Colloques en ligne

Clara Debard

 Les créations françaises au Vieux-Colombier (1913-1924) : entre innovation et provocation

1Évoquer Jacques Copeau, c’est évoquer le metteur en scène, l’acteur et le critique dramatique mais plus rarement, le dramaturge, auteur des Frères Karamazov d’après Dostoïevski, de La Maison natale et du Petit Pauvre, pour ne citer que ses trois principales pièces1. Par ses fonctions de directeur du théâtre parisien du Vieux-Colombier, de 1913 à 1914 et de 1919 à 1924, Jacques Copeau a également été amené à découvrir des textes dramatiques nouveaux. Il a sélectionné, remodelé, voire réécrit des pièces de théâtre qui portent l’empreinte de ses goûts et de sa personnalité, au-delà des inévitables influences de son entourage littéraire, que celui-ci soit le milieu de La N.R.F : André Gide, Jean Schlumberger, Henri Ghéon et Roger Martin du Gard, ou le groupe des proches qui l’ont secondé dans ses activités de metteur en scène, comme Léon Chancerel, Jules Romains et Louis Jouvet.

2Malgré sa volonté de renouveau, le Vieux-Colombier ne se veut pas une scène d’avant-garde. Il s’enracine dans la tradition théâtrale, à tel point que l’un des auteurs qui y est le plus joué, même s’il est réinterprété de façon novatrice, est Molière2. Quant à la sélection des pièces nouvelles par Jacques Copeau, elle est incontestablement tributaire du dégoût des avant-gardes exprimé, non sans paradoxe, par l’auteur du Roi Candaule, de Saül et de Corydon :

Les dadas ont pour but le scandale ; je ne considère le scandale que comme un moyen ; un moyen honteux et dont je n’ai pas voulu me servir.3

3Difficile constat, à l’heure où ce sont précisément les avant-gardes que traitent la plupart des anthologies et des essais qui écrivent l’histoire du théâtre français au xxe siècle. Quand ils examinent « les formes esthétiques de l’œuvre d’art à la veille de la Première Guerre mondiale », les critiques actuels célèbrent les audaces, le vitalisme, la « recherche d’une forme ouverte, voire aléatoire4 » qui semble se situer très loin de l’objectif de Jacques Copeau en 1913. « Les théâtrologues universitaires proposent une anamorphose du répertoire, ils y privilégient tout ce qui a partie liée avec la modernité, vue comme contestation de la mimèsis », constate pour sa part Jeanyves Guérin5. Toute une frange de la production des théâtres d’art est ainsi occultée. Une relecture à l’aune du thème du scandale – dans un dialogue souple avec l’innovation et la provocation – permet de lui redonner une place.

Avant-guerre : le scandale larvé

4Dans le cas du répertoire théâtral du Vieux-Colombier, il semble curieusement plus pertinent d’étudier le caractère scandaleux du texte et de son choix que celui de la dramaturgie, qui se réduit à la seule provocation de l’épure scénique, d’ailleurs relative, car adaptée à la nature de chaque pièce, et unanimement célébrée par le public, à tel point que le jansénisme reste la principale marque laissée par Jacques Copeau à l’histoire de la scène. Sur les vingt-et-une pièces du nouveau répertoire français créé au Vieux-Colombier, nous pouvons retenir huit textes au potentiel scandaleux, et mettre l’accent sur quatre en particulier : L’Eau-de-vie d’Henri Ghéon, Le Testament du Père Leleu de Roger Martin du Gard, La Mort de Sparte de Jean Schlumberger et La Maison natale de Jacques Copeau. Nous reprendrons les sens du mot scandale déclinés par Delphine Aebi6 pour caractériser la période suivante de la production théâtrale française, de 1940 à 1960, dans la mesure où les pièces de l’avant-première-guerre et de l’entre-deux-guerres la préparent et y conduisent, fut-ce en dessinant quelques zigzags : en quoi ces pièces cherchent-elles le scandale pour attirer l’attention sur leur auteur ? Les dramaturges choisissent-ils des sujets délicats, susceptibles de soulever des réactions virulentes, en rapport avec les institutions, les mœurs ou la bienséance ? Les œuvres illustrent-elles la complexité de la notion de scandale, en tant qu’il ne saurait se réduire à un synonyme de chahut ou d’esclandre, mais peut aussi se définir comme un moyen de troubler la tranquillité du spectateur, quelle que soit l’ampleur de sa réaction et les moyens choisis pour l’exprimer, y compris écrits ?

5Le répertoire du Vieux-Colombier est dichotomique, autour de la Grande Guerre. Avant elle, rien ne semble en apparence scandaliser le public. Les Fils Louverné de Jean Schlumberger, montés par Copeau en novembre 1913, ont pour pivot dramatique l’adultère d’une femme avec son beau-frère, alors qu’elle rentre, enceinte, de voyage de noces7. C’est à peine si la presse s’interroge sur la cohérence psychologique de cette péripétie. L’attitude la plus courante consiste à conclure à la densité du personnage :

Étrange Sylvie, elle a dès le début une attitude énigmatique que met bien en valeur Mlle Albane, corps frêle, visage pâle aux yeux immenses où vit l’angoisse. […] Mais quoi, il est trop tard, Sylvie est enceinte. [Après son adultère] elle voudrait s’en aller seule, comme une institutrice d’Ibsen.8

6Gaston de Pawlowski fait exception lorsqu’il objecte :

J’entends bien que l’auteur a voulu nous montrer dans Sylvie la femme symbolique, adorant au fond le mâle qui la soumet, poursuivant tout en même temps l’intellectuel qui paraît la dédaigner et ne sachant plus que faire lorsque, la faute commise, elle regrette le paradis perdu. Mais enfin, quel que soit l’attrait des gestes symboliques, ne vous semble-t-il pas que dans les pièces littéraires les femmes succombent plus facilement que dans les vaudevilles ?9

7Outre Les Fils Louverné, les nouveautés de la première Saison du Vieux-Colombier sont : L’Échange, L’Eau-de-vie et Le Testament du Père Leleu. Lorsqu’il crée L’Eau-de-vie d’Henri Ghéon en avril 1914, Jacques Copeau pose de façon nouvelle la représentation de la violence à la scène française. La fin du premier acte met sous les yeux du spectateur une scène d’orgie, de viol et d’inceste ; la pièce se dénoue par un infanticide10. Loin d’exprimer du recul face au spectacle, la critique d’époque admire la perfection de la réalisation scénique, s’efforce de comprendre les mobiles du dramaturge, voire ironise sur le caractère roué du patriarche qui mène la bacchanale :

Le vieux Fossard va tâcher de séduire cet avorton gênant […] il veut lui faire partager leurs plaisirs, lui faire boire de l’eau-de-vie. […] tous sont saouls, l’orgie succède à la crapule, ces paysans ivres jettent le pauvre petit dans les bras et dans les jambes de Marie, une belle-sœur qui sert à tous et à tout. Cette fin de saturnale est bien réglée et fait honneur au metteur en scène.11
La scène d’ivresse [à la fin du 1er acte] les a fait unanimement applaudir.12
Qu’avons-nous dans le siècle où nous sommes, qui exalte, qui simplifie, qui déchaîne, qui rapproche des forces premières ? L’alcool. […] Il détruit l’ordre que l’homme a ajouté à la nature. Il délie les liens mêmes du sang, et soumettant tous les hommes au seul désir, il rétablit au foyer détruit l’antique inceste. […] Ces monstres enchaînés se réveillent et se trouvent délivrés ; et leur tumulte occupe toute la pièce. […] on voit que le père est l’amant de sa bru, et Lucas, au milieu des rires, est violé par sa belle-sœur sur le lit où est mort sa mère.13
Le père […] étrangle [Lucas] en simulant une crise de délire alcoolique. C’est un vieux malin qui n’oublie pas de dégager sa responsabilité…14

8Pourquoi et comment le scandale est-il évité ? La première hypothèse est que le rejet et le dégoût sont immédiatement exprimés, au sein même de la pièce, par le personnage de Lucas qui fait figure de spectateur écœuré, puis révolté par les excès familiaux, comme le résume Léo Claretie :

Le lendemain, tous ont cuvé leur alcool, et le vieux Fossard a été quérir le notaire pour que Lucas s’engage par acte écrit, comme il l’a fait verbalement, à laisser sa part de bien dans la communauté. Mais la saoulerie de la veille l’a indigné. Il refuse. Il gardera sa part pour en déplanter les pommiers qui servent à faire du cidre et de l’eau-de-vie. Dans un beau mouvement de colère, il s’emporte contre l’alcool et les alcooliques, contre son père dont l’ivrognerie est la première cause de la dégénérescence de son fils ; il le lui dit en termes forts et crûment pittoresques.15

9Lucas et le public, victime et témoins de la violence, sont ainsi placés sur le même niveau, comme l’explique un critique :

[C’est une] œuvre […] très forte dans certaines scènes […] Au troisième acte, […] le frère aîné qui semblait être son protecteur assiste impassible [au] meurtre [du cadet]. Ce dénouement brutal impressionne vivement les autres personnages de la pièce et le public.16

10Le public est en quelque sorte dépossédé du scandale, puisque celui-ci est mis en scène au cœur de la pièce.

11Les réactions sont également étouffées dans la salle par des habitudes de réception que notre siècle peut avoir du mal à reconstituer. Les critiques portent beaucoup plus volontiers la programmation, jugée répétitive, que sur la nature de la pièce :

M. Jacques Copeau a eu tort, à notre avis, de monter L’Eau-de-vie, cette année. Après Les Fils Louverné et Le Testament du père Leleu, cela fait trois drames rustiques en cinq mois. C’est beaucoup…17

12Seule Jane Misme s’avoue choquée : « Le réalisme noir et cru de l’œuvre en fait un spectacle difficile à supporter18. » En réalité, le public de 1914 ne réagit plus à la violence scénique dont vient d’abuser le naturalisme dramatique, dont en 1894 déjà, Gustave Lanson fait l’éloge funèbre :

Rien ne survit de ces tranches de vie minutieusement exactes, brutalement pessimistes, servies toutes crues à un public facile alors à scandaliser mais vite blasé. […] Grossièreté allant jusqu’à l’obscénité (puisque c’est notre erreur favorite, à nous autres Français, de croire que plus le modèle est répugnant, plus l’imitation est réelle) et, d’autre part, minutieuse exactitude du décor, de la mise en scène, du jeu et du débit des acteurs. […] On s’est blasé sur le genre brutal, ou amer, ou immoral.19

13D’autre part, la pièce d’Henri Ghéon, en réactivant des stéréotypes banals, invite le spectateur parisien à la prise de distance, dans la mesure où le milieu représenté – la petite paysannerie provinciale cupide et frustre – est radicalement éloigné de son quotidien. La question du point de vue reste floue. Dans le propos liminaire qui accompagne la seconde publication en revue, Henri Ghéon explique que son intention première était nietzschéenne : il s’agissait de conduire le public à questionner le moralisme de Lucas. Le fait que Ghéon ait édité la pièce sans le troisième acte, où Lucas est étranglé par son père, rétablit une perspective morale, invitant le lecteur à conclure au triomphe de l’être faible mais instruit sur la famille aux pulsions primaires, puisque le second acte se clôt sur son refus de céder le verger hérité de sa mère.

14La conversion d’Henri Ghéon pendant la Première Guerre mondiale a pu influer sur cette publication tronquée, tout autant que l’indifférence générale au devenir de sa pièce, dont l’édition ne semble avoir été encouragée ni par Copeau ni par les auteurs de la N.R.F., qui ne lui ont pas ouvert la « collection du répertoire du Vieux-Colombier » aux Éditions Gallimard. Privé de moyens, face à un public qui a eu le temps d’oublier la création de sa pièce, Henri Ghéon en a sauvé les deux premiers actes dans La Vie des Lettres, en 1921. Telle qu’elle nous est léguée à l’écrit, même incomplète20, l’œuvre comporte pourtant un trait majeur de la production théâtrale postérieure décrit par Delphine Aebi : par le biais d’une scène interne scandaleuse, poser la question du statut du spectateur et réfléchir au voyeurisme inhérent à tout spectacle21.

Après-guerre : le scandale évité

15Après deux saisons américaines destinées à faire connaître l’art français pour contrer les influences allemandes à l’étranger et développer une implantation idéologique à New York, en mission pour Clémenceau, le Vieux-Colombier rouvre à Paris en 1919, dans des conditions difficiles. Le scandale devient alors un danger que le théâtre d’art ne veut pas courir.

16Du Testament du Père Leleu22, créé avec succès en 1914, repris en continu durant les trois dernières saisons de la vie du théâtre (1921-1924), Roger Martin du Gard a légué les étapes de corrections au fur et à mesure des mises en scènes successives par son ami Jacques Copeau. Sur la couverture de l’exemplaire corrigé ayant servi à la mise en scène de 1921, le dramaturge invite à réfléchir sur la banalisation de son texte au fil des réécritures scéniques :

Quand Jouvet a remonté la pièce au Th[éâtre] des Ch[amps]-Élysées, quelques années plus tard, il a encore simplifié la mise en scène, et allégé le côté macabre, et le côté grivois.
(Peut-être au détriment du caractère de la pièce ?)
R.M.G.
193723

17La lecture de cet exemplaire confirme que la plupart des corrections non seulement « dé-patoisent » mais aussi transforment le texte créé en février 1914.

18Le dialogue est amendé de façon à gommer les allusions sexuelles :

LA TORINE.
Menteries ? […] Demandez-le voir à ce battoir-ci, ou à cettuy-là […] si c’est point des vingt fois que j’ai dû lui en donner sur le musiau, parce qu’il m’attrapait trop vivement le jupon… <voulait me faire des chatouilles24…>…

19Des didascalies, rendant compte de jeux de scène érotiques ou macabres, sont totalement supprimées :

Un temps. Elle se décide enfin à approcher, en se signant. Elle ramasse la tasse. Elle prend dans la huche un drap, dont elle couvre le cadavre et tout le fauteuil. Puis, glissant la main sous le mort, elle tire à elle un petit sac de toile plein de monnaie qu’elle attache prestement sous sa jupe.25
Leleu rit silencieusement, et s’avance sur la pointe des pieds, sabots à la main, comme pour l’embrasser sur la nuque.26

20Si le climat d’après-guerre invite sans doute à ôter les jeux farcesques avec le cadavre, la suppression des grivoiseries peut surprendre, tant elles semblent inhérentes au genre de la pièce choisi par Martin du Gard. Le besoin effréné de divertissement dont on argue généralement qu’il caractérise l’entre-deux-guerres s’accommode mal, apparemment – du moins sur un plateau de théâtre – du comique gestuel et de la crudité de la farce. Le legs d’archives du dramaturge paléographe permet en tout cas de poser la question du contrôle du metteur en scène sur le texte joué. Son annotation invite la postérité à adopter une approche critique nuancée sur le rapport du théâtre de l’immédiat après-guerre au scandale.

21En avril 1920, a lieu la Première de L’Œuvre des Athlètes. Georges Duhamel a commencé cette pièce avant la guerre et en a poursuivi l’écriture à deux mains avec Jacques Copeau pour la réouverture du Vieux-Colombier. Dans cette comédie satirique, il essaie de créer un type moderne : « l’imbécile à idées27 », l’« intellectuel déséquilibré28 », entouré de sa cour de flagorneurs stupides. D’après Lucien Dubech, la pièce sème un certain désordre dans le public, dans la mesure où chacun essaie de trouver les clefs des personnages et où « ceux à qui M. Duhamel présentait ainsi le miroir riaient et ne se reconnaissaient pas29 ». Les « gens de lettres affolés de vanité » se trouvaient « dans la salle où se jouait une deuxième comédie achevant de rendre drôle la première30 ».

22La polémique passe dans la presse. Dans Bonsoir, Pierre Varenne affirme, par exemple, que le personnage du penseur Rémy Belœuf est une caricature d’Henri Barzun et que sa doctrine évoque le simultanéisme de l’ancien ami de Duhamel au sein du groupe de l’Abbaye de Créteil. Quant à l’éditeur, il est, pense-t-il, une clef d’Eugène Figuière, qui a publié Duhamel après la disparition de l’Abbaye31. Le relent de scandale fait écran à la satire générale et au sens global de la pièce, qui est presque métalittéraire, critique qu’elle est du métier d’auteur en général. Le succès des représentations est cependant incontestable32.

23Des vingt-et-une pièces françaises nouvelles créées par Jacques Copeau durant la durée de vie de son théâtre à Paris, La Mort de Sparte de Jean Schlumberger33 est celle qui connaît la plus grande bouderie du public. Jacques Copeau n’arrive pas à atteindre les onze représentations qu’il programme systématiquement pour chaque spectacle. En mars et avril 1921, la pièce est jouée péniblement huit fois34, devant une salle quasiment vide… Le sujet déplaît :

[Même si ce] drame se passe en 236 avant J.-C., cela ne l’empêche point d’être en maints passages de la plus brûlante actualité. Déjà en 1910, quand Monsieur Jean Schlumberger l’écrivit, on aurait pu faire de curieux rapprochements entre l’état d’âme des Lacédémoniens qui sous l’impulsion de leur jeune roi Cléomène s’efforçaient de retrouver l’ardeur et le courage de leurs ancêtres pour lutter contre les Macédoniens menaçants, et l’état d’âme des Français qui, sentant venir la tourmente, s’efforçaient de réveiller chez eux – et y réussissaient – le sentiment national et militaire. Mais depuis !... la pièce de Monsieur Schlumberger a beau être entièrement et fidèlement tirée des Vies d’Agis et de Cléomène par Plutarque : l’auteur a beau ne pas en avoir changé un iota depuis 1910, elle semblera, inévitablement, faite d’allusions transparentes aux événements qui ont agité le monde en ces dernières années : […] le rassemblement des soldats, […] l’impossibilité de réaliser l’union des Grecs, la revanche de l’argent et les difficultés économiques35

24Pour Albert Thibaudet lui-même, dans La N.R.F., il était impossible que le public s’intéresse « à la destinée d’une nation vaincue36 » et Schlumberger aurait mieux fait d’écrire un nouveau texte plutôt que de monter une pièce laissée dix ans en attente. Convaincu que la réflexion sur la guerre, la paix, et leurs enjeux était la même avant et après 1914, le dramaturge n’avait pas du tout prévu cette réaction de rejet du public, à tel point qu’il avait recyclée quasiment in extenso – pour le programme du Vieux-Colombier et un article de promotion inséré dans Comœdia37 – l’interview factice qu’il avait écrite de lui-même pour Antoine à L’Odéon lorsqu’il avait des espoirs d’y voir sa pièce montée en 1910. Il s’était contenté de porter une seule correction manuscrite sur le feuillet : biffer la mention de querelles « entre voisins », qui donnait l’impression fallacieuse d’une référence à la Première Guerre mondiale38. Malgré cette précaution inutile, comme le résume le dramaturge lui-même lorsqu’il réédite sa pièce en 1943, « le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle parut intempestive39 » au public de 1921.

25Ainsi, le « funeste esprit de l’entre-deux-guerres40 », comme le nomme rétrospectivement Jean Schlumberger, a pu faire que Jacques Copeau, dans sa sélection de pièces, a tantôt consciemment voulu éviter, tantôt inconsciemment frôlé le scandale. Longtemps réticent à mettre en scène Saül, il cède aux instances de Gide et crée son drame en juin 192241. La pièce réécrit l’argument biblique en multipliant les meurtres sur la scène et en choisissant de développer l’amour homosexuel de Saül pour David42. Aussi le dramaturge s’étonne-t-il de ne voir nullement ces sujets abordés de front par la presse :

- Chose curieuse : la question mœurs est à peine soulevée. On a préféré ne pas comprendre ; on a trouvé plus commode de... on m’a fait la politesse de ne pas... ou, simplement, l’on n’a pas compris. De là à considérer la pièce entière comme un exercice de rhétorique et un prétexte à déclamations.43

26Gide ne cache ni sa déception, ni sa colère. L’absence de scandale engendrée par la pièce le vexe, voire lui semble suspecte. Il semble à tel point associer scandale et succès, qu’il n’emploie plus que l’anaphore métaphorique du « four » pour désigner sa pièce, malgré treize représentations et quatre-vingt-quinze comptes rendus44. Lui qui liait la publication de Corydon45 à la création de Saül, il escomptait un « scandale pédérastique46 » qui a achoppé. Pourrait-on dire, suite à cet exemple, que l’absence visible de scandale dissimule parfois un scandale invisible, non événementiel ? Au xxe siècle, « l’indifférence de la salle inquiète les auteurs47 », souligne Delphine Aebi.

27Le public de l’entre-deux-guerres ne pardonne pas non plus aux metteurs en scène de passer à l’écriture. Jacques Copeau ferme son théâtre quelques mois après les représentations, certes fructueuses48, en décembre 1923, de La Maison natale49, drame qu’il a porté en lui pendant plus de vingt ans, mais qui suscite un certain recul critique, parce qu’il en est l’auteur :

Dans cette maison de poussière, Jacques Copeau nous montre de façon péremptoire que cette fois il joue Sa pièce, Son œuvre et Son grand-père.50

28Les interpellations peuvent être véhémentes, ainsi celle de Pierre Scize :

Cette pièce, signée d’un inconnu, [Monsieur Copeau,] l’auriez-vous reçue et jouée ?51

29Il est clair que le texte du metteur en scène n’a pas le même statut que celui du tout venant. Les comptes rendus s’apesantissent sur ses défauts de construction, déplorant que la pièce ne puisse être tenue pour un modèle :

[La Maison natale a] deux défauts terribles pour une pièce de théâtre : elle manque de mouvement et elle manque de clarté. […] Si c’est de ce côté que Monsieur Copeau veut mener l’art dramatique, il ne nous est pas possible de le suivre.52

30La connaissance de la longue genèse, maladroitement rappelée dans le programme du spectacle, devient un argument pour souligner l’inactualité de l’œuvre :

[Copeau a laissé] durcir en lui […] coaguler un projet où, jadis, l’air, le sang, l’allégresse de la vie devaient circuler. […] Je ne risque pas grand-chose à affirmer que ce conflit n’est plus fait pour toucher beaucoup les jeunes hommes d’aujourd’hui. La guerre nous a montré des pères anxieux pour leurs fils soldats, des fils collégiens, étouffés trois fois l’an par les rudes et déchirantes embrassades des papas en bleu horizon. Les relations de père à fils ont retrouvé un goût primitif, une saveur mortelle et sanglante, qui renvoie les petits malentendus d’autrefois au magasin des accessoires.
Mais au Vieux-Colombier, nous sommes aux environs de 1905. […] qui ne voit, en effet, et lui le premier, qu’il tourne le dos à cette libération du poète dramatique qu’à sa suite nous avions érigée en dogme ? […] l’accidentel, l’anecdote est partout dans La Maison natale, comme dans un drame du Théâtre-Libre. […] il fallait de grandes lignes, un souffle biblique, une architecture humaine sans fioritures, sans enjolivements. Je songe à ce que, d’un tel sujet, Claudel, par exemple, eût pu faire.53

31Le degré d’innovation de la pièce est discuté par le grand Antoine, qui porte à Copeau l’estocade finale :

[…] à vouloir éclairer ces âmes cadenassées, sans abuser des ressorts dramatiques que ne dédaignent point d’autres plus habiles ou moins hautains, Copeau s’attarde quelquefois à de longues analyses qui ne vont point sans un peu de monotonie. Telle qu’elle est, cette œuvre intéressante ne nous surprend pourtant point comme un apport vraiment neuf, dans la recherche vers autre chose qui emporte actuellement le jeune monde dramatique.54

32Une telle sévérité n’aurait pas présidé à l’accueil d’une pièce signée par un inconnu ou par un débutant. En inscrivant sa propre création au répertoire de son théâtre, Copeau inaugure pourtant une formule appelée à devenir banale dans la seconde moitié du xxe siècle. Avec la figure d’André Hersant, qui quitte la maison natale en refusant la succession paternelle, il porte sur la scène le drame de sa jeunesse. Avec celle du grand-père Daronge qui manipule des silhouettes de carton pour mettre en scène des pièces imaginaires sur un petit théâtre, l’animateur se met en avant, sa personne nourrissant le personnage.

33Après avoir livré sa pièce au public, Jacques Copeau devient lui-même une figure scandaleuse quand il décide brusquement, contre le conseil de son entourage, de fermer le Vieux-Colombier pendant l’été 1924 et de partir à l’aventure en Bourgogne, avec le vestige de sa troupe. Aux soucis de santé, aux problèmes financiers et à la lassitude, convient-il d’ajouter, dans la liste des causes de cette décentralisation, l’aporie créatrice ? Si tant est qu’un répertoire théâtral soit une forme d’œuvre, Copeau a été déçu par sa réception. Il a fait part, rétrospectivement, du regret que son choix éclectique n’ait pas remporté plus de soutien et qu’aucun auteur dramatique ne lui ait vraiment emboîté le pas55. En 1924, son départ montre qu’il est bloqué dans l’écriture théâtrale comme dans la programmation et l’élaboration d’un répertoire novateur, sous la surveillance étroite d’une critique parisienne toujours plus acerbe. Le coup d’éclat se déplace dès lors de la pièce à l’auteur, du répertoire au directeur de théâtre, ce qui préfigure un phénomène qui caractérise fortement le théâtre français du second vingtième siècle, où le metteur en scène revendique un statut d’auteur mais où est souvent rappelée la règle que « c’est le public qui détient le pouvoir » et que « lui seul permet l’éclat du scandale et détermine la fortune des pièces ou des auteurs56 ».