Colloques en ligne

Jan Herman

« Que cache un discours commencé tant de fois, interrompu toujours ? » Du récit comme cornucopia

La scénographie effacée

1Pourquoi y a-t-il des romans qui prennent tant de soin à expliquer l’existence du texte et comment peut-on comprendre que, simultanément, d’autres romans ne se préoccupent pas du tout de ce problème ?1 La réponse est une nouvelle question : ces deux types de romans ne remonteraient-ils pas à deux scénographies radicalement différentes ? Une scénographie, faut-il le rappeler ?, est une situation d’énonciation dont le texte s’entoure pour justifier son existence et expliquer notamment comment les événements racontés ont pu devenir écriture2. Il y a sans doute plusieurs sortes de scénographies et dans cette réflexion sur les fins intermédiaires il me paraît utile d’en distinguer deux : une scénographie qui se laisse facilement supprimer et une scénographie qui s’imprime dans le texte au point d’être ineffaçable.

2La suppression de la scénographie, observable dans les récits dont il existe plusieurs versions, me paraît un objet d’étude de première importance dans le cadre d’une poétique historique du roman. Voyons par exemple le célèbre conte Point de Lendemain de Dominique Vivant Denon, dont la première version paraît en 1777 dans un recueil publié par Claude-Joseph Dorat. Le récit commence ainsi :

J’aimais éperdument la comtesse de ***, continua Damon, j’avais vingt ans et j’étais ingénu ; elle me trompa, je me fâchai, elle me quitta.3

3Par une très courte formule – continua Damon – le récit est ancré dans une situation d’énonciation orale : on s’imagine une scène où plusieurs personnes écoutent le récit fait oralement par un d’entre eux, attendant peut-être leur tour pour prendre la parole. C’est la situation d’énonciation des nouvelles de Boccace, de Marguerite de Navarre, de Chaucer ou des Illustres Françaises (1713) de Robert Challe. Or, il s’avère que dans la deuxième version de Point de Lendemain, publiée en 1812, la formule évoquant la situation d’énonciation est tout simplement supprimée :

J’aimais éperdument la comtesse de *** ; j’avais vingt ans et j’étais ingénu ; elle me trompa, je me fâchai, elle me quitta.4

4De l’effacement de la scène énonciative résulte un récit sans le moindre renvoi à une situation de production du texte. Ni l’oralité, ni la scripturalité du texte ne sont indexées dans la fiction même. Si en 1812 l’auteur n’éprouve pas le moindre besoin d’expliquer dans la fiction même l’existence du texte en l’ancrant dans un contexte, c’est sans doute que les conditions de possibilités qui structurent le champ littéraire de l’époque ne l’exigent plus. Le texte existe on ne sait comment et peu importe comment. D’une version à l’autre, on assiste à la disparition du problème même de la légitimation des textes.

5Il ne faut pas, par ailleurs, attendre le nouveau siècle pour voir disparaître les traces d’une scénographie. En 1794 paraît une version anonyme plus explicitement licencieuse de Point de Lendemain,sous le titre La Nuit merveilleuse ou le nec plus ultra du plaisir. En 1794 déjà, la formule « continua Damon »,qui relie le récit à un contexte d’énonciation, est effacée :

6Madame d’Arbonne me prit sans m’aimer ; elle me trompa, je me fâchai ; elle me quitta ; cela était dans l’ordre.5

7Cet effacement donne lieu à un texte qui existe sans expliquer comment il a pu être écrit. Ce type de roman donnera naissance au roman moderne, qui se débarrasse du problème de sa propre légitimation. L’effacement de la scénographie et donc de la légitimation du texte comme le produit d’un acte de parole lié à une situation d’énonciation confère au récit un statut autonome. Cette autonomie entraîne le récit vers la modernité. L’acte d’énonciation lui-même n’est pas effacé, bien entendu, puisque le récit est à la première personne, mais le lieu où ce ‘je’ se situe quand il parle disparaît ou, plutôt, il se dissout dans le n’importe où.

8Il faut pourtant signaler que le contexte réel qui a donné lieu à la réédition du conte en 1812 est fort bien connu. Balzac en parle dans La Physiologie du mariage en 1829. Vivant Denon aurait raconté son conte à la suite d’un dîner chez le prince Lebrun où la conversation avait dérivé sur le chapitre des ruses féminines. Vivant Denon aurait fait imprimer son texte en une trentaine d’exemplaires, pour ensuite en faire don aux convives. Balzac tenait ces circonstances d’un des convives, Dubois, donataire de l’exemplaire numéroté 24e.

9Il y a plus. Dans les deux premières éditions de La Physiologie du mariage,Balzac fait de Vivant Denon un narrateur anonyme, désigné comme « un prudent vieillard ». Dans les éditions suivantes, ce « prudent vieillard » devient le lecteur d’un conte dont il tire le texte de sa poche pour le lire à haute voix. Balzac infirme donc lui-même la mise en scène du dîner chez le prince Lebrun en en donnant d’une édition de La Physiologie du mariage à l’autre une version différente. Mais pour notre sujet, l’intérêt de la remise en contexte de Point de lendemain par Balzac est ailleurs : dans la version publiée par Vivant Denon en 1812, le contexte d’énonciation dans le texte et dans la fiction mêmes est effacé, alors qu’il est réinventé en dehors de sa propre fiction par un autre écrivain, Balzac, qui ne nomme pas le véritable auteur. Il y a décontextualisatioon et recontextualisation. Notons que dans le petit livret que le prudent vieillard tire de sa poche la formule « continua Damon » a été supprimée :

J’aimais éperdument la comtesse***.  J’avais vingt ans et j’étais ingénu, elle me trompa ; je me fâchai, elle me quitta ; j’étais ingénu, je la regrettai ; j’avais vingt ans, elle me pardonna […]6

10Ma réflexion sur les fins intermédiaires commence donc au début du texte et cela peut paraître surprenant. Il faudra revenir à la fin de cet exposé sur la façon dont la question de la fin est liée au début du texte du moment qu’on l’aborde sous l’angle de la légitimation des textes littéraires par une scénographie. Avant d’en venir aux fins intermittentes, il faut faire une seconde remarque, qui sera plus brève. Elle concerne nos méthodes d’analyse structuralistes, narratologiques en particulier, qui sont modelées sur la linguistique. Dans la narratologie genettienne, la structure du récit est explicitement ramenée à celle de la phrase7. Il y a un verbe et un sujet : une aventure et un héros à qui cette aventure arrive. Le récit est en principe linéaire. S’il ne l’est pas, on parle de prolepses ou d’analepses. Il s’oriente vers une fin à un rythme qui peut être lent ou rapide. Il ménage la tension ou le suspense moyennant des interruptions ou des fins intermédiaires. Il semble organisé selon une causalité qui va vers un but alors qu’en réalité elle est souvent régressive. Il peut insérer d’autres récits à un niveau secondaire, on raconte à partir d’un point de vue, etc.

11Or, il existe un autre type de roman qui a largement échappé au structuralisme et même au poststructuralisme parce que sa structure n’est pas celle de la phrase. Le point que j’aimerais soulever est que l’autre type de romans, auquel je n’ai pas encore donné de nom, ne peut être saisi qu’à travers une autre narratologie et que le problème de la fin intermédiaire y est pensé en d’autres termes que ceux de la narratologie genettienne. Et le premier élément à souligner est que la scénographie de ce type de récit est ineffaçable.

Le récit à trou

12La scénographie scripturale est à l’origine du mot ‘roman’. Quand il apparaît au XIIe siècle, le roman se définit comme la traduction en langue romane d’un texte latin. Ce texte en latin est le plus souvent une épopée bien connue, comme dans Le Roman de Troie ou Le Roman d’Enéas qui renvoient à L’Iliade et à L’Enéide. Cette ‘traduction’ est en réalité une adaptation très libre d’un original dont certaines scènes sont développées et d’autres réduites à néant. L’insertion d’épisodes inexistants dans l’original rend encore plus problématique ce type de ‘mises en roman’. L’idée de la traduction qui est à l’origine du nouveau genre appelé ‘roman’ évolue en effet très rapidement vers la pseudo-traduction. Bientôt, il ne subsiste rien d’un texte-source. Le texte du roman continue à renvoyer à un original, mais cet original n’est plus identifiable. Le narrateur se contente d’y renvoyer à travers la formule : « le conte dit », c’est-à-dire : ‘l’original que j’ai sous les yeux et que je transcris en l’adaptant déclare…’. Seulement, cet original n’existe pas, c’est un texte fantôme.

13L’original se réduit dès lors à un trou noir dans le texte. Ce trou noir est la source imaginaire du texte, inscrite en son propre centre. Le texte que nous lisons émane de là. Dans le roman arthurien, ce vide textuel va très vite recevoir un nom, lié à un lieu ou à un objet. Un de ces lieux est la Table Ronde. La Table Ronde, peut être conçue comme la visualisation du trou noir dans le texte. Et ce trou, c’est à la fois le début du texte et sa fin. Voilà l’idée qu’il s’agit d’étoffer de quelques exemples.

14Dans l’immense matière arthurienne, la Table Ronde est le lieu d’où part l’aventure. Dans un roman arthurien, la paix instaurée par Arthur et l’équilibre dont la Table est elle-même le symbole sont très souvent interrompus ou brisés par un événement perturbateur qui provoque le départ de plusieurs chevaliers. Une quête est lancée à la Table Ronde. C’est le début topique d’un roman arthurien. Or, dans la matière arthurienne s’élabore peu à peu une scénographie endogène où les chevaliers partants jurent d’être de retour au bout d’un an et un jour pour raconter leurs aventures. Celles-ci seront par la suite couchées par écrit. Le témoignage suivant où la Table devient un lieu d’écriture est tiré de la Troisième continuation du roman du Graal, dite la Continuation Manessier :

Comme son serment l’y obligeait, Perceval leur a tout raconté et le roi fit mettre par écrit, comme il était juste et convenable, les noms et les aventures de tous, selon le récit de chacun ; puis, après avoir fait sceller l’écrit, le bon roi Arthur le fit placer dans la bibliothèque de Salisbury. Quand chacun eut raconté ses aventures, ainsi que le dit l’histoire, ils s’assirent à table et furent servis de mets délicieux ; ils mangèrent joyeusement, se repaissaient tous de la joie éprouvée.8

15Le roman fonde donc sa véridicité sur un serment fait dans sa propre diégèse et appuie son autorité sur une source endogène : la Table ronde. La Table ronde devient une institution littéraire, dans la mesure où elle est non seulement le lieu d’où l’aventure démarre et qui produit la dispersion des chevaliers, mais aussi le lieu où les aventures reviennent et reçoivent leur première version écrite, par exemple dans le Lancelot non cyclique :

Le jour de la Toussaint, les trois chevaliers eurent leur place à la Table ronde et l’on fit venir les clercs qui consignaient par écrit les prouesses des compagnons de la Table ronde. On en comptait quatre, dont le premier s’appelait Arodien de Cologne, le second Tontamidès de Vernaux, le troisième Thomas de Tolède, et le quatrième Sapiens de Bagdad. Ces quatre clercs enregistraient par écrit tous les exploits guerriers des compagnons du roi.9

16Ce Livre n’est pas un récit linéaire, ce sont des archives où les aventures sont notées pêle-mêle au fur et à mesure qu’elles sont racontées par les différents chevaliers arrivants. Un roman arthurien se présente comme un extrait du grand Livre de la Table Ronde et contient dès lors le plus souvent les aventures de plusieurs chevaliers entremêlées. La composition du Livre de la Table Ronde explique pourquoi un roman arthurien se développe presque toujours sur plusieurs portées. Le récit passe d’un chevalier à l’autre moyennant la formule stéréotypée : ‘ici le conte cesse de parler de … et reprend l’histoire de …’. Par exemple, dans le Lancelot non cyclique :

Le conte ne parle plus maintenant de [la Pucelle] ni du chevalier ni de la dame qui le tient en prison. Il revient au roi Arthur.10

17Le « conte », c’est le texte sous-jacent que l’auteur prétend transcrire. La source du texte est écrite dans sa propre diégèse. Elle marque à la fois le début et la fin de l’aventure.

18À ce stade de ma réflexion, on s’aperçoit aisément du rapport entre la scénographie endogène et la fin intermédiaire : à la base, le roman arthurien n’est pas fait pour s’achever jamais. La fin d’un roman arthurien ne saurait jamais être qu’intermittente. Le récit est fait pour continuer à l’infini et être repris par d’autres. Il contient en lui-même un principe génétique qui n’arrête pas de générer de nouveaux récits au fur et à mesure que les chevaliers retournent à la Table Ronde. La lecture du récit à trou requiert donc une narratologie où la catégorie de l’auteur est pensée comme une collectivité. Non seulement le livre de la Table ronde est l’œuvre de plusieurs narrateurs, les auteurs des romans arthuriens que nous lisons sont susceptibles de se relayer à l’infini et même à entrer en concurrence les uns avec les autres. Le trou dans le texte, qui est sa propre source, permet à un auteur de continuer le travail d’un autre et même d’en présenter une version différente. En effet, un auteur n’a pas directement accès au livre de la Table Ronde tel qu’il a été écrit par les scribes arthuriens. Le texte qu’il transcrit, le conte donc, en est toujours un produit dérivé. La source elle-même, le trou du texte, paraît irrécupérable. Dans la tradition arthurienne, il est question d’un manuscrit trouvé dans la bibliothèque à Salesbières, qui est un haut lieu arthurien. Mais rien ne permet d’affirmer que c’est là le vrai livre de la Table Ronde ou que le ‘conte’ que l’on transcrit en dérive directement.

19La scénographie de la Table ronde n’est pas purement et simplement une mise en scène de l’écriture expliquant comment le texte a pu exister comme écrit et fonctionner comme la source d’autres écrits. Elle légitime aussi le texte comme fiction. On a vu qu’avant leur départ les chevaliers jurent de raconter la vérité à leur retour. Mais le grand Livre vrai de la Table Ronde devient Fable à force d’être repris par d’autres écrivains et d’être raconté au second, au troisième degré, etc. Dans ce processus de ‘dérive’, la vérité devient peu à peu fiction.

20Dans le passage qui suit immédiatement l’épisode de la création de la Table Ronde dans Le Roman de Brut (1155) de Robert Wace, on trouve les vers suivants, qui constituent un véritable acte de baptême du roman :

C’est durant cette période de paix – je ne sais si vous en avez entendu parler – où l’on admirait autant sa générosité qu’on craignait sa prouesse, qu’advinrent toutes ces merveilles et que se produisirent toutes ces aventures que l’on a si généreusement contées sur Arthur qu’elles ont fini par sembler pures affabulations. Il n’y a là pourtant ni invention pure et simple ni stricte vérité. Mais les conteurs ont tant conté et les fabulateurs tant affabulé pour embellir leurs contes qu’ils ont donné à tous ces récits l’apparence de la fable.11

21Le roman est donc un discours qui n’est ni vrai ni faux, ni vérité ni mensonge. Il est fiction. Et, en l’occurrence, la fiction est la vérité qui s’est éloignée de sa source par l’écriture répétée. La formule ‘le conte dit’ est donc beaucoup plus qu’un simple cliché. C’est la trace d’une vérité qui se soustrait et d’un récit qui dit qu’il ne dit pas tout. Le texte à trou est donc un récit qui déclare qu’il émane d’une source, mais que cette source est irrécupérable.

Cornucopia

22Le nom que je propose pour ce récit à trou est cornucopia, c’est-à-dire ‘corne d’abondance’. L’idée est empruntée à l’ouvrage fondamental de Terence Cave, The cornucopian text,où l’auteur interroge des textes de la Renaissance française. J’extrapole ici l’idée de T. Cave au roman de chevalerie médiéval12. La cornucopia au sens que je donne à l’expression est la source endogène du texte, irrécupérable mais en même temps ineffaçable parce qu’inscrite au plus profond de l’œuvre. L’auteur n’a pas la propriété du texte. L’auteur est un copiste ou même une collectivité de transcripteurs. À cette corne d’abondance chacun peut puiser à l’infini. Le texte qui en surgit ne peut pas finir. La source est en revanche infiniment disponible et toute fin de récit n’est qu’intermédiaire.

23Je n’aurais aucune peine à vous démontrer que le Graal est un autre symbole de la source textuelle d’où le texte émane. Dans les différents cycles du Graal qu’on voit apparaître dès le début du XIIIe siècle, le lieu où est conservé le Graal est un lieu d’écriture. Le Graal est un autre vide textuel et en tant que tel il est le centre d’une double dynamique. D’une part, tous les livres qui se composent au fur et à mesure que les aventures arrivent sont destinés à se fondre en un seul livre qui dit la vérité. C’est le Grand Livre du Graal composé dans le voisinage immédiat du Graal même. D’autre part, ce Grand Livre du Graal ne peut pas être lu en tant que tel. Le roman offert au lecteur en est un produit dérivé, incomplet et moins vrai que le grand Livre du Graal. Au moment où le narrateur du roman arthurien s’adresse à son public, le Livre du Graal est déjà un livre dispersé.

24Pour illustrer cette double dynamique autour de la source endogène du texte, je me contenterai ici de deux phrases repérées à la toute fin du Roman de l’Histoire du Graal de Robert de Boron, écrit à l’extrême fin du XIIe siècle13. À la fin de ce roman, la compagnie du Graal est sur le point de se disperser. Si on veut connaître la fin, le narrateur aura à relater l’histoire de chacun des partants : le roi pêcheur, Alain, Petrus et Moïse. Mais ces quatre histoires, on ne peut pas les faire converger vers une fin si on n’a pas lu auparavant le Grand Livre du Graal qui les contient et qui est véridique.

25Maître Robert de Boron dit que si nous voulons savoir la suite, il faudra raconter où est allé Alain,le fils d’Hébron et ce qu’il est devenu, en quelle région il devait s’établir, quel héritier descendit de lui, quelle femme lui assura sa subsistance ; quelle existence connut Petrus,ce qu’il devint et où il alla, où il sera non sans peine retrouvé ; ce qu’est devenu Moïse, depuis si longtemps perdu et qu’il faut bien retrouver ; enfin où va le Roi Pêcheur, où il se fixera et comment il saura ramener à lui celui qui présentement doit partir. Il convient d’assembler ces quatre parties et de traiter chacune d’elles à part, dans tout son contenu. Mais je suis persuadé qu’on ne peut les rassembler, si au préalable on n’a pas entendu l’Histoire du Graal dans son entier, qui les comprend et qui est véridique.14

26La Partie apparaît donc comme inséparable d’un Tout qui dit toute la vérité sans laquelle les parties ne peuvent être pleinement comprises. Robert de Boron remet à plus tard la narration de la suite de quatre histoires en attendant qu’il en trouve le texte dans un manuscrit que tout le monde croit perdu. Pour l’heure, il parlera d’un cinquième personnage, Merlin, et il enchaînera ensuite avec l’histoire de Perceval, composant ainsi le premier cycle du Graal appelé le Perceval en prose au tout début du XIIIe siècle.

La parodie par Cervantès

27La fin du Roman de l’Histoire du Graal fait évidemment penser au célèbre huitième chapitre du premier Don Quichotte,où le narrateur mis en scène par Cervantès est forcé de s’arrêter parce que le manuscrit qu’il transcrit est fini. Les chapitres VIII, où il apparaît soudain que le récit présenté au lecteur est la transcription d’un manuscrit incomplet, et IX, où le narrateur, appelé désormais ‘second auteur’, retrouve une suite, constituent une des plus célèbres parodies de toute la littérature romanesque. La suite du manuscrit est un texte attribué à un nommé Cid Hamet Benengeli, arabe et par conséquent peu fiable. Du point de vue matériel, le manuscrit retrouvé est un chiffon. Cervantès paiera très cher cette parodie d’un des mécanismes narratologiques fondamentaux du roman de chevalerie. Il appartient certes déjà à un âge où la propriété littéraire compte pour quelque chose, mais il n’est cependant pas totalement coupé d’une époque où le récit est pensé comme une cornucopia. À la fin du deuxième Don Quichotte (1615), Cervantès pense pouvoir mettre un cran d’arrêt à son œuvre en déclarant que son personnage lui appartient. Cette revendication mérite d’être rappelée ici :

Pour moi seul est né don Quichotte et moi pour lui ; il a su agir et moi écrire ; tous les deux, nous ne faisons qu’un, en dépit du menteur écrivain tordesillesque qui a eu ou aura l’audace de rapporter d’une plume d’autruche, grossière et mal taillée, les exploits de mon valeureux chevalier ; car ce n’est pas là le fardeau pour ses épaules, ni sujet pour son entendement niais. Avertis-le, si jamais tu parviens à le connaître, de laisser reposer dans leur tombe les ossements fourbus et déjà consumés de don Quichotte, et de ne pas chercher à les porter en Vieille-Castille, au déni des décrets de la mort, en le faisant sortir de sa fosse où il gît à coup sûr de tout son long, incapable d’effectuer une troisième entreprise et une nouvelle sortie.15

28Pauvre Cervantès ! Personne ne fera ressusciter Don Quichotte. Il est impérissable. En parodiant allègrement le topos du manuscrit retrouvé dans le neuvième chapitre du premier Don Quichotte, Cervantès a perdu son œuvre. Du moment qu’il devient manuscrit retrouvé, le Don Quichotte cesse d’être un ‘livre’ attribuable à un auteur, pour devenir une ‘matière’ comparable à la matière arthurienne ou la matière de Bretagne dans le roman médiéval. Au fameux neuvième chapitre, le Don Quichotte devient un texte pensé comme cornucopia et s’expose donc au réemploi, voire au pillage par d’autres écrivains. Ceux-ci s’appellent Avellaneda, Filleau de Saint-Martin, Robert Challe et Alain-René Lesage. Les narrateurs mis en scène par ces différents écrivains déclarent tous avoir trouvé un autre manuscrit parlant de la troisième sortie de Don Quichotte. Cervantès, dépossédé de son roman, n’est dès lors plus que le premier de cordée d’une longue suite d’auteurs concurrents qui puisent à la corne d’abondance de la matière quichottesque, qui est inépuisable. La fin d’un roman pensé comme cornucopia est a priori intermédiaire ou intermittente.

Le plagiat d’Avellaneda

29Le plagiaire Avellaneda, qui est l’auteur tordesillesque auquel Cervantès fait allusion en revendiquant la propriété de son héros et de son œuvre, a immédiatement perçu les ressources que lui offrait Cervantès dès qu’il parodie le roman pensé comme cornucopia en le présentant comme désuet. Le Don Quichotte apocryphe d’Avellaneda introduit en effet un équivalent de Cid Hamet Benengeli :

Alisolan, savant historien, véridique autant que moderne, rapporte que lorsque furent expulsés d’Aragon les Maures de la race d’Agar, ses ancêtres, ils abandonnèrent certaines annales historiques parmi lesquelles se trouva, écrit en arabe, le récit de la troisième sortie que fit, de son village d’Argamésilla, l’invaincu chevalier Don Quichotte de la Manche, pour aller assister à des joutes qui devaient avoir lieu dans la ville insigne de Saragosse. Voici ce qu’était ce récit.16

30Le rôle d’Alisolan, historien concurrent de Cid Hamet Benengeli, est très peu développé dans cette suite apocryphe du premier Don Quichotte. L’auteur ne dit qu’une seule fois qu’il traduit de l’arabe le récit de cet Alisolan. Mais cela est suffisant pour que la logique du texte pensé comme cornucopia soit déclenchée.

31Dans la suite apocryphe d’Avellaneda, on voit apparaître un autre Quichotte et un autre Sancho, dont les aventures font aussi l’objet d’un manuscrit. L’arbre généalogique de la matière quichottesque se ramifie donc. Et comme dans la matière arthurienne, la fiabilité devient problématique. La vérité est entraînée vers la fiction. Dans le chapitre neuvième du premier Don Quichotte de Cervantès, où le manuscrit de Benengeli est retrouvé, le ‘second narrateur’ donne libre cours à son mépris pour ‘ce chien de Maure’ qui n’est pas digne de confiance et qui aura certainement diminué les mérites de l’admirable Don Quichotte17. À ses yeux, Benengeli ne saurait être un narrateur fidèle. Quant à la traduction, rien n’est moins propre à restituer la vérité et une image fidèle de la réalité :

Avec tout cela, je n’ai pas trop bonne opinion des traductions, si ce n’est de celles qu’on fait du grec et du latin, qui sont les premières langues : il me semble que c’est regarder des tapisseries de Flandre à l’envers, dont les figures ne laissent pas de paraître, mais avec tant de filets qu’on ne les voit point distinctement, et on dirait que ce ne sont que des simples ébauches.18

32Ainsi la fiabilité du texte s’effiloche au fur et à mesure que la genèse du texte se complique par ramification textuelle. À partir d’une souche originelle, la genèse se développe en arbre généalogique de versions qui risquent de se contredire. Les racines souterraines de cet arbre partent elles aussi dans tous les sens : le tronc de l’arbre est issu de sources multiples, tant orales qu’écrites, conservées dans les « annales » de la Mancha. L’histoire est certes « très véridique », mais les versions qu’on en possède ne garantissent plus cette véridicité. L’idée des « annales » de la Manche est évoquée dès le deuxième chapitre du premier Don Quichotte de Cervantès,où est évoquée la difficulté de savoir par quelle aventure Don Quichotte débuta sa carrière de chevalier errant :

Certains auteurs affirment que la première aventure qui lui advint fut celle de Puerto Lapice ; d’autres, celle des moulins à vent ; mais ce que, pour moi, j’ai pu vérifier sur ce point et que j’ai trouvé écrit dans les annales de la Manche, c’est qu’il alla droit devant […]19.

La Suite de Filleau de Saint-Martin

33Dans la Suite de Filleau de Saint-Martin (1677), l’arbre de la genèse textuelle se ramifie une nouvelle fois. Après avoir traduit les deux Don Quichotte de Cervantès, Filleau de Saint-Martin continue l’histoire. Le premier problème auquel le continuateur se heurte concerne évidemment la mort de Don Quichotte, par laquelle Cervantès conclut sa deuxième partie. Témoignant d’un grand souci de vraisemblance quant aux conditions de possibilité de sa Suite, Filleau de Saint-Martin assure la connexion par le développement des ressources qu’offre le texte pensé comme cornucopia. En effet, le récit de Benengeli sur lequel le ‘second auteur’ de Cervantès s’était basé dans les deux premières parties s’avère faux :

Un autre Arabe rechercha avec beaucoup de soin ce qu’était devenu l’incomparable héros de la Manche, et apprenant qu’il n’était pas mort de sa maladie, comme l’avait dit Benengeli, il en désabusa le monde, comme je l’ai fait dans la fin de la sixième partie.20

34Avec Filleau de Saint-Martin, l’histoire du manuscrit devient très complexe. L’« autre Arabe », nommé Zuléma, est un converti qui a pris le nom d’Henriquez de la Torre. C’est un vrai savant qui s’est rendu lui-même dans la Manche pour s’informer si le héros vivait encore. Il l’avait rencontré, s’était entretenu avec lui et avait pu constater que Don Quichotte, très considéré par ses voisins, était consulté fréquemment sur des sujets importants. Quand, peu après, Don Quichotte était retombé dans ses anciennes visions, il avait décidé de le suivre pied à pied et avait même engagé des gens à l’observer de près. Sur des rapports que des témoins lui faisaient parvenir, il avait continué l’histoire. Mais, la fantaisie d’aller aux Indes l’ayant pris, il avait confié son manuscrit à un ami, le priant de le compléter de tout ce qu’il pourrait apprendre des actions de Don Quichotte : « Voici », déclare le nouveau ‘second auteur’, « ce que nous avons tiré des mémoires de l’un et de l’autre, qui n’ont jamais été imprimés »21. Le texte offert au lecteur est donc tiré, par un ‘second auteur’ des mémoires qu’ont laissés De la Torre et son ami.

35Le soin que prend Filleau de Saint-Martin du développement la genèse diégétique du récit ne se limite pas aux deux pages servant d’introduction au tome V de sa traduction et continuation du Don Quichotte de Cervantès. Le récit même est jonché de renvois à un récit génétique, comme si le continuateur tenait beaucoup à montrer la possibilité matérielle de son texte et à assurer la jonction ‘vraisemblable’ avec la partie précédente, qui n’est pas de lui. Un des informateurs de Zulema, alias Henriquez de la Torre, est le chirurgien qui visite Sancho malade : « mais l’histoire dit que le chirurgien avait écouté à la porte toute la conversation et qu’il l’avait même écrite »22. D’autres scribes se présentent en cours de route. Ainsi, à la fin du long récit de la Dame Eugénie que Don Quichotte vient de tirer d’embarras, notre héros déclare qu’il serait fort aise de l’avoir par écrit :

Monsieur, lui dit le Lieutenant, vous l’aurez quand il vous plaira, mon greffier l’a écrite, et n’a pas perdu une circonstance ni une parole ; et vous y avez trop de part, pour être privé d’une satisfaction qui deviendra bientôt publique. Comment, Monsieur le Lieutenant, dit Eugénie, est-ce que vous prétendez faire voir ce triste récit à tout le monde ? Je suis obligé, Madame, par le devoir de ma charge, de le communiquer aux juges, et peut-être faudra-t-il le produire à la Cour.23

La Continuation de Robert Challe

36La genèse diégétique élaborée dans la Suite de Filleau de Saint-Martin est réexploitée dans la Continuation de Robert Challe, écrite vers 1713. L’ami de Zulema, alias Henriquez de la Torre, qui lui avait confié son manuscrit avant son départ aux Indes, reçoit chez Challe le nom de Cid Ruy Gomez. Ce Cid Ruy Gomez s’avère être un paresseux qui méprise le public. Après la mort d’Henriquez de la Torre aux Indes, il se désintéresse complètement ét du manuscrit ét de Don Quichotte.

37La genèse diégétique du texte développée dans le tome VI de l’Histoire de l’admirable Don Quichotte de la manche en VI volumes,qu’on peut attribuer avec certitude à Robert Challe, est intéressante en ce qu’en ce début du XVIIIe siècle24, elle met en place une dialectique de valorisation et de dévalorisation du texte qu’on observera souvent par la suite25. Le manuscrit entre en possession des héritiers de Ruy Gomez, « gens plus attachés au commerce qu’à toute autre chose » qui « regardaient les héritiers de la Manche avec le plus grand mépris du monde »26. Un valet, « qui avait lu une partie de l’histoire », rassemble les paperasses et les sauve de la destruction. La valeur du manuscrit va ensuite remonter la pente. Des mains du valet le manuscrit passe à un autre valet. Ce deuxième valet est aux ordres d’un gentilhomme qui va au-devant du Duc d’Anjou au moment où ce dernier vient prendre possession du trône espagnol sous le nom de Philippe V. Pendant un festin en compagnie des Français qui composent la suite du nouveau roi, on parle des héros des deux nations et on nomme aussi Don Quichotte. Un gentilhomme, maître du valet, assure que le héros de la Mancha a réellement existé et que les aventures déjà publiées ne sont rien comparées à la suite. Invité à la produire, le gentilhomme espagnol vend le manuscrit de Zulema réuni à celui de Ruy Gomez à un officier français. Le ‘second auteur’ continue :

[…] supposé qu’il ait fait une folie, le public lui en aura obligation, étant très certain que sans lui les mémorables aventures de l’incomparable Don Quichotte et celles du chevalier Sancho Pança, ci-devant son écuyer, seraient restées dans l’oubli, quoiqu’elles soient dignes de la curiositédes gens qui n’ont rien de meilleur à faire que d’employer leur temps à une lecture fort inutile, sans en excepter la morale du savant Don Quichotte, dont personne ne profite, ou du moins très peu de gens. (VI, p. 3)

38L’histoire du récit génétique continue. Un ami du futur ‘second auteur’ se met à traduire une partie du manuscrit acheté par l’officier français. Le ‘second auteur’ la lit et fait en sorte d’obtenir le manuscrit espagnol complet, qu’il traduit : « Et, sans doute aussi fou que le Français qui l’a achetée, j’ai fait en sorte de l’avoir de ses mains et comme je le lui ai promis, je l’ai traduite »27.

39Une genèse textuelle très complexe – qui part d’Henriquez de la Torre et Ruy Gomez, et passe par les héritiers de ce dernier, son valet, le valet d’un officier espagnol, un officier français, l’ami du second auteur et le second auteur lui-même – éloigne donc le texte offert au lecteur de sa source par différents relais. Comme dans la Suite de Filleau de Saint-Martin à laquelle le canevas de la genèse textuelle est emprunté, Don Quichotte a des espions à ses trousses dont on ne reproduit cependant pas le rapport in extenso :

Il alla s’asseoir sur un banc de marbre, derrière lequel était un espalier fort épais, en sorte que celui qui l’espionnait entendit distinctement tout ce qu’il dit lorsqu’il se mit à dire : « Illustre Dulcinée […] » Il en dit bien davantage, qu’on ne rapporte point, parce que c’était toujours la même chose en différents termes.28

40Inversement, le ‘second auteur’ traduit des morceaux un peu longs de son original qu’il pourrait omettre dans la mesure où ils impliquent une assez longue pause dans le récit, comme par exemple l’entier chapitre 53 où Don quichotte expose sa morale maritale. Le ‘second auteur’, adaptateur et traducteur à la fois du manuscrit de Ruy Gomez, s’avoue parfois incompétent : « Il faudrait une plume plus éloquente que la mienne pour exprimer de quel désespoir il fut saisi quand il ne le trouva plus »29. À d’autres endroits, le traducteur déclare, au sujet d’autres discours moraux, que « Cid Ruy Gomez a fort sagement fait (de les) supprimer »30.

41Alain-René Lesage qui procure en 1704 une traduction assez infidèle de la suite apocryphe d’Avellaneda, force le trait en donnant au héros des scrupules qui entrainent une sorte d’autocensure par laquelle, soucieux des futurs lecteurs du Livre, Don Quichotte en réduit lui-même les dimensions :

Je ne t’en dirai pas davantage ; car, outre que je ne veux point charger ta mémoire d’instructions frivoles, j’aurais peur que le sage qui doit être mon historien et qui écrit tout ce que je dis, ne fatiguât ses lecteurs par un trop long discours.31

42Dans cette manière dont le texte-source est traité – augmentation, réduction, invention – on reconnaît, au début du XVIIIe siècle, la logique romanesque du récit pensé comme cornucopia qui est à l’origine de l’histoire du roman. Le traitement d’un ‘original’ inexistant par le ‘second auteur’ de Robert Challe n’est pas fondamentalement différent de la démarche des premiers romanciers français qui ‘mettent en roman’ des originaux supposés. La tradition du récit pensé comme cornucopia ne disparaît donc pas avec le roman de chevalerie.

Amadis de Gaule et la fin intermédiaire

43Quelle est la source première de ces différents manuscrits dont se réclament les successeurs de Cervantès et de son ‘second auteur’ ? Si ces manuscrits sont tous d’une façon ou d’une autre des produits dérivés d’un texte-source, quelle est alors cette source, cette corne d’abondance d’où toutes ces versions concurrentes sont issues ? Dans le massif des textes quichotttesques, on ne retrouve pas de lieu précis comme la Table Ronde ou le Graal où se rassemblent les livres et d’où ils s’éloignent pour se disperser et devenir peu à peu fiction. Comme le suggère la citation de Lesage, le point de convergence des manuscrits quichottesques n’est pas un lieu mais une figure. Dans la matière quichottesque, le héros est convaincu d’être accompagné d’un savant invisible qui écrit tout ce qui lui arrive. Chez Cervantès ce sage s’appelle Alquife, comme le déclare Don Quichotte lui-même, dans le premier Don Quichotte de Cervantès :

Dans cette entreprise, je serai aidé par quelque bienveillant enchanteur qui me réservera pour de plus grands et de plus glorieux travaux, dont mon illustre ami le sage Alquife écrira le récit pour les siècles à venir. (p. 255)

44L’idée d’un savant qui accompagne le héros pour en noter les exploits est évidemment parodique. En l’occurrence, la structure romanesque parodiée par Cervantès n’est pas le roman de chevalerie médiéval, mais l’énorme cycle romanesque des Amadis, à travers lequel Cervantès a pu connaître les matières chevaleresques antérieures. On retrouve la figure du sage protecteur du héros dans l’Esplandian, qui constitue le cinquième tome des Amadis. Esplandian, fils d’Amadis et futur empereur de Constantinople, est accompagné presque partout par une sorte de médecin, appelé maître Elisabel, qui écrit ses aventures. C’est la source première du récit d’Esplandian :

Telles feurent les adventures du Roy de Dace recitées au long ès grandes croniques que le Maistre Elizabel escrivit peu après le couronnement d’Espandian : esquelles les prouesses et entreprinses des Chevaliers de la grand’Bretaigne et aultres demourez à Alfarin, sont semblablement redigées et mises en ordre.32

45L’histoire du manuscrit qui constitue la source des Amadis est fort complexe. D’après l’auteur du prologue du premier Amadis,le livre de maître Elisabel, ou un livre qui en dérive, a été retrouvé dans une tombe byzantine et apporté en Espagne par un marchand hongrois :

Et translatant aussi le quart livre suyvant, avec les faictz d’Espandian, fils d’icelluy Amadis, par cas fortuit en un Hermitaige, près Constantinople, soubz une tombe de pierre, escritz en letre, et en parchemin si anticque, qu’à grand peine ilz se povoient lire : puis apportez en ces pays d’Espaigne, par un marchant Hongre.33

46Mais après avoir été rédigé par maître Elisabel, le manuscrit n’a pas été directement déposé dans une tombe à Constantinople. Une étape intermédiaire sépare l’écriture du manuscrit de sa trouvaille. Et cette étape constitue une très remarquable fin intermédiaire. Elle achève un épisode du cycle tout en semant les germes d’une continuation. Telle est pour moi la définition d’une fin intermédiaire. Pour comprendre l’enjeu de la fin intermédiaire dans Esplandian, il faut rapidement présenter le personnage central des Amadis : Urgande la Déconnue. Urgande la Déconnue est l’équivalent de Merlin de la matière arthurienne et l’antécédent de l’enchanteur protecteur de Don Quichotte. Comme Merlin et Alquif, elle veille sur le sort du héros et intervient aux bons moments avec son navire, appelé la Grande Serpente. À la fin d’Esplandian, Urgande convoque tous les héros à sa résidence secrète de l’Île Ferme. Sachant que tous ces héros et héroïnes sont destinés à mourir bientôt, elle les installe chacun selon son rang dans différentes chambres et les enchante par des formules magiques. Ils ne mourront pas, mais resteront enchantés, comme la belle au bois dormant, jusqu’à ce qu’un de leurs descendants, Lisuart, le fils d’Esplandian, vienne mettre fin à l’enchantement. Parmi les personnages ainsi ‘mis au tombeau’ en attendant leur résurrection, figure aussi maître Elisabel, qu’Urgande la Déconnue prend par la main et « conduit en la prochaine chambre, où semblablement elle le feit asseoir, et luy mettant ès mains le livre qu’il avoit apporté »34.

47Le livre d’Elisabel, qu’il tient entre les mains dans l’île enchantée d’Urgande, sera retrouvé dans une tombe byzantine et apporté en Espagne par un marchand hongrois. On ne sait pas comment le livre d’Elisabel a pu arriver dans cette tombe. On ne sait pas si le manuscrit trouvé dans la tombe est identique au manuscrit qu’Elisabel tenait entre les mains au moment de sa ‘mort’. On connaît la source du texte, mais le fil de la genèse textuelle est coupé. Le texte offert au lecteur est toujours un ‘produit dérivé et indirect’.

48La fin d’Esplendian, qui est une fin intermédiaire, me permet d’évoquer un dernier élément concernant la narratologie du récit pensé comme cornucopia. Il s’agit de l’aventure. Dans les massifs romanesques autour du roi Arthur, d’Amadis et de Don Quichotte, l’aventure n’est pas une chose qui arrive au héros, c’est une structure de l’attente. L’aventure est là, elle attend que quelqu’un surgisse pour y mettre fin. L’aventure est l’insertion dans le déroulement des événements d’un autre espace-temps. Le temps s’arrête et devient en quelque sorte espace. Cet espace-temps merveilleux demande à être rompu. La formule stéréotypée quand il s’agit d’une aventure est ‘mettre fin à l’aventure’35. Les chevaliers errants cherchent des aventures, pour les mettre à fin, et pour rétablir l’ordre temporel, c’est-à-dire l’ordre normal des choses. L’aventure est un trou dans le texte. C’est une béance événementielle. C’est le verbe qui n’a aucun sens aussi longtemps qu’un sujet ne vient pas l’assumer. Tel est le noyau de la narratologie du récit pensé comme cornucopia. Il ne s’agit pas (comme dans la narratologie genettienne) d’un sujet qui accomplit une action représentée par un verbe, mais d’un verbe qui attend son sujet pour pouvoir s’accomplir. Et cet accomplissement, c’est la fin du texte. La fin du récit pensé comme cornucopia est l’abîme de l’aventure qui attend le chevalier destiné à l’achever.

Autonomie génétique et générique du roman

49Quand on aborde la question des fins intermédiaires sous l’angle de l’autolégitimation des textes, l’idée d’un récit génétique racontant le devenir-livre de l’histoire racontée paraît fondamentale36. Le récit génétique prend la forme d’une scénographie qui, au début de l’histoire du roman, se développe dans la diégèse même sous la forme d’une cornucopia intarissable. Peu à peu le récit génétique et la scénographie légitimante se déplacent aux marges du textes : à la préface, à l’incipit ou aux relais narratifs. Ineffaçable au début de l’histoire du roman, le récit génétique se marginalise et devient par là effaçable. L’effacement complet du récit génétique, signal et symptôme de l’autonomie générique du roman, entraîne le roman vers la modernité.