Au commencement était la fin : romans de rêves au temps des métafictions
1Le récit de rêve a longtemps été considéré sous l’angle du rapport que son contenu pouvait entretenir avec l’expérience humaine, en particulier selon deux de ses dimensions : celle du temps et celle du cadre moral de nos agissements. Prévoir l’avenir et mesurer la validité des règles de comportement en en testant impunément les limites : c’est ce que l’homme a cherché depuis toujours dans ses rêves ou du moins dans ce qui lui en est resté. Au temps de Formey, de l’abbé Richard et de Diderot1 est venue s’ajouter une autre dimension : celle de l’interrogation sur le rêve comme langage de l’imagination en tant que fonction physiologiquement ou psychologiquement liée aux mécanismes en mouvement dans le corps humain. Mais dans le contexte de nos réflexions communes sur la labilité des fins narratives, c’est encore un autre aspect du récit de rêve que nous pouvons interroger, avec d’autant plus d’intérêt qu’il n’a pas fait l’objet jusqu’ici de nombreuses études : celui du régime narratif lui-même2. On peut commencer par remonter à l’article « Songe » du Dictionnaire de Trévoux, et plus précisément à l’une de ses sous-rubriques qui traite spécifiquement du « Songe en termes de Poësie ». Voici ce qu’on y lit :
« […] On fait des songes dans tous les genres de Poësie, Epique, Lyrique, Elégiaque, Dramatique : dans les premières espèces, ce n’est qu’une description du songe que le Poëte feint qu’il a ou qu’il a eu : dans le Poëme dramatique il se fait en deux manières ; car quelque fois on montre sur la Scène un Acteur qui feint un profond sommeil, et pendant lequel il lui vient un songe qui l’agite et qui le fait parler tout haut ; ensorte que le Spectateur comprend ce qu’il a dans l’imagination. D’autres fois l’Acteur ne fait que raconter le songe qu’il a eu pendant son sommeil »3.
2La représentation de l’acte même de rêver peut donc donner lieu à une scène de théâtre ; le Dictionnaire donne l’exemple de la Mariane de Tristan l’Hermite où « Hérode ouvre la scène en s’éveillant en sursaut ». On pense aussi bien sûr au Rêve de d’Alembert, certainement la plus élaborée des variations sur cette donnée – qui a aussi pour nous l’intérêt de relativiser les frontières entre genres dramatique et narratif. D’Alembert rêve à haute voix, Mademoiselle de Lespinasse transcrit son discours qu’elle estime incompréhensible et le docteur Bordeu lui en donne l’explication4. Le rêve qui s’exprime en paroles a beau être enregistré de manière apparemment immédiate, il n’acquiert de véritable consistance qu’au moment où il est intégré à d’autres discours qui en font leur objet. L’immédiateté est aussitôt trahie par une mise en discours dans le discours. Il n’en va pas autrement dans le deuxième cas de figure évoqué par le Dictionnaire de Trévoux où le récit de rêve ne peut se faire qu’ex post et dans une condition de conscience différente de celle du rêve. Le filtre, ici, c’est la conscience même du sujet, ainsi que sa mémoire, sa culture narrative qui conditionne le récit, les circonstances dans lesquelles ce dernier est actualisé. Mais devons-nous nous résoudre au simple constat que le rêve est accessible seulement par sa reconstitution dans le discours, celle-ci substituant fatalement au rêve quelque chose qui n’est plus lui ? Nous résoudre en fait au constat d’imposture imposé à tout récit de rêve ?
3Reprenons l’exemple de la Mariane qui s’ouvre en effet sur le réveil en sursaut d’Hérode. Le roi est inquiet, il a rêvé. Quelle autorité accorder à cette vision nocturne des plus funestes ? C’est la question qu’il pose à son frère Phérore, avant de raconter, à la troisième scène, le rêve entier5. La brusque fin du sommeil signifie le début de sa consignation possible. Le rêve doit être fini pour pouvoir commencer, commencer du moins à revivre en traduction dans le discours, sans que l’on puisse jamais savoir si le rêve lui-même est arrivé à son terme, ni même s’il y a un terme au rêve, si les rêves ont une fin, voire si, s’agissant des rêves, les notions de commencement et de fin ont une quelconque pertinence. Questions oiseuses en réalité, puisque nous venons de dire que le rêve nous est connaissable seulement par son substitut qu’en est le compte rendu rétrospectif, discours organisé qui, par sa nature même, est bel bien borné par d’évidentes limites.
4On peut observer facilement le fonctionnement de cette annexion du rêve par le discours dans les mises en séries de songes opérées au xviiie siècle par des auteurs comme Boyer d’Argens (Songes philosophiques – 1746), Pierre Lévesque (Les songes d’Aristobule – 1762) ou Louis-Sébastien Mercier (Songes d’un hermite – 1770 ; Songes et visions philosophiques 1768-1788). Ce sont des enchaînements de récits de rêves à visée généralement morale ou satirique qui sont introduits et conclus toujours de la même façon : par l’entrée en sommeil du rêveur et par son réveil. La mécanique fonctionne si bien qu’il est même possible de laisser l’ouverture ou la clôture dans le domaine de l’implicite ; cela arrive de temps en temps. Ou trouve le même dispositif dans des romans qui sont entièrement constitués par la narration d’un rêve ; dans la plupart des cas, l’origine et la nature onirique du récit est ouvertement signifiée, justement par le procédé de l’encadrement : je m’endormis, je me réveillai – il y eut un soir, il y eut un matin.
5Dans L’an 2440, rêve s’il en fut jamais, Mercier complique un peu le procédé. « Fâcheux ami, pourquoi m’éveilles-tu ? » s’écrie le narrateur en guise d’ouverture du roman. « Ah, quel tort tu viens de me faire ! – poursuit-il – Tu m’ôtes un songe dont je préférais la douce illusion au jour importun de la vérité. Que mon erreur était délicieuse et que ne puis-je y demeurer plongé le reste de ma vie ! »6. Mais le récit du songe ne suit pas immédiatement. Le narrateur raconte d’abord les circonstances qui ont précédé son sommeil et singulièrement la rencontre d’un Anglais qui lui a livré ses observations désolées sur l’état du monde et des sociétés, en particulier dans les grandes capitales. Vient alors le chapitre 2 où le narrateur s’endort enfin : « Dès que le sommeil se fut étendu sur mes paupières, je rêvai qu’il y avait des siècles que j’étais endormi, et que je m’éveillais »7. Le rêveur rêve qu’il dort ; il faut donc bien qu’il se réveille dans son rêve pour pouvoir en prendre connaissance. Et il faudra qu’il se réveille à la fin de son sommeil pour pouvoir rendre compte de tout ce qu’il a vu : ce réveil est signifié dès les premiers mots, nous l’avons vu ; il sera confirmé tout à la fin, enveloppé de surcroit dans l’imagerie attendue du rêve : « une couleuvre me piqua au col et je m’éveillai »8. Retour à la réalité de 1770, après une excursion prospective de 670 ans.
6Ces premières observations nous permettent déjà de postuler que le récit de rêve est toujours impliqué dans une structure d’enchâssement ; il est un récit second, quand bien même le premier serait-il réduit à sa plus simple expression ou même contenu dans le registre de l’implicite. Le début et la fin de ce récit second sont toujours subordonnés à un autre début et à une autre fin qui sont ceux du discours enchâssant. Le rêve a une clôture qui ne dépend pas de son contenu, mais de son déroulé et des conditions de sa perception : à un certain moment que le rêveur ne choisit pas, l’espace du rêve se trouve fermé brusquement par le réveil. Au surplus, cette clôture doit elle-même être supportée par un autre discours qui a pour fonction de boucler l’interaction narrative porteuse du récit de rêve. Fin intermédiaire, certes, mais difficile à comparer avec la véritable closure discursive, car la nature de ces limites n’est pas du tout la même. Celle du discours est intrinsèque aux propriétés même du discours ; celle du rêve résulte d’un changement dans l’état de conscience du rêveur. Cela n’empêche pourtant pas certains romanciers de jouer du récit de rêve comme de toute autre forme de récit enchâssé. Un exemple éloquent nous est fourni par Diderot dans Les Bijoux indiscrets où Mangogoul tranche sagement le débat entre les partisans de l’application du plenum sur le visage et ceux qui le voulaient plutôt déposé sur le derrière grâce à une vision nocturne où se présentent un homme à deux nez et un homme à deux trous au cul, ce dernier racontant comment il avait été doté dans un rêve de cette particularité anatomique. Le rêve est dans le rêve qui est lui-même une ressource dans la solution d’une grave question de rituel (chapitre 16) au milieu d’un roman marqué par une tonalité de merveilleux grotesque9. Onirique ou non, toute séquence narrative s’y insère au service d’une mécanique narrative particulièrement débridée.
7La question qui se pose alors et que d’autres textes viennent densifier est celle de la singularité du récit de rêve dans le roman : inséré dans un roman, le récit de rêve est-il autre chose que n’importe quel autre type de récit ? Pour établir le cadre de cette question, prenons l’exemple d’un des Songes et visions philosophiques de Mercier, porteur du numéro xvii et intitulé « Les lunettes ». Le texte s’ouvre sur des observations méprisantes à l’égard des gens qui font commerce de la prédiction de l’avenir. Mais le constat n’en demeure pas moins qu’il « serait à désirer que nous puissions entrevoir une partie de nos destinées futures, afin de mieux prêter le flanc aux événements qui nous attendent ». Le narrateur s’endort sur ces considérations et le voici transporté dans une vaste bibliothèque dont tous les livres sont scellés, sauf un qui s’offre ouvert à la lecture. « J’y lus le conte suivant que j’ai transcrit à l’instant de mon réveil »10. Le conte est parfaitement construit et conduit jusqu’à son terme, au point que Mercier en oublie de signifier au lecteur le réveil du rêveur, comme il le fait presque chaque fois. Le conte a pris toute la place, le conte est rêve ou peut-être que c’est l’inverse qui est vrai : le rêve est un conte, car rien ne reste de lui s’il n’est pas raconté ou même transcrit jusqu’à devenir conte. En l’occurrence, c’est un conte indien qui s’offre à nous ; son héros n’est rien moins que le dieu des Indes et de la terre appelé Xuixoto. Répondant aux plaintes de ses sujets perpétuellement insatisfaits devant les mystères de leur destinée, le dieu fait distribuer à tous les mécontents des lunettes qui « avoient une double vertu ; elles montroient d’un côté la somme du bonheur dont on pouvoit jouir, & de l’autre on apercevoit toute l’étendue du malheur qu’on avoit à craindre »11. Voyant sans cesse leurs perspectives heureuses entravées par les assauts du malheur, les hommes tombèrent dans une tristesse plus grande encore ; le dieu retira les lunettes et tout retrouva l’ordre incertain d’autrefois. Ce récit n’a rien d’un rêve, c’est un conte (d’ailleurs ressemblant un peu, pour ce qui est de son motif central, au Crocheteur borgne de Voltaire – 1774), au tracé parfaitement régulier jusqu’à son terme qui fait figure de morale. Mais on aura saisi l’intuition curieuse de Mercier : au milieu d’une bibliothèque intouchable vue en rêve, c’est un livre qui apparaît sans différer en rien d’un de ces livres que tout lecteur éveillé peut prendre en main pour y lire quelque chose, un conte par exemple.
8Un livre en rêve, comme un livre en vrai, comme un livre en fiction : tel par exemple celui qui est ouvert sur la table de la bibliothèque du cabaliste dans le Manuscrit trouvé à Saragosse et qui s’impose à la lecture du héros Alphonse van Worden. Ce dernier lit dans le livre – un recueil allemand d’histoires tragiques du xviie siècle (à l’identité bibliographique parfaitement attestée dans le monde des bibliothèques réelles) – une histoire qui ressemble de près à celle que vient de lui raconter le chef des bohémiens auquel elle avait été racontée comme ayant été vécue personnellement par un autre personnage rencontré en Italie. L’histoire d’un sujet singulier a déjà été racontée et même imprimée en un autre temps et un autre lieu. Les histoires, même les plus personnelles, ont déjà été vécues par d’autres. Jusqu’aux histoires qui semblent avoir été rêvées, comme celle d’Alphonse van Worden lui-même et de son va-et-vient entre l’auberge abandonnée et le gibet de Los Hermanos ; histoire qui a tout du cauchemar le plus intime et qui sera pourtant vécue de la même façon par plusieurs autres personnages, sans que le lecteur ne sache bien finalement si l’on est dans le rêve ou dans la mise en scène, sur la scène intérieure ou à la comédie. Et c’est parce que cette histoire semble ne pas pouvoir avoir de fin, mais seulement un perpétuel recommencement, qu’elle paraît issue tout droit du monde du rêve. Mais elle est elle-même répétée avec diverses variations au sein d’une construction narrative particulièrement complexe où s’entremêlent les récits en tous genres issus de toutes les traditions : du fabliau à la novella boccacienne, de l’histoire tragique à la narration picaresque, de la fable antique à la nouvelle historique, du conte arabe à l’apologue biblique12.
9Ce que montre le roman de Potocki, c’est qu’à partir du moment où il est enveloppé dans le discours narratif (c’est-à-dire dès le moment où il vient à exister), le récit de rêve cesse d’être rêve : d’expérience rigoureusement singulière, il est devenu partageable entre tous13. Tout au plus peut-il conserver quelque chose de l’étrangeté, du mystère, de l’infinitude originelles, une tonalité, une couleur, une atmosphère. Autant d’éléments qui n’ont pourtant nul besoin de la caution explicite du rêve pour constituer le paysage d’un conte. Les récits de rêves, dans les fictions, ne sont que les indices de la disponibilité mobile des sources auxquelles viennent puiser les traditions narratives, non seulement en multipliant les histoires, mais en offrant aussi à l’imagination humaine des images et des motifs tout prêts à donner forme aux productions incontrôlées de notre vie intérieure. Entre l’imagination humaine et les traditions narratives s’institue un jeu d’interpénétration permanent. C’est une histoire qui n’a peut-être pas de commencement et qui n’a probablement pas de fin.
10C’est encore à Mercier que l’on peut recourir pour illustrer cela autrement. Le treizième des Songes d’un hermite, intitulé « Les Vampires »commence ainsi :
« Ma mère & de vieilles parentes m’avoient dans mon enfance rempli l’imagination de contes de follets, de morts ressuscités, & d’autres absurdités semblables. Ces traces, gravées profondément dans un cerveau tendre, se cicatrisent pour ainsi dire avec l’âge, & par le raisonnement, mais ne s’effacent jamais tout à fait »14.
11La preuve, c’est que le narrateur devenu adulte va justement revoir des vampires en rêve. Mais, mis en récit, les voilà maîtrisés par la raison qui, de plus, les dépouille de leur nature fantastique primitive pour en faire des allégories de portée socio-politique (les vampires sont évidemment les financiers, surintendants et autres spoliateurs des honnêtes sujets). Le rêve n’est plus une réactivation de ces images hétéroclites « gravées dans le cerveau » qui procurent des impressions, des sensations et des émotions, mais, devenu récit, il les soumet à la logique bien ordonnée d’une fable satirique et morale. La clôture régulière de la fable est alors le signe le plus évident que le transfert et le retournement ont eu lieu : ce n’est plus un rêve réellement vécu qu’on tente de reconstituer, mais un modèle narratif qui est postulé et seulement animé et orné par des motifs empruntés au magasin des « mensonges de la nuit ».
12On connaît cependant des exemples où les circonstances de cette migration sont beaucoup moins transparentes. L’un des plus célèbres nous est fourni par Le Diable amoureux. On sait qu’entre 1772 et 1776, Cazotte a remanié son petit roman pour en modifier la fin. Celle-ci est un peu plus élaborée dans la seconde version qui est au surplus dotée d’un épilogue où sont expliqués ces changements. Mais dans les deux versions, une question centrale est posée et laissée en suspens : Alvare a-t-il vécu ou seulement rêvé l’histoire de ses amours avec Biondetta ? Si la question demeure sans réponse univoque, c’est parce que les frontières du récit de rêve ne sont pas tracées. On peut certes tenir pour une ouverture la scène de l’invocation dans les ruines de Portici, mais le récit rendra compte de plusieurs scènes où le héros entre en sommeil et se réveille, évoque des rêves sans en détailler le contenu, mêlant tout cela à des questions sur les troubles de la perception ou sur l’instabilité des objets perçus dans la réalité, questions qui finissent par se reporter sur la consistance même de la réalité en tant qu’elle est perçue. La fin retravaillée du roman dans la version de 1776 renforce encore ce trouble, puisque la parole d’autorité du théologien de Salamanque vient en même temps contester et confirmer le statut onirique de l’expérience d’Alvare, le diable étant reconnu capable d’agir aussi bien par la production d’illusion que par le détournement de la perception. Dans l’épilogue, Cazotte confie à son lecteur qu’en réalité, il y avait eu une version encore antérieure du roman qui comportait une deuxième partie consacrée au récit des méfaits perpétrés dans le monde des hommes par le possédé Alvare. « Le cannevas de cette seconde partie – ajoute Cazotte – , en donnant beaucoup d’essor à l’imagination, ouvroit la carrière la plus étendue à la critique, au sarcasme, à la licence »15. Mieux valait, littérairement parlant, resserrer les choses dans un récit maintenu dans le registre de l’incertain où l’option du rêve, celle de l’imagination en éveil comme celle de l’irruption du surnaturel dans le réel subsistent côte à côte, sans hiérarchie, ni même distinction, abandonnant l’auteur lui-même ainsi que les lecteurs à la tentation de recommencer l’histoire en en réécrivant la fin.
13Les récits de rêves inclus dans les romans illustrent efficacement le statut de marqueur discursif qui est dévolu à la clôture dans les fictions. Assumer la fin de l’histoire, c’est manifester l’autorité d’un modèle discursif – le récit – qui est lui-même production anthropologique inscrite au catalogue des tentatives des hommes pour conjurer l’inexorable réalité de leur condition finie16. Le sujet singulier, dans ses rêves, échappe aux contraintes de cette condition ; quand il les raconte à ses semblables, il se donne l’illusion d’être toujours en vie au moment où s’achève l’histoire. Et racontant l’histoire, racontant aussi qu’il la raconte, il propage au loin cette illusion.