Colloques en ligne

Lucie Kempf

Celui par qui le scandale arriva... Les mises en scène de Meyerhold au Théâtre dramatique de V.F. Komissarjevskaia (1906-07)

1En février 1906, Vsevolod Meyerhold est engagé comme metteur en scène par Vera Komissarjevskaia, comédienne alors célébrissime en Russie et directrice de l'un des meilleurs théâtres de St Pétersbourg, le Théâtre dramatique. À ce moment-là, Meyerhold est encore relativement peu connu du grand public, mais, parmi les praticiens, il s'est déjà créé une réputation controversée de metteur en scène avant-gardiste. Ancien comédien du Théâtre d'art, dont il a démissionné en 1902, il avait créé la même année sa propre troupe, la Confrérie du drame nouveau, qui avait tourné pendant quatre ans en province. Il s'y était attiré un succès d'estime pour la mise en scène d'auteurs du répertoire symboliste comme Maeterlinck, Ibsen et Przybyszewski. Aussi avait-il été sollicité en 1905 par Stanislavski, qui venait d'essuyer un échec cuisant avec Maeterlinck1, pour diriger le Studio de la rue Povarskaia, une filiale du Théâtre d'art créée dans le but de renouveler les procédés de mise en scène et de trouver des formules adaptées à ce type de répertoire. Malgré l'échec de cette expérience (Stanislavski avait annulé la première des spectacles après avoir assisté à la répétition générale2), Meyerhold jouissait en 1906 d'une réputation de novateur. La proposition de Komissarjevskaia était particulièrement intéressante pour lui : après plusieurs années difficiles en province, on lui offrait la possibilité de travailler dans un bon théâtre de la capitale russe, où vivait alors un certain nombre de poètes, de théoriciens et de praticiens de la mouvance symboliste avec lesquels il envisageait de collaborer, notamment Viatcheslav Ivanov3.  

2De son côté, la comédienne Vera Komissarjevskaia était au sommet de sa carrière. Considérée comme la version russe de la Duse, elle suscitait, partout où elle se produisait, une véritable adoration, en particulier parmi les étudiants. Spécialisée dans le répertoire contemporain, elle incarnait jusqu'à l'incandescence toutes les aspirations et les contradictions de son époque. Après avoir débuté en province, elle avait été engagée en 1896 dans l'un des théâtres impériaux de Saint-Pétersbourg, le Théâtre Alexandra, dont elle était très vite devenue l'une des stars. Mais en 1902, l'année où Meyerhold avait quitté le Théâtre d'art, elle avait elle aussi démissionné, faute de pouvoir s'épanouir dans les Théâtres impériaux. Elle souhaitait créer son théâtre, un théâtre dans lequel elle pourrait « dire son propre mot4 », un « théâtre de l'âme » dans lequel le renouvellement de la scène russe auquel elle aspirait viendrait des comédiens. Il lui avait fallu deux ans pour réunir les fonds nécessaires5 ; le Théâtre dramatique avait ouvert ses portes à l'automne 1904. Il s'était rapidement imposé comme un bon théâtre, en dépit de difficultés multiples. Mais, malgré les succès remportés notamment avec Gorki6 et Ibsen7, au bout de deux ans, Komissarjevskaia restait insatisfaite : si le répertoire du Théâtre dramatique était audacieux, les mises en scène manquaient d'originalité8 et la troupe de cohésion9. En 1906, la comédienne était consciente qu'elle ne parviendrait pas à innover réellement sans collaborer avec un metteur en scène original. Elle s'adressa alors au plus radical d'entre eux, Meyerhold, parce qu'elle-même avait une volonté radicale de transformer la scène et parce qu'elle partageait son intérêt pour le répertoire symboliste.

3Leur collaboration dura moins de 18 mois et fut jalonnée de scandales retentissants. On serait même tenté d'affirmer qu'elle ne fut rien d'autre qu'un long scandale ininterrompu, tant le public comme la critique se déchaînèrent littéralement à chaque première. Dans la salle, les spectateurs huaient, protestaient, trépignaient ou applaudissaient frénétiquement et sifflaient dans des clés. Dans la presse, il était davantage question des mises en scène de Meyerhold que de l'activité de tous les autres théâtres de Saint-Pétersbourg. Les caricaturistes s'en donnaient à cœur joie, et si les critiques étaient divisés, ce n'était pas sur leur appréciation majoritairement négative des spectacles, mais sur l'analyse des causes de l'échec de Meyerhold.

4Le théâtre remporta malgré tout quelques beaux succès10 ; mais les fours furent nettement plus nombreux et l'indignation resta constante, avec néanmoins des points d'orgue : le spectacle inaugural de la saison 1906-07, Hedda Gabler11, puis Baraque de foire, d'Alexandre Blok, fin décembre 1906 et enfin, au début de la saison 1907-08, Pelléas et Mélisande12, où Komissarjevskaia, qui interprétait Mélisande, fut littéralement éreintée par la critique. Le 9 novembre 1907, la collaboration entre la comédienne et le metteur en scène s'acheva sur un nouveau scandale : Komissarjevskaia renvoya Meyerhold en plein milieu de la saison. Ce divorce fracassant suscita l'indignation d'une partie des comédiens de la troupe et partagea les critiques comme l'opinion publique : les uns estimaient que la comédienne s'était enfin libérée de son mauvais génie alors que les autres trouvaient incorrect qu'elle renvoie le metteur en scène au mois de novembre, à un moment où il n'avait plus la possibilité de trouver un autre engagement pour la saison.  Plus de cent ans après, cette controverse suscite toujours des réactions passionnées parmi les spécialistes de théâtre russes...

5Pourquoi une telle tempête théâtrale ? Il me semble qu'elle a été provoquée par un faisceau de raisons convergentes, dont les unes relèvent strictement de la sphère théâtrale, alors que les autres sont d'ordre socio-politique J'évoquerai dans un premier temps l'histoire du théâtre russe, dans laquelle la collaboration Komissarjevskaia-Meyerhold a constitué un tournant lourd d'enjeux pour l'avenir. Je me pencherai ensuite sur le contexte historique et social extrêmement tendu, qui a incontestablement exacerbé le scandale, parce que la scène cristallisait alors les attentes de l'intelligentsia russe. Et, dans un troisième temps, je m'intéresserai plus particulièrement à la trajectoire de Komissarjevskaia, qui a choisi, en collaborant avec Meyerhold, de casser volontairement son image.

6La collaboration Meyerhold-Komissarjevskaia correspond à un moment très particulier de l'histoire du théâtre russe, celui de l'avènement du répertoire symboliste. Si la vogue de ce dernier a été brève13, ses conséquences ont été cruciales, dans la mesure où elle a bouleversé les hiérarchies scéniques, en imposant l'idée de l'autonomie du spectacle par rapport à la dramaturgie et donc celle de la prééminence du metteur en scène.

7Le répertoire symboliste est un théâtre d'abstractions : contrairement aux pièces naturalistes qui étudient dans les moindres détails un milieu précis, il évoque l'homme en général, toujours et partout, confronté à des problèmes éternels tels que l'amour, le pouvoir, la mort ou encore la création artistique... À cet égard, les titres de certaines des pièces montées au Théâtre dramatique en 1906-07 sont significatifs : La Vie de l'Homme (Andreev), Le Conte éternel (Przybyszewski)14, La Tragédie de l'amour (Ibsen), La Comédie de l'amour (Heiberg)ou encore La Victoire de la mort (Sologoub).Ce répertoire vise l'essentiel, et non l'anecdotique, c'est pourquoi les dramaturges situent très souvent l'action des pièces dans un espace-temps très éloigné du nôtre, afin de bien faire sentir bien faire sentir la généralisation du propos : par exemple un Moyen-Âge de convention, suggéré uniquement par la présence d'un donjon, d'une épée et d'une forêt profonde dans Pelléas et Mélisande de Mæterlinck.

8Chez ce dramaturge, qui fascinait autant Meyerhold que Komissarjevskaia, les personnages sont à peine esquissés, car la véritable « héroïne » des pièces est la mort, omniprésente. De même, l'action est réduite à un soubresaut puisque, de toute façon, les personnages sont condamnés. Même la parole se fait rare : la dramaturgie de Mæterlinck assure une place prépondérante aux points de suspension. En bref, que ce soit dans Pelléas et Mélisande, dans La Mort de Tintagilès ou dans les pièces en un acte, le poids du destin est écrasant. L'essentiel n'est donc pas dans le texte, mais dans la présence indicible de la mort.

9Avec un tel type de répertoire, l'approche naturaliste était fatalement condamnée à l'échec, comme le constata à ses dépens Stanislavski en 1904. L'originalité de Meyerhold, au Studio du Théâtre d'art en 1905, puis chez Komissarjevskaia en 1906-07, fut de proposer une solution picturale pour sortir de l'impasse. Dès la mise en scène de La Mort de Tintagilès au Studio, il sollicita en effet de jeunes peintres de la mouvance symboliste15, en partant du principe que l'au-delà du texte de Mæterlinck pouvait être suggéré par les lignes et les couleurs du décor. Il s'agissait là d'une avancée cruciale : avec une telle approche, le décor cessait non seulement d'être illustratif, il s'imposait comme une composante-clé du spectacle, au même titre que le jeu.

10Mais les peintres sollicités faisaient leurs débuts à la scène : si leurs esquisses de décors étaient superbes, dès qu'ils tentèrent de les réaliser en trois dimensions, elles perdirent leur magie. Aussi Meyerhold décida-t-il de les remplacer par des panneaux décoratifs devant lesquels jouaient les comédiens. Pour que cette solution fonctionne efficacement, il lui fallut modifier l'espace scénique en supprimant sa profondeur : les panneaux étaient disposés sur scène, et les comédiens jouaient sur l'avant-scène. Ils étaient donc, bon gré mal gré, amenés à s'intégrer au tableau, ils devenaient des motifs décoratifs happés par le tableau, de simples arabesques. L'aspect purement visuel des spectacles devenait primordial et supposait que les comédiens déplacent dans leur jeu l'accent de la psychologie à la plastique. Or, ils avaient alors tous plus ou moins été formés dans une perspective naturaliste. Si Stanislavski annula la première de La Mort de Tintagilès, c'est parce qu'il fut horrifié par le contraste entre la beauté des décors et les maladresses du jeu.

11Dès l'ouverture de la saison au Théâtre dramatique, Meyerhold se heurta aux mêmes obstacles et réticences qu'au Studio de la rue Povarskaia deux ans plus tôt. Il monta en effet Hedda Gabler avec la méthode du panneau décoratif, et se vit reprocher la beauté somptueuse du décor. Il avait en effet choisi de représenter le salon des Gabler non pas de manière réaliste, mais d'en faire le symbole des aspirations à la beauté de l'héroïne, en utilisant une harmonie de tons blancs, bleu ciel et or et des détails luxueux. Certains critiques lui reprochèrent donc un contresens sur la pièce, estimant qu'Ibsen avait été trahi : dans une telle maison, comment Hedda aurait-elle pu se sentir frustrée ? Les personnages, qui évoluaient sur une scène toute en longueur, mais particulièrement étroite, furent intégrés au décor comme des tâches de couleurs à peine animées. Chacun d'entre eux s'était en effet vu assigner une teinte, une pose et un objet de prédilection symbolisant son monde intérieur. La critique, totalement déroutée par cette approche, assassina littéralement le spectacle ; la seule appréciation réellement positive dans la presse pétersbourgeoise émanait d'un proche de Meyerhold16. Assez rapidement, Meyerhold, qui multiplia durant cette saison les recherches formelles, renonça aux panneaux décoratifs pour proposer une approche plus architecturale de la scène, à laquelle il rendit, de différentes manières, sa profondeur17. Néanmoins, quelles que soient les solutions qu'il adoptait, son travail durant cette période se caractérisa par la primauté du décorateur sur les comédiens : c'étaient à eux d'adapter leur jeu à sa vision de l'œuvre et non l'inverse.

12Meyerhold leur demandait en effet un jeu stylisé, souvent presque immobile, mettant davantage l'accent sur l'expressivité de la gestuelle que sur les émotions et sur le rythme de la diction que sur le sens des répliques. Les comédiens du Théâtre dramatique y parvinrent plus ou moins selon les spectacles, en fonction de leurs habitudes de jeu. Les commentaires du critique Azov à propos de Komissarjevskaia dans le rôle de Hedda Gabler sont à cet égard éloquents :

C'est Komissarjevskaia jouant aux « statues animées » et imitant les silhouettes féminines de bronze vert de style art nouveau, qui se vendent en grande quantité dans les magasins de lampes électriques et représentent, d'après les inscriptions sur les plaquettes de cuivre, tantôt « La joie », tantôt « L'extase », tantôt « La douleur ». C'est Komissarjevskaia découpant le rôle de Hedda Gabler en une série de bas-reliefs plus ou moins esthétiques.18

13L'un des leitmotiv de la critique durant toute la saison est le reproche adressé à Meyerhold d'avoir volé la scène aux comédiens et de les avoir « marionnettisés » : selon la majorité des critiques pétersbourgeois, ses directives les empêchaient d'exprimer librement leurs émotions et rendaient leur jeu mécanique et dénué d'âme. Cette critique s'exacerba après la première de Baraque de foire19, dont les personnages principaux sont effectivement des marionnettes issues de la commedia dell' arte : Pierrot, Arlequin ou encore Colombine, présentée comme une « fiancée de carton ». Dans ce spectacle en particulier, le metteur en scène, qui jouait lui-même Pierrot, exigea des comédiens une gestuelle de pantins, à la fois saccadée et d'une extrême souplesse.

14Cette irruption des marionnettes sur la scène pétersbourgeoise évoque certes la surmarionnette de Gordon Craig, mais dans la pratique, Meyerhold ne songea jamais à remplacer ses acteurs par des poupées : s'il leur demandait d'imiter les marionnettes dans leur jeu, c'est parce que sa propre vision de l'être humain était en accord avec la dramaturgie de l'époque, qui montrait des univers peuplés de fantoches, de doubles et de pantins20.

15Ainsi, en 1906-07, la polémique autour de Meyerhold cristallisa un basculement des hiérarchies : le nouveau théâtre des metteurs en scène et des décorateurs est en train de supplanter l'ancien théâtre d'acteurs, ce qui était particulièrement difficile à accepter à St Pétersbourg, où il n'y avait pas encore d'équivalent du Théâtre d'art. Il n'est donc guère surprenant que la critique de la capitale russe ait été particulièrement virulente ! Mais en dépit des torrents d'indignation qui se déversèrent dans la presse, le tournant s'avéra irréversible : à peine Meyerhold avait-il été renvoyé qu'il fut engagé par les Théâtres impériaux, c'est-à-dire par l'institution théâtrale la plus officielle et la plus conservatrice de Pétersbourg. Quant à Komissarjevskaia, elle continua jusqu'à la faillite de son théâtre en 1909 à collaborer avec des metteurs en scène21 qui accordaient tous une place prépondérante aux décorateurs. Et paradoxalement, elle est aujourd'hui surtout connue pour avoir lancé Meyerhold.

16Cependant, les raisons des scandales sont également historiques et sociales. Depuis la fin du xixe siècle, l'empire russe était en effet en ébullition. Révoltes paysannes sporadiques, manifestations étudiantes quasi-permanentes, mécontentement dans les usines et attentats terroristes faisaient partie du quotidien ; tout le monde sentait que le régime ne tenait plus qu'à un fil. Le tsar s'arc-boutait cependant à ses prérogatives, la censure et la police politique régnaient en maîtres dans tout le pays. Dans ce contexte d'exaspération générale, les citadins fréquentaient de plus en plus les théâtres, au point qu'un critique employa le terme de « théâtromanie22 ». En effet, dans une société où les possibilités d'opposition politique étaient très restreintes, la scène était devenue une tribune où pouvait s'exprimer le mécontentement. Certains spectacles, comme Le Dr Stockmann d'Ibsen, mis en scène par Stanislavski et montré à Pétersbourg en mars 1901, juste après la répression violente d'une manifestation d'étudiants, ou encore Les Estivants de Gorki à l'automne 1905 chez Komissarjevskaia eurent une résonance politique forte.

17En janvier 1905, Saint-Pétersbourg, puis le pays tout entier, basculèrent dans la révolution. Il fallut plus d'un an au pouvoir tsariste pour reprendre le contrôle de la situation et consolider tant bien que mal le régime. La plupart des théâtres avaient participé aux mouvements de grève. À l'automne 1906, ils tentaient de se remettre de l'échec du mouvement révolutionnaire et de s'adapter au nouveau contexte. Le public, lui, continuait à les fréquenter massivement. Mais l'atmosphère avait changé, la scène était désormais devenue davantage un refuge qu'une tribune. Les artistes, qu'ils soient poètes, peintres ou musiciens, l'investirent alors massivement. Faute d'avoir réussi la révolution sociale espérée, ils tentèrent de transformer la micro-société d'un soir que constitue toute salle de théâtre et concentrèrent leurs efforts sur la suppression de la rampe afin de modifier les relations entre la scène et la salle. Les années qui séparent les deux révolutions russes virent par ailleurs fleurir les utopies théâtrales23.

18Ainsi, le scandale Meyerhold est à replacer dans un contexte où la scène était l'épicentre de toutes les tensions qui déchiraient la société russe. Autrement dit, l'impact des spectacles était particulièrement fort et les polémiques éventuelles d'autant plus intenses qu'elles catalysaient un mécontentement plus général et plus diffus. La volonté, commune à la majorité des artistes, de transformer le théâtre renvoyait à un désir très profond de changer la vie elle-même. Cet arrière-plan historique joua incontestablement le rôle d'une caisse de résonance dans le scandale Meyerhold.

19Par ailleurs, ce dernier n'imposa pas sa méthode dans n'importe quel théâtre, mais au Théâtre dramatique, un établissement qui avait au départ été créé par une comédienne dans l'objectif de permettre aux acteurs d'exprimer librement leur créativité. Brutalement, le théâtre de Komissarjevskaia devint un théâtre de metteur en scène et de décorateurs. De même, la ligne directrice de son répertoire changea radicalement ; durant les deux premières années de son existence, en dépit de la censure et de la concurrence avec le Théâtre d'art24, son répertoire avait été politiquement audacieux : deux pièces au vitriol de Gorki25, Ibsen26, les jeunes dramaturges russes du groupe Znanie, qui étaient spécialisés dans la critique sociale, ainsi que des œuvres passablement sulfureuses de Schnitzler et Hermann Bahr. Les personnages féminins incarnés par l'actrice-vedette du théâtre, Komissarjevskaia, clamaient du haut de la scène leur révolte croissante face à l'ordre établi, devant un public électrisé composé majoritairement d'étudiants. Autrement dit, le répertoire du Théâtre dramatique était engagé, à l'unisson avec le climat pré-insurrectionnel qui régnait dans la ville. Or, dès le début de la saison 1906-07, Meyerhold et Komissarjevskaia opérèrent un virage à 90° en montant Mæterlinck, Blok, Przybyszewski, Hoffmansthal, Wedekind, Andreev et Sologoub. Le public et la critique durent s'adapter à un théâtre dont seul le nom n'avait pas changé27 et qui prenait leurs attentes à contre-pied.

20L'un des spectacles qui suscita le plus la controverse fut La Baraque de foire, dont la première eut lieu le 30 décembre 1906. Le spectacle était le résultat d'une collaboration entre Meyerhold, le dramaturge Alexandre Blok, le décorateur Sapounov et l'écrivain Kouzmine, qui se chargea de composer la musique du spectacle. La pièce, écrite la même année, marquait un tournant dans l'évolution du symbolisme russe, dont Blok était l'une des figures de proue. En effet, le poète y adoptait une attitude ironique vis-à-vis de ses propres idéaux des années 1902-04. Durant cette première période, Blok était en effet devenu célèbre grâce à son recueil de poèmes La Belle Dame, rédigé en 1901-02. Il y exprimait son attente fiévreuse d'une révélation de nature mystique, un sentiment qui était alors partagé par toute une génération de poètes et d'artistes. Or, dans Baraque de foire, les « Mystiques » deviennent des personnages dans une pièce dont les protagonistes sont des marionnettes issues de la Commedia dell' arte. Impossible, donc, de prendre leurs élucubrations sur la « Vierge du pays lointain » ou la « Mort » au sérieux...

21Meyerhold, dans sa mise en scène, accentua l'ironie du dramaturge en plaçant les comédiens qui interprétaient les « Mystiques » derrière des silhouettes découpées dans du carton, qui ne laissaient voir que leurs visages et leurs mains ; pour les faire disparaître, il suffisait que les comédiens se dissimulent brusquement derrière ces effigies. Le spectacle déchaîna non seulement la colère des critiques, qui s'offusquèrent de la marionnettisation des comédiens, mais aussi de certains poètes symbolistes, notamment Andreï Bely, qui l'interpréta comme une trahison des idéaux du mouvement. Dans le cas de ce spectacle, le scandale fut donc également provoqué par le télescopage, sur la scène du Théâtre dramatique, de plusieurs tendances contradictoires du symbolisme russe.

22Enfin, le scandale relevait également de raisons affectives : Meyerhold fit ses débuts à Pétersbourg dans le théâtre de Komissarjevskaia, à qui le public vouait un véritable culte28, à une époque où les comédiennes de talent étaient les reines de la scène et jouissaient d'une visibilité, d'une popularité et d'une indépendance inédites. On la comparait à la Duse pour la sobriété et la force émotionnelle d'un jeu dépourvu de toute emphase, qui semblait effacer la frontière entre le théâtre et la vie et suggérer l'existence d'un au-delà du texte. Tout comme la comédienne italienne, elle prenait fait et cause pour ses personnages, des femmes modernes, victimes de la domination masculine, qui se révoltaient et finissaient très souvent, à l'image de Nora dans Maison de poupée, par prendre la porte et quitter le jeu familial et social. Elle était donc perçue par ses contemporains comme « l'incarnation de la révolte et du printemps29 ». Tout Pétersbourg connaissait par ailleurs sa sympathie pour les causes révolutionnaires, qu'il s'agisse des étudiants ou de la presse clandestine, qu'elle aidait financièrement quand l'occasion se présentait. Sans être réellement politisée, elle soutenait d'instinct toute forme de remise en cause de l'ordre établi.

23Son maximalisme n'était pas moindre en matière de théâtre : tout comme Meyerhold, elle aurait pu adopter le credo de Treplev dans La Mouette : « Des formes nouvelles, il faut des formes nouvelles, ou alors mieux vaut qu'il n'y ait rien du tout ! » Lorsqu'elle décida de faire confiance à Meyerhold, elle était prête à tout risquer : sa réputation, ses relations professionnelles30 et son image, au risque d'y perdre son propre jeu. Elle qui s'était formée sur le tas, avant l'apparition des metteurs en scène, se soumit docilement à l'autorité de Meyerhold, parce qu'en 1906 elle partageait son rejet du naturalisme, ses envies en matière de répertoire et sa conviction de la nécessité d'innover. Mais elle eut beaucoup de mal à s'adapter aux exigences du metteur en scène, dans la mesure où son tempérament tout en nerfs ne correspondait pas du tout à ce qu'il recherchait à ce moment. Elle brida ses réflexes scéniques sans réellement réussir à trouver une autre manière d'aborder ses rôles. On le sent en feuilletant ses exemplaires des pièces : alors qu'avant la période Meyerhold, elle annotait rarement ses rôles, en 1906-07, elle notait dans les marges chacun des gestes qu'elle devait faire en scène. Elle remporta certes un succès personnel significatif dans Sœur Béatrice de Mæterlinck, mais moins d'un an plus tard, elle fut littéralement éreintée par la critique31 dans Pelléas et Mélisande, alors même que le rôle de Mélisande lui tenait particulièrement à cœur. Au bout d'un an de collaboration, le public ne reconnaissait plus son actrice fétiche et accusait Meyerhold d'avoir détruit son talent.

24De son côté, à ce moment de sa carrière, Meyerhold n'avait sans doute pas besoin d'une actrice du calibre et du type de Komissarjevskaia. Il aurait peut-être pu s'entendre avec la directrice du théâtre, mais la comédienne ne lui convenait pas, et réciproquement. Le cas de Komissarjevskaia cristallisait donc la question de la place du comédien dans la nouvelle esthétique mise en œuvre par Meyerhold. Et le scandale, de par sa forte composante affective, masquait une évolution du statut du personnage théâtral induite par le répertoire symboliste. Komissarjevskaia, qui avait construit son jeu à partir d'une identification forte à ses personnages, aurait sans doute éprouvé des difficultés avec Mæterlinck même sans l'intervention de Meyerhold : certes, son jeu visait toujours un au-delà du texte, mais elle avait besoin pour produire cet effet de s'appuyer sur des personnages de chair et de sang, auxquels elle pouvait insuffler vie et individualité. Or, précisément, ce type de personnages était alors en train de disparaître dans le répertoire symboliste32.

25En conclusion, la collaboration entre Komissarjevskaia et Meyerhold a soulevé une vague d'indignation et de critiques particulièrement virulentes : à lire les multiples publications de l'époque, on a l'impression que, pendant plus d'un an, le seul nom de Meyerhold a fait l'effet d'un chiffon rouge agité sous le nez des critiques, qui très souvent se sont focalisés sur sa personne alors même que les enjeux de sa méthode artistiques étaient beaucoup plus larges, à la fois théâtraux, socio-politiques et méta-théâtraux. Les débats sur l'évolution du théâtre russe, sur l'autorité de plus en plus décisive du metteur en scène, sur la place du décorateur, sur le statut du comédien et celui du personnage faisaient certes rage, mais étaient fortement amplifiés par un contexte politico-social dans lequel la scène représentait en quelque sorte le laboratoire d'une nouvelle manière de vivre ensemble. Aussi, en dépit de l'âpreté des controverses, ce long scandale eut incontestablement un aspect jubilatoire.