre post-dramatique comme imbrication productive d’une esthétique post-dramatique et d’une réflexion politique et sociale. Les exemples de référence pour une telle position sont les pièces d’Elfriede Jelinek, souvent qualifiée d’auteur post-dramatique6. En général, elles sont destinées à une représentation immédiate, aussi parce que Jelinek s’empare de conflits politiques, sociaux ou culturels actuels, comme dernièrement Die Schutzbefohlenen (2013) qui renvoie à la pièce d’Eschyle, Les Suppliantes. Mais l’existence de cet hypotexte, dont le titre est cité à la fin de la pièce, indique aussi que la pièce post-dramatique est en partie contaminée par la tragédie classique7. Quand on regarde le texte de cette pièce, il n’a rien de dramatique ni de post-dramatique. C’est un long monologue qu’on pourrait qualifier de collectif, avec des narrateurs auto-diégétiques.
9Sans aucun doute, on peut qualifier ces réflexions-réactions-récriminations comme un Storytelling et imaginaire de gauche, et ce n’est pas un hasard si l’illustration de couverture de Citton, présentant des immigrants-suppliants d’Ellis Island ressemble aux illustrations du texte sur le site de Jelinek. Mais peut-être, un texte qui utilise les procédés de la tragédie classique, comme le chœur ou le messager (teichoscopie), se prête-il de manière idéale à cette sorte de monologue-apostrophe que les réfugiés-suppliants adressent aux autochtones, dans ce cas aux Autrichiens. Quand les récitants citent une écrivaine autrichienne prix Nobel qui elle-même s’engage et parle de la perspective des suppliants, se crée un trouble diégétique intentionné, mais pas dans le sens du « Qu’importe qui parle » de Foucault. Ici, il importe que ce soit la voix de l’auteure et la voix des protagonistes collectifs qui s’amalgament, le storytelling de l’une devient celui de l’autre et vice versa. Le storytellingn’est pas seulement la mission et l’obligation des uns mais aussi un devoir des autres. Le récit que cette nouvelle « collectivité » des suppliants et de l’auteur nous raconte, est décidément politique.
10En Allemagne, le théâtre post-dramatique occupe une place entre le système des théâtres municipaux subventionnés, chacun ayant une troupe permanente, et les groupes libres, vivant d’un financement sur projet. René Pollesch est régulièrement invité avec ses pièces à la Volksbühne de Berlin, et le groupe Rimini Protokoll performe actuellement Remote Mitte, désigné comme « Kollektiver Audiowalk » (audiopromenade collective) dans le cadre du programme du Gorki Theater de la même ville. La structure des théâtres subventionnés se montre donc assez ouverte vis-à-vis du post-dramatique. En France, malgré des invitations nombreuses de groupes et de spectacles post-dramatiques, à commencer par les productions L’histoire des larmes et Je suis sang de Jan Fabre, alors artiste associé, au festival d’Avignon de 2005, « le texte littéraire du drame possède toujours une importance exceptionnelle, pour ne pas dire un statut d’exception dans l’économie des signes théâtraux », pour citer Emmanuel Béhague8. Il existe des groupes, parfois depuis longtemps, comme le « Théâtre du Radeau » (1977) de François Tanguy (au Mans), qui pratiquent une dramaturgie qu’on peut désigner de post-dramatique, et on a rapproché des auteurs dramatiques comme Michel Vinaver ou Bernard-Marie Koltès du post-dramatique. Cela a été le cas aussi pour Wajdi Mouawad, avec des pièces comme Ciel (2009), Incendies (2003) ou Littoral (1999), mais celles-ci se situent dans un espace fictif déterminé et possèdent une action clairement circonscrite. Le fait qu’il vienne d’être nommé (en avril 2016) directeur du Théâtre national de la Colline confirme cette appréciation. L’exception historique, mais avec des moyens poétiques libérant le langage, est représentée par Valère Novarina, qu’on peut comparer à cause de l’absence de structures traditionnelles du drame, au post-dramatique, mais le dérèglement poétique de ses monologues est plus proches de procédés surréalistes que la langue engagée des monologues d’une Jelinek.
La réception du post-dramatique en France
11Le débat universitaire autour de l’existence d’un théâtre post-dramatique est largement influencé par la domination du théâtre parlé/littéraire en France. De la même manière que Lehmann est représentatif pour l’espace germanophone (il est difficile de faire des différences entre les recherches et les pratiques théâtrales en Autriche, dans la Suisse alémanique et en Allemagne), Jean-Pierre Sarrazac représente le point de vue dominant en France. Dans sa Poétique du drame moderne (2012), le titre représente déjà un positionnement clair : nous sommes encore dans l’époque de ce drame. En se réclamant de Heiner Müller, dont il met en épigraphe à son livre la citation, « Un drame est ce que j’appelle un drame9 », il prend position contre un changement de paradigme post-dramatique. Comme pour Müller, pour Sarrazac, « la dramaturgie moderne et contemporaine n’a jamais cessé d’accueillir le désordre » (p. 13) ce qui l’amène à déclarer : « On aura compris que je ne souscris aucunement à cette idée à la mode de la mort du drame et de l’entrée du théâtre dans une ère résolument “post-dramatique” ». A la place du théâtre post-dramatique, Sarrazac proclame un théâtre contemporain qu’il appelle « Le-drame-de-la-vie » qui tout en continuant le processus de déconstruction (la disparition de l’homme selon Foucault) est « placé sous le signe de l’impersonnage » (p. 395). Au centre de ce drame, et c’est la story qu’il raconte, se trouve « la rencontre catastrophique avec l’autre – fut-ce, dans certains cas, l’autre en soi-même. » (p. 395) .
12En ce qui concerne l’appréciation du concept de théâtre post-dramatique, la position de Sarrazac est partagée par Patrice Pavis qui observe dans le théâtre contemporain une tendance de « re-dramatisation » et de « re-figuration », rendant de nouveau possible une action dramatique portée par des figures fictives. Dans l’introduction de son essai écrit à l’occasion du festival d’Avignon de 2009, Pavis cite, non sans ironie, la déclaration des directeurs d’antan (Hortense Archambault et Vincent Baudriller) : « L’homme a besoin de raconter des histoires car elles lui confèrent son humanité, lui permettent d’appréhender le monde et de combattre la tentation de l’amnésie10. » Et il en tire la conclusion que « l’art de raconter, de parler du monde grâce à des acteurs représentant des personnages fictifs » sont de nouveau d’actualité, pour ajouter : « Autant de critères qui, selon Hans-Thies Lehmann, sont caractéristiques de tout ce qui précède le post-dramatique » et qui s’en tient « à la représentation d’un cosmos textuel fictif et simulé » (ibid.). Pavis renvoie dans ce contexte à Joël Jouanneau (Sous l’œil d’Oedipe, 2010) mais aussi à Mouawad que nous avons vu être classé comme post-dramatique. Les critères de cette notion sont donc ambigus. Tout en reprochant à la plupart des pièces leur manque de lecture « politique », Pavis « risque » dans sa « Conclusion » l’observation suivante : « nos auteurs et nos metteurs en scène semblent prendre ou reprendre goût au récit, au plaisir de raconter» (ibid.). Donc : il y a une tendance nette de storytelling dans le théâtre contemporain. La question, à laquelle le dernier adjectif du titre de Pavis semble donner une réponse, est de savoir, si ce storytellingest possible avec le théâtre post-dramatique. En ouvrant une perspective « postpost-dramatique », Pavis prend aussi (ironiquement) position envers le théâtre post-dramatique.
Post-dramatique, néo-dramatique et storytelling : le théâtre de Joël Pommerat
13L’ambiguïté des notions devient évidente quand on prend comme référence du storytelling post-dramatique une œuvre comme celle de Joël Pommerat. Patrice Pavis l’apprécie dans L’analyse des spectacles de la manière suivante :
Pour un auteur d’avant-garde comme Joël Pommerat, l’expérience est ce que le spectateur doit éprouver au théâtre : « Nous pouvons traverser, vivre, ressentir, éprouver certaines extrémités de l’existence. C’est une expérience mais c’est aussi un jeu. » [11] Selon un critique contemporain comme Yves Michaud, l’expérience se substitue à la production de l’œuvre, elle en remplace la réalité solide par une expérience comparable à un art à l’état gazeux. L’art contemporain – et on pourrait ajouter : le théâtre postmoderne ou post-dramatique – privilégie non plus l’œuvre concrète, mais le côté événementiel et informe de l’expérience [...].12
14Si le théâtre de Pommerat correspondait complètement à ce primat accordé à la réception, Pavis aurait certainement raison, la story que racontent ses pièces serait celle des réactions de ses spectateurs que le côté événementiel rendrait presque instantanément informe. Mais peut-être que les choses sont un peu plus compliquées, comme semble l’illustrer l’explication de sa méthode par Pommerat même :
J'ai commencé à ressentir combien il était juste, et même naturel, que l'écriture du texte et la mise en scène naissent d'un même mouvement, et ne soient plus envisagés de façon décalée, séparée. J'ai commencé à ressentir combien la mise en scène était elle aussi une écriture. Le texte se chargeait des signes et du sens véhiculés par le langage de la parole, la mise en scène prenait en charge tous les autres langages, les autres signes, visibles ou pas, audibles ou pas, et leurs résonances entre eux. Et tout cela c'était l'écriture. Et c'est tout cela qui composait le poème dramatique13.
15« L’écrivain de plateau14 », l’auteur qui est en même temps metteur en scène, et où les deux fonctions sont difficiles à distinguer, participe au post-dramatique en tant que mise en question de la priorité du texte, non seulement dans le temps mais d’une manière absolue dans toute réalisation théâtrale. Mais le texte n’est pas abandonné ou devenu insignifiant pour autant. Pommerat essaie d’arriver à un compromis qu’on pourrait qualifier d’historique entre le texte et la mise en scène. D’un côté le langage et la parole et de l’autre côté tous les autres langages. Ce qui est essentiel, ce sont les résonances entre eux, grâce à elles on peut parler d’un poème dramatique. Il y aurait donc une co-présence du dramatique et du post-dramatique chez Pommerat, on pourrait donc qualifier son théâtre avec Patrice Pavis de « postpost-dramatique », ou de « néo-dramatique » avec Anne Montfort15.
16Je prendrai comme exemple Cercles / Fictions de Pommerat, que j’ai vu dans le cadre d’une semaine théâtrale en 2010. Comme le titre l’indique, le caractère fictionnel de l’ensemble, qui est constitué de quelque 35 scènes organisées en six « Histoires », est ouvertement revendiqué et le tout est ancré dans une dimension historique de très longue durée : au Moyen-Âge (1370), au début du 20e siècle (1901 et 1914) et au début du 21e siècle (2002, 2005, 2007, 2009 et aujourd’hui). Ces « Histoires », dont les alternances forment des « cercles », ont une histoire à raconter, celle de la société et de la culture occidentale, d’un commencement où l’idéalisme chrétien se transforme en « folie ». « Aujourd’hui en ce monde / Argent est devenu loi16 » déclare le chevalier qui avait crû à l’idéal chrétien, et il est significatif que ce soit ce chevalier qui apparaisse dans la dernière scène de la pièce, décrit seulement par la didascalie : « Au milieu de la brume, on voit le chevalier en armure. / Noir. / Fin. » (p. 97) Le début du 20e siècle (1901 et 1914) montre les contradictions sociales et individuelles d’une tentative de réconciliation des antagonismes de classe du temps de la bourgeoisie triomphante dans un foyer entre aristocrates et domestiques. Et les six histoires « contemporaines » évoquent des situations socialement et psychiquement sans issue : dans une agence pour l’emploi (2007), dans la compromission totale pour un avancement (2005), avec la vente au domicile (2009), avec un jeu de loterie (aujourd’hui) et avec deux couples égarés dans une forêt (2002), symptomatique de la situation sociale actuelle. Chaque histoire présente un storytellingavec plusieurs perspectives. La mise en scène impressionnante et émouvante souligne le message des « histoires » qui se complètent mutuellement sans aboutir à un grand récit. Les deux scènes de jeu sont situées dans l’actualité et se passent dans une boîte de nuit, comparable à une scène de théâtre. C’est à la fois un storytelling et la critique du storytelling : dans deux scènes, le « Présentateur » fait l’article de son « GRAND jeu », « le jeu de l’infini » (p. 16-17), une sorte de theatrum mundi. Et le storytellingse dénude et se critique lui-même quand le « Présentateur » révèle son secret : « Avant, vous n’aviez qu’un seul DIEU, unique, en QUI croire et espérer. / Maintenant je vous en propose un autre pour le remplacer. Un DIEU plus indulgent et plus compréhensif : oui / VOUS-MÊME » (p. 37). Le storytelling des « Histoires », dans ce cas celui de la sécularisation occidentale et de ses conséquences, fonctionne de cette manière. Ces appréciations ne sont pas proclamées par un raisonneur ou par un commentateur comme dans le théâtre épique, mais résultent de la scène elle-même. Avec ces prises de positions, les pièces de Pommerat sont loin du théâtre post-dramatique, ils réalisent plutôt quelque chose qu’on pourrait appeler Storytelling et imaginaire de gauche (Citton).
17J’ai cité la description de sa méthode par Pommerat et je renvoie à la phrase centrale : « Le texte se chargeait des signes et du sens véhiculés par le langage de la parole, la mise en scène prenait en charge tous les autres langages, les autres signes, visibles ou pas, audibles ou pas, et leurs résonances entre eux. Et tout cela c'était l'écriture17. »Pommerat apprécie donc nettement son procédé comme une « écriture de plateau » (selon Tackels), mais en même temps, avec un texte (déstructuré), des personnages (disloqués) et une fiction (mise en doute), son écriture théâtrale correspond aussi à la définition qu’Anne Montfort propose pour le « théâtre néo-dramatique ».
Une occupation/dé(con)struction du théâtre : l’Occupation de la Bastille
18Une expérience contemporaine qui semble aller dans le sens d’un théâtre post-dramatique, est le projet collectif autour de Tiago Rodrigues, le directeur du Théâtre national portugais « Occupation de la Bastille. 68 jours, du 11 avril au 12 juin, 90 participants ». Le projet est résumé ainsi : « Nous allons occuper le Théâtre de la Bastille. Pourquoi nous voulons le faire, nous le savons. Mais quant à vous dire ce qui adviendra, nous ne pouvons rien promettre. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles nous occupons ce théâtre. » Tiago Rodrigues parle ainsi du « droit de ne pas savoir ce qui aura lieu ». L’innovation de cette entreprise collective est le travail :
[…] pendant deux mois avec un groupe de 90 personnes composé d’artistes français et portugais, de 70 spectateurs du Théâtre de la Bastille et de toute son équipe. Le groupe inventera et présentera des soirées uniques intitulées Ce soir ne se répétera jamais [10, 17 et 24 mai] durant lesquelles nous ouvrirons les portes du théâtre afin que la cité puisse découvrir les exploits et les échecs de notre audacieuse occupation. Pour finir, nous présenterons une nouvelle création intitulée Je t’ai vu pour la première fois au Théâtre de la Bastille [6 au 12 juin 2016], qui sera probablement une sorte de manifeste-mémoire de cette occupation, ou bien quelque chose de totalement différent. Sans compter toutes les choses que nous inventerons ensemble et qui ne peuvent être signalées puisqu’elles n’ont pas encore été imaginées18.
19Le travail collectif des spectateurs, intermittents et acteurs n’envisageait pas un produit déterminé dans la forme d’une « pièce de théâtre » à la fin, mais une discussion de ce que peut être le théâtre, en l’ouvrant vers le public du quartier, par exemple par la participation d’élèves d’un lycée professionnel ou par les discussions avec les occupants des « Nuits debout » de la Place de la République.
20Ce qui résulte de cette nouvelle occupation de la Bastille est une nouvelle forme de théâtre, relevant peut-être moins du post-dramatique (même si dans l’ordre chronologique, ce classement est adéquat) que d’une utopie du théâtre comme lieu public. Tiago Rodrigues justifie cette utopie par « trois formes d’urgences » :
Urgence de l’équipe d’un théâtre à questionner son rapport aux artistes et au public, en s’opposant au rythme précipité (mais pas souvent urgent) de la consommation culturelle ; urgence des artistes à rencontrer des théâtres autrement, d’une façon qui leur permette réellement de s’inscrire dans la cité ; urgence, enfin, d’un public qui désire habiter le théâtre comme quelqu’un qui déchiffre un mystère, en pariant sur le fait de ne pas savoir ce qui aura lieu. (ibid.)
21La dernière « urgence », le désir d’habiter le théâtre rappelle l’utopie du théâtre dans El público de Federico Garicía Lorca, proclamant à la fin : « Hay que destruir et teatro o vivir en el teatro !19 » La vie dans le théâtre est équivalente à une « destruction » du théâtre et dans ce sens, l’occupation est une forme de destruction pour permettre d’« habiter » le théâtre. Même si cette vie/occupation de la Bastille est limitée dans le temps (68 jours, le matin et l’après-midi et parfois le soir, de 19 à 23h) elle représente une destruction du drame traditionnel, y inclus le « néo-dramatique ». « L’écriture de plateau » qui est l’œuvre de tous les participants peut prendre la forme de micro-stories, mais l’essentiel est le projet de ce lieu utopique comme un storytelling collectif.
22 Dans la pièce de Lorca citée plus haut, il est également dit: « Es rompiendo todas las puertas el único modo que tiene el drama de justificarse [...] » (p. 185), et Rimini Protokoll est certainement un des groupes qui a le plus radicalement rompu les portes dans le sens d’un théâtre post-dramatique.
23Le groupe (historique) est un exemple de l’interpénétration des études et de la pratique théâtrales. Déjà au cours des études universitaires (et non dans une école ou université dramatique) à Giessen, le Drama Departement de référence en Allemagne, les futurs Rimini Protokoll (Helgard Haug, Stefan Kaegi, Daniel Wetzel) veulent « reconstruire la scène comme instrument de médiation/communication, comme système d’exploitation », et l’homonymie avec la technique électronique est intentionnelle. Depuis 2000, le groupe produit sous le sigle Rimini Protokoll des documentations théâtrales, des mises en espaces publiques proches de performances et aussi de pièces radiophoniques. Dans une interview au Le Monde, le groupe déclare : « Notre collectif, Rimini Protokoll, pose la même question depuis ses débuts :
Qui a le droit, qui doit être sur scène ? » Inviter le public sur les planches, amateurs ou anonymes peu habitués au théâtre, permet de questionner les conventions de cet art. Ce n’est pas de la littérature. Nous écrivons à partir de situations qui nous semblent théâtrales : nous nous rendons à des réunions d‘actionnaires pour les observer, ou bien nous reproduisons sur scène un débat parlementaire. Cela aiguise le regard sur ce qui se passe dans le monde et autour de nous20.
24Cette forme théâtrale a des similitudes avec l’Occupation de la Bastille mais s’en distingue par la recherche documentaire. Une autre forme, celle des mises en espaces publiques, dans le sens d’expérimentations théâtrales et sociales dans l’espace publique, s’en distingue nettement.
Aux limites du post-dramatiques ? Le storytelling de Rimini Protokoll
25Le groupe « explore et exploite de multiples supports afin de mieux restituer cette théâtralité hors théâtre [...] et sa conception théâtrale, selon Anne-Sophie Gomez, se situe « dans la droite ligne post-dramatique d’un refus du textocentrisme21. » S’il y a des productions qui pourraient être qualifiées de « retour aux sources », comme les mises en scènes déconstructionnistes du Wallenstein (de Schiller), de La visite d’une vieille dame (Dürrenmatt) ou de Prométhée à Athènes (Eschyle) il existe de plus en plus des productions-installations se situant dans l’espace public. Un des exemples, exploités à l’extrême, est le projet Remote X, « joué » entre autres à Paris, à New York, à Moscou, à Abou Dhabi, à Santiago, à Helsinki et au Festival d’Avignon22 et dans de nombreuses villes allemandes, parfois dans plusieurs constellations dans la même ville. Je prends comme exemple la version performée actuellement à Berlin en coopération avec le Gorki Theater, sous le titre Remote Mitte (Remote Centre). Selon le modèle des jeux de piste électroniques, 50 participants, pourvus de casques-récepteurs, et qui ne se connaissent pas partent explorer la ville réelle. Une voix électronique accompagnée de musique de films, sorte d’« intelligence artificielle », les guide et les fait se séparer, se former en petits groupes, et se réunir de nouveau pour faire de la ville un film collectif. Le jeu de piste a pourtant un « but » : d’un point de départ un peu décentré, la voix mène les participants « de la périphérie au centre » (description du projet). Le tout est désigné comme « laboratoire de recherche mobile » (mobiles Forschungslabor). Mise à part la question (très discutée) de savoir en quoi cela fait encore partie du théâtre, la question du storytelling est ici essentielle. La revendication d’un « éclairage nouveau sur la réalité sociale à l’heure de la mondialisation23 » est en fait une visite guidée par la voix électronique dont les itinéraires sont balisés. Même la spontanéité de la formation/dissolution de groupes est canalisée. Quelle story peut raconter une telle « Kollektiver Audiowalk » (Audiopromenade collective) ? Et sauf pour l’âge et la classe sociale et culturelle : en quoi une telle promenade de la périphérie au centre se distingue-t-elle d’une visite guidée alternative ? Comparé aux promenades des surréalistes ou aux dérives des situationnistes où le hasard doit faire découvrir l’inconnu, les audiopromenades collectives correspondent plutôt aux navigateurs dirigeant les participants vers un but prédéterminé. Un storytelling dans le sens d’un « éclairage nouveau sur la réalité sociale » ne semble pas évident, au lieu de la « reconduction de l’art dans la vie », proclamée par les avant-gardes (historiques), les promenades Rimini risquent de faire participer à une « société du spectacle ».
26Les spécialistes du storytelling s’intéressent peu au théâtre et le théâtre n’est pas plus intéressé par le storytelling. Il existe des groupes qui travaillent avec le storytelling au théâtre24, mais la plupart du temps il s’agit d’institutions culturelles qui veulent y trouver un profil attractif pour des séjours payants. Dans Mythocratie, Yves Citton consacre un chapitre à « L’activité de scénarisation » qui selon lui « peut donc s’appliquer à la fois à des personnages fictifs joués par des acteurs et à mes propres comportements d’individu réel (avec ou sans ma conscience de participer à une scénarisation), au sein d’actions collectives susceptibles de se dérouler dans la réalité à venir. Dans le second cas, je traite des personnages réels (moi et ceux qui sont impliqués dans les actions en question) comme des personnages de fiction [...] » (p. 85). Dans ma contribution au dernier colloque portant sur les débats autour du storytelling25, j’avais mentionné la critique de Françoise Lavocat, se demandant, « Comment la liberté de choix pourrait-elle coexister avec l’éventualité d’être scénarisé à son insu ?26 » Tout en reconnaissant l’importance de cette critique, je crois que Citton a souligné avec ce fonctionnement de la « scénarisation » une caractéristique essentielle du théâtre post-dramatique. Mis à part Cercles / Fictions de Pommerat où ce problème est transféré à l’intérieur de la pièce (les personnages étant confrontés à l’incompatibilité entre leur vie « réelle » et le storytelling « officiel »), les trois autres spectacles fonctionnent plus ou moins à l’intérieur de cette problématique et prennent position envers elle. Elfriede Jelinek a laissé déclamer ses Suppliantes par des réfugiés actuels qui ont la conscience de participer à une scénarisation qui est en même temps celle de leur propre situation : les limites entre la réalité et la fiction (la fiction/réalité des récits racontés et de la réalité à venir espérée) sont dissoutes.
27Avec L’Occupation de la Bastille et le Remote X (dans notre cas « Mitte » à Berlin), la structure du spectacle même est basée sur une telle scénarisation. Les acteurs-spectateurs au Théâtre de la Bastille et en dehors de lui sont en tant qu’acteurs dans un projet, donc partiellement comme des « personnages de fiction », mais tout en ne quittant pas leur statut de personnages réels. Avec Remote Mitte de Rimini Protokoll, la scénarisation va encore plus loin. Les participants du audiowalk savent qu’ils jouent un « rôle » dans une scénarisation. La question qui se pose est de savoir s’ils se soumettent à « une certaine malléabilité inhérente à l’univers de props », donc les « modèles de la dynamique intellectuelle portée par une œuvre d’art », comme l’explique Yves Citton (p. 82, p. 85) ou s’ils réagissent à celle-ci en quittant le statut de personnages de fiction participant à une performance pour réagir comme individu réel. Ce qui pose la question d’un imaginaire dépassant les limites de la scénarisation, donc ce que Citton appelle une « reconfiguration » (p. 74).
28La pratique théâtrale a l’avantage d’expérimenter avec des scénarisations et de révéler leurs limites. Un cas limite comme les « explorations guidées » de Rimini Projekt participe à la fois à une autre expérience de la ville, mais la question « Qui suivons nous quand nous nous laissons guider par un programme d’ordinateur ? » (Site Remote Mitte) et les comportements de certains groupes (désignés parfois comme des « hordes » sur le site) explicitent aussi qu’une telle expérience peut devenir un « spectacle » à la Debord.
29Dans l’étude de référence de Christian Salmon (Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater des esprits) les films et la littérature romanesque sont souvent cités comme modèles du storytelling. Le théâtre n’y apparaît qu’une seule fois quand Salmon mentionne « un best-seller intitulé Shakespeare on Management [qui] propose par exemple de relire les tragédies de Shakespeare dans le but d’en tirer des modèles de leadership et de leçons pratiques pour la gestion des ressources humaine27. » Il est significatif que ce soit la lecture qui soit recommandée et non pas une mise en scène de tragédie. Le théâtre, celui de Shakespeare comme celui que j’ai évoqué, est à l’opposé d’un « nouvel ordre narratif », pour reprendre le titre de la conclusion de Salmon. La structure actantielle du théâtre exclut un discours de dressage et d’assujettissement (p. 199). Dans cette perspective, le post-dramatique est une chance et un danger. Une chance parce qu’il ouvre les portes du théâtre à la réalité, mais un danger en créant ainsi de la place pour le spectacle qui peut devenir son propre but et ainsi exclure toute contre-narration. Mais actuellement, et peut-être plus que dans la prose narrative, on peut entendre dans le théâtre, post- ou néodramatique « le grondement de la bataille » de Foucault avec laquelle Salmon conclut son livre.