Colloques en ligne

Antonia Zagamé

Quand les lecteurs ont le mot de la fin. Rousseau et la lectrice qui voulait faire (re)vivre Julie.

1Le 28 septembre 1761, une correspondante qui préfère garder l’anonymat écrit à Jean-Jacques Rousseau : « Vous ne saurez […] pas, Monsieur, qui je suis, mais vous saurez que Julie n’est point morte et qu’elle vit pour vous aimer »1. La mort du personnage principal d’un roman représente a priori une ponctuation majeure qui semble exclure toute relance, toute transformation de sa conclusion en fin intermédiaire2. Pourtant la mystérieuse correspondante qui écrit à Rousseau huit mois après la parution du roman refuse, elle, de considérer la mort de l’héroïne comme un point final, et se propose, par le biais d’une correspondance épistolaire, de la faire renaître.

2Il ne s’agit pas tant en réalité de ressusciter, à l’intention de Rousseau, une Julie réellement disparue (l’épistolière n’ayant en réalité que peu d’hésitation sur le statut romanesque de l’œuvre) que de lui faire connaître une femme qui pourrait incarner l’héroïne qu’a créée sa « brillante et féconde imagination »3. Celle qui lui écrit, et qui lui révélera bientôt son nom, Marie-Madeleine Bernardoni, ne prétend du reste pas être Julie elle-même, mais simplement sa « Claire ». Après avoir introduit celle qu’elle lui présente sous le nom de « Julie », Marie-Anne Alissan de la Tour, elle cessera quatre mois plus tard son échange avec l’écrivain. En revanche la correspondance qui s’établit, à partir du 5 octobre 1761, entre Rousseau et celle qui se voudrait sa Julie, durera 15 ans.

3Je ferai l’hypothèse que le désir de cette lectrice d’« être » Julie est dans une certaine mesure un effet de lecture programmé par le texte. N’est-ce pas le dispositif textuel inventé par Rousseau, et tout particulièrement la mise en scène paratextuelle, qui inspire à sa lectrice le souhait de remettre en question le point final du roman, du moins la clôture de l’univers fictionnel sur lui-même ? Se baptiser du nom de Julie, c’est, pour sa lectrice, apporter la preuve que monde réel et monde romanesque communiquent. C’est montrer à Rousseau que ses personnages ne sont pas « des gens de l’autre monde », et contredire de la sorte l’accusation sévère proférée par N. dans la préface dialoguée4.

4Certes nulle autre lectrice, à part Madame de la Tour, ne se propose, à ma connaissance, de faire (re)vivre de la sorte Julie. Mais l’examen de la réception de la Nouvelle Héloïse révèle en revanche que les lecteurs sont nombreux à se retrouver dans les personnages de Rousseau, déclarant leur ressembler ou aspirer à leur ressembler5. On peut donc considérer que la jeune femme développe à l’extrême la propension des lecteurs à se reconnaître à travers les protagonistes de l’histoire. Mais, précisément, en poussant la pratique de l’identification à son comble, en prétendant « être » l’héroïne du roman, elle en dévoile sans doute le caractère problématique : car comment peut-on être Julie ?

5L’échec de sa tentative peut alors être considéré comme le révélateur d’une tension dans les directives de lecture que le roman adresse à ses lecteurs. En étudiant les quatre temps de la relation qui se noue entre Rousseau et Madame de la Tour, j’essaierai de montrer comment la lectrice tente de répondre à cette tension en renouvelant constamment la manière dont elle s’approprie le personnage de Julie : car ne pourrait-il y avoir, en définitive, plusieurs manières « d’être » Julie ?

Acte I — La lectrice se métamorphose en Julie

6Le 28 septembre 1761, Marie-Madeleine Bernardoni, âgée d’une trentaine d’année, fille d’un officier et mariée au fils d’un Italien ayant fait carrière dans la diplomatie française6, écrit sous couvert d’anonymat à Rousseau :

Vous ne saurez pas, monsieur, qui je suis : mais vous saurez que Julie n’est point morte, et qu’elle vit pour vous aimer. Cette Julie n’est pas moi, vous le voyez bien à mon style ; je ne suis tout au plus que sa cousine, ou plutôt son amie, autant que l’était Claire.7

7Le désir que manifestent Marie-Madeleine Bernardoni, puis Marie-Anne Alissan de la Tour, de faire renaître le personnage de Julie, vient d’emblée contredire la fin de l’œuvre, qui se clôt sur sa mort. Mais ce souhait n’est-il pas insufflé par le texte lui-même, tout du moins par cette frange de discours que Rousseau a placée autour de son texte ?

8Comme l’a montré Yannick Séité, le paratexte de La Nouvelle Héloïse laisse ouverte la possibilité que les personnages du roman aient réellement existé, et que Rousseau soit lui-même Saint-Preux, ambiguïté qu’installe d’emblée le vers de Pétrarque placé en épigraphe de son œuvre : « Non la connobe il mondo, mentre l’ebbe : connobill’ io ch’a pianger qui rimasi »8. Madame Bernardoni suppose de fait dans le passage cité plus haut que Julie était une femme réelle, et que Rousseau, identifié à Saint-Preux, la pleure toujours.

9Mais l’on peut supposer que l’épistolière répond en réalité à une sollicitation bien plus profonde du paratexte, et non à ce simple jeu qu’orchestre Rousseau autour d’une possible existence historique de ses personnages.

10Car Marie-Madeleine Bernardoni sait très bien à quoi s’en tenir sur la question de l’existence de Julie, comme le montre la suite de sa lettre :

Je reviens à ma Julie, dont sûrement vous n’avez jamais soupçonné l’existence que dans votre brillante et féconde imagination. Soyez pourtant certain que vous l’avez calquée d’après mon original, trait pour trait, comme s’il vous était connu. Même sublimité dans l’âme, même délicatesse, même piété envers ses parents, même ton avec ses gens, dont elle est adorée, même sensibilité pour les malheureux ; autant d’esprit, autant de grâces, autant de talents, autant de sagacité, autant de facilité à s’énoncer (…) Croyez-en une femme qui en loue une autre, dont elle sent si bien la supériorité, depuis dix ans qu’elles sont liées intimement. Julie existe monsieur, n’en doutez pas ; et pourquoi en douteriez-vous ? M. Rousseau existe bien, l’un est-il plus surprenant que l’autre ?9

11Il ne s’agit plus ici de faire revivre Julie mais de la faire… exister. Le projet de la lectrice s’est donc considérablement modifié. On peut dès lors penser qu’il n’a que peu de rapport avec l’épigraphe du roman, qui entretient l’illusion selon laquelle Rousseau serait l’amant inconsolable d’une Julie réellement existante mais qu’il aurait perdue. Il semble davantage une réaction suscitée par la préface dialoguée, qui se sert de l’interrogation sur l’existence de Julie pour poser la question déterminante du rapport entre le monde romanesque et la réalité. 

12En écrivant « Julie existe, n’en doutez pas ! », Madame Bernardoni semble, de prime abord, exaucer le souhait que formule à deux reprises N. au cours de la préface dialoguée : « O ! si elle avait existé ! »10 ; « mais dites que ces deux femmes ont existé … »11. Mais elle répond également, sans doute plus intensément, au souhait exprimé par R. que les personnages du roman ne soient pas considérés comme « des gens de l’autre monde », aux vertus idéalisées et sans rapport avec le réel. En écrivant à Rousseau que Julie « existe », Madame Bernardoni lui montre de fait qu’il ne peint pas des vertus tout à fait éteintes dans le cœur de ses contemporains. Elle répond donc précisément à la question de savoir dans quelle mesure le roman peut faire référence à l’univers social contemporain, question lancinante que Rousseau adresse à ses lecteurs via ses deux préfaces.

13Lorsqu’elle prend la plume à son tour le 5 octobre 1761, Marie-Anne Alissan de la Tour, alors âgée de 31 ans, issue d’une famille assez fortunée de petite noblesse de robe, est toutefois moins affirmative sur le fait qu’elle puisse effectivement incarner Julie :

Est-ce à vous, qu’il peut manquer quelque chose ? Si Julie a réellement existé, vous êtes certainement Saint-Preux ; et dans ce cas sa mémoire doit vous occuper tout entier. Si elle n’est que le chef-d’œuvre de votre imagination, croyez-moi, tenez-vous en à votre chimère : le créateur n’a pas fait d’ouvrage aussi parfait que le vôtre.12

14Rousseau est tout d’abord méfiant face à ces deux femmes qui refusent dans un premier temps de révéler leur identité (il croira, après avoir reçu la première lettre de la prétendue Julie, que celle-ci est un homme, confusion qu’a analysée Patrick Hochart dans le bel article intitulé « Monsieur Julie »13). Mais, très rapidement, sans être même totalement guéri de ses soupçons, il s’enflamme :

[Le 26 octobre 1761]

Aux Inséparables, hommes ou femmes,

Il faut vous l’avouer, messieurs ou mesdames, me voilà tout aussi fou que vous l’avez voulu. Votre commerce me devient plus intéressant qu’il ne convient à mon âge, à mon état, à mes principes.14

15L’enthousiasme dure plusieurs semaines. Dès la fin du mois d’octobre, Rousseau s’adresse à Marie-Anne en la nommant « Julie ». Le 24 novembre, il lui déclare qu’elle est « au-dessus des louanges »15.

16Comment expliquer cet engouement de l’écrivain ? A l’évidence, la rencontre annoncée éveille chez lui le fantasme de Pygmalion, avec lequel jouent ses lectrices. Madame Bernardoni, se vante d’avoir « métamorphos[é] en femme [sa] chimérique Julie »16 ; Rousseau lui écrit qu’elle « donn[e] la vie » à sa Julie17.

17Il est clair qu’il perçoit en outre bel et bien l’initiative des deux femmes comme une réponse à la question de savoir à quoi renvoient ses personnages dans l’univers social contemporain, qu’agitent ses préfaces :

À l’éditeur d’une Julie, vous en annoncez une autre, une réellement existante dont vous êtes la Claire, j’en suis charmée pour votre sexe, et même pour le mien, car quoi qu’en dise votre amie, sitôt qu’il y aura des Julies et des Claires les Saint Preux ne manqueront pas.18

18 Et son enthousiasme ne connaîtra plus de bornes lorsqu’il aura eu en novembre le portrait complet de Marie-Anne :

Providence immortelle ! il y a donc encore de la vertu sur la terre ? il y en a chez des femmes ? il y en a en France, à Paris, dans le quartier du Palais-Royal ? Assurément ce n’est pas là que j’aurais été la chercher.19

19Même s’il ironise sur le nom du quartier où habite Marie-Anne, qui ne coïncide guère avec le cadre qu’il avait imaginé pour sa Julie, Rousseau se prend au jeu et s’enthousiasme de voir ses Inséparables prendre vie, tout du moins trouver leurs pareils dans la société contemporaine, prouvant ainsi que ses personnages ne sont pas « gens de l’autre monde ».

Acte II — La lectrice déchue de son titre

20Toutefois, dès le 19 décembre 1761, Rousseau veut rompre leur commerce : il souhaite continuer à écrire à ses deux correspondantes, mais sa situation, dit-il, ne lui en laisse plus la possibilité. A Madame de la Tour qui lui adresse ses plaintes face à un « détachement si désobligeant »20, Rousseau répond la lettre suivante :

Saint-Preux avait trente ans, se portait bien, et n’était occupé que de ses plaisirs ; rien ne ressemble moins à Saint-Preux que J.-J. Rousseau. Sur une lettre pareille à ma dernière, Julie se fût moins offensée de mon silence qu’alarmée de mon état ; elle ne se fût point en pareil cas amusée à compter des lettres à et souligner des mots ; rien ne ressemble moins à Julie que Mme de La Tour. Vous avez beaucoup d’esprit, madame, vous êtes bien aise de le montrer, et tout ce que vous voulez de moi ce sont des lettres. Vous êtes plus de votre quartier que je ne pensais.

J.-J. Rousseau21

21Par cette lettre, la lectrice est déchue de son titre, et ne sera plus jamais appelée « Julie ». L’identification de la lectrice à l’héroïne est barrée, impossible. Les vertus qu’évoque le roman ne sauraient décidément exister dans le monde social contemporain, et la lectrice est renvoyée à son quartier, le Palais-Royal, double emblème, celui du Paris galant et libertin, mais aussi, depuis récemment, celui du commerce et des affaires. Se dessine ici une autre incarnation de Pygmalion, non plus celui qui vient demander humblement à Vénus de lui envoyer une femme qui ressemblerait à sa statue d’ivoire, mais le Pygmalion amoureux de la perfection de sa créature.

22Ce passage d’un Pygmalion enthousiaste de voir son souhait exaucé, à un Pygmalion intraitable n’apercevant rien dans l’univers digne de sa création, me semble le reflet d’une tension propre à l’œuvre, qui s’instaure plus particulièrement entre le discours préfaciel et le texte romanesque.

23Dans le texte lui-même, les héroïnes, Julie et Claire, sont présentées comme des femmes incomparables, des modèles de perfection dans les vertus privées. L’idée qu’il n’y a qu’une Julie au monde est affirmée à deux reprises, par Wolmar (Deuxième partie, Lettre III) puis Saint-Preux (Cinquième partie, Lettre II). Ne pourrait-on penser, en un sens, que nos deux lectrices tombent dans le piège de la rhétorique préfacielle, qui offre les personnages en modèles, se montre soucieuse d’écarter le spectre de l’hyperbole romanesque et vante leur absence de perfection ?

24Le texte de la correspondance lui-même rend cette possibilité d’identification des lecteurs aux personnages plus difficile, du fait que l’absolue supériorité des personnages, et notamment des personnages féminins, est constamment réaffirmée. Peu avant la mort de Julie, Saint-Preux justifie le caractère unique qu’il faut reconnaître à Julie en ces termes :

Ses charmes, ses talents, ses goûts, ses combats, ses fautes, ses regrets, son séjour, ses amis, sa famille, ses peines, ses plaisirs, et toute sa destinée, font de sa vie un exemple unique, que peu de femmes voudront imiter, mais qu’elles aimeront en dépit d’elles.22

25Le caractère incomparable des qualités de Julie, tout autant que sa vie singulière, partagée entre les élans du cœur et l’aspiration à la vertu, l’éloignent d’une quelconque forme de représentativité. Saint-Preux considère que sa singularité la rend inimitable, et qu’il est tout à fait improbable que des femmes veuillent la prendre pour modèle : les lectrices ne pourront s’empêcher de l’aimer, mais elles « l’aimeront en dépit d’elles », sur le mode de la contradiction, en dépit d’un style de vie et de valeurs à l’opposé des leurs, et sans songer à l’imiter.

26Le caractère unique et la supériorité, constamment prêtées, au sein de l’œuvre, aux personnages féminins ne laissent guère aux lectrices l’espoir de pouvoir se hisser à leur hauteur. Or c’est bien cela que Rousseau reproche à ses lectrices : de ne pas arriver à égaler ses héroïnes.

27Ce qui distingue particulièrement Julie, dans le roman, c’est le « don d’aimer » : c’est « cette âme tendre et cette douceur d’attachement qui n’a point d’égale » (Deuxième partie, Lettre V)23, ainsi que l’écrit Claire. Or c’est bien un défaut d’amour que Rousseau reproche à Madame La Tour : si elle était aimante, compatissante et capable de s’oublier elle-même, elle saurait lire à travers ses silences et le peu de régularité de sa correspondance l’expression de ses malheurs. Alors que, toute à sa vanité de femme, elle les interprète avant tout comme des vexations d’amour-propre.

28Ce qu’incarnent par ailleurs Claire et Julie, les Inséparables, à la hauteur desquelles Madame Bernardoni et Madame de La Tour voudraient se hausser, c’est la vertu amicale par excellence. Et sur ce point également les deux femmes déçoivent l’écrivain :

Du reste, quoi que vous puissiez dire, je n’appellerai jamais ni Julie ni Claire deux femmes dont l’une aura des secrets pour l’autre. Car si j’imagine bien les cœurs de Julie et de Claire, ils étaient transparents l’un pour l’autre ; il leur était impossible de se cacher. Contentez-vous, croyez-moi, d’être Marianne ; et si cette Marianne est telle que je me la figure, elle n’a pas trop à se plaindre de son lot.24

29La lectrice se résigne peu à peu à ne plus porter le nom de Julie, mais elle va en un sens ne cesser de s’employer à le mériter à nouveau, sans plus le réclamer ouvertement.

Acte III — Le « parfait attachement » de sa lectrice à Rousseau

30À partir de la lettre cinglante que lui envoie Rousseau le 11 janvier 1762, Marianne change d’attitude à l’égard de l’écrivain. Surmontant toutes les mortifications qu’impose à sa fierté ce qu’elle appelle ses « humeurs », elle l’assure dès ce moment d’un attachement « inaltérable », dont elle ne cesse sous d’infinies variations de lui renouveler l’expression.

31Ainsi en mars 1762 :

Pour avoir des torts avec moi, vous n’en êtes pas moins le plus éloquent des hommes ; et celui qui me semble avoir porté le plus loin la connaissance du cœur : je ne vous en dois pas moins les plaisirs infinis que j’ai goûtés, en lisant vos écrits, et les voluptueuses larmes, qu’ils m’ont mille fois arrachées.25

32Ou encore en mars 1765 :

Je chéris en vous des vertus sans prix et des talents sans nombre ; après avoir franchi tant d’obstacles, pour vous offrir l’hommage du plus sincère attachement ; je ne renoncerai point à mon choix, parce que vous me traitez quelquefois moins bien que je ne devrais m’y attendre.26

33Elle abandonne absolument le projet de lui demander des comptes pour les vexations qu’il lui inflige : le sacrifice constant de son amour-propre lui sert à partir de cette date à prouver la force de ses sentiments à son égard. Elle évoquera ainsi en 1762 « le parfait attachement qu’[elle lui a] voué »27, et finira par lui écrire en 1764 : « Mon cher Jean-Jacques, mon adorable ami, jamais personne ne vous aimera comme moi »28.

34À travers cette nouvelle posture qu’elle adopte, faite d’amour infini pour l’écrivain, Marianne ne se met-elle pas à la hauteur de ce don d’aimer qu’incarne Julie? Cet attachement sans bornes à l’écrivain, ce dévouement hors pair peut lui aussi, en tous les cas, se dire au superlatif absolu.

35Rousseau du reste se révèle incapable de « résister » au ton nouveau qu’elle a pris dans ses lettres. Il se laisse captiver par l’admiratrice qui lui voue un tel amour, et sera trop heureux d’avoir son portrait, pour lequel il est prêt à payer « huit ou dix pistoles » qu’il prendrait sur son nécessaire : mais pouvoir admirer le portrait de Marianne, ce ne serait pas prendre sur son nécessaire, ce serait « y pourvoir »29. Leur relation connaîtra son point d’orgue dans les années 1766-1767, lorsque Marie-Anne prend publiquement la défense du philosophe lors de sa rupture avec David Hume. En novembre 1767, Rousseau parle de Marie-Anne comme de « la seule amie (…) dont l’amitié pour [lui] soit à l’épreuve de [ses] malheurs », et la place au même rang que du Peyrou30.

36On peut supposer que la lectrice tente peut-être secrètement, par ces manifestations d’amour inconditionnel prodiguées à Rousseau, d’égaler la capacité à aimer qui caractérise l’héroïne qu’il a créée.

37Mais il faut à l’évidence émettre une nuance. Ce nouvel élan que connaît leur relation manifeste visiblement une redistribution des rôles : il devient l’idole, et elle l’admiratrice.

38Celui qui prend ici la place de Julie, ce n’est plus, me semble-t-il, la lectrice, c’est Rousseau lui-même, ce que tendrait à confirmer d’un autre point de vue les analyses de Patrick Hochart31 pour qui la correspondance entre Rousseau et Mme de La Tour met en œuvre une redistribution des rôles sexuels. C’est Rousseau qui reçoit les adorations qui étaient dues à Julie, à qui Madame de la Tour manifeste un amour proche de la dévotion. La lectrice insensiblement se retrouve à occuper la place de Saint-Preux, celle d’un cœur plus commun que celui de Julie, mais qui sait aimer, et dont la tendresse est au-dessus de celle des autres hommes. « Vous êtes digne qu’on vous élève des statues, moi je suis digne de vous en élever »32 lui écrira-t-elle.

Acte IV — « N’ai-je pas vos ouvrages et un cœur pour les goûter ? »

Le relâchement des liens entre l’auteur et la lectrice

39La fin des années 1760 et le début des années 1770 voient le relâchement des liens entre Mme de La Tour et Rousseau. Rousseau de retour à Paris en 1770 ne prévient pas de son arrivée Mme de la Tour et refuse de la recevoir chez lui, sachant qu’ils ne se seront rencontrés en tout que très peu de fois dans le cours de leur vie. Enfin l’écrivain, qui a appris son souhait de publier leur correspondance, manifeste la volonté de rompre tout commerce avec elle en 1771. Il lui écrira une dernière lettre en 1772, alors qu’elle continuera les siennes, quoique de plus en plus rares, jusqu’en 1776.

40Mais ce détachement progressif entre l’écrivain et sa lectrice, s’il est à mettre au compte de Rousseau, traduit également une évolution des aspirations de celle-ci. Après avoir cherché à mériter autrement le nom de Julie, par la perfection de son attachement à Rousseau, la lectrice cherche in fine à se qualifier d’une autre manière : non plus à travers le sentiment qui la relie au génie qu’elle admire, mais cette fois à travers les qualités intrinsèques de sa lecture.

41Une lettre datant de 1770 permet de ressaisir cette évolution. Elle relate une expérience de relecture de La Nouvelle Héloïse. Or dans cette lettre, sa proximité vis-à-vis du personnage de Julie s’exprime à nouveau d’une autre façon. Si la lectrice pense mériter le nom de Julie, ce n’est plus en raison d’une conformité entre le hors-texte et le texte, entre son portrait et celui de Julie. Ce qui qualifie ici la lectrice, c’est bien plutôt l’intensité de ses émotions de lecture, c’est sa capacité sans pareil, pense-t-elle, à être émue par le personnage de Julie, et à s’identifier à lui, le mot est ici employé et il reste alors relativement rare au xviiie siècle :

Mais Julie ! quelle femme ! Avec quelle autorité elle m’entraîne ! Je l’entends, je la vois, je l’adore ; ou plutôt, comme si mon âme était identifiée avec la sienne, j’aime, combats, pleure, prie, souffre, et meurs avec elle ; Ah ! Je ne méritais pas que son nom me fût donné… ni qu’il me fût ôté !33

42Cette identification n’est pas fondée sur une ressemblance extérieure. Si la lectrice considère comme une injustice le fait que le nom de Julie lui ait été ôté, ce n’est plus parce qu’elle lui ressemblerait, ou aspirerait à la prendre pour modèle, mais en raison de sa capacité exceptionnelle à ressentir les sentiments qui animent le personnage, à coïncider avec lui le temps de la lecture.

43La manière dont la lectrice dépeint ici sa réaction ne semble pas très éloignée de l’évocation du lecteur de roman ou du spectateur de théâtre emporté hors de lui par les passions du personnage, que l’on pourrait trouver dans la tradition classique, par exemple chez Bernard Lamy34. Mais alors que cette modalité de la réception est traditionnellement critiquée pour son caractère excessif, la lectrice considère ici l’acmé d’émotions qu’elle atteint comme un signe de sa sensibilité exceptionnelle à l’œuvre35.

44Et c’est sur ses compétences extraordinaires de lecture qu’elle conclura sa lettre :

Voulez-vous que je vous dise, mon ami, de quoi je tire vanité quand mes chagrins m’en laissent le courage ? C’est d’avoir l’âme la plus capable de saisir les beautés que Jean-Jacques répand dans ses écrits : je disputerais cet avantage à toute la terre : je doute que lui-même les sente mieux que moi.36

45Ici, de manière remarquable, la force de ses impressions de lecture devient pour Marie-Anne la condition d’une appréciation esthétique : le fait d’être affectée par les sentiments du personnage de Julie ne la mène pas à un accès d’émotion aveugle et dangereux, mais à pouvoir, mieux qu’un autre, mieux que l’auteur même, apprécier l’expérience esthétique à laquelle l’œuvre donne lieu. La lectrice n’est pas transportée hors d’elle-même, mais au contraire, pour ainsi dire, ramenée à elle via un retour réflexif sur ses émotions de lecture et ce qui les cause.

46La lectrice a pris son autonomie. Elle pourra écrire à l’écrivain, dans l’avant dernière lettre qu’elle lui adresse en juin 1776 : « Mais si je n’espère plus rien de vous, mon amitié n’a plus besoin du soutien de la vôtre. N’ai-je pas vos ouvrages et un cœur fait pour les goûter ? »37

47La dernière manière dont la lectrice se propose d’être digne Julie, c’est par la supériorité de sa lecture : ayant compris sa propre force, ne trouvant plus qu’en elle-même sa propre assurance, elle n’a finalement plus besoin de lui et peut se contenter de ses œuvres.

48La rhétorique préfacielle de La Nouvelle Héloïse n’avait pas tout à fait ôté à la lectrice le fol espoir de pouvoir incarner Julie. Rousseau enchanté de voir son rêve se tourner en réalité, et ses contemporains se reconnaître de manière étonnante dans ses personnages, ne la détrompe point. Mais le fait qu’il la déchoie finalement de son titre fait apparaître toute la tension qui travaille le roman sur la question de l’exemplarité des personnages : comment se modeler sur les Inséparables, femmes incomparables ? Si la préface offre l’espoir de voir communiquer le monde du texte et le monde réel, le corps de la correspondance fictive lui-même verrouille davantage les possibilités de passer de l’un à l’autre. La lectrice alors se métamorphose : si elle ne peut plus se qualifier par l’établissement d’un parallèle entre sa vie hors-texte et la vie de l’héroïne dans le texte, elle se qualifiera à travers le rapport qu’elle entretient avec l’auteur du texte : par son dévouement incomparable, son parfait attachement. Enfin, puisque cette relation elle-même périclite, la lectrice trouve finalement à se qualifier à travers son rapport au texte lui-même : c’est par sa sensibilité, et en particulier sa sensibilité esthétique, que la lectrice conquiert sa plus haute distinction.

49L’analyse de ce témoignage de réception apporte un éclairage sur le phénomène de l’identification. Il nous montre qu’il ne se réduit pas seulement à un effet de miroir entre la personnalité, la situation, les expériences… du personnage, et celles du lecteur. Au lieu de faire valoir une ressemblance entre elle et Julie, la lectrice se qualifie, dans sa dernière lettre, par sa capacité à être émue par l’héroïne. On pourrait penser qu’on rejoint là la forme classique de l’identification pathétique : un lecteur transporté hors de lui-même par contagion avec les sentiments du personnage. Mais il faut à l’évidence émettre une nuance : la capacité d’émotion face au personnage, et la faculté d’appréciation esthétique, sont, dans l’expérience d’identification que rapporte Marie-Anne, comme l’envers et l’endroit d’une même pièce. La capacité à ressentir les sentiments du personnage devient le socle sur lequel prend appui le jugement de goût : l’identification se mue en expérience esthétique.

50L’intérêt de ce témoignage de lecture est également de montrer qu’avec La Nouvelle Héloïse, nous sommes face à un type de roman qui présente une clôture narrative forte, mais dont le lecteur en un sens est invité à ne pas se satisfaire : nous sommes devant un roman qui a été conçu pour ne trouver son plein achèvement qu’à travers sa résonance dans l’esprit des lecteurs, notamment grâce à la voie inédite qu’ouvre le discours paratextuel. Rousseau l’aura voulu : c’est aux lecteurs de La Nouvelle Héloïse que revient le mot de la fin.