Colloques en ligne

Christopher Wise

Après l’Azawad : Le Devoir de violence, le djihad et l’idéologie chérifienne dans le Nord du Mali

Traduit de l’anglais par Ninon Chavoz

1Je souhaiterais replacer Le Devoir de violence dans un double contexte : celui, d’une part, du djihad mené par El Hadj Oumar Taal et la Tijaniyya Toucouleur pour conquérir le Nord du Mali dans la seconde moitié du XIXe siècle, et d’autre part celui de l’occupation française qui fit suite à ce djihad. Il me semble essentiel de mettre le roman en relation avec l’impact catastrophique qu’eurent ces évènements sur les populations habé, auxquelles appartenaient Ouologuem et les siens. Par le terme habé, je désigne ici les Dogons mais aussi les autres populations noires qui occupaient la région de Bandiagara, comme les Sorkos, les Bozos, et d’autres encore qui, alors même qu’ils n’étaient musulmans, furent contraints de s’inféoder à El Hadj Oumar dans sa lutte contre les Peuls du Massina de Hamadallahi1.

2Comme le sait tout lecteur du Devoir de violence, les Saïfs sont des despotes qui ont établi sur le Nakem leur règne cynique et se targuent d’une ascendance mensongère en invoquant les liens de sang qui les uniraient au prophète Mohammed. C’est avec un certain mépris que le narrateur de Ouologuem qualifie ces musulmans locaux de « Juifs noirs » du Sahel – alors même que les Peuls et les autres peuples sémites de la région se garderaient certainement d’avancer une telle assignation ethnique. Dans les faits, Ouologuem parie sur l’antisémitisme spontané de certains d’entre ses lecteurs, ou sur ceux dont la vision des Juifs et du judaïsme se révèle ouvertement raciste. On ne saurait croire qu’il est lui-même mû, ce faisant, par un quelconque sentiment antisémite : bien plus, il faut supposer qu’il procède de la sorte parce qu’il sait que son geste irritera ceux de ses lecteurs qui concilient leur antisémitisme avec la revendication d’une ascendance chérifienne. De fait, le néologisme « Saïf » que propose Ouologuem est une forme abrégée du mot arabe « chérif ». L’auteur se livre ainsi à une critique des idéologies chérifiennes d’élection aristocratique qui ont eu cours dans le Nord du Mali depuis le règne de la dynastie songhaï des Askias – et même plus tôt encore – jusqu’à l’heure présente. Ce récit chérifien apparaît dans des textes médiévaux comme le Tarikh el sudan et le Tarik el-fettach, qui interviennent l’un comme l’autre précocement dans le roman de Ouologuem. Ils rappellent comment des chérifs arabes qui s’étaient installés à Gao et à Tombouctou au XVe siècle, à la suite du pèlerinage d’Askia Mohammed à la Mecque, se virent attribuer par celui-ci des esclaves noirs, souvent d’origine sorko, et bénéficièrent également d’une immunité contre toute poursuite judiciaire, à la seule exception des cas de meurtre2. Les chérifs dans le récit de Ouologuem sont des musulmans africains et arabes qui prétendent être supérieurs aux populations noires locales, en se prévalant pour assurer leur statut de leur généalogie mystique et des liens de sang qui les uniraient à la famille du prophète Mohammed. Aux yeux des chérifs comme aux yeux de la noblesse soninké (ou wakuri) de Gao et de Tombouctou, leur sang arabe et aristocratique les rendait supérieurs aux populations noires locales qu’ils avaient réduites en esclavage. Il importe de faire remarquer à ce propos que la famille de Ouologuem était précisément issue de ces populations noires, non arabes, et plus spécialement d’origine dogon : elle jouissait cependant d’un statut privilégié en raison de son affiliation politique et religieuse à la famille d’El Hadj Oumar Taal.

3Se distinguant de la plupart des autres Dogons des environs de Bandiagara, les membres de la famille de Ouologuem étaient en effet devenus des membres zélés de la Tijaniyya, une confrérie soufie introduite par El Hadj Oumar. Dans cette région, nombreux furent les Dogons qui refusèrent au contraire la conversion à l’islam et continuèrent à pratiquer leur religion traditionnelle dans les falaises à l’extérieur de Bandiagara, en dehors de la juridiction des chefs peuls et de la Tijaniyya d’Oumar. Yambo Ouologuem fut un membre extrêmement instruit et également privilégié de cette confrérie soufie et il lui demeura loyal toute sa vie durant. Pourtant, il était également sensible au fait que ses pairs habé étaient le plus souvent considérés comme appartenant à des races inférieures, méprisés par les Peuls du Massina au Sud tout comme par les Peuls Toucouleurs arrivés au XIXe siècle du Fouta-Toro et du Fouta-Djallon. Dans tous les cas, les chefs religieux des Peuls, qu’on appelait les « Arabes noirs » d’Afrique de l’Ouest, n’avaient pas hésité à affirmer leur statut spécial, en tant que musulmans « élus » parce que liés par le sang à la famille du prophète Mohammed. Sékou Amadou, qui dirigeait avec dynamisme les Peuls du Massina et la confrérie soufie de la Qadiriyya, et qui était par ailleurs l’ancêtre paternel d’Amadou Amadou, le maître de la ville d’Hamdallahi qu’El Hadj Oumar Taal condamna à mort, s’est ainsi rendu célèbre en altérant les pages inaugurales du Tarikh el fettach : il y fit introduire un épisode où Askia Mohammed, durant son pèlerinage à la Mecque, s’entend prophétiser qu’un calife élu par Dieu surgirait longtemps après la disparition de sa propre dynastie et que son nom serait Amadou Amadou3. Dans Le Devoir de Violence, Ouologuem fait de la contrefaçon textuelle orchestrée par Sékou l’objet d’une satire qui manifeste son aversion profonde pour les idéologies racistes et chérifiennes, fondées sur l’idée d’une élection par le sang.

4S’il décrit les Saïfs comme des « Juifs noirs » dans Le Devoir de Violence, c’est à n’en pas douter parce qu’il estimait que ces idéologies étaient incompatibles avec les principes fondamentaux de l’idéologie républicaine, adhérant notamment à l’idée des Lumières selon laquelle les États-nations constitués en républiques ne sauraient prospérer sans accorder à tous leurs citoyens les mêmes droits. Ouologuem écrit donc Le Devoir de violence en ayant à l’esprit le futur du Mali en tant que République africaine. Jeune homme, il a eu foi en le succès de la jeune République malienne et il s’est battu pour lui garantir son intégrité politique. Le même constat peut d’ailleurs s’appliquer au Ouologuem des dernières années, connu pour avoir été un critique acerbe de la corruption du gouvernement malien. J’ajouterai encore que Ouologuem m’a confié dans un entretien que son refus de la corruption l’entraînait à décliner toute rémunération versée par le gouvernement malien, quand bien même son travail en tant qu’enseignant l’autorisait à y prétendre.

5Ouologuem demeurait pourtant également loyal à la Tijanniya et aux enseignements d’El Hadj Oumar Taal. Cette identité religieuse compliquait singulièrement les choses pour lui, de même que pour de nombreux musulmans des républiques postcoloniales d’Afrique de l’Ouest. Comme El Hadj Sékou Taal me le confirma en 1997, Ouologuem resta toute sa vie fidèle à son saint, El Hadj Oumar Taal. À Mopti-Sévaré, sa dévotion aux enseignements de l’ordre que Taal avait installé dans la région était même devenue légendaire. El Hadj Sékou Taal, l’un des petits-enfants d’El Hadj Oumar, descendant de son fils Aguibou Taal, dépeignait ainsi Ouologuem comme un « militant » islamiste. Cela ne signifiait nullement, dans son esprit, que Ouologuem était devenu un djihadiste violent, mais simplement qu’il était un croyant sincère et pieux, prêt à faire tout ce qui était en son pouvoir pour préserver l’intégrité ou le « cœur » de l’islam. Dans les chroniques consacrées à El Hadj Oumar Taal, recueillies auprès de témoins oculaires de sa vie et de son djihad, rien ne permet d’établir qu’il revendiquait un lignage messianique qui l’aurait lié directement à la famille du prophète Mohammed – rien d’équivalent, en tout cas, aux termes mensongers de Sékou Amadou. Il n’en demeure pas moins que ses disciplines appelaient le plus souvent Taal « Cheikh al-Mourtada », « Oumar al-Mourtada » ou encore « L’Élu »4. Ils croyaient également qu’El Hadj Oumar était leur chef désigné par Dieu et qu’ils avaient eux-mêmes été spécialement choisis pour mener le djihad5. Dans un entretien que j’ai conduit en 2007 avec les membres de la confrérie d’Alwaar, gardiens du lieu de naissance d’El Hadj Oumar dans la région du Podor, au Nord du Sénégal, l’idée qu’El Hadj Oumar ait pu revendiquer un quelconque privilège en vertu d’une prétendue noblesse de sang est rejetée au rang des légendes populaires. Pourtant, El Hadj Mountaga Taal, petit-fils d’Al Hadj Oumar, issu cette fois d’une autre branche, m’a confirmé l’existence d’une tendance à embellir la généalogie d’El Hadj Oumar, qui aurait cours depuis un siècle chez les disciples de Taal et les membres de sa famille6. En outre, les témoignages consacrés à la vie de Taal donnent à penser qu’il considérait que ses origines pour partie arabes le distinguaient des Bambaras et des autres populations noires et non arabes de la région. En de nombreuses occasions, ses actions tendent à prouver qu’il estimait que son lignage avait été béni entre tous. Il semblait par exemple d’avis que ses fils, ses neveux et ses filles bénéficiaient, en vertu de leur filiation, d’une onction spirituelle exceptionnelle. Ouologuem quant à lui était né dans une famille noire dogon de Bandiagara, un bastion colonial français dominé, depuis Aguibou Taal jusqu’à une période récente, par des Peuls Toucouleurs qui étaient les descendants directs d’El Hadj Omar.

6De nombreux témoignages consacrés à leurs vies rappellent qu’il fit de ses descendants ses seuls lieutenants et les installa dans les villes qu’il avait conquises au cours de son djihad. Durant son séjour légendaire à la Mecque, Mohammed El Ghali, le chef spirituel de la Tijaniyya, celui-là même qui initia Taal aux plus grands secrets de son ordre, lui aurait dit qu’il lui retirerait son soutien spirituel ou qu’il se refuserait à intercéder pour lui dans ses prières si El Hadj Oumar « frayait avec des rois7 ». En conséquence, Taal veilla à ne jamais prendre en charge de pouvoir politique direct dans les pays qu’il conquit. Son rôle se bornait à mener le djihad, à assurer l’éducation de ceux qu’il avait convertis par la force, puis à passer à un nouvel objectif de ville à soumettre. Il prit cependant toujours soin d’installer dans les cités qu’il avait conquises des membres de sa famille qui devenaient ses lieutenants fidèles et suivaient les instructions qu’il leur transmettait de loin. Les chroniques montrent que Taal avait comme coutume d’engendrer autant de fils que possible, que ces derniers fussent portés par ses nombreuses femmes, par ses concubines ou par des esclaves. Il est possible qu’à l’heure de sa mort, il ait compté plus d’une centaine d’enfants8. On a pu considérer que ce fut cette pratique dynastique qui causa la perte de son empire, car beaucoup de ceux à qui il confia le pouvoir ne se révélèrent pas à la hauteur de la tâche. En d’autres termes, les fils et les parents de Taal savaient mieux mener le djihad qu’administrer un État naissant. Taal semblait considérer que l’empire islamique qu’il avait fondé serait un royaume dirigé par ses descendants. S’il était parvenu à ses fins, son État aurait pu ressembler à celui qui surgit en Arabie Saoudite de l’alliance de la famille Saoud et du wahhabisme : dans notre cas pourtant, l’État islamique créé par Taal aurait été l’union syncrétique de l’idéologie de la Tijaniyya et de la noblesse des Taal.

7La relation d’El Hadj Oumar avec son fils aîné Amadou Taal, telle qu’elle est décrite dans les témoignages qui nous sont parvenus, offre peut-être l’exemple le plus saisissant de cette pratique. Amadou est fréquemment appelé « l’Arabe » dans la longue qasida – comprenons ode – peule que Mohammed Tyam consacre à la vie d’El Hadj Oumar : il s’agit ce faisant de souligner l’héritage dynastique privilégié, non noir, qui est celui d’Amadou. Rétrospectivement, la recommandation de Mohammed El Ghali, invitant El Hadj Oumar à ne pas « frayer avec les rois » semble bel et bien avoir valeur de prophétie : de fait, ce serait la décision politique de Taal qui résolut de faire de son fils Amadou le maître de la ville d’Hamdallahi qui aurait précipité la chute de son empire et aboutit à sa mort aux mains des Peuls du Massina. De nombreux membres de l’élite dirigeante des Peuls de Hamdallahi avaient d’abord soutenu El Hadj Oumar et ses talibs dans leur conflit religieux avec Amadou Amadou. Ils se retournèrent pourtant contre lui, préférant conclure une alliance avec les Arabes et les Touaregs de Tombouctou, menés par Ahmed el-Bekkây el-Kounti, quand Taal refusa de les laisser administrer eux-mêmes leurs affaires politiques et imposa son fils Amadou en tant que lieutenant. Nous savons, grâce aux témoignages dont nous disposons, que le projet d’El Hadj Oumar était de prolonger son djihad à l’Est jusqu’en territoire Mossi, mais ses ambitions politiques furent balayées quand les Peuls du Massina de Hamdallahi se soulevèrent contre lui et le placèrent, ainsi que ses talibs, en état de siège. Enfermés dans le tata de Sékou Amadou à Hamdallahi, Taal et ses partisans furent contraints de recourir au cannibalisme pour survivre9. Et même si El Hadj Oumar, quelques-uns de ses fils et une poignée de talibs parvinrent finalement à fuir Hamdallahi, ils furent poursuivis dans les falaises dogons autour de Bandiagara et finalement mis à mort.

8À l’origine, le djihad d’El Hadj Omar avait été lancé contre les populations noires et non musulmanes du Fouta-Djalon et du Mali, principalement contre les Bambaras. Pourtant, la guerre qu’il mena contre les Peuls du Massina était dirigée contre des musulmans – bien qu’ils appartinssent à l’ordre de la Qadriyya plutôt qu’à celui de la Tijaniyya – et contre des frères Peuls établis de longue date dans le Nord du Mali. Amadou Amadou, chef de Hamdallahi et descendant direct de Sékou Amadou, manifesta, il est vrai, un mépris certain envers les prétentions d’El Hadj Oumar à revendiquer l’exceptionnalité religieuse de son statut et il le considérait comme un simple parvenu. Ce fut probablement l’arrogance de ce personnage, qui s’enorgueillissait d’appartenir lui-même à un lignage privilégié, en tant que descendant de Sékou Amadou, qui le conduisit à sa perte. Sa situation présentait donc d’indubitables points communs avec celle du fils aîné d’El Hadj Oumar, Amadou : il était le descendant d’un chef religieux charismatique qui revendiquait pour son lignage des privilèges spéciaux et prétendait au statut messianique de calife, notamment via les contrefaçons textuelles du Tarikh el-fettach évoquées ci-dessus. Dans les récits qui nous sont parvenus de sa vie, Amadou Amadou apparaît comme un homme courageux, célèbre pour son intrépidité sur le champ de bataille. Mais il posait également avec arrogance l’exceptionnalité de son propre statut en tant que descendant de Sékou Amadou et du prophète Mohammed, méprisant Al Hadj Oumar qu’il considérait peu ou prou comme un mendiant venu de l’étranger. De fait, les parents d’El Hadj Oumar étaient des Peuls Toucouleurs du Fouta-Toro et vivaient dans une relative pauvreté. Rien n’avait pourtant préparé Taal au traitement que lui réserva Amadou Amadou. Il crut d’abord que ce dernier accueillerait favorablement son djihad spontané contre les Bambaras, mais il se retrouva en réalité dédaigné et publiquement humilié. Le conflit religieux qui éclata ensuite entre les Peuls du Massina et les Peuls Toucouleur fut une bataille politique entre deux sectes islamiques rivales, dont les représentants prétendaient l’un comme l’autre à un statut divin du fait de leur lignage. Cette guerre conduisit à la chute des deux hommes et ouvrit la voie à la colonisation française.

9Le djihad d’El Hadj Omar fut pour la région une catastrophe, qui ne connut d’égale que deux autres crises survenues au cours des cinq derniers siècles : la conquête saadienne menée par Abou Abbas Ahmed al-Mansour, qui mit fin à la dynastie songhay des Askias, à la fin du XVIe siècle, et plus récemment l’invasion du Nord-Mali par les Arabes après l’assassinat de Mouammar Kadhafi en 2011. Les manifestations d’adhésion à la Tijaniyya qui émergèrent à la suite du djihad d’El Hadj Oumar témoignent implicitement de l’ampleur de ce bouleversement. Après la mort de Taal, trois variétés majeures de la Tijaniyya se sont maintenues dans le Sahel, aucune ne pouvant aujourd’hui être considérée comme djihadiste au sens militant du terme : la première est celle que Malik Si a développée au Sénégal ; la deuxième, fondée par Ibrahim Niasse, prend une coloration résolument mystique et a connu un certain succès international ; la troisième enfin est la Tijaniyya telle que Taal la concevait, mais elle enseigne que le droit de conduire le djihad était réservé au seul El Hadj Oumar. On remarquera à ce titre que l’essor du mouridisme au Sénégal est également survenu après le djihad de Taal. Les traits les plus remarquables de l’enseignement d’Ahmadou Bamba étaient l’accent qu’il mettait sur la non-violence et son rejet de l’idéologie de l’arabisation sous-jacente au djihad de Taal10. Au grand dam de nombreux Arabes, Maures et Peuls musulmans du Sénégal et de Mauritanie qui continuaient, au début du XXe siècle, à prôner une idéologie chérifienne, Bamba exigeait que tous les musulmans, quelle que soit leur origine, soient considérés comme égaux et affirmait que les langues africaines, comme le wolof, n’étaient en rien inférieures à l’arabe et se prêtaient tout autant à devenir le véhicule de l’inspiration divine. De plus, pour Bamba, les textes en ajami se trouvaient sur un pied d’égalité avec les textes en arabe.

10Quoique Ouologuem soit resté toute sa vie loyal à la Tijaniyya d’Oumar, sa vision de l’islam et de la violence, des cultures africaines indigènes et de l’idéologie chérifienne paraissent remarquablement proches de celles d’Ahmadou Bamba, d’Ibra Faal et de la communauté étendue des mourides. Les convictions religieuses de ces hommes étaient toutes fondées sur le rejet de l’idéologie de l’arabisation et sur la célébration sans complexe de « l’ajamisation » de l’islam africain – c’est-à-dire de la transformation de l’islam en une forme d’expression religieuse spécifiquement africaine, malgré ses origines arabes. Lorsque je rencontrai Yambo en 1997, il m’exposa rageusement que les pires ennemis des populations noires aujourd’hui étaient les « Arabes racistes à qui Satan a donné la bénédiction du pétrole11 ». Bien que ces propos aient été dirigés contre des formes d’islam wahhabite venues des monarchies du Golfe, il faut les comprendre d’abord en les rapportant au contexte historique local, marqué sur le long terme par les vagues de colonisation arabe de l’Afrique de l’Ouest, toutes menées au nom de l’islam.

11Cependant, la critique du racisme arabe en Afrique de l’Ouest ne relève pas chez Ouologuem de la dénonciation des essentialismes, mais plutôt de la condamnation d’une idéologie chérifienne indigène promouvant des dispositifs d’élection aristocratique fondés sur des croyances occultes relatives à la composition mystique du sang noble. Ouologuem considérait que cette idéologie pernicieuse était à l’œuvre non seulement dans l’islam ouest-africain mais aussi dans toutes les grandes traditions abrahamiques. Bien qu’il se soit avant tout concentré sur les idéologies chérifiennes et sur les configurations locales et arabistes de la religion musulmane, Ouologuem vise également le catholicisme français et son idéologie de l’élection par le sang. Et même si ces questions sont largement passées sous silence dans le Devoir de Violence, il faut préciser également qu’il était un opposant fervent au sionisme. Non sans un certain goût pour la provocation, Ouologuem avance ainsi que la religion chrétienne promeut des croyances arriérées et régressives en prêtant un pouvoir occulte au sang humain : le statut messianique du Christ lui vient en effet de ce qu’il descend de Jessé, le père du roi David et le grand-père du roi Salomon. C’est pour cette raison que Saïf Isaac el Haït voit en l’évêque Henry son frère secret dans le crime et son alter ego, exploitant comme lui la « négraille » du Nakem. Saïf suggère malicieusement que les catholiques français comme l’évêque, venus en Afrique pour convertir les païens locaux à la chrétienté, sont aussi dépendants que ses propres ancêtres de croyances trompeuses en des généalogies fondées sur l’élection et la transmission du sang. Si les chérifs au rang desquels se range le machiavélique Saïf se présentent comme des « Juifs noirs », l’évêque catholique français œuvre jour et nuit pour convertir les indigènes et les inciter à vénérer un dieu qu’il présente à son tour comme le noble descendant de David par « la souche de Jessé ». La remontrance que Saïf adresse à Henry souligne ainsi l’hypocrisie tacite de l’idéologie républicaine française qui repose en théorie sur une doctrine libérale, prônant la séparation de l’Église et de l’État, alors même que selon Saïf, les doctrines abrahamiques et messianiques d’élection par le sang demeurent encore à l’état implicite dans l’idéologie républicaine française12. Saïf et Henry sont donc frères dans le crime, même si le second aime à se représenter comme un chrétien dévot et le premier comme un musulman hypocrite. Le Saïf est un personnage composite, agrégeant tous ceux qui fondent leur statut spécial sur le droit du sang que leur octroie leur généalogie. Quelle que soit la piété de l’évêque Henry, il est lui aussi impliqué dans la mesure où il s’aveugle sur sa propre complicité dans la promulgation de doctrines théologiques fondées sur l’élection par le sang.

12En 1997, El Hadj Sékou Taal me déclara que Ouologuem n’était certainement pas antisémite, mais qu’il était un « philosophe humaniste » qui défendait une égalité principielle entre tous les hommes, où qu’ils soient. On ne s’étonnera pas qu’il ait été d’abord préoccupé par le sort de son propre peuple opprimé – ces Habés qui ont longtemps été victimes des discriminations raciales imposées par les notables locaux, les conquérants arabes de la région et les colonisateurs français arrivés au XIXe siècle. Cependant, la critique de l’idéologie messianique de l’élection par le sang n’est certainement pas cantonnée chez Ouologuem au cas des chérifsarabes, touaregs ou peuls au Nord du Mali.

13L’esprit humaniste qu’El Hadj Sékou Taal prête à sa pensée abreuve aussi celle de Taal lui-même, celles d’Amadou Hampâté Bâ, de Tierno Bokar et de nombreux autres ressortissants du village de Bandiagara – celui-là même où naquit Yambo. Le père de Ouologuem appartenait à la même génération qu’El Hadj Sékou Taal et qu’Ahmadou Hampaté Bâ. Tierno Bokar, souvent appelé « le sage de Bandiagara », appartenait quant lui à la génération du grand-père de Ouologuem et mourut un an avant sa naissance. La pensée de ces immenses philosophes a mûri aux lendemains de la guerre entre les talibs d’El Hadj Oumar et les Peuls du Massina de Hamdallahi. Proches à bien des égards d’Ahmadou Bamba et des Mourides du Sénégal, Tierno Bokar et ses disciples enseignaient les vertus de l’antiracisme, de la tolérance et de la coexistence pacifique. Bamba a passé l’essentiel de sa vie au Sénégal, non loin du site où El Hadj Oumar a lancé son djihad, tandis que Tierno Bokar, né à Ségou, a vécu l’essentiel de sa vie adulte à Bandiagara, non loin de la falaise de Deguimbere où El Hadj Oumar trouva la mort – un lieu saint pour les membres de la Tijaniyya. Malgré les grandes distances qui les séparent, Bamba et Tierno Bokar furent l’un et l’autre témoins de la dévastation portée par le djihad de Taal. Ce n’est pas une coïncidence historique si les plus grands esprits issus des générations qui succédèrent à El Hadj Oumar mettent l’accent sur les vertus de la tolérance, de la coexistence, de l’antiracisme et de la non-violence. Alors qu’El Hadj Oumar rêvait de donner l’assaut contre les populations mossi et de les convertir par la force à l’islam, après avoir déjà conquis Ségou et Hamdallahi, son petit-fils El Hadj Sékou Taal a rendu hommage aux croyances traditionnelles mossi comme à autant de manifestations de l’héritage humaniste de l’Afrique13. Dans les années 70 à 90, Ouologuem collabora avec Amadou Hampâté Bâ qui décrivit avec tant d’affection son maître Tierno Bokar. Tous ces illustres « sages de Bandiagara » partagent un héritage humaniste commun, et ils seraient sans aucun doute révoltés par les événements survenus au Mali depuis 2012. On ne court aucun risque à avancer que ces penseurs rejetteraient fermement le djihad arabiste du groupe Ansar Dine, du FLM (Front de Libération du Macina), d’AQMI et des autres factions djihadistes actives dans la région.

14Quand le groupe Ansar Dine, mené par Iyad Ag Ghali déclara l’indépendance de l’État de l’Azawad, il exprima clairement son mépris pour les valeurs égalitaires qui ont défini l’idéologie républicaine depuis la période des Lumières. Les membres d’Ansar Dine se sont également employés à détruire systématiquement tous les vestiges de la civilisation noire africaine en les considérant comme « non musulmans ». Après sa radicalisation en Arabie Saoudite, Ag Ghali est revenu au Mali pour promouvoir une idéologie wahhabite et chérifienne, qui serait critiquée par Ouologuem à l’un et l’autre titre. Cinquante ans après la publication du Devoir de violence, Ag Ghali n’est nul autre que l’ultime avatar des Saïfs, mettant en avant son statut messianique pour poursuivre des objectifs politiques. À la fin du Devoir de violence, dans un chapitre qui a beaucoup attiré l’attention de la critique, l’évêque Henry et le Saïf Isaac Ibn el Heit jouent aux échecs au cœur de la nuit. Dans le récit que donne Ouologuem de cette partie, l’évêque convainc le Saïf de jeter son serpent aux flammes, renonçant ainsi au meurtre illicite de ses rivaux politiques. Dans le courant de la partie, le Saïf envisage quant à lui l’assassinat de l’évêque Henry. Mais il décide de continuer à jouer le jeu, ou de se contenter de ruses diplomatiques, de stratégies et de stratagèmes plutôt que d’assassiner son rival chrétien. Dans le dernier chapitre du roman, Ouologuem suggère ainsi que les États postcoloniaux comme le Mali ne pourront prospérer que si ceux qui embrassent les valeurs archaïques des chérifs se résolvent à devenir des acteurs légitimes et pleinement investis dans la république naissante.

15La liberté telle qu’elle a été définie par les Lumières est une expérience qui existe au sein de la loi et se distingue de l’anarchie et du non-droit. Le titre du roman de Ouologuem, Le Devoir de violence, suggère que selon lui, l’exercice légitime de la violence est un devoir qui nous incombe. À l’époque où il écrivait Le Devoir de Violence, l’étudiant malien s’initiait à la philosophie européenne. Selon moi, il se contente dans son roman de nous renvoyer à un argument développé dans les pensées de Rousseau, de Kant et de nombreux autres philosophes occidentaux, selon lequel une loi qui n’est pas appuyée par la force n’est pas une vraie loi. Dans Le Contrat Social, Rousseau aboutit à cette conclusion lorsqu’il dit que ceux qui n’accepteront pas le contrat social seront « forcés d’être libres ». La formulation peut paraître contradictoire, mais c’est une contradiction inhérente au concept même de liberté. La liberté n’est pas synonyme d’anarchie : c’est toujours une expérience de liberté encadrée par la loi. Accepter une loi qui me lie à autrui revient à m’imposer des limites certaines. C’est à mes risques et périls que je viole la loi. Ceux qui l’appliquent sont des agents de la violence, quelle que soit la générosité de leurs intentions. Ils exercent le devoir de violence. Si Ouologuem a étudié attentivement les philosophes européens, force est de constater que ces représentations de la loi se retrouvent également dans la pensée de figures telles qu’El Hadj Sékou Taal, Tierno Bokar et d’autres ressortissants des falaises de Bandiagara.

16À l’époque où il écrivait Le Devoir de violence, Ouologuem considérait l’idéologie chérifienne comme l’un des plus dangereux obstacles au développement du Mali en tant que République autonome et souveraine. Malgré l’extrême violence du récit, Ouologuem ne se fait pas le héraut d’une vision pessimiste selon laquelle la « négraille » serait pour toujours condamnée à subir les mauvais traitements que lui imposent ses oppresseurs. Il suggère plutôt que, pour permettre au Mali d’occuper la place qui est légitimement la sienne parmi les nations du monde, il importe que ceux qui continuent à embrasser l’idéologie chérifienne renoncent aux privilèges qu’ils ont frauduleusement obtenus en se targuant de leur naissance et acceptent de s’imposer des limites en reconnaissant les droits égaux de tous les citoyens maliens sous le régime du droit. Cela implique également d’accepter que l’État républicain conserve le monopole de la violence, car il n’existe pas et il n’existera jamais de monde où les lois ne sont pas appelées à être mises en œuvre. Ouologuem donne à penser que l’exécution des lois est un devoir auquel on ne saurait se soustraire, que dans toute société humaine les lois doivent être appliquées, mais il démontre également qu’il ne faut pas considérer cette situation comme une affreuse tragédie. Nous ne sommes pas condamnés à nous donner mutuellement la mort absurdement, ou à commettre des actes de violence irraisonnés les uns contre les autres. Ce que montre Ouologuem, c’est qu’il nous faut formuler des lois contraignantes si nous espérons vivre ensemble en paix, et qu’il nous faut appuyer ces lois par l’exercice de la force. L’usage de la force dans les affaires humaines n’est pas ce grand fléau qui doit nous faire bondir : il est inhérent au concept même de loi. Cependant, Ouologuem incite également ses lecteurs à pratiquer la violence plus humainement, à l’exercer avec plus de justice et de respect de l’égalité.