Colloques en ligne

Océane Guillemin

« [É]coute bien comment la chanson va » : fonctions des chansons et étude de cas (Les Circonstances de la vie)

1« Comment est-ce qu’elle va déjà la chanson ? »1 « [É]coute bien comment la chanson va »2… « Tu écoutes, ou quoi »3 ? Les phrases de ce type, qui parsèment l’œuvre romanesque de C. F. Ramuz, attirent autant l’attention des personnages auxquels elles sont adressées que la nôtre, lectrices et lecteurs, qui sommes invitées à prendre en considération les chansons intégrées aux récits.

2Par « chanson », j’entendrai ici une « forme hybride travaillée par trois éléments de nature fort différente […] : un texte, c’est-à-dire des ‟mots” […] ; de la musique, soit des ‟sons organisés” […] ; et une ou des voix […]. »4 La musique et la voix sont difficiles à évoquer lorsque l’on s’interroge sur une chanson insérée dans une production textuelle ; je me concentrerai donc en priorité sur les paroles, d’autant plus que nombre de chansons ont été rédigées par Ramuz lui-même.

3La chanson est en effet, comme le souligne Doris Jakubec, une « forme ramuzienne de prédilection »5. L’écrivain y consacrera le recueil Chansons (1914), huitième Cahier vaudois, qui représente « l’aboutissement, sous une forme concentrée et dense, de tout un immense corpus de ‟chansons”, inscrites tout au long des années et des manuscrits »6. S’enthousiasmant pour les chansons « savoureuse[s] et comme spontanée[s] »7 qui naissent sous la plume de Ramuz, le musicologue Ernest Ansermet s’attachera d’ailleurs, dès 1906, à mettre en musique quantité de ses textes8. Toutefois, si l’œuvre ramuzienne fourmille de scènes de chant, les paroles ne sont qu’occasionnellement citées – d’où l’importance accrue de « bien [les] écouter » lorsqu’elles sont mobilisées.

4Je commencerai par répertorier les diverses chansons que Ramuz incorpore dans sa production romanesque, avant d’effectuer un rapide survol des fonctions qu’elles peuvent revêtir dans l’économie narrative. Puis je procéderai à une étude de cas sur la base des Circonstances de la vie (1906), où je montrerai que l’inclusion d’un lied de Heinrich Heine invite à une lecture mythocritique du roman, lecture qui jette un éclairage inédit sur le personnage féminin central en le nimbant d’une aura mythique fortement idéologisée.

« On chante une chanson, puis on en chante une autre »9 : relevé des chansons

5Au moment de lister les chansons – identifiées ici par leur titre ou par leur premier vers – que renferment les romans, nouvelles, et « morceaux », deux cas de figure se présentent : d’une part, les chansons qui préexistent à l’univers romanesque ramuzien ; d’autre part, celles qui ont été inventées par Ramuz lui-même (signalées par un [R] dans le relevé ci-dessous).

Aline (1905) : Dodo, l’enfant do (« Dodo »)10
Les Circonstances de la vie (1906) : « Amélie de Paris »11, allusion à « Roulez tambours », « Salut glaciers sublimes » et « Les bords de la libre Sarine »12, Ich weiß nicht was soll es bedeuten (« Die Lore-Ley »)13, allusion à la « marche hongroise » de La Damnation de Faust, de Berlioz14, « J’ai du bon tabac »15
Le Village dans la montagne (1907) : Dans un bouton de rose16, Le sam’di soir après l’turbin (« Viens Poupoule »)17
Jean-Luc persécuté (1908) : Tu as ta blonde, j’ai ma brune18 [R]
Madeleine (abandonné en 1911) : Allusion à Orphée et Eurydice, de Gluck19, Dodo, l’enfant do (« Dodo »)20, Un poète m’a dit qu’il était une étoile (« L’étoile d’amour »)21
Le Feu à Cheyseron (1911) : Quand les vaches remonteront22 [R], J’ai arrosé mon géranium23 [R], Il faut aller dans la vie en chantant24 [R], « Désordre dans le cœur » (1913), Dans un bouton de rose25
Vie de Samuel Belet (1913) : Allusion à « La Belle Eugénie »26
Construction de la maison (abandonné en 1914) : Il fait bon être sous un arbre27 [R]
La Guerre dans le Haut-Pays (1915) : Dans un bouton de rose28, À l’amour rendez les armes (Hippolyte et Aricie, de Rameau et Pellegrin)29, Qu’ils viennent seulement, ceux d’en bas (« Chanson de guerre »)30 [R]
La Guérison des maladies (1917) : On invitera cent personnes31 [R], Pernette vole, Pernette vole32
« Pêcheurs » (1919) : Poisson, fais pas le finaud33 [R], « Vie dans le ciel », Aujourd’hui, / le chat a mis / son bel habit gris (« Dodo »)34
Terre du ciel (1921) : Allusion à « Cœur consolé »35
Présence de la mort (1922) : Allusion à « Rondin picotin »36
La Séparation des races (1922) : « La chanson des trois bons amis »37 [R]
Adam et Ève (1932) : Allusion à la valse de Faust, de Gounod38
Le Garçon savoyard (1936) : J’irai suivant sa trace39 [R], allusion à « Santa Lucia »40
Si le soleil ne revenait pas (1937) : Toi, tu t’la mettras sur la tête41

« Moi, je chante parce que c’est beau »42 : fonctions des chansons 

6Ces chansons remplissent différentes fonctions au sein des œuvres. J’en retiendrai quatre : esthétique, référentielle, descriptive et structurelle. Si chaque fonction peut être considérée dans son individualité, elles gagnent toutefois – comme nous le verrons dans l’étude de cas – à être combinées si l’on veut rendre compte de l’utilisation complexe qu’en fait Ramuz.

7La fonction esthétique vise à créer au sein d’un texte des effets rythmico-sonores propres à vivifier la langue ; partant, toute insertion de chanson répond, partiellement du moins, à une logique esthétique.

8La fonction référentielle contribue à enraciner le récit dans une époque et dans un contexte culturel particulier. Les trois chansons contenues dans La Guerre dans le Haut-Pays (1915) dessinent par exemple de manière implicite, mais précise l’ancrage de ce récit historique. La première marque la situation temporelle de l’intrigue, qui se déroule à la fin des années 1700, lors de la Révolution vaudoise :

À l’amour rendez les armes
Prêtez-lui tous vos moments,
Chérissez jusqu’à ses larmes,
Les alarmes
Ont des charmes,
Tout est doux pour les amants.43

9Bien que les paroles en elles-mêmes ne transmettent pas d’informations d’ordre temporel, elles correspondent à un extrait du prologue de l’opéra de Jean-Philippe Rameau, Hippolyte et Aricie (1733), qui était effectivement populaire au cours du xviiie siècle44.

10La seconde chanson manifeste l’ancrage spatial du roman :

Dans un bouton de rose
Mon cœur est enfermé ;
Personne n’en a la clef
Que mon cher et bien-aimé.45

11Ramuz en prend note dans l’ancienne commune montagnarde de Chandolin, à une période où il prépare Le Village dans la montagne (1907). Or, si l’on observe le relevé proposé supra, on remarque que « Dans un bouton de rose » apparaît dans trois textes dont la trame se déroule dans des villages isolés de haute montagne ; c’est donc une chanson qui, au sein de l’univers romanesque ramuzien, évoque un cadre spécifiquement alpestre.

12La troisième chanson, enfin – que Ramuz a rédigée lui-même et qu’il estime « assez totale” », comme on le lit dans une lettre datée de mars 1913 adressée à Ernest Ansermet46 – reprend le contexte global auquel se rapporte le titre du roman : la guerre entre les conservateurs pro-Bernois du pays d’en haut, et les révolutionnaires pro-Français du pays d'en bas.

Qu’ils viennent seulement, ceux d’en bas, on les recevra,
avec des fusils pas pleins de semence de rave,
mais une belle balle ronde en plomb dans nos fusils
et double charge de poudre sèche…47

13Autrement dit, l’arrière-plan référentiel du récit en termes d’époque, de cadre et de contexte historique est indirectement brossé par ces trois chansons, qui inscrivent les événements racontés dans un particulier – mais un particulier que la forme même de la chanson contribue à rendre universel.

14J’en viens maintenant à la fonction descriptive, qui permet à l’auteur d’encoder, au sein d’une chanson, diverses informations qui ne sont pas systématiquement explicitées dans le corps du texte et qui touchent notamment à la caractérisation des personnages ; car, comme le disait Meusnier de Querlon dans Mémoire historique sur la chanson en general et en particulier la chanson françoise (1765) :

[C]ombien de faits singuliers, combien d’Anecdotes, &, osons le dire, de vérités utiles & quelquefois importantes, les Chansons nous ont conservés […] ! Que de personnages démasqués, ou mieux caractérisés, mieux peints, représentés plus naïvement dans un seul Couplet qu’ils ne peuvent l’être dans l’Histoire !48

15Je reviendrai plus en détail sur cette fonction descriptive dans l’analyse spécifique des Circonstances de la vie ; pour l’instant, je me contenterai de baliser le terrain avec un exemple qui n’exige pas de démonstration particulière, tiré du Garçon savoyard (1936) :

… blanche comme la lune
au-dessus des rochers,
si j’avais la fortune
de pouvoir l’approcher…49
J’irai suivant sa trace,
tandis qu’elle me fuit,
jusqu’au bout de l’espace,
jusqu’au bout de la nuit…
À l’autre bout du monde,
s’il faut, vivant ou mort ;
et si la terre est ronde,
on sortira dehors.50

16Cette chanson résume le credo philosophique du protagoniste, dont la soif inextinguible d’absolu et la vaine recherche de perfection entraîneront finalement le suicide (« sortir dehors de la terre »). Elle condense ainsi l’essence même du personnage et de sa quête, au point que Ramuz envisage d’intituler son récit Le Chant savoyard51… Citée à quatre reprises, « J’irai suivant sa trace » s’apparente de plus à un leitmotiv entêtant et joue simultanément un rôle structurel du fait de sa mobilisation à des moments charnières du récit, dont elle marque les étapes.

17Cette fonction structurelle se perçoit aisément dans LeFeu à Cheyseron(1911), dont le dénouement s’articule autour d’une chanson créée « sur mesure » par Ramuz. Le personnage de Liseli – séduisante Suisse allemande enlevée par un Romand portant le nom de Firmin – traduit ainsi le chant qu’elle adresse, en allemand, à son ravisseur :

Quand les vaches remonteront, il y aura fête au village
Quand les vaches remonteront…
Quand les vaches remonteront, on allumera le grand feu de joie,
Quand les vaches remonteront.
Quand les vaches remonteront, il y aura un cri de tout le monde
À cause du feu allumé,
Quand les vaches remonteront.
Et une course de tout le monde, et ils courront tous vers en bas,
Et les sonnailles sonneront
Quand les vaches remonteront.
[Firmin] écoutait et il n’avait pas besoin de savoir ce que signifiaient les paroles tellement il prenait de plaisir à la musique, et tellement de plaisir à sa voix.52

18Cette négligence des paroles, parmi les trois constituants d’une chanson que nous avons relevés précédemment, lui sera fatale, puisque ce chant préfigure le dénouement du récit, structuré à l’identique : le jour de la transhumance aura lieu une fête, puis, le village s’embrasant sur instigation de Liseli, les habitants redescendront de l’alpage à grands cris. Aussi l’entier du texte se développe-t-il autour du plan machiavélique et vengeur que la jeune femme met ici en chanson, plan qui exige – comme elle l’indique dans un autre chant dévoilant son état émotionnel et s’inscrivant donc dans une veine descriptive – qu’elle endorme les soupçons des villageois « en chantant / Quand même [elle] n’aurait pas envie de chanter, / […] en dansant / Quand même [elle] n’aurait pas envie de danser. »53

19Ces généralités posées, entrons maintenant dans le vif du sujet en suivant ce « fil tremblant et sonore »54 (A. Daudet) qu’est la chanson à travers les méandres des Circonstances de la vie.

« Ce qu’on chantait, c’était le chant de la Lorelei »: étude de cas des Circonstances de la vie

20Pour rappel, Les Circonstances de la vie55 raconte les déboires d’un terne notaire vaudois, Émile Magnenat, qui, à la mort de sa femme, épouse en secondes noces la volontaire suisse alémanique qui vivait sous leur toit. Cette dernière, prénommée ironiquement Frieda (celle qui apporte la paix), bouleverse l’existence tranquille d’Émile et le mène à sa ruine avant de l’abandonner, lui et leur enfant commun, pour partir avec un autre homme.

21Il est significatif que ce roman contienne l’unique extrait de chanson consigné en langue étrangère :

Ich weiß nicht was soll es bedeuten,
Daß ich so traurig bin ;
Ein Märchen aus alten Zeiten,
Das kommt mir nicht aus dem Sinn.
56

22Il s’agit en réalité du célèbre poème de Heinrich Heine, « Die Lore-Ley » (1823), mis en musique par Friedrich Silcher en 1837. Or, si c’est à l’écrivain romantique allemand Clemens Brentano que l’on doit, à la fin du xviiie siècle, la création de la figure de la Lorelei, c’est réellement le texte de Heine qui, vingt-six ans plus tard, fait de la Lorelei un mythe, et ce bien au-delà des frontières allemandes. En France, la Lorelei apparaît, en 1841 déjà, dans Souvenirs de voyages et traditions populaires, de Xavier Marmier ; on la retrouve chez Dumas dans Excursions sur les bords du Rhin (en 1841), ainsi que chez Nerval, qui intitule ses Souvenirs d’Allemagne « Lorely » en 1852. Si Nerval a choisi ce titre, c’est bien que le personnage est déjà perçu, des deux côtés du Rhin, comme une véritable incarnation de l’Allemagne, symbole de sa singularité et de sa puissance.

23Voici, dans son intégralité, le lied qui a cristallisé la Lorelei dans l’imaginaire populaire :

« Die Lore-Ley »
Ich weiß nicht was soll es bedeuten,
Daß ich so traurig bin ;
Ein Märchen aus alten Zeiten,
Das kommt mir nicht aus dem Sinn.
Die Luft ist kühl und es dunkelt,
Und ruhig fließt der Rhein ;
Der Gipfel des Berges funkelt
Im Abendsonnenschein.
Die schönste Jungfrau sitzet
Dort oben wunderbar ;
Ihr goldnes Geschmeide blitzet
Sie kämmt ihr goldnes Haar.
Sie kämmt es mit goldnem Kamme
Und singt ein Lied dabei ;
Das hat eine wundersame,
Gewaltige Melodei.
Den Schiffer im kleinen Schiffe
Ergreift es mit wildem Weh ;
Er schaut nicht die Felsenriffe
Er schaut nur hinauf in die Höh.
Ich glaube, die Wellen verschlingen
Am Ende Schiffer und Kahn ;
Und das hat mit ihrem Singen
die Lorelei getan
.

24Traduction :

« La Lorelei »
Je ne sais pas ce que cela veut dire
Que je sois aussi triste ;
Un conte des temps anciens
Ne quitte pas mes pensées.
L'air est frais et il commence à faire nuit,
Et le Rhin coule calmement ;
Le sommet de la montagne scintille
Dans la lumière du soleil couchant.
La plus belle des jeunes filles [vierges] est assise
Là-haut, merveilleuse ;
Ses bijoux d'or brillent,
Elle peigne ses cheveux dorés.
Elle les peigne avec un peigne d'or
Et chante une chanson en le faisant ;
La mélodie est étrange
et puissante.
Le batelier dans le petit bateau
Est saisi par ce chant avec une douleur sauvage ;
Il ne regarde pas les récifs
Il regarde seulement vers les hauteurs.
Je crois que les vagues engloutissent
À la fin, et le marin et la barque ;
Et c’est ce qu’avec son chant
La Lorelei a fait. 57

25Les représentations picturales de la Lorelei qui sont parvenues jusqu’à nous mettent en exergue les composantes les plus marquantes du mythe : la jeune femme, systématiquement pourvue d’une luxuriante chevelure blonde tirant parfois sur le roux, apparaît tantôt avec un peigne et/ou un miroir d’or en main, tantôt avec un instrument de musique censé accompagner son chant mortifère ; hommes et bateaux en détresse s’agitent fréquemment à l’arrière-plan.

26S’ils peuvent passer inaperçus à la lecture du roman, les premiers vers du texte de Heine fonctionnent pourtant comme une véritable clé de lecture des Circonstances de la vie, notamment car ils embrassent les différentes fonctions évoquées supra. De fait, le chant de la Lorelei revêt tout d’abord une fonction référentielle en ce qu’il est le témoin d’une époque marquée par le germanisme triomphant, qui fait suite à la victoire de la Prusse sur la France en 1870. Or, le jeune Ramuz est rebuté par cet imaginaire, auquel il a été confronté durant ses séjours en Allemagne. Convaincu que « parler une langue, c’est ‟penser” une langue »58, il s’oppose d’ailleurs aux postulats des helvétistes59, qui défendent l’existence d’un « esprit suisse » unificateur et indépendant des frontières linguistiques. L’insertion de cette chanson en version originale participe donc de l’ancrage de la protagoniste, Frieda, pourtant de nationalité suisse, dans un Ailleurs culturel porté par des références présentées comme irréconciliables, et, partant, intraduisibles.

27Le poème germanique recouvre en outre une fonction descriptive, car il sous-tend la caractérisation, tant physique que morale, de l’héroïne ramuzienne. Alors que Lorelei est décrite comme « la plus belle des jeunes filles » [« die schönste Jungfrau »], le préfet qualifie Frieda de « la plus jolie de toutes »60 ; autant Lorelei arbore une abondante chevelure dorée, autant Frieda possède des « masses de cheveux »61 qui, détachés, lui tombent « plus bas que sa ceinture »62 et qui sont « blonds et roux aussi, ou plutôt blonds avec des reflets roux »63. Si l’on tient compte du fait que les deux seules autres occurrences de la couleur rousse dans Les Circonstances se rattachent à la chaleur et au feu64, on peut supposer que Ramuz joue de manière consciente sur son symbolisme :

[Le roux] rappelle le feu, la flamme […]. Mais au lieu de représenter le feu limpide de l’amour céleste […], il caractérise le feu impur, qui brûle sous la terre, le feu de l’Enfer […]. En somme, le roux évoque le feu infernal dévorant, les délires de la luxure, la passion du désir, la chaleur d’en bas, qui consument l’être physique et spirituel.65

28Danger pour le corps comme pour l’esprit, ces piquantes blondes à tendance vénitienne incarnent une féminité avide et empreinte d’une sensualité brûlante, mais travaillée. En campant son enchanteresse en train de peigner longuement ses cheveux à l’aide d’accessoires coulés d’or, Heine suggère son attrait pour les matériaux précieux tout en soulignant la conscience qu’elle a de ses charmes. La Frieda de Ramuz s’inscrit à son tour dans de telles dynamiques : elle « aim[e] de nature ce qui est cher et voyant »66 et, à peine entrée dans la chambre qu’on lui a préparée à Arsens, commence par vérifier son reflet dans le miroir avant de défaire sa longue chevelure ondulée pour « se peigner »67 – un geste lorléen répété à plusieurs reprises au fil du roman.

29Au-delà de ces indices ouvrant de nouvelles perspectives sur le personnage de Frieda, « Die Lore-Ley » semble avoir inspiré la structure des Circonstances de la vie, qui reposent sur le même schéma narratif global. Le roman s’ouvre en effet sur un espace-temps monotone, mais fluide, où les journées de Magnenat coulent lentement et régulièrement, comme le Rhin de Heine. Dans les deux textes, cette quiétude est troublée par l’arrivée d’une jeune femme aussi attirante que retorse. Ainsi, alors qu’Émile, encore marié à Hélène, discute avec son frère Ulysse, l’Alémanique fait subitement irruption dans leur champ de vision :

Elle avait avec elle un livre que madame Buttet lui avait prêté […] ; elle s’était mise un peu à l’écart ; pourtant, elle ne lisait guère, elle ne tournait pas les pages ; elle pensait à autre chose, levant à tout moment les yeux. On la voyait là sur son banc. […] Juste à la place où bat le cœur, elle avait piqué une rose et cette rose remuait avec un mouvement très lent ; c’était le mouvement de la vie. Et comme Frieda était tête nue, ses cheveux, autour de son front, étaient tout remplis de soleil. Les deux hommes ne disaient plus rien.68

30Aguicheuse sur son banc à l’instar de Lorelei sur son rocher, la chevelure nappée d’or à l’image de l’enchanteresse, Frieda, dont la rose stratégiquement piquée au corsage exacerbe la sensualité, étouffe ici la discussion comme Lorelei paralyse les manœuvres des bateliers.

31Ramuz accentue le parallélisme entre ces deux figures en octroyant à son héroïne la capacité d’aliéner les hommes par son chant :

Le notaire demanda deux jours pour réfléchir [au déménagement onéreux que souhaite sa femme]. Et il était bien résolu à ne pas céder cette fois ; il céda pourtant. Comment cela se fit-il ? On était venu au soir, ils étaient de nouveau chez eux, Frieda dans la pièce à côté chantait, endormant le petit [...]. Elle chantait en le berçant. Elle chantait une chanson allemande, un peu triste, avec des notes soutenues qui vont en diminuant à la fin des strophes, et la voix se tait, puis elle repart. Cela montait et descendait [...] ; et Émile écoutait.
Il écouta encore un peu, elle chantait toujours ; alors il se leva, ouvrit la porte, il l’aperçut assise près du berceau ; il dit :
— Si tu veux, je vais louer l’appartement.
On déménagea au printemps.69

32Le narrateur n’offre pas d’autre réponse à la question « Comment cela se fit-il ? » que cette répétition insistante des termes « elle chantait », comme si, omniprésent et obsédant, ce chant était le coupable, emplissant tout l’espace et brouillant la réflexion. Il s’agit, de plus, d’une chanson allemande, dont la caractérisation fait songer à la mélodie composée par Silcher pour le texte de Heine : un peu triste (le premier vers n’est-il pas « Ich weiß nicht was soll es bedeuten / Daß ich so traurig bin » ?), l’arrangement musical du compositeur ménage effectivement des pauses entre les strophes et déploie une mélodie tour à tour aigüe, puis grave. Reste que le chant de Frieda métamorphose Émile, qui, dépossédé de lui-même, se rallie soudainement au désir de son épouse70.

33Mais si Frieda est une Lorelei moderne, Ramuz ne lui en accorde pas le prestige. Alors qu’elle organise des répétitions pour donner un petit concert du « chant de la Lorelei » avec le concours de ses amies – concert dont elle serait évidemment la soliste –, la jeune femme apparaît sous un jour plus trivial que jamais : « on se trompait, on s’arrêtait »71 ; « [à] certains passages on allait trop vite, à d’autres trop lentement »72.

— Elle chante bien, disait la femme de ménage à voix basse.
— J’en ai entendu qui chantaient bien mieux que ça, répondait la bonne.73

34Loin de la subjectivité envoûtée d’Émile, on trouve ici une appréciation plus objective de la qualité du chant de Frieda, appréciation qui la prive de tout talent au point de lui refuser, purement et simplement, la grandeur de la Lorelei mythique.

35Pour autant, la médiocre petite Soleuroise n’en est pas moins redoutable que la Lorelei : après avoir subjugué leur proie tant par leur beauté que par leur chant, toutes deux finissent par anéantir, littéralement ou métaphoriquement, « et le marin et la barque » (v. 22) – et l’homme et ses biens. En digne héritière de la cruauté du modèle légendaire, qui assiste sans broncher aux tragédies qu’elle provoque, Frieda laissera derrière elle un homme « accablé », « triste, fatigué, brisé » et n’ayant « plus rien à espérer nulle part »74. Elle épouse dès lors un modèle de féminité vorace, conquérante et délétère, qui tient également – comme je l’ai montré ailleurs75 – du vampire et de la Valkyrie, et qui est à l’image de l’Allemagne impérialiste de Guillaume II telle qu’elle est envisagée par la conscience collective francophone. Contrairement à Emma Bovary, à qui la critique l’a comparée76 et qui, un demi-siècle auparavant, meurt faute de pouvoir donner corps à ses aspirations, Frieda s’impose, à une époque où le spectre de l’émancipation des femmes suscite de profondes angoisses, comme une « mâtine [qui] connaît le mot de César »77 : elle est venue, elle a vu… et elle a vaincu.

36L’inclusion du lied de Heine confère ainsi aux Circonstances de la vie, souvent considéré comme le roman le plus réaliste de Ramuz78, une profondeur subtile jouant sur un réseau de résurgences mythiques qui se déploient en filigrane et se chargent d’enjeux tour à tour esthétiques, idéologico-référentiels, descriptifs et structurels.