Colloques en ligne

Marc Hersant

Les fins intermédiaires dans les récits à épisodes des Mémoires de Saint-Simon : l’exemple de l’affaire du quiétisme

1Les Mémoires de Saint-Simon, au moment où, sans doute pris d’une sorte de vertige et de peur du vide, leur auteur s’apprête à leur mettre un point final, s’achèvent in extremis sur la promesse d’une suite. Demandant au lecteur de l’indulgence pour la piètre qualité de son style dont il vient de recenser les défauts, Saint-Simon laisse en effet son lecteur épuisé et émerveillé par un si long parcours sur cette ultime phrase : « Il [ce style] en a d’autant plus besoin (d’indulgence), que je ne puis le promettre meilleur pour la suite que je me propose1 ». Il y a de là de quoi rêver la découverte, un jour peut-être, d’un manuscrit contenant quelques milliers de pages supplémentaires de ces Mille et une nuits de l’Histoire, qui présenteraient la chronique des premières années du règne de Louis XV. Mais il y a par ailleurs des raisons de douter que cette suite annoncée ait eu une quelconque existence même embryonnaire. Saint-Simon, en poussant sa chronique jusqu’à l’année 1723, l’avait mené à deux termes qui avaient du sens : la fin de la Régence de son ami le duc d’Orléans, dont il avait été un des plus proches conseillers ; la fin de sa propre carrière politique, puisqu’on lui avait fait comprendre alors que se mêler des affaires n’était pour lui plus de saison. Il n’aurait donc pu que poursuivre mélancoliquement la chronique d’un monde qui l’avait repoussé dans ses marges. Et puis c’était un vieil homme épuisé qui faisait ce pari de ne pas baisser les bras et de reprendre son immense chronique, ces travaux d’Hercule de l’écriture qu’il n’avait peut-être en réalité plus la force de poursuivre.

2Tout cela est bien émouvant, et nous renvoie à la dimension existentielle de cette exceptionnelle aventure d’écriture, dont les études sur le dix-huitième siècle semblent incapables de prendre la mesure, mais sur le plan de la réflexion générale sur le récit, cela montre aussi que cette œuvre n’a pas en elle-même le principe de sa fin. Il était possible de la reprendre et d’incruster dans le texte déjà existant de nouvelles entrées narratives ou digressives, d’accueillir par exemple de nombreuses anecdotes que Saint-Simon avait si brillamment racontées dans ses Additions au Journal de Dangeau ou dans ses Notes sur tous les duchés pairies, et qu’il avait oublié de reprendre dans ses Mémoires. Il était possible aussi d’ajouter des années à la chronique, comme Saint-Simon rêve de le faire en fin de parcours, inquiet de voir l’œuvre de sa vie finir en quelque sorte avant lui en le laissant sans secours au bord du vide. Et si j’ai comparé un peu plus tôt les Mémoires de Saint-Simon aux Mille et une nuits, c’est bien sûr parce que Proust avait fait la comparaison avant moi dans Le Temps Retrouvé2, comparaison célèbre où il donne ces deux grandes œuvres du passé comme les modèles fondamentaux de sa propre entreprise ; c’est aussi pour rendre un hommage à Jean-Paul Sermain qui est comme chacun sait spécialiste des Mille et une nuits alors que j’ai de mon côté consacré un certain temps à commenter et à décrire les Mémoires ; c’est enfin parce que ces deux œuvres, l’une du côté de la fiction, l’autre du côté de l’histoire, sont deux des plus impressionnantes machines à raconter des histoires qui aient été conçues par des êtres humains, faisant proliférer les récits presque à l’infini et contenant dans leur structure, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons, le principe d’excroissances narratives potentiellement illimitées.

3Le sujet des fins intermédiaires en tout cas amène à faire une remarque curieuse sur la différence entre les deux œuvres en ce qui concerne les récits divisés en épisodes. Shéhérazade joue constamment à la fois d’un effet de suspense immédiat et de retardement : il s’agit à la fois, à court terme, de créer une attente pour le lendemain, et à plus long terme de créer des espaces narratifs intermédiaires, et notamment des récits dans le récit, qui repoussent parfois longuement, pour ne pas dire presque indéfiniment, certaines fins. Tout semble ici subordonné au principe de plaisir, et à la création, du côté de la réception, d’un habile dosage de frustration et d’excitation, mais parfois l’étirement narratif est tel que, si le sultan semble à peu près toujours savoir où il en est, le lecteur réel, lui, s’y perd, mélange les histoires, oublie certains fils, met un peu de temps à s’y retrouver quand un récit-cadre reprend, etc. Ce labyrinthe est typiquement fictionnel dans son fonctionnement, la pratique des imbrications narratives de cette espèce étant presque totalement absente dans les récits factuels de l’Ancien Régime — même s’il y a forcément quelques exceptions, par exemple chez Casanova. Dans les Mémoires de Saint-Simon l’impression de morcellement, pour ne pas dire d’émiettement, est encore bien plus grande, et cela est dû, d’une part au foisonnement de récits juxtaposés, de tous formats et de tous styles, qui caractérise l’œuvre dans sa logique sérielle et informative, d’autre part à l’éclatement de certains fils narratifs qui disparaissent totalement dans le magma narratif en fusion de la chronique, avant de reparaître plusieurs dizaines ou plusieurs centaines de pages plus loin. Mais Saint-Simon n’est certes pas Shéhérazade et il ne cherche ni à créer une attente ni à retarder pour retarder, mais tout simplement, conformément à des principes qu’il ne cesse d’affirmer, à respecter au mieux la chronologie des faits, ce qui met constamment en tension dans son texte le principe de soumission à leur distribution dans le temps et l’orchestration proprement narrative de son texte, dont j’ai montré qu’il n’est pas évident de le lire dans sa globalité comme UN récit3. Si le mémorialiste interrompt tel ou tel récit, c’est parce que les événements qu’il relate se sont poursuivis l’année suivante ou parfois la demi-année suivante, et qu’il juge qu’il ne doit pas anticiper. Il préfère donc souvent découper en épisodes ce qui aurait pu faire l’objet d’un récit continu — par exemple le procès Luxembourg, le récit de l’ascension de grandes personnalités européennes comme la princesse des Ursins ou Alberoni, le procès intenté par le maréchal-duc de Luxembourg à plusieurs duc et pairs dont Saint-Simon, ou encore l’affaire du quiétisme, pour ne citer que quelques exemples parmi des centaines d’autres possibles — et saupoudrer le réel en « moments narratifs » parfois fort éloignés, qui contribuent à l’impression donnée par les Mémoires, surtout dans leur première moitié, d’une vaste mosaïque. L’effet n’est peut-être pas recherché, mais il n’en est pas moins saisissant, car pour en rester à l’exemple particulièrement significatif de l’affaire du quiétisme que je vais choisir comme spécimen privilégié, le récit qui en est fait, en raison de son morcellement, croise d’innombrables autres fils historiques, et baigne dans un arrière-plan d’historicité foisonnant et multiple. Certains des personnages clés de l’affaire comme le duc de Bourgogne ou les ducs de Beauvillier et de Chevreuse se retrouvent dans d’autres histoires et dans d’autres intrigues, avec des rôles variables qui peuvent aller de celui de personnage principal à celui de simple comparse ou même de nom cité dans une série. D’autres, comme le cardinal de Bouillon, s’en émancipent pour devenir les personnages principaux d’autres intrigues qui n’ont plus rien à voir avec elle, même si des échos peuvent apparaître ici ou là comme ces éléments de détail qui font communiquer un roman avec un autre dans La Comédie Humaine. Et si l’affaire du quiétisme conduit jusqu’à une sorte de terme les histoires de Mme Guyon et de Fénelon, elle laisse la possibilité de nombreux rebondissements pour d’autres figures qui y ont été mêlées, qu’on trouvera en leur temps, ici ou là, éparpillés dans la chronique, qui croisent eux-mêmes d’autres personnages et d’autres intrigues. Ce qui peut apparaître comme une sorte de fin finale pour les acteurs principaux de la querelle, dont il sera cependant question ultérieurement, ne serait-ce qu’au moment de leur mort comme dans le cas de Fénelon, n’est donc qu’une « fin intermédiaire » pour d’autres personnages qui y ont joué un rôle, et se retrouvent ensuite dans des contextes narratifs divers.

4Ces histoires, loin d’acquérir une autonomie complète, et de pouvoir être lues comme des espèces de romans, s’interpénètrent, s’enchevêtrent. Et si l’on faisait l’expérience de mettre bout à bout, dans une espèce de texte reconstitué, les différents chapitres éparpillés dans l’œuvre d’une même affaire célèbre, le tout produirait pour cette raison un effet d’incohérence et d’incomplétude, pas du tout celui d’une nouvelle historique soigneusement architecturée et poétiquement maîtrisée comme Dom Carlos. C’est que Saint-Simon, loin d’avoir écrit d’un jet continu l’affaire du quiétisme ou de l’ascension et de la disgrâce de la princesse des Ursins avant de les dispatcher dans ses Mémoires, ne relisait peut-être même pas toujours les épisodes précédents de ces affaires avant d’en ressaisir les fils. C’est ce qui est en tout cas suggéré, dans certains cas par des redondances assez grossières, dans d’autres plus rares par des contradictions embarrassantes, plus souvent encore par des styles et des rythmes narratifs très différents d’un épisode à l’autre, Saint-Simon étant susceptible de développer de manière assez capricieuse et imprévisible un épisode sur plusieurs pages avec une abondance de notations concrètes et de scènes très vivantes et de traiter l’épisode suivant, des dizaines ou des centaines de pages plus loin, de manière beaucoup plus expéditive, à la limite comme un simple sommaire de quelques lignes. J’utilise évidemment ici les notions de « scène » et de « sommaire » dans le sens que leur donne Genette dans Figures III.

5Dans ces conditions, chaque « unité narrative » de ces récits à épisode peut être abordée comme une espèce de tout qui a au moins une cohérence interne et, envisagé dans sa logique propre, une fin qui n’en est pas tout à fait une au sens d’une narration menée jusqu’à son terme, mais représente malgré tout pour le lecteur la fin d’un moment de lecture, après lequel il peut marquer une pause, ou continuer en constatant qu’il est invité à passer à autre chose, qui n’a souvent pour point commun avec ce qui précédait que de s’être passé à peu près au même moment dans la réalité historique. Et les « fins intermédiaires » dans un sens qui n’est plus narratif mais textuel délimitent des espaces de lecture et déterminent une manière de lire et de progresser dans le texte qui ne doit rien ou presque rien aux romans du temps, même les plus digressifs et sinueux.

6Je passe à l’exemple du récit en pièces détachées, ou si on préfère des récits, au pluriel, et éparpillés dans l’œuvre, des aventures de Fénelon, de Mme Guyon, de leurs alliés et de leurs adversaires. Il ne permet pas à lui tout seul d’observer tous les problèmes, mais il suffit à recenser certains des plus intéressants.

7Le premier chapitre de l’histoire du quiétisme — je parle de chapitre, mais évidemment à peine prononcé le mot paraît totalement inadapté, et ce serait en soi matière à réflexion — ce premier fragment, donc, pour tenter sans conviction une autre désignation, se trouve dans la chronique de 1695, s’étalant sur un peu plus de quatre pages dans l’édition d’Yves Coirault4. Saint-Simon vient de consacrer de longs développements à la campagne militaire de cette année-là, et place une phrase de transition pour expliquer au lecteur la logique de progression de son texte : « Avant de parler de ce qui se passa depuis mon retour de l’armée, il faut dire ce qui se passa à la cour pendant la campagne5 ». Il a donc, au niveau d’unités temporelles relativement restreintes, privilégié une répartition thématique et revient en arrière dans le temps pour proposer une chronique de la cour couvrant la même période que la chronique de la guerre qui précède. Et ce pour une dizaine de pages au maximum, puisqu’il apparaît bientôt comme personnage à la première personne dans les intrigues versaillaises qu’il relate, ce qui prouve que le temps de son retour à la cour a été dès lors rejoint – ce qu’il ne prend pas la peine de remarquer. Ce premier épisode a par ailleurs une forte unité : tout tourne autour de la nomination de Fénelon à l’archevêché de Cambrai, le début du texte revenant assez longuement sur son prédécesseur sur ce poste, Bryas, qui vient de mourir, la fin racontant le sacre de Fénelon à Saint-Cyr, dont son futur ennemi Bossuet eut la charge. Dans l’intervalle, une longue analepse raconte les débuts de Fénelon présenté comme un ambitieux et comme un intrigant, sa rencontre avec Mme Guyon qui est une sorte de coup de foudre réciproque résumé par la formule « leur sublime s’amalgama6 », le début de son emprise sur les ducs de Beauvillier et de Chevreuse qui lui vaut la place de précepteur des enfants de France et l’affection qui s’avèrera durable et profonde du duc de Bourgogne, la constitution progressive de ce que Saint-Simon appelle constamment le « petit troupeau » de ses fidèles inconditionnels, enfin un premier moment de succès éphémère auprès de Madame de Maintenon, destinée à devenir bientôt sa plus redoutable ennemie. L’ensemble de ce morceau vise à éclairer un paradoxe : alors que la cour interprète la nomination de Fénelon à Cambrai comme un triomphe pour lui, le « petit troupeau » est en réalité foudroyé, dit Saint-Simon, car l’ascension irrésistible du précepteur des petits-enfants de Louis xiv lui faisait convoiter Paris. Ce premier épisode est étonnamment fermé sur lui-même : Saint-Simon aurait pu remarquer que Fénelon est dans un premier temps le protégé de ceux qui vont plus tard participer à sa catastrophe. Il ne le fait pas, pas plus qu’il ne signalera par la suite, en racontant son affrontement avec Bossuet, que ce dernier avait dans un premier temps cautionné son élévation. Il aurait pu ricaner comme il le fait souvent, et d’autant plus qu’il n’aime pas beaucoup Fénelon, sur les débuts éclatants d’un homme qui illustre si bien un passage de la préface de ses Mémoires où il remarque que « s’il était possible que cette multitude de gens de qui on fait une nécessaire mention avait pu lire dans l’avenir le succès de leurs peines, de leurs sueurs, de leurs soins, de leurs intrigues, tous, à une douzaine près, se seraient arrêtés tout court dès l’entrée de leur vie, et auraient abandonné leurs vues et leurs plus chères prétentions7 ». Il ne le fait pas non plus. L’intérêt du lecteur est donc focalisé sur la nomination pour elle-même et la révélation progressive qu’elle fut en réalité, non une éclatante réussite, mais un fiasco, et pratiquement aucune lueur n’est jetée sur la suite. Bien sûr, le lecteur est censé savoir ce qui est arrivé au célèbre Fénelon et à son étrange et fascinante protégée, mais Saint-Simon fait comme si ce n’était pas le cas et comme si, en l’absence d’autre perspective ouverte, la nomination était une espèce de terminus. Une fin intermédiaire, donc, mais qui ne se présente même pas comme telle.

8Un peu moins de vingt pages seulement dans l’édition de référence d’Yves Coirault séparent l’épisode de la chronique de 1695 de celui de 1696, Saint-Simon épousant assez scrupuleusement le principe annalistique au début de sa chronique — ce sera dans les derniers volumes de moins en moins le cas. Cette fois encore, l’épisode8 présente une forte unité, et porte sur un bras de fer entre Goyet, évêque de Chartres, directeur de Saint-Cyr et directeur de conscience de Madame de Maintenon, et Fénelon qui, croyant à tort avoir affaire à un gros lourdaud, espère l’évincer et prendre en l’écrasant un ascendant total sur la toute-puissante épouse morganatique de Louis xiv. Au cœur de l’épisode, la présence de Mme Guyon à Saint-Cyr, qui s’y construit un petit cercle de fidèles séduits par son mysticisme éthéré, mais qui, dénoncée par l’évêque de Chartres, s’attire les foudres de Madame de Maintenon qui la fait chasser puis emprisonner à la Bastille. Le duel entre Goyet et Fénelon tourne donc totalement à l’avantage du premier et ses espoirs d’utiliser Madame de Maintenon comme un levier pour la poursuite de son ascension sont cruellement déçus. Par rapport à l’épisode précédent, il est amusant de remarquer que cette espèce de chapitre qui n’en est pas plus un que le précédent crée son propre petit système de personnages : de Goyet, figure essentielle de cet épisode, il ne sera plus question par la suite, et à l’inverse des figures majeures de l’histoire du quiétisme comme le duc de Bourgogne ou les deux amis inséparables de Saint-Simon, Beauvillier et Chevreuse, sont à peine mentionnées. La construction de l’épisode a une forte cohérence, de l’espoir de Fénelon d’écarter Goyet de son chemin ascensionnel à la cruelle désillusion que représente pour lui la chute icarienne de sa sœur spirituelle. Tout est subordonné à cette perspective et les éléments historiques de l’affaire du quiétisme qui ne sont pas rentables de ce point de vue sont écartés. La balance entre l’émiettement dans l’affaire du quiétisme dans la chronique, qui sacrifie au principe chronologique, et la puissante unité de chaque « miette » prise séparément, qui construit sa propre logique et fait des concessions au plaisir narratif, est donc remarquable. Cependant, contrairement à ce qui se passait en 1695, l’épisode de 1696 s’inscrit dans une série, et la dernière phrase met le lecteur en attente. Je cite Saint-Simon : « Les suites dépasseraient l’année ; il vaut mieux en demeurer où nous en sommes pour celle-ci, et remettre aux événements de la suivante tout ce qui les amena9 ». C’est un peu embrouillé, mais on comprend à peu près que Saint-Simon garde en réserve des faits arrivés en 1696 parce qu’ils trouveront une place plus cohérente dans l’épisode de l’année suivante. L’obscure conscience de devoir sacrifier à la logique narrative la sévérité du principe chronologique appliqué à la lettre donne l’impression d’une espèce de négociation du mémorialiste avec ses propres principes, lequel mémorialiste se sent obligé, du coup, de s’expliquer. Il ne le fait qu’une fois sur dix, mais c’est une autre raison de l’ineffable charme des Mémoires que ce dialogue constant de la règle la plus apparemment inflexible et du caprice.

9Il faut cette fois traverser une centaine de pages des Mémoires, et naturellement s’intéresser dans l’intervalle à toutes sortes d’autres objets historiques, avant de trouver la suite de l’affaire du quiétisme, dans la chronique de l’année 1697, avec cette fois un long récit de quatorze pages10 qui constitue un des moments forts du début de l’œuvre et la partie la plus importante de cette espèce de feuilleton. La mort de Molinos, inspirateur espagnol des quiétistes français, sert d’amorce, Saint-Simon s’avisant à cette occasion, je cite, « qu’il est temps de reprendre l’affaire de Monsieur de Cambrai », et rappelant que dans l’épisode précédent il avait « laissé Mme Guyon dans le donjon de Vincennes11 ». On note donc quelques raccords censés aider le lecteur à s’y retrouver et à se remémorer les épisodes précédents. Malgré tout, ces pages fonctionnent aussi très bien isolément et peuvent être lues comme un tout d’une grande clarté, y compris si, par hasard, on n’avait pas lu le reste des Mémoires. Un nouveau duel, arbitré par Rome, donne son unité au passage, entre Bossuet qui attaque la doctrine quiétiste dans son Instruction sur les états d’oraison et Fénelon qui la défend dans sa célèbre Explication des Maximes des saints sur la vie intérieure, et tente de s’aider des Jésuites ses alliés et du cardinal de Bouillon pour obtenir une décision favorable du pape. Mais les premiers, très politiques, prennent le parti de le condamner publiquement côté français tout en intrigant en sa faveur, mais mollement, à Rome, alors que Bouillon va en s’acharnant en faveur de Fénelon perdre beaucoup de son crédit sur tous les fronts. L’épisode se termine d’ailleurs avec les premiers signes négatifs venus de Rome, qui se laisse du temps pour juger définitivement cette affaire très politique, et l’exil ordonné par Louis xiv de Fénelon à Cambrai, qui va s’avérer définitif. « Il faut les laisser travailler à Rome, et y arriver le cardinal de Bouillon12 », conclut Saint-Simon pour justifier la fin provisoire du suivi de l’affaire. On voit cependant que, comme les deux épisodes précédents, ce troisième se termine par un fiasco pour Fénelon, et que dans son duel avec Bossuet il finit accablé. Et il est remarquable de voir que si chacun des épisodes pris séparément a une très forte cohésion interne, la pente est toujours la même, Fénelon glissant toujours davantage vers son inévitable catastrophe.

10L’année 1698, qui reste en attente de la décision finale de Rome, et qui laisse donc en suspens le fil principal de l’affaire du quiétisme, développe deux intrigues successives étroitement liées à l’affaire du quiétisme, mais secondaires par rapport au fil principal de l’histoire de Fénelon et de Mme Guyon qui ne sont ni l’un ni l’autre des personnages importants dans ces épisodes : il est d’abord question des ducs de Chevreuse et de Beauvillier, fidèles parmi les fidèles du « petit troupeau » de Fénelon, qui se sont attirés pour cette raison la haine de Madame de Maintenon décidée à les perdre : une intervention de l’archevêque de Paris qui se porte caution de leur intégrité auprès de Louis xiv leur permet de garder leur place au Conseil du roi. Je rappelle qu’alors que Saint-Simon est toujours resté étranger à la fièvre quiétiste, qu’il évoque avec un mélange d’ironie affectueuse et d’agacement, il s’agit de deux de ses plus importants appuis à la cour, et que l’affaire le concerne donc indirectement mais fortement. C’est encore plus nettement le cas pour le second événement raconté, Bossuet diffusant contre la volonté de Rancé une lettre que celui-ci a écrite où il condamne les thèses quiétistes. Rancé est en effet, je le rappelle, la principale référence spirituelle de Saint-Simon qui le considère comme une sorte de saint depuis que le duc Claude, dans son enfance, l’associait à ses pieuses retraites à La Trappe. La première personne est donc beaucoup plus présente dans les pages de l’année 1698 consacrées au quiétisme tout simplement parce que ce que Saint-Simon y raconte, d’une certaine manière, sans avoir une pleine conscience de le faire, c’est comment il a été affecté par l’événement, et en particulier comme il s’est trouvé déchiré entre sa vénération pour Rancé et la passion quiétiste de ses plus proches amis. Une inoubliable anecdote conclut ces pages, où Saint-Simon, asticoté par le duc de Charost, ami proche et fidèle quiétiste, sur le rôle de Rancé dans cette histoire, lui répond avec une violence telle que son interlocuteur fait une attaque. Alors que les épisodes de 1695, 1696 et 1697 constituaient une histoire en petits morceaux du quiétisme, celui de 1698 finit donc par s’apparenter à un fragment d’autobiographie spirituelle et affective du mémorialiste, et au récit de l’impact sur sa vie de ce fait d’histoire religieuse. Dans le système de personnages propre à ce morceau de la chronique de 1698, Saint-Simon est donc, sinon le personnage principal, du moins le point commun entre les différents événements racontés, et le plus intéressant c’est qu’il semble à peine s’en rendre compte — de son point de vue, il poursuit simplement sa chronique.

11Enfin, l’année 1699 revient deux fois sur les suites de l’affaire. Dans un premier épisode de quatre pages, qui rapporte la décision finale de Rome de condamner Fénelon et la soumission du prélat, Saint-Simon se concentre sur les réactions contrastées de l’auteur des Maximes des saints qui montre dans sa défaite une parfaite dignité et du cardinal de Bouillon, qui vit à Rome l’échec de ses intrigues en sa faveur dans une explosion de rage extravagante au point de s’attirer ce mot du pape aussitôt traduit par Saint-Simon : « È un porco ferito, c’est un sanglier blessé13 ». Cependant, une petite vingtaine de pages plus loin dans l’édition Coirault14, Saint-Simon semble s’aviser qu’il n’a pas tout dit, et consacre quelques lignes, d’une part au fantasme resté vain du petit troupeau de voir compensée la disgrâce de Fénelon par un chapeau de cardinal, d’autre part à une anecdote qui raconte comme un de ses amis quiétistes amuse Saint-Simon, ardent gallican, en lui avouant que le jugement du pape a mis un point final pour lui à l’idée de son infaillibilité, à laquelle son destinataire hilare n’avait jamais cru. Avec cette espèce d’appendice cependant, ce qui est terminé, c’est le récit de l’histoire du quiétisme comme fait d’histoire religieuse dans la chronique, mais cela n’empêchera pas Saint-Simon de raconter les aventures ultérieures du cardinal de Bouillon dont la folie grandissante l’amènera finalement à trahir la France et à passer à l’ennemi, de relater l’unique rencontre entre le duc de Bourgogne et son ancien précepteur à Cambrai pendant la grande illusion de l’année qui vit le prince survivre à son père, de présenter les morts dramatiques des ducs de Chevreuse et de Beauvillier comme l’impossibilité de survivre à leur rêve de voir le prince sur le trône et son mentor premier ministre, de consacrer enfin, dans la chronique de 1715, des pages sublimes à Fénelon au moment de sa mort, occasion d’un des plus beaux portraits des Mémoires et d’un nouveau et magnifique résumé de l’histoire de celui qu’il appelle dans les dernières lignes qu’il lui consacre un « grand homme », formule qu’à ma connaissance il n’utilise avec une aussi manifeste admiration à propos d’aucun autre des milliers de personnages des Mémoires.

12La critique balzacienne avait pu autrefois faire l’hypothèse qui n’a pas durablement retenu l’attention, sauf erreur de ma part, que la structure de La Comédie Humaine aurait pu être inspirée à Balzac par la lecture de l’édition de 1830 des Mémoires de Saint-Simon. C’est en tout cas une hypothèse faite par André Le Breton15 dans un ouvrage paru en 1914 que j’ai souvent utilisé dans ma thèse, car comme souvent pour les ouvrages académiques d’autrefois il regorge d’intuitions que la critique historiciste d’aujourd’hui peine, tant elle contraint sa pensée par ses principes, à retrouver. Un point commun entre les deux œuvres, qui tient pour l’une à son caractère de chronique historique, pour l’autre à une pensée absolument révolutionnaire de la création fictionnelle, c’est en tout cas l’absence de récit-cadre. Les romans qui constituent La Comédie Humaine sont posés à côté les uns des autres mais n’entretiennent pas entre eux de relations hiérarchiques sur le plan énonciatif. Leurs fins sont donc elles aussi posées les unes à côté des autres, fermant le texte dans une certaine mesure sur lui-même, mais le laissant aussi et par ailleurs ouvert, non sur quelques autres, mais par principe sur tous les autres. Si l’on observe trois récits qui peuvent donner l’impression de se suivre comme de manière particulièrement exemplaire Le Père Goriot, Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, ils nous racontent peut-être une histoire, celle de Vautrin, mais ce n’est pas un élément structurant et, comme chacun sait, ces trois romans sont aussi des ensembles cohérents qui peuvent être lus séparément, ont leur propre système de personnages, leurs propres enjeux, et même si l’on y regarde d’un peu près leur propre style et leur propre rythme, la narration très ramassée du Père Goriot qui fait penser à une tragédie étant très différente du rythme beaucoup plus étiré et beaucoup plus proche d’une espèce de chronique à rebondissements multiples des deux autres romans, qui eux-mêmes sont poétiquement très différents pour des raisons qui ne sont pas l’objet de cet article. Il n’est pas certain que Balzac ait pensé ce faisant à la manière dont Saint-Simon éclate les épisodes du quiétisme dans ses Mémoires, mais qu’il y ait pensé ou non n’a qu’une importance anecdotique, alors que la parenté structurelle entre l’œuvre de Balzac et celle de Saint-Simon éclaire l’exceptionnelle originalité du projet balzacien que la redécouverte des romans du siècle précédent ne me semble en rien minimiser. La vie, si on ne l’envisage pas dans sa dimension purement individuelle, n’a pas de fin : La Comédie humaine et les Mémoires de Saint-Simon non plus.

13Je tiens pour finir à remercier Jean-Paul Sermain pour tout ce qu’il nous a apporté à tous depuis tant d’années années sur le plan intellectuel. C’est un modèle et un encouragement vivant à faire vivre les études sur la littérature. Des rencontres de cette espèce, on n’en fait pas souvent dans la durée d’une vie. Et c’est aujourd’hui un très grand chercheur que je veux saluer.