Colloques en ligne

Gérard Poulouin

La ville : bruits et silence

1On lit dans Bruits de Jacques Attali :

2L’écrivain vaudois Ramuz ne s’est point satisfait de regarder le monde, il s’est mis à son écoute. Il récusait l’abstraction. Pour lui, il convenait de partir de la matière, non de l’idée2. Le bruit illustre, par sa présence dans divers écrits de Ramuz, cette attention à la matière, au surgissement de la vie, mais aussi à la nécessité, pour un écrivain, de s’en protéger. Une ville comme Paris, ville dans laquelle Ramuz a séjourné pendant des années, est concernée par le bruit, sous différentes formes. Ramuz aborde ce sujet dans Paris, Notes d’un Vaudois. Lausanne, sa ville natale, lui a révélé des bruits dès l’enfance, il en parle dans Découverte du monde. Les considérations sur le bruit ouvrent la voie à des réflexions sur l’inverse du bruit, le silence.

Lausanne

3Enfant, Ramuz est un urbain. Il raconte dans Découverte du monde (1939), « le temps des grands marchés et des foires. […] le temps où il n’y avait encore ni camions, ni autos »3. Pour autant, Lausanne n’est pas alors une ville silencieuse. Il entend, enfant, des bruits familiers dans une ville encore largement « paysanne » à la fin du XIXe siècle. Un lieu lui importait tout particulièrement, la place de la Riponne. Traditionnellement un jour est dévolu au marché, fréquenté par des paysans et des acheteurs. Des années plus tard Ramuz écrit : « J’ai encore dans la tête le grand bruit joyeux qui se faisait sur la Riponne […]. Le pays campagnard envoyait de temps à autres une délégation au pays devenu citadin, mais qui n’avait pas oublié ses origines »4. Il insiste sur la dimension ludique du marché pour l’enfant qu’il était alors :

4On remarquera le retour des mêmes mots à propos du bruit. Ramuz met l’accent sur un bruit qui correspond à un moment de joie partagée, dans une société rurale conviviale.

5Le démontage des échoppes quand le marché est terminé ne se fait pas non plus sans bruit. Les échoppes

6Élève dans un bâtiment qui n’offre pas de perspectives sur la ville, seuls les bruits rattachent l’enfant à la vie de la cité.

7Les bruits du dehors sont en rapport avec la vie. L’enfant dont se souvient Ramuz, derrière les murs d’une école wesleyenne (protestante méthodiste), est coupé de son environnement – les vignettes distribuées aux enfants dont les clichés « arrivaient tout droit d’Édimbourg », donnent des renseignements sur des pays lointains et point sur le Pays de Vaud 8.

8Dans Les Circonstances de la vie (1907), nous avons quelques pages sur Lausanne qui présentent cette ville comme un foyer cosmopolite, ouvert sur le monde, et immédiatement après celles-ci mettent l’accent sur des rythmes compassés. Émile Magnenat, le personnage principal, traverse Lausanne.

9Grand bruit, petit bruit doux… la vie s’entend !

Paris

10Ramuz a fréquenté divers établissements scolaires, puis l’université de Lausanne. Il obtient l’assentiment de ses parents lorsqu’il leur dit vouloir poursuivre ses études en vue d’une thèse sur Maurice de Guérin. Paris qu’il rejoint à partir des années 1900 est évidemment une ville plus cosmopolite que Lausanne. Il la quittera à la veille de la guerre, en 1914. Il fut amené à y revenir, de loin en loin, après la Première guerre mondiale jusqu’à la veille de la Seconde10.

11Se remémorant ses séjours dans la capitale de la France, dans Paris, Notes d’un Vaudois (1938), il écrira : « Ce qui fait […] la grandeur de Paris c’est qu’il n’y a pas que les choses qui s’y soient accumulées au cours des siècles, mais les êtres humains dans leur extrême diversité. » Elle accueille, écrit-il, « des échantillons de toutes les races humaines »11. Alors qu’il séjourne rue Froidevaux dans le XIVe arrondissement de Paris, il précise dans une lettre en 1906 : « J’ai au-dessous de moi des Russes, et au-dessus de moi des Allemands. Paris devient bien cosmopolite »12. Cosmopolite, elle l’est plus encore après la guerre de 1914-1918. Stefan Zweig, dans une chronique publiée en 1925 dans le Berliner Tageblatt, constate la transformation de la ville : « Paris […] perd à vive allure sa francité et devient d’une manière inquiétante une ville cosmopolite avec une façon de vivre cosmopolite »13.

12À Paris, on trouve « énormément de manœuvres arabes et polonais », note Ramuz14. Il précise toutefois ne parler dans Paris, Notes d’un Vaudois, que « de l’autochtone et de son immense variété »15.

13Qui dit ville très peuplée, dit ville susceptible d’être trépidante et bruyante. Les individus venus des différentes provinces et de différents pays sont là pour travailler. Des mouvements de population, plus ou moins bruyants, ont lieu près des gares, dans les stations de métro…

14L’arrivée de Ramuz Gare de Lyon, en provenance de Lausanne, lors de sa première venue à Paris, est racontée avec drôlerie dans Paris, Notes d’un Vaudois. Un homme à casquette le prend en charge. Le voici d’entrée dans un bistrot parisien, où se côtoient de nombreux clients.

15Le bistrot parisien, c’est le lieu des échanges essentiellement entre hommes (nous sommes avant 1914). Pas n’importe quels hommes, tout le petit peuple parisien, des individus appartenant à différents corps de métier. L’atmosphère bruyante est plutôt joyeuse (notons les rires).

16Ramuz se souvient des « belles engueulades d’autrefois entre deux cochers »17. Les transports en commun associés à des chevaux sont présents dans Paris, Notes d’un Vaudois, ils sont à l’origine de bruits spécifiques. Certains jours de pluie, Ramuz entend « le roulement des voitures […] assourdi par l’état de détrempement du pavé de bois », « le claquement des fouets »18. Les cochers de fiacres sont des personnages qui se sont imposés au jeune Vaudois lors de son arrivée Gare de Lyon, alors qu’il était décontenancé par l’agitation du quartier. Il rend tangible à ses lecteurs l’évolution historique des transports parisiens, la machine moderne qui se substitue au fiacre que connaissaient un Musset ou un Maupassant. « […] la circulation de la rue […] est devenue mécanique alors qu’elle était animale et […] l’automobile a remplacé le cheval »19. Dans un contexte particulier, celui des bruits afférents aux moyens de transport, on ne saurait nier une évolution notable.

17Une autre présence du bruit, point agréable, s’impose à lui. C’est le bruit d’une rumeur qui submerge tout. « […] la fatigue, à Paris, c’est la foule. La fatigue, c’est le bruit qu’on finit par ne plus percevoir par l’oreille, tellement il est ininterrompu, mais qui n’en continue pas moins d’agir sournoisement sur vos centres nerveux. »

18Il songe à lui, découvrant Paris, « en train de remonter le boulevard Saint-Germain » : « […] il y a toute une circulation d’être humains, mais qui est parfaitement silencieuse, parce que toutes les espèces de bruits qu’ils font ou pourraient faire sont submergés et engloutis par la rumeur de la chaussée ». Nous retrouvons les moyens de transport, ceux-là modernes. Les piétons occupent les trottoirs, sur la chaussée « les voitures, les camions, les tramways ; ils vous empêchaient non seulement de vous faire entendre, mais même de vous entendre ». Ramuz ressent alors de la nostalgie pour la ville qu’il a quittée :

19Dans les différentes pages citées plus haut où apparaît la ville de Lausanne, Ramuz a mis en scène des groupes humains, le bruit est alors collectif. Ici, parlant de Lausanne, dans ce qui distingue Paris quant au bruit, il met en scène l’homme seul. Paris, c’est une ville dans laquelle l’homme se perd dans la foule, une rumeur se substitue aux bruits naturels, rumeur de la foule, rumeur de la chaussée.

20Dans Les Grands Moments du xixe siècle, après avoir parlé d’un poète français majeur à ses yeux, foncièrement parisien, il décrit Paris :

21Comme à Lausanne, dans certaines cours de tel ou tel quartier de Paris, on entend « un bruit d’enclume, un bruit de forge »22. Ces bruits ne sont pas déplaisants, ils sont associés à des activités humaines ancestrales. Que des artisans puissent travailler au cœur de la grande ville n’est pas pour déplaire à l’écrivain vaudois. Avec le temps ces bruits ont laissé place à « la rumeur mécanique »23.

22La situation des ouvriers n’est pas agréable, ils sont le plus souvent relégués sur les marges de la ville, voire dans des communes riveraines de Paris. Ramuz, curieux de leur situation, a été à leur rencontre.

23L’accent est mis sur la misère et la violence qui font le quotidien de la population ouvrière. Les bruits ici n’ont pas la noblesse des bruits liés aux travaux des artisans installés dans la ville même.

24Ceci dit, la place des ouvriers n’est plus aussi circonscrite, avec le temps elle s’est élargie : « […] à côté du Paris qu’on connaît, il y a tout un grand Paris qu’on ne connaît pas, celui des manœuvres en tout genre et de la main-d’œuvre à tout faire, qui vient de partout, qui est parisienne et française, mais polonaise en même temps, ou arabe ou juive ou tchécoslovaque […] »25. Il est en effet un changement qu’il convient de noter, selon Ramuz, « c’est le rôle que commence à jouer, en plein Paris bourgeois, cette classe ouvrière qui est toujours exilée dans l’espace, mais y devient chaque jour singulièrement plus présente par la menace qu’elle est pour lui »26. La classe ouvrière a trouvé en son sein des figures à même de dénoncer l’exploitation qu’elle subit, elle est liée à des partis politiques dénonciateurs de l’ordre bourgeois. Aussi est-elle perçue comme une menace par le Paris bourgeois ! Étienne Barilier, dans une préface à Paris, Notes d’un Vaudois, songeant aux pages de Ramuz consacrées à la population ouvrière, parle de « l’inquiétante apparition, intra muros, de la classe ouvrière »27.

25Cette classe ouvrière « vient de partout », note justement Ramuz. Ramuz est le contemporain des manifestations ouvrières, de la réussite électorale du Front populaire en 1936. « L’ouvrier, écrit-il, […] parle de plus en plus haut et il se fait de mieux en mieux entendre »28. Dans une page de Paris, Notes d’un Vaudois, les bruits associés à la classe ouvrière donnent de celle-ci une image négative. Dans une autre page, Ramuz renverse son propos lorsqu’il indique que la classe ouvrière sait faire du bruit afin de se faire entendre ! La voix des ouvriers impliqués dans une lutte sociale et politique se substitue aux bruits vulgaires. La voix des ouvriers s’est apaisée en 1938. « L’obligation où se trouvent les partis de gauche de faire bloc a relégué au second plan les divergences de doctrine […] l’ouvrier est démocrate : l’ouvrier défend la France. »29

Îlots parisiens de tranquillité

26Dans un livre de souvenirs, Hélène Cingria affirme : « Ce n’est pas vers les beaux quartiers, les grandes avenues ou les Champs-Élysées [que Ramuz] a dirigé ses pas, mais du côté de la rive gauche de la Seine, vers les rues tranquilles où, autour de Montparnasse, une quiétude relative régnait à l’époque »30. La tranquillité importait à Ramuz.

27À côté des espaces parisiens bruyants, ceux de la modernité dont traite Baudelaire, le Parisien par excellence, Paris est riche d’autres lieux qui se caractérisent par une extrême tranquillité. Ces lieux-là ont quelque chose à voir avec la mémoire et la spiritualité. Ramuz accorde beaucoup d’attention à de tels lieux.

28Sur les bords de la Seine, en un lieu cher à Guillaume Apollinaire, le flâneur des deux rives31, Ramuz va à la rencontre des bouquinistes. Le bruit n’est pas absent, il se distingue toutefois de la rumeur inhérente à Paris. Ramuz précise :

29En dehors du quai de la Seine où sont les bouquinistes, il est des lieux dans Paris d’une extrême quiétude. Considérons celui qui abrite des bâtiments entourés de jardins, c’est un espace séparé de la circulation, du bruit de la ville :

30Ramuz garde un souvenir ému de son séjour rue Boissonade. Des années avant la rédaction de Paris, Notes d’un Vaudois, il parlait de son environnement à divers correspondants. Dans une lettre à Ernest Ansermet, datée du 31 janvier 1911, alors qu’il résidait rue Boissonade, Ramuz insistait sur la quiétude de son logement parisien : « J’ai une vue sur de grands beaux jardins, du soleil presque tout le jour, une parfaite tranquillité, presque un silence de montagne, traversé aujourd’hui par de grands coups de vent, tout à fait comme à la montagne »34. Dans une lettre à Benjamin Grivel du 7 mars 1912, il mettait l’accent sur la nature, dans Paris : « […] les arbres de “ mon ” jardin verdissent […] les merles chantent matin et soir. […] »35.

31Ramuz note – dans Paris, Notes d’un Vaudois – que les bruits de la campagne coexistent avec les bruits de la ville où l’on circule, où l’on travaille.

32Dans d’autres pages, nous l’avons vu, il note combien sont calmes certains lieux à Paris.

33Dans René Auberjonois (1943), un livre de souvenirs consacré à un peintre rencontré à Paris lorsque Ramuz lui-même y séjournait, quelques passages mettent pareillement l’accent sur des lieux tranquilles, quasiment silencieux. Ramuz se souvient de la place Saint-Sulpice :

34Il se souvient de la rue du Cherche-Midi : « Vous habitiez en ce temps-là rue du Cherche-Midi, une de ces vieilles rues paisibles et anciennes, peu passante, assez grise ; avec des boutiques d’antiquaires et au rez-de-chaussée des maîtresses de piano […] »38. Ici encore une rue tranquille. Ceux auxquels songe Ramuz jouent un rôle éminent pour conserver des objets d’art qui ont traversé le temps et la culture musicale classique. À côté du Paris moderne, bruyant, le promeneur trouvera des lieux dans lesquels règne une certaine quiétude propice à l’accueil de divers héritages culturels.

35Aux alentours de Notre-Dame de Paris, la rue est concédée à des marchands susceptibles de crier ; en revanche l’intérieur des boutiques offre une certaine quiétude, vu ceux qui y travaillent.

36Paris est à même de conjuguer la modernité dans le domaine des transports, pour ne retenir que cet exemple, modernité qui est souvent associée à tel ou tel bruit, et le souci de la transmission d’héritages culturels, dont la dimension spirituelle requiert le silence, ou à défaut une certaine quiétude. 

Paris et la province française

37Attentif à rendre auprès de ses lecteursla spécificité de Paris, ville-monde,Ramuz introduitdans Paris, Notes d’un Vaudois une distinction entre la capitale française et la province. Ici le bruit, là le silence.

38Le propos est quelque peu caricatural, dans la mesure où Ramuz a consacré plusieurs pages à des lieux dans la capitale qui se caractérisent par leur tranquillité, l’absence de bruits violents, des lieux que lui-même a fréquentés.

39Pour faire entendre à ses lecteurs la spécificité de Paris, il force le trait. Paris c’est le bruit, l’agitation ; la province française, encore largement rurale dans les années qui précèdent la publication du livre de Ramuz, en 1938, c’est le silence, ou du moins une grande paix. « […] on dit volontiers “ la ” province à Paris. C’est le dédain inconscient de qui s’exprime pour qui produit et qui permet par là de s’exprimer. “ La ” province est, en effet, devenue et depuis bien longtemps singulièrement silencieuse. »41

40Ramuz valorise la province, ce qui s’inscrit évidemment dans la continuation des pages consacrées aux travailleurs des champs dans divers essais publiés dans les années 1930.

41« Il est étonnant de voir combien la province se tait, mais combien en même temps elle dure et persévère en elle-même »42. Ici le cri est rare, à la différence de ce que l’on constate dans maintes rues dans Paris. Ramuz illustre cela avec l’agriculteur.

42À Paris le bruit accompagne ce qui relève de la politique. Ce n’est pas le cas en province, à lire Ramuz. « On roule quelque part dans les plaines du centre et ici les débats de la politique ne font aucun bruit […] ». Nous sommes loin des interventions tonitruantes du Palais-Bourbon ! Nous sommes loin des manifestations de la classe ouvrière !

Paris et le Pays de Vaud

43On peut songer à une proximité entre les habitants de la province française et les Vaudois. Ces derniers sont, à la différence des Parisiens, « près de la nature », et leur nature les distingue des Parisiens « sensibles aux séductions de la vie en société »44.

44Quittant Paris par le train, Ramuz rejoint le Pays de Vaud, et au-delà la montagne.

45Ramuz précise qu’il n’oppose pas l’une à l’autre. « […] toutes deux sont données, toutes deux sont de nécessité […]. Loin de prêcher, comme tant d’autres, le « retour à la terre », je pense même que c’est la ville (qu’on le regrette ou non) qui finira une fois par envahir la campagne, j’entends les moyens de la ville, j’entends la machine et les moyens de la machine […] ». Ce qui importe à Ramuz, ce sont les îlots de nature, propices à la méditation, à l’élévation spirituelle. « […] il y a encore […] des îlots de nature, à l’heure qu’il est, jusqu’en plein milieu de nos techniques les plus poussées ; et, moi, j’étais sur un de ces îlots »46. Il avait su découvrir dans Paris même de tels îlots !

Bruits dotés de sens, bruits inutiles

46Il y a des bruits acceptables dans une ville, tout particulièrement le jour, les bruits inhérents au travail des artisans. Tant à Paris qu’à Lausanne, on ne saurait refuser les bruits urbains. Ils expriment la vitalité d’une ville. En revanche il y a des bruits que Ramuz veut voir inutiles.

47Dans Paris, Notes d’un Vaudois, Ramuz suggère de monter dans la tour Eiffel, qui « est comme une fumée qui monte tout droit dans les airs ». On rejoint la « haute plate-forme d’où on domine un immense horizon ». « Vous voilà à la montagne. […] Vous êtes dans le vent qui chantonne tour à tour et siffle entre les madriers de fer comme dans la montagne au tranchant de la roche […] »47. Il propose un parallèle entre la montagne dans les Alpes et la tour Eiffel.

48Tous ces bruits urbains, entendus loin de la terre ferme, n’ont plus d’objet, mais ils sont encore dotés d’un sens, un sens nouveau, sur lequel le lecteur de Paris, Notes d’un Vaudois peut s’interroger.

49Dans l’ouvrage consacré au peintre Auberjonois, rencontré jadis à Paris, et qui réside à Lausanne au moment où Ramuz écrit des pages à son propos, Ramuz pointe quelques bruits qui sont inacceptables. « Il y a, la nuit, un grand bruit dans les cafés des bas quartiers ; vous écrivez tout le temps des lettres à la police. Ou bien c’est un aveugle armé d’un redoutable accordéon, mais muni d’une patente, qui s’installe sur le pont même, d’où, de votre part, de nouvelles plaintes aux autorités avec un résultat tout aussi négatif »49. Le peintre Auberjonois a raison de se plaindre auprès des autorités locales, affirme Ramuz. « Vous avez raison de vous plaindre. On supporte le travail des autres, même quand il est bruyant : le forgeron qui bat son fer, le menuisier qui scie une planche, même le maraîcher avec son motoculteur, mais il y a des bruits inutiles, des bruits imbéciles, des bruits improductifs, contre quoi il n’est que juste de protester. »50

50Point d’empathie apparemment pour l’aveugle qui joue d’un instrument, le jour, sur le Grand-Pont51. L’écrivain et le peintre sont dans l’atelier d’Auberjonois : « On entend les tramways qui roulent. L’accordéon recommence à jouer sur le Grand-Pont ; il faut aller fermer la fenêtre. […] »52. De l’ironie toutefois sous la plume de Ramuz quand l’accordéon est comparé à une arme.

51L’absence de bruit est vraisemblablement nécessaire à l’artiste, dans la mesure où la pratique artistique exige l’isolement et le silence. C’est pourquoi le peintre s’insurge contre l’accordéoniste. Dans Paris, Notes d’un Vaudois Ramuz privilégie, pour lui-même, des lieux dans Paris qui se caractérisent par leur recueillement, leur tranquillité, et des « îlots de nature ».

52Les divers bruits urbains entendus le jour correspondent à des corps de métier, sont liés à la circulation, participent de la rumeur propre à une ville d’une certaine importance. En revanche le bruit nocturne dont parle Ramuz dans René Auberjonois peut être le fait d’ivrognes, il ne correspond pas à une nécessité sociale, à un labeur humain. À Lausanne, dans les bas quartiers, les clients des cafés se révèlent bruyants la nuit, c’est plus qu’un tapage nocturne qui est incriminé, c’est l’éventualité d’un désordre. Nous aurions là des bruits inutiles, imbéciles, improductifs, pour reprendre les mots employés par Ramuz.

53Ramuz, lors de l’un de ses séjours parisiens, rue Liancourt dans le XIVe arrondissement, a été amené à circuler la nuit. Dans une lettre datée du 17 novembre 1909, il précise : « Un quartier d’ouvriers où j’ai un peu peur de rentrer passé dix heures »53. Et dans une autre lettre, du 26 décembre 1909, nous relevons ceci : « J’ai toujours un peu peur la nuit dans mon quartier solitaire avec quelques zincs louches seuls à veiller dans la nuit de la rue, et par ci par là un passant à casquette sur les yeux, qui n’est au fond qu’un ouvrier plombier, mais de loin cela ressemble tout à fait à un apache. Ces jours-ci tout le monde y est saoul […] »54. Ce n’est plus la convivialité des cafés près de la Gare de Lyon, lors de son arrivée à Paris, dont parle ici Ramuz, mais d’une atmosphère nocturne quelque peu inquiétante. Pareillement, à Lausanne, dans les bas quartiers, la nuit, des bruits déplaisants se font entendre, sans finalité sociale, liés à l’ivresse et au tohu bohu.

54Le peintre Auberjonois privilégie la solitude et le silence. Ramuz écrivain recherche lui aussi la quiétude. Il a passé la plus grande part de son existence dans un cabinet de travail, se protégeant des bruits qui l’auraient détourné de la construction silencieuse de son œuvre. S’adressant au peintre Auberjonois il affirme : « Peut-être pourrions-nous nous rendre cette justice que nous avons fait quand même ce que nous avons pu »55. Dans un silence foncièrement productif.

Que nous enseignent les bruits ?

55Partir d’un relevé des bruits que Ramuz associe à Paris et Lausanne dans des textes à caractère autobiographique permet de déceler un intérêt de l’écrivain vaudois pour une dimension sensorielle, révélatrice de comportements, de pratiques sociales. La présence des bruits, sous des formes diversifiées, est une spécificité notable de Paris, la ville de Baudelaire, une ville qui s’est éloignée de la province française, une ville devenue cosmopolite. La vie des Parisiens est foncièrement différente de celle des provinciaux, a fortiori des Vaudois, les uns et les autres attentifs aux travaux des champs, inscrits dans la nature qui les enveloppe. La présence de la nature, de la montagne en particulier, explique le tempérament vaudois. Le Vaudois est silencieux, là où le Parisien participe de la rumeur de la Ville-monde que Ramuz a connue.

56Un bouquiniste – un de ceux que Ramuz approchait sur les quais de la Seine, a livré le jugement suivant :

57L’opposition proposée par Ramuz entre Paris et la province française d’une part, entre Paris et le Pays de Vaud d’autre part, au regard de la plus ou moins grande présence des bruits, semble conforter le jugement du bouquiniste parisien. En fait, à Paris, à bien lire Ramuz, au cœur même de la capitale française bruyante, des lieux se prêtent au recueillement, au silence, à la spiritualité. Pour ce qui est de la population authentiquement parisienne (à distinguer de cette part déjà « hors sol » des quartiers intellectuels, privilégiant l’abstraction contre la vie), population qui semble submergée par une rumeur constante, elle dispose de moments durant lesquels on prend le temps de vivre, entre autres dans les bistrots, dans les quartiers perçus comme des espaces de paroles et d’échanges, dans les rues quand les habitants se réunissent pour faire entendre la voix du peuple.

58Ramuz privilégie la matière contre l’idée, contre l’intellectualisme. Quand il assume des bruits dans des pages consacrées à la ville, ici Lausanne, là Paris, il s’ingénie à rendre l’épaisseur, la variété, des plus grands bruits aux plus petits. Il inscrit les bruits dans la matière même de livres qui sont plus que des chroniques urbaines ; en effet ces livres témoignent de son attention à la matière et à la vie, sous toutes ses formes, et aux habitants de ces villes.¨