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  • L'œuvre de Yambo Ouologuem. Un carrefour d'écritures (1968-2018)

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  • L'œuvre de Yambo Ouologuem. Un carrefour d'écritures (1968-2018)

Contre, sans et après Ouologuem : le paradoxe des (ré)éditions et des études de son œuvre

Jean-Pierre Orban
ITEM

À Bernard Mouralis,
auteur de L’Illusion de l’altérité1

1Le 14 octobre 2017, Yambo Ouologuem disparaissait2 à l’hôpital Sévaré (Mali) de troubles physiques qui s’étaient soudain empirés. En réalité, cela faisait des décennies qu’il avait disparu. Disparu de plusieurs mondes. Le monde « occidental » certainement, européen en tout cas, français en particulier, à qui il reprochait de l’avoir chassé à coup d’injures3 et qu’il rejeta de plus en plus, ne se soignant que par la médecine traditionnelle4. Le monde de l’édition aussi, puisqu’il ne publiera plus après 1970 – année où paraîtront une romance sentimentale, Les Moissons de l’amour5, sous le pseudonyme de Nelly Brigitta et un livre scolaire de français destiné à l’Afrique, Terres de soleil6 – ou pour être précis, après un ouvrage anthologique de textes africains, qu’il codirigera en 19737.

2En janvier 1975, dans une lettre envoyée du Mali, puis lors d’un passage à Paris en mars 1976, Yambo Ouologuem cherche cependant à renouer ses liens avec Le Seuil, éditeur du Devoir de violence8 (voir Figure 1). Ses efforts ne semblent pas aboutir et aucune trace d’échange ultérieur ne subsiste dans les archives du Seuil. En 1982, la maison d’édition arrêtera de réimprimer Le Devoir de violence. Les contacts entre Le Seuil et Yambo Ouologuem cessent et les tentatives de la maison parisienne d’en établir, à l’occasion de demandes extérieures de réédition du roman, se soldent par des échecs à la fin des années 1980 et au début des années 19909. Rien ne peut laisser penser à ce jour que Yambo Ouologuem ait approché d’autres maisons d’édition par la suite.

Figure 1 : Carton de Y. Ouologuem de passage au Seuil, à Paris, 4 mars 1976
(Archives du Seuil, IMEC) © Ayants droits de Yambo Ouologuem

3À partir de 1992, la deuxième fille de l’auteur malien, Ava10 Ouologuem, qui vit en Europe, tente de prendre en main la réédition des œuvres de son père. En 1994, Le Seuil lui demande un acte notarié attestant qu’elle est en droit d’agir au nom de son père11. Au tout début des années 2000, elle présente un document d’une juridiction malienne12, confirmé par un exequatur d’un tribunal français, l’y autorisant. Le Serpent à plumes (Paris) réédite Le Devoir de violence13 en 2002, et Lettre à la France nègre14 en 2003. Vents d’ailleurs (La Roque d’Anthéron) fait de même en 2015 avec Les Mille et une bibles du sexe15. Ces rééditions se sont donc faites par des contrats signés par Ava (Awa) Ouologuem dans, au mieux, le silence ou l’indifférence, au pire la désapprobation de Yambo Ouologuem16. En mai 2018, cinquante ans après sa première publication, Le Devoir de violence a été réédité au Seuil dans sa collection d’origine, « Cadre Rouge ». Yambo Ouologuem était mort six mois plus tôt.

4La distance prise par Ouologuem après son retour définitif au Mali au milieu des années 1970 (au terme de plus de dix ans passés en France depuis son arrivée en 1960 pour entamer des études supérieures) a dépassé le monde de l’édition proprement dit pour s’étendre à celui de la littérature elle-même. Les différents témoignages de personnes l’ayant rencontré le confirment17. Il faudra attendre la divulgation des archives laissées par l’auteur malien à sa mort pour confirmer ou infirmer éventuellement ce recul vis-à-vis de la littérature, mais tout fait croire à ce jour que les intérêts de Ouologuem s’étaient portés vers le commentaire de l’Histoire et de la politique, et davantage encore vers la tradition et la religion, musulmane en l’occurrence.

5Dire que Yambo Ouologuem, retiré au pays dogon, dans la propriété de ses parents à Mopti, pas loin de Bandiagara où il était né, refusant la plupart – et de plus en plus18 – des contacts au-delà de son entourage et des habitants locaux19, s’était extrait du monde séculier, du siècle, tel qu’on l’entendait jadis, à savoir la vie laïque ordinaire, pour se consacrer à cette tradition et à la pratique rigoureuse de l’islam20, n’est sans doute pas excessif.

6C’est donc sans et même contre Ouologuem que, depuis longtemps, vraisemblablement depuis les années 1980 et, en tout cas, depuis le début des années 2000, que les tentatives de rééditions et les rééditions effectives de ses œuvres ont été effectuées. Cette situation posait des questions d’éthique littéraire et éditoriale du vivant de l’auteur. On peut aussi considérer qu’elle en pose encore après sa mort et en posera, dès lors, toujours. Que décider quand un auteur renie ses œuvres de jeunesse, dans ce cas, l’œuvre publiée dans sa totalité ?

7Chez Yambo Ouologuem, les raisons de ce reniement ne sont pas explicites. Sous réserve de documents écrits de sa main dans ses archives personnelles, on ne peut que les déduire des témoignages oraux et des comportements de l’homme : ainsi, son esclandre violente lors de la présence au Mali du Festival littéraire Étonnants Voyageurs21. Amertume à l’égard du rejet ressenti à la suite des accusations de plagiat en 1972, sentiment de rêve brisé après des études prestigieuses et des ambitions considérables22 ? Immersion dans une pratique religieuse rigoureuse quand le contenu de ses œuvres de jeunesse était au minimum neutre spirituellement et, davantage, contrevenait aux préceptes de cette pratique – avec un érotisme parfois violent et des épisodes homosexuels dans Le Devoir de violence, un catalogue érotique dans Les Mille et une bibles du sexe ? Au-delà de ces suppositions, on verse dans la rumeur.

Figure 2 : Lettre de Y. Ouologuem à P. Flamand, 18 mai 1968 (premier feuillet), longue missive dans laquelle l’auteur décrit le cycle romanesque qu’il envisage. Ceci, avant la publication du Devoir de violence et bien avant les premières accusations publiques de plagiat : une tourmente dont il ne sortira plus.
(Archives du Seuil, IMEC) © Ayants droits de Yambo Ouologuem

8C’est donc dans le doute, mais bien plus dans une attitude de transgression, voire de trahison23 d’une volonté auctoriale présumée qu’ont été entreprises les rééditions des œuvres de Yambo Ouologuem. Trahison au sens où l’entend Milan Kundera dans Les Testaments trahis24 à partir de la décision de Max Brod de ne pas respecter la demande de Franz Kafka de détruire ses inédits à sa mort. Trahison plus haute dans le cas de Ouologuem, encore vivant au moment des premières rééditions25, même si, à l’inverse du cas de Kafka, il ne s’agissait pas d’inédits, mais d’œuvres disponibles dans les principales bibliothèques et épuisées pour le reste.

9On ne se trompera pas en affirmant que Le Devoir de violence et Lettre à la France nègre ont été réédités au Serpent à plumes dans un esprit de réhabilitation d’un auteur oublié et d’une œuvre fondamentale. Le même esprit a présidé chez Vents d’ailleurs pour la réédition des Mille et une bibles du sexe, ouvrage peu diffusé même au moment de sa parution originale26. S’y ajoutait – en éditant, sous le nom officiel de Ouologuem, l’ouvrage paru sous pseudonyme27 – la volonté de faire apparaître l’éventail des registres littéraires de l’auteur malien et son « système28 » consistant à se réapproprier les codes de la littérature, en particulier de la littérature européenne, dans le champ érotique.

10Quant à la réédition du Devoir de violence au Seuil, elle a été envisagée du vivant de Yambo Ouologuem mais réalisée après sa mort. Elle a été entreprise dans un souci de réhabilitation du roman et de son auteur et d’effacement de cinquante ans de tensions et de conflits autour de l’œuvre29.

11Les justifications sont donc bien présentes pour légitimer les rééditions. On en pensera ce qu’on veut, les trouvant suffisantes ou non. Il n’empêche que celles-ci ont été entreprises et réalisées sans Yambo Ouologuem. Et même contre lui. Pendant les mois et les années qui ont suivi l’éclatement du scandale du plagiat, ce dernier a défendu son œuvre contre presque tout le monde. Au moment des rééditions, c’est le monde, à tout le moins un certain monde, qui l’a défendue, cette fois-ci contre lui.

Déconstruire les extrapolations

12Le même paradoxe s’applique, nous semble-t-il, aux études de l’œuvre. Hormis dans les analyses, longtemps peu nombreuses, qui s’attachent au texte lui-même, notamment dans ses dimensions d’intertextualité30, c’est souvent la rumeur, les préjugés et l’anathème qui ont présidé, pendant plus de quarante ans, aux commentaires sur la genèse créative et éditoriale de l’œuvre de Yambo Ouologuem, en particulier du controversé Devoir de violence. Il a ainsi été allégué que le roman aurait été commandé à l’auteur par Le Seuil, comme un équivalent africain du Dernier des Justes31 d’André Schwarz-Bart32. Il fut répété que le manuscrit aurait ensuite été dénaturé par la maison d’édition, et en particulier dépouillé des guillemets signalant les emprunts aux autres auteurs, de Maupassant à Graham Greene. La maison d’édition aurait ensuite laissé seul l’auteur se défendre contre les accusations de plagiats dont, agissant ainsi, elle aurait été seule sinon coupable au moins responsable.

13Ces allégations se fondaient essentiellement sur les arguments avancés dans la presse par Yambo Ouologuem33 ou sur des propos prétendument tenus par l’éditeur lui-même à des personnes les divulguant à d’autres en une spirale typique de la rumeur et repris sans vérification dans des articles parfois d’ordre scientifique.

14C’est le cas de l’article d’Eric Sellin dont l’impact a été majeur dans l’« affaire Ouologuem » en 1972 : « Ouologuem’s Blueprint for Le Devoir de Violence34 ». Sellin s’est ensuite partiellement rétracté, mais trop tard : la rumeur était lancée, causant tant à Yambo Ouologuem qu’aux Éditions du Seuil des dommages difficilement corrigibles. La rétractation alimentait elle-même les présomptions de connivence entre les différents acteurs d’un monde aux contours flous regroupant l’édition, la presse et le monde intellectuel, présomptions répandues à l’envi en particulier depuis les années 199035 sur le traitement défavorable dont les écrivains africains auraient fait l’objet dans les processus éditoriaux français. Présomption reprise par Sarah Burnautzki dans sa thèse de 201436 publiée en 2017, Les Frontières racialisées de la littérature française37 et qui amplifie le ressenti d’une situation binaire où s’affronteraient en rangs opposés une catégorie compacte d’auteurs africains noirs et un « espace38 » littéraire, intellectuel et médiatique blanc homogène.

15Quel que soit le bien-fondé de semblables analyses39, en particulier pour la part française de cet « espace », il nous semble qu’il conviendrait de distinguer, à l’intérieur de celui-ci les différents territoires qui le composent, entre média et édition par exemple, et, au sein de l’édition, les spécificités historiques, idéologiques et commerciales de chacune de ses entités. Surtout, il s’agit, une fois que le manuscrit a franchi le seuil de la maison d’édition, de tenter d’étudier chaque cas comme à la fois particulier – engagé dans un processus qui lui est adapté – et général –, appliqué à tout manuscrit proposé ou même commandé. En d’autres termes, il s’agit de considérer le processus éditorial comme une dynamique où chacun, auteur et éditeur, joue un rôle actif et où les réactions de l’un induisent et modifient celles de l’autre. Un processus, certes non exclusif du contexte extérieur, non exempt d’a priori sur les attentes d’un public imaginé ni sur l’image de l’auteur et du texte à lui proposer, mais à chaque fois unique dans la relation qui s’institue entre – souvent – deux personnes40, deux humains avec leurs compétences, leurs ambitions, leurs faiblesses – y compris leurs préjugés, notamment ethnocentriques et même racistes – davantage que simplement entre un Européen et un Africain, un blanc et un noir. Un processus où, dans une perspective bourdieusienne, le texte et l’auteur sont assurément produits par la société dont ils sont issus, mais entrent, porteurs de ce système socio-économique, dans un tunnel où les éléments humains, littéraires, artistiques les conduisent, dans le meilleur des cas, à des œuvres qui les intègrent et les dépassent à la fois. Un tunnel souvent obscur dont on sait, hélas, peu de choses, les éditeurs et les auteurs étant la plupart du temps, les uns comme les autres, jaloux de leurs secrets de fabrication.

16Dans le cas de Yambo Ouologuem et du Devoir de violence, ce tunnel est resté longtemps d’autant plus obscur qu’aucune pièce probante n’était avancée dans un sens ou dans l’autre et que, après avoir beaucoup parlé et écrit, Yambo Ouologuem s’est tu, abandonnant sa défense à d’autres, plus ouologuemiens que lui-même. Et plus l’obscurité s’épaississait, plus la défense se faisait péremptoire.

17L’obscurité, au moins partielle, risque d’ailleurs de perdurer à jamais. La pièce centrale du dossier a manqué très tôt. Dans une lettre du 15 mars 197041 (voir Figure 3) – où l’auteur se défend déjà de plagiat, suite à un signalement par Claude Gallimard d’un détournement d’un texte de leur catalogue – Ouologuem écrit à Paul Flamand que, suite à des « déboires dans sa vie privée », il n’a plus retrouvé le manuscrit original du Devoir de violence. Depuis, ce manuscrit, seul document indubitable pour en déduire les évolutions et interventions ultérieures, est absent de toutes les archives connues, et, sauf surprise, ne devrait pas réapparaître.

18

Figure 3 : Lettre de Y. Ouologuem à P. Flamand, 15 mars 1970
(Archives du Seuil, IMEC) © Ayants droits de Yambo Ouologuem

19Ainsi, c’est autour d’une absence que s’est construite une certaine lecture de l’œuvre, de sa genèse et, en regard, de sa réception. Absence renforcée par la réticence du Seuil à ouvrir ses archives sur une affaire qui avait secoué la maison et une œuvre dont elle avait fini par ne plus vouloir se préoccuper, quasi indifférente au fait qu’une autre maison telle que Le Serpent à plumes prenne l’initiative de la rééditer. Cet oubli et cette indifférence se doublaient, chez les chercheurs, d’un désintérêt progressif pour l’œuvre de Ouologuem et d’une paresse à étudier le dossier en profondeur.

20Il aura fallu attendre 2012 pour que Sarah Burnautzki accède aux dossiers concernant Yambo Ouologuem dans le fonds du Seuil déposé à l’IMEC. Limitée par un engagement à ne pas « diffuser ou citer quoi que ce soit provenant de ces dossiers42 », elle a pu cependant exploiter leur lecture en en reproduisant des extraits et en les analysant dans un premier temps dans sa thèse, puis dans l’ouvrage qui en a résulté. Malgré les restrictions administratives et juridiques auxquelles elle a ainsi été soumise et l’aspect lacunaire des archives, l’approche s’est révélée malgré tout la seule productive pour une étude génétique du Devoir de violence : à défaut d’une analyse du manuscrit original, de ses éventuels avant-textes, ébauches, brouillons et versions, une analyse des seuls documents possibles (notes de lecture et correspondances diverses) pouvant nous faire entrevoir le processus éditorial du roman.

21On nous permettra cependant de regretter que cette analyse se soit très vite mise au service d’une hypothèse sur une racialisation du processus éditorial et une injonction faite à Ouologuem d’une africanisation, d’une exotisation de son texte. Cette analyse, illustrée par des citations parcellaires, s’appuie essentiellement sur des notes de lecture préalables à la signature du contrat pour en déduire une orientation « africanisante » du travail de remaniement du manuscrit dont on sait – par l’échange de courrier – qu’il s’est opéré dans des allers-retours entre l’auteur et l’éditeur mais dont on ne sait rien en termes de contenu :

« C’est en effet à partir de ces échanges que la définition légitime d’une littérarité “africaine” s’est négociée et ensuite concrétisée. De manuscrit en manuscrit, Yambo Ouologuem a donc “africanisé” ses textes, ce qu’on lui avait en effet suggéré de faire dès les justifications de refus43. »

22Partant de cette supposition, Sarah Burnautzki interprète l’incorporation de passages de textes d’auteurs français dans le roman comme une « forme de révolte contre l’exigence d’authenticité, contre l’africanisation vécue comme imposée et contraignante par Ouologuem44 » et ce, en dépit du fait que « les sources des archives du Seuil auxquel[le]s [elle a] eu accès ne permettent pas d’en savoir plus à ce sujet45 ». Il semble, au contraire, selon une lettre de Yambo Ouologuem dans ces archives46, que la présence d’extraits d’autres œuvres existait dès la première version du manuscrit refusée par Le Seuil. Dans la même lettre, Ouologuem écrit aussi que « l’architecture initiale de [s]on roman était [...] en clins d’œil, références, guillemets, narrations, analyses ». Il apparaît, d’autre part, que la reprise de textes extérieurs constituait consciemment un système (« une espèce d’anthologie du crime47 ») présenté dans Lettre à la France nègre, ouvrage dont Ouologuem dit dans la même lettre qu’il a été présenté au Seuil « presque en même temps que [s]on roman ».

23Poursuivant cependant sur ses suppositions, Sarh Burnautzki déduit que :

« [...] l’analyse du dossier Ouologuem au Seuil a montré que même dénié, le critère racialisé influe sur les mécanismes de distinction et de reconnaissance, régule la répartition inégalitaire du capital symbolique et consolide les frontières racialisées de l’espace littéraire48. »

24Ce faisant, il nous semble que plutôt de déconstruire les extrapolations développées depuis des décennies à partir de présentations sélectives de propos49, la thèse pourtant fondatrice de Sarah Burnautzki en rajoute d’autres. Seule une divulgation complète et une présentation portée le moins possible par des présupposés d’ordre idéologique des documents disponibles – dans une démarche critique élargie qui considère l’auteur africain comme tout autre auteur – nous apparaît en mesure d’à la fois révéler le processus éditorial ayant mené au Devoir de violence tel qu’on peut le lire et de laisser entier le mystère qui l’imprègne50. Car ce qui est au cœur du parcours de Yambo Ouologuem, à savoir une absence après une présence fulgurante, un silence après une prolixité créative, est ce qui caractérise aussi le processus génétique et éditorial du Devoir de violence : une apparition soudaine suivie d’une disparition de la même intensité, sinon de la même violence.

25Reste alors à analyser l’œuvre elle-même en la situant dans une histoire purement littéraire cette fois, celle des textes, africains ou non, qui la précèdent et dont il s’agit, dans un jeu auquel nous incite Yambo Ouologuem, d’établir les liens et les échos. Tel un palais de miroirs détaché ou se jouant des conditions de sa construction. Jusqu’à les faire disparaître.

bibliographie

Jean-Pierre Orbanest chercheur associé à l’ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes), membre de l’équipe « Manuscrits francophones » et responsable du groupe de travail Schwarz-Bart. Il est l’auteur de « Livre culte, livre maudit, l’histoire du Devoir de violence de Yambo Ouologuem » (Continents manuscrits, mai 2018). Il a dirigé et copréfacé avec Sami Tchak la réédition des Mille et une bibles du sexe (Vents d’ailleurs, 2018). Il est écrivain, auteur de théâtre et de romans, et d’une biographie parue en octobre 2018 : Pierre Mertens. Le siècle pour mémoire (Impressions Nouvelles).

Burnautzki Sarah, Les Frontières racialisées de la littérature française. Contrôle au faciès et stratégies de passage, Paris, Honoré Champion, 2017.

Casanova Pascale, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999.

Chaulet Achour Christiane, Abécédaires en devenir - Idéologie coloniale et langue française en Algérie, préf. de Mostapha Lacheraf, Alger, ENAP, 1985.

Ducournau Claire, La Fabrique des classiques africains, Écrivains d’Afrique subsaharienne francophones, Paris, CNRS Éditions, 2017.

Marivat Gladys, « Retour sur l’affaire Ouologuem », Le Monde des livres, 22 juin 2018.

Mouralis Bernard, L’Illusion de l’altérité, Paris Honoré Champion, 2007.

Orban Jean-Pierre, « Livre culte, livre maudit, histoire du Devoir de violence », Continents manuscrits, Hors Série, Paris, 2018 : https://journals.openedition.org/coma/1189

Orban Jean-Pierre,« Notes sur le traître comme figure du biographe, du généticien et... de l’écrivain » in Daniel Delas (dir.), La Question de l’intime. Biographie et génétique, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, coll. « L’Un et l’autre en français », 2018.

Orban Jean-Pierre, « L’auteur, entre instance éditoriale et autonomie de la création », in Begenat‑Neuschäfer Anne, Mazauric Catherine (éds.), La Question de l’auteur en littératures africaines, Frankfurt am Main, Peter Lang Edition, p. 27‑37.

Ouologuem Yambo, Les Mille et une bibles du sexe, Paris, Éditions du Dauphin, 1969. Réédition avec préface de Jean-Pierre Orban et Sami Tchak, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2015.

Ouologuem Yambo, Les Moissons de l’amour, Paris, Editions du Dauphin, 1970.

Ouologuem Yambo, Le Secret des orchidées, Paris, Editions du Dauphin, 1968.

Ouologuem Yambo, Le Devoir de violence, Paris, Seuil, 1968. Réédition Paris, Le Serpent à plumes, 2002. Réédition Paris, Seuil, avec note de l’éditeur, 2018.

Ouologuem Yambo, Pageard Robert et Demidoff Marie-Thérèse (textes choisis et présentés par), Introduction aux lettres africaines, Paris, Éditions de l’École, 1973.

Ouologuem Yambo, Lettre à la France nègre, Paris, Nalis, 1969. Réédition Paris, Le Serpent à plumes, 2003.

Schwarz-Bart André, Le Dernier des Justes, Paris, Le Seuil, 1959.

Wise Christopher (éd.), Yambo Ouologuem : Poscolonial Writer, Islamist Miltant, Boulder & Londres, Lynne Riener Publishers, 1999.

notes

1  Mouralis Bernard, L’Illusion de l’altérité, Paris, Honoré Champion, 2007.

2  Voir l’article paru dans Le Monde, le 19 octobre 2017.

3  Dans un film documentaire de 2003 produit par la télévision malienne (ORTM), Yambo Ouologuem apparaît fugacement et lance, en crachant au sol : « Je n’ai pas de livres, je suis en train de vous dire que j’ai refusé ce truc-là pour injures, injures raciales », Yambo Ouologuem, Le Hogon du Yamé, film de Moussa Ouane.

4  Selon les témoignages de plusieurs personnes de son entourage, amis et famille, dont Ambibé, fils benjamin de Yambo Ouologuem. Témoignages recueillis par l’auteur du présent article à l’occasion de l’hommage national rendu le 24 mars 2018 à Bamako.

5  Ouologuem Yambo, Les Moissons de l’amour, Paris, Éditions du Dauphin, 1970. La première, Le Secret des orchidées, avait paru en 1968 chez le même éditeur.

6  Ouologuem Yambo, Terres de soleil, CP2, Paris, Ligel, 1970 (191 p.). Le volume équivalent pour la classe de CE1 (316 p.) avait paru chez le même éditeur en 1969, avec la précision « Livre unique de français. Écoles africaines et malgaches » (Catalogue de la BnF, Bibliothèque nationale de France).

7  Introduction aux lettres africaines, textes choisis et présentés par Ouologuem Yambo, Pageard Robert et Demidoff Marie-Thérèse, Paris, Éditions de l’École, 1973 (Catalogue de la BnF).

8  Archives du Seuil, Institut Mémoires de l’Édition contemporaine (IMEC), SEL 2923.5. Voir Orban Jean-Pierre, « Livre culte, livre maudit, histoire du Devoir de violence », Continents manuscrits, revue en ligne de l’équipe « Manuscrits francophones » de l’Institut des textes et manuscrits modernes, Hors Série, Paris, 2018 : https://journals.openedition.org/coma/1189.

9 « Depuis plusieurs années nous n’avons plus aucune relation avec cet auteur et de ce fait j’ignore tout à fait dans quelles conditions pourrait être réalisée une réédition de son livre » (Lettre de Paul Flamand, directeur du Seuil, à John Taylor, écrivain américain installé à Paris, 4 juin 1984, IMEC, SEL 3772.2) ou « Nous essayons, depuis plusieurs mois, de contacter votre fils [...] en effet nous recevons régulièrement des courriers concernant son œuvre et soulevant des questions auxquelles nous ne pouvons répondre sans consulter Monsieur Yambo Ouologuem » (Lettre d’Isabelle Bardet, fille du cofondateur du Seuil, au père de Yambo Ouologuem au Mali, IMEC, ibid.).

10  Graphie utilisée par elle-même. Awa, comme certains documents officiels le mentionnent et comme la plupart des Maliens la nomment, est par ailleurs le prénom d’un personnage du Devoir de violence.

11  Archives du Seuil, IMEC, SEL 3772.2.

12  Décision aujourd’hui contestée par les héritiers de Yambo Ouologuem au Mali.

13  Avec une préface de Christopher Wise.

14  Première édition chez Nalis, Paris, 1969.

15  Première édition aux Éditions du Dauphin, Paris, 1969. Réédition avec une préface de Jean-Pierre Orban et Sami Tchak.

16  Selon des témoignages de proches de l’auteur malien.

17  Ainsi, entre autres, celui de l’écrivain Eugène Ebodé à propos de son entrevue avec Yambo Ouologuem à Sévaré en 2004 (propos confiés à l’auteur du présent article en 2015). Ouologuem demande qu’on ne lui parle plus de littérature et confirme son opposition aux rééditions de ses œuvres.

18 En 1975, peu après le retour de Ouologuem au Mali, l’écrivain français Joël Vernet a pu le rencontrer à Sévaré. Il l’a revu deux fois « dans les années suivantes », avant que Ouologuem bannisse « tout ce qui venait de France » (courriel du 7 mars 2018 à Claire Riffard, responsable de l’équipe Manuscrits francophones à l’ITEM).

19  Voir, entre autres, les témoignages de Joël Bertrand et de Sarah Burnautzki, pour le premier sur son blog : http://jenebatisquepierresvives.blogspot.com/2017/10/la-legende-de-yambo.html

20 Voir Wise Christopher (éd.), Yambo Ouologuem : Poscolonial Writer, Islamist Miltant, Boulder & Londres, Lynne Riener Publishers, 1999. La pratique stricte de la religion musulmane, tant par lui-même qu’exigée de sa part à sa famille, a été confirmée par le plus jeune des fils, Ambibé, à l’auteur du présent article en mars 2018 à Bamako.

21  Compte-rendu dans http://maliactu.net/litterature-lautre-face-de-yambo-ouologuem/

22  Voir sa lettre du 18 mai 1968 à Paul Flamand (Archives du Seuil, IMEC, SEL 3772.2) dans « Livre culte, livre maudit... », op. cit., annexe 1.

23 À ce propos : Orban Jean-Pierre « Notes sur le traître comme figure du biographe, du généticien et... de l’écrivain » in Delas Daniel (dir.), La Question de l’intime. Biographie et génétique, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, coll. « L’Un et l’autre en français » dirigée par Jean-Michel Devésa, 2018.

24  Kundera Milan, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993.

25  Au rang d’injonctions non respectées de destructions de textes du vivant d’un auteur, on citera celui d’Arthur Rimbaud demandant en 1871 à son ami Paul Demeny de détruire le cahier de vingt-deux textes (dont « Le Dormeur du val ») qu’il lui a confié l’année précédente. Demeny n’exécutera pas la demande.

26  Affirmation avancée en tant que directeur de la collection « Pulsations » où a paru l’ouvrage, assumé et défendu comme tel par les éditeurs de Vents d’ailleurs, Jutta Hepke et Gilles Colleu.

27 Utto Rodolph – Rudolph à l’intérieur de l’ouvrage. On notera cependant que l’avertissement signé Yambo Ouologuem laisse peu de doutes sur la véritable identité de l’auteur du texte. Le pseudonyme ne servait à l’évidence pas – ou pas que – à cacher l’auteur, mais autant à le révéler qu’à le dissimuler. À la manière d’un masque de carnaval et ce qu’on entend lui faire dire, comme en une séquence à la Stanley Kubrick dans Eyes Wide Shut (1999) ou à la Arthur Schnitzer, auteur de Traumnovelle (1926, La nouvelle rêvée ou Double rêve en français) dont est tiré le film. En rééditant le roman sous le nom « véritable » de Yambo Ouologuem, les éditeurs de Vents d’ailleurs et le directeur de collection – l’auteur du présent article – brisaient peut-être l’enchantement, mais, quarante-six ans après l’édition originale, allaient au bout d’une logique en éclairant la scène et le jeu de Ouologuem : un jeu, précisément, de masques, ceux-là même dont s’empare l’auteur malien pour jouer et s’en jouer. La note 59 de l’article de Romuald Foukoua, dans ce même dossier, exprime sur le même sujet un avis divergent.

28  C’est le terme qu’il emploie lui-même dans sa correspondance avec Le Seuil conservée à l’IMEC.

29  Voir la Note de l’Éditeur en début de volume. Voir aussi Gladys Marivat, « Retour sur l’affaire Ouologuem », Le Monde des livres, 22 juin 2018.

30  On citera, à titre d’exemple, la thèse d’État de Chaulet Achour Christiane, Abécédaires en devenir - Idéologie coloniale et langue française en Algérie, préf. de Mostapha Lacheraf, Alger, ENAP, 1985.

31  Schwarz-Bart, André, Le Dernier des Justes, Paris, Le Seuil, 1959. Prix Goncourt 1959.

32  Les documents conservés à l’IMEC montrent que la première version du manuscrit du Devoir de violence (titre de 1967, car un précédent manuscrit sous le même titre mais avec un récit totalement différent avait déjà été soumis en 1963) comprend déjà l’essentiel de la structure du roman définitif. Le manuscrit fait l’objet de notes de lecture comme tout manuscrit adressé à la maison d’édition. Il sera refusé, avant d’être repêché notamment à la suite d’une note de lecture positive de Jean Cayrol. La lettre de refus, signée François-Régis Bastide, est une lettre argumentée, où n’est jamais mentionnée la référence au Dernier des Justes. À moins d’imaginer une machination diabolique fomentée, à coup de fausses notes de lecture et de fausses lettres de refus, entre un éditeur et un auteur, il est difficile de croire à une commande de la part du Seuil d’un roman qui pasticherait à son insu (ainsi que le montrent les archives du Seuil) un de ses plus grands succès, Le Dernier des Justes et un de ses auteurs phares, André Schwarz-Bart, qui publiait la même année chez le même éditeur le premier volume d’un cycle antillais appelé à en compter au moins six autres.

33 Voir notamment le droit de réponse de Yambo Ouologuem (« Le devoir de violence », Le Figaro Littéraire du 10 juin 1972) à l’article de Guy Le Clec’h « Ouologuem n’emprunte qu’aux riches » (Le Figaro Littéraire, 13 mai 1972), IMEC, SEL 2923.8. Voir à ce propos Orban Jean-Pierre, « Livre culte, livre maudit... », op. cit., annexe 3.

34 Research in African Literatures, Automne 1971, vol. 2, no II, p. 117-120. Voir à ce propos Orban Jean-Pierre, « Livre culte, livre maudit... », op. cit., annexe 2.

35 Entre autres dans Devésa Jean-Michel, Sony Labou Tansi : écrivain de la honte et des rives magiques du Kongo, Paris, L’Harmattan, 1996. J’en propose une contre-analyse dans « La “dynamique auteur-éditeur” dans le processus de création chez Sony Labou Tansi à partir de la comparaison entre Machin la Hernie et L’État honteux », Genesis, 33, 2011, p. 29-42 : http://journals.openedition.org/genesis/599. Voir aussi Orban Jean-Pierre « L’auteur, entre instance éditoriale et autonomie de la création », in Begenat‑Neuschäfer Anne, Mazauric Catherine (éds.), La Question de l’auteur en littératures africaines, Frankfurt am Main, Peter Lang Edition, p. 27‑37.

36  Burnautzki Sarah, « Les Frontières racialisées de la littérature française », Thèse de doctorat sous la direction de Jean-Loup Amselle et Gerhard Poppenberg, Paris et Heidelberg, École des Hautes Études en Sciences Sociales et Ruprecht-Karls Universität, 2007.

37 Burnautzki Sarah, Les Frontières racialisées de la littérature française, op. cit., p. 107, note 257.

38 Ibid.

39  Développée également, de façon plus large, on le sait, par Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres (Paris, Seuil, 1999) et Claire Ducournau dans La Fabrique des classiques africains, Écrivains d’Afrique subsaharienne francophones (Paris, CNRS Éditions, 2017).

40  L’auteur.e et l’éditeur ou éditrice au sens que les Anglo-Saxons donnent au mot « editor », en faisant la distinction avec « publisher », l’entreprise ou son directeur.

41  Archives du Seuil, IMEC, SEL 2923.9.

42  Burnautzki Sarah, Les Frontières racialisées de la littérature française, op. cit., p. 32.

43  Ibid., p. 168.

44  Ibid.

45  Ibid.

46  Lettre de Yambo Ouologuem à Paul Flamand, 15 mars 1970, IMEC, SEL 2923.9. Reproduite dans « Livre culte, livre maudit... », op. cit.

47  Ibid.

48  Burnautzki Sarah, Les Frontières racialisées de la littérature française, op. cit., p. 179.

49  Notamment, on l’a dit, de Yambo Ouologuem dans des interviews. Ces propos reviennent, de manière construite dans sa correspondance avec Le Seuil. Si ces lettres éclairent de manière parfois magistrale le « système » ouologuemien, système que l’on peut voir à l’œuvre dans Le Devoir de violence comme dans Lettre à la France nègre, les propos et passages de lettres concernant l’intervention de l’éditeur (en l’occurrence François-Régis Bastide, pour le retrait des marques de citation) ne sont, hélas, étayés par aucune preuve. On se doit, à cet égard, de s’en tenir à une réserve critique et de ne pas suivre aveuglément les propos de l’auteur, pas plus que ceux de l’éditeur.

50 Ainsi que nous avons tenté d’en dessiner la perspective dans Livre culte, livre maudit, op. cit.

résumés

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Le 14 octobre 2017, Yambo Ouologuem disparaissait. Mais il avait disparu depuis qu’il s’était éloigné du monde de l’édition et de la littérature, sinon du siècle. C’est autour de cette absence, du silence de l’auteur malien et du reniement de ses œuvres de jeunesse qu’ont été entreprises les rééditions de ces mêmes œuvres dans les années 2000. Le même paradoxe a présidé aux études de l’œuvre de Yambo Ouologuem, construites non seulement sans et contre l’auteur mais en l’absence de documents permettant de dessiner de façon fiable la genèse littéraire et éditoriale, tant commentée, du Devoir de violence. L’article décrit cette double situation paradoxale et plaide pour une restriction des études génétiques aux seuls documents d’archives disponibles, en préservant tel quel le vide qui règne en son centre. En s’interdisant en tout cas de le combler, comme cela a été la pratique jusqu’à aujourd’hui, de rumeurs et de présupposés hasardeux.

plan

  • Déconstruire les extrapolations

pour citer cet article

Jean-Pierre Orban, « Contre, sans et après Ouologuem : le paradoxe des (ré)éditions et des études de son œuvre », Fabula / Les colloques, L'œuvre de Yambo Ouologuem. Un carrefour d'écritures (1968-2018), URL : http://www.fabula.org/colloques/document6003.php, page consultée le 08 mars 2021.

auteur

Jean-Pierre Orban

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Article publié
le 18 avril 2019
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