Colloques en ligne

Michel Murat

Tendances

1Dans le dernier de ses Essais critiques Roland Barthes constatait : « Un instrument essentiel nous manque : une histoire de l' idée  de littérature. On écrit sans cesse [.] l'histoire des oeuvres, des écoles, des mouvements, des auteurs, mais on n'a jamais encore écrit l'histoire de l' être littéraire. Qu'est-ce que la littérature ?  : cette question célèbre reste paradoxalement une question de philosophe ou d'historien, ce n'est pas encore une question d'historien [1]  ». Quand on s'interroge sur le rapport entre littérature et histoire, on voit en effet le sujet foisonner ou se scinder. L'histoire, ce peut être l'Histoire « avec sa grande Hache », comme dira Perec : ici la guerre, les camps, les « blocs », la décolonisation. Ce peut être aussi le rapport de la littérature à sa propre histoire, idées, auteurs et oeuvres. C'est enfin « notre » propre rapport avec ce moment et les faits qu'il « contient », la manière dont il s'inscrit dans notre présent, ou s'en absente. Quant à ce que désigne « la littérature », l'expression doit s'interpréter selon deux perspectives au moins : celle de la « question célèbre » que Sartre pose en 1947 - en d'autres termes, la représentation que la littérature se donne d'elle-même ; et une perspective inspirée de Goodman, formulable par « Quand y a-t-il littérature ? » La visée ontologique (que la notion de représentation permet de reprendre de l'extérieur) et la visée conditionnaliste sont nettement distinctes, elles ne se contestent pas et ne dialoguent pas entre elles.

2 Partons de « notre » point de vue, celui plus exactement de ma génération, née autour de 1950 : pour nous les années 50 se situent dans l'angle mort de la perspective historique. C'est un temps que nous avons connu mais comme enfants, par nous-mêmes et dans nos rapports familiaux : comme il s'agit d'une période de paix « l'histoire tombe au-dehors, comme la neige » (en France métropolitaine du moins : il en est allé autrement pour les « Français d'Algérie »). En tant que période de l'histoire ces années n'ont pas fait l'objet d'une expérience consciente, car nous étions trop jeunes ; elles n'ont pas davantage fait l'objet de récits (sauf sans doute dans certaines familles communistes) puisque nous les avons vécues. Nous ne pouvons en dire que « Je me souviens ».

3 Entre les avant-gardes historiques et le « triomphe » du structuralisme, les années 50 sont aussi dans l'angle mort du « grand récit ». Nous ne disposons pas pour cette période, en ce qui concerne la littérature, de scénario convaincant et capable d'en donner une image cohérente. L'histoire des avant-gardes s'arrête pour la littérature française avec la dispersion du groupe surréaliste en 1940, comme Nadeau et Blanchot l'avaient bien vu. Tel quel  en fournira dans les années 60 un épilogue qui en tant qu'avant-garde théorique (ou méta-avant-garde) a une valeur de clôture. Le paradigme du nouveau reste présent mais il se banalise de manière significative : avec le « nouveau théâtre » et le « nouveau roman » il investit des objets partiels, et (surtout pour ce dernier) il hésite entre processus d'invention et étiquetage d'un produit : la nouveauté s'affiche comme valeur indépendante de l'objet - plus près de la « nouvelle cuisine » que de l'injonction finale du Voyage . La tension entre engagement et formalisme, avec les querelles de leadership qu'elle recouvre, travaille le champ de l'extérieur (alors qu'elle jouait à l'intérieur des avant-gardes de la période précédente), et se ramène en fin de compte à la bipolarisation des blocs. Il faut rappeler la puissance de cette polarisation et la radicalité de ses effets au moins jusqu'à la mort de Staline (1953) : pour me contenter d'un exemple, elle suffisait pour que Critique  soit classée comme « atlantique », « pro-américaine », « de droite » ou simplement « bourgeoise ». Au moment même où le méta-récit formaliste s'inscrit au coeur du développement de la peinture américaine (à la suite de Greenberg, qui en donne une version canonique), les réflexions de Blanchot sur l' « espace littéraire » ouvrent pour la littérature une voie nettement divergente, qui la coupe de son histoire et ne la mène nulle part.

4 Je vois là autant de raisons de rappeler la question de Barthes et d'ouvrir une réflexion sur cette période. Nos collègues historiens, à l'exemple de Jean-François Sirinelli, commencent à l'aborder dans une perspective « générationnelle ». Nous pouvons nous inspirer de leur exemple, et nous souvenir aussi que c'est dans les années 50 que leur discipline s'est renouvelée en élaborant une conception plus complexe de l'histoire, de l'événement et du temps : la thèse de Braudel est publiée en 1949.

5Je dis par commodité « les années 50 ». S'il faut situer un point de bascule, cependant, c'est 1947. C'est en 1947 que finit l'après-guerre et que commence la IV° République (version « lazaréenne » de la III°), et avec elle la guerre froide (échec de la conférence de Moscou, début du Plan Marshall) et les conflits coloniaux (Madagascar, Indochine) ; la construction européenne suivra de peu (traité de Bruxelles, 1948). Pour la littérature c'est la fin de ce qu'on peut considérer comme une période d'exception, celle de l' « esprit de la Résistance » et du système de valeurs dont il était le fondement. Ce système de valeurs et cet élan sous-tendent la réflexion de Sartre, dont le Qu'est-ce que la littérature ?  se situe juste au point de bascule : ses causes et ses arguments dont d'un côté (l'après-guerre et l'esprit de la Résistance) alors que ses effets sont de l'autre (la guerre froide et les années 50). Le pamphlet de Gracq, La Littérature à l'estomac , date en revanche de 1949 : il se situe juste après ce moment, dont il prend toute la mesure. Il peut nous servir de point de départ.

6 Gracq réplique aux positions de Sartre en déplaçant le débat dans une perspective conditionnaliste plus qu'essentialiste, et avec une attention plus grande au développement de la littérature française : aux « bananes » emblématiques de Sartre (qu'il faut consommer sur place) répond chez lui le « camembert » national, avec lequel on appâte le juré du prix littéraire [2] . En même temps qu'un surréaliste hors de saison Gracq est un déserteur de l'avant-garde, un écrivain d'extrême-gauche en déshérence parce qu'il a rompu avec le PC en 1940. L'intérêt de son texte vient de ce qu'il développe à partir d'un point de vue fondé sur une stricte autonomie du phénomène littéraire, où l'expérience personnelle de lecture est posée comme critère exclusif de la valeur, une analyse à la fois historique et sociologique des mécanismes régissant le champ littéraire et son fonctionnement en tant que marché. Gracq montre comment un effet de littérature est produit en réponse à une demande sociale dans un pays où la littérature est un mythe fondateur de l'idée nationale (« Le Français [...] sait qu'il a toujours eu de grands écrivains et qu'il en aura toujours, comme il savait jusqu'à 1940 que l'armée française est invincible [3]  »). Il met en évidence le rapport entre polarisation politique et segmentation du marché ; la structure cumulative des carrières d'écrivain ; le lien entre le travail manifestaire des avant-gardes historiques et la promotion de la critique au lendemain de la guerre (« une critique de choc, qui s'était habituée à élever la voix [...], se trouva brusquement en 1945 maîtresse du terrain déblayé [4]  »).  Et chose plus importante à ses yeux comme aux nôtres, il analyse les effets sur la littérature d'une circulation sociale d'images médiatisées, déconnectées de l'expérience directe : faite pour et par un « public qui ne lit pas », qui ne connaît des écrivains promus au rang de « vedettes » que leur nom et les anecdotes colportées par la radio ou la presse, la littérature se soumet à l'emprise de sa propre image et se transforme en elle. L'existentialisme est montré comme un symptôme et un cas d'école : « Si les années 1945 me paraissent devoir être un grand tournant dans notre histoire littéraire, c'est beaucoup moins pour la valeur des oeuvres offertes que pour ce qui touche les rapports de l'oeuvre avec le public, c'est qu'alors pour la première fois une école littéraire conquit droit de cité et se fit reconnaître, avouer, par la fraction la plus large du public sans que celui-ci posât comme condition préalable de pouvoir jouir de ses oeuvres, et comprendre ses théories [5] . » Il fournit aussi l'exemple du processus d'intimidation par l'importation de savoirs théoriques, en l'occurrence le « roulement de bottes lourdes » de la métaphysique allemande. Pris à un à un, ces thèmes ne sont pas originaux, mais leur convergence dessine une configuration éclairante, et douée d'une forte puissance d'anticipation. En analysant la situation de l'écrivain en 1949, Gracq expose les conditions de possibilité d'un événement littéraire dans un état renouvelé du champ. Il en tirera les conséquences pour lui-même en refusant le prix Goncourt deux ans plus tard, sans échapper à la causalité retorse qu'il avait décrite et qui fait de lui, malgré qu'il en ait, le héros du jour. On peut mesurer la justesse de sa description en constatant qu'elle s'appliquerait à Sollers plus strictement et plus exactement qu'à Sartre. On peut aussi soutenir, comme je le ferai plus loin, que les théories « totalisantes » de la littérature qui vont s'épanouir quelques années plus tard constituent une tentative de compensation symbolique à cet état de choses : le texte de Gracq paraît la même année que La Part du feu.

7 Le mot de « redistribution » est utilisé par Alain Viala dans l'annexe d'un article déjà ancien [6] . Il y propose une périodisation du champ littéraire moderne en quatre phases :

8 ca . 1830-1850 : phase de consécration

9 ca . 1850-1914 : phase d'expansion

10 ca . 1914-1950 : phase d'exploitation

11 depuis ca . 1950 : phase de redistribution

12 Le mot est tributaire d'une hypothèse et d'un modèle (d'inspiration marxiste) qui font du champ littéraire une sorte de société par actions : ce sont des bénéfices qu'on redistribue aux actionnaires. Il confirme le point de vue de Gracq, qui décrivait les écrivains « arrivés » comme des rentiers de leur propre capital symbolique. Mais dans la structure du cycle il s'agit d'une phase terminale, qui doit avoir pour corollaire (Viala le reconnaît) la mise en place d'un autre état du champ ; bien que la configuration d'ensemble soit encore difficile à lire, un certain nombre de faits pourraient être les indices d'une nouvelle donne - c'est-à-dire d'une redistribution des cartes.

13 Quand on l'envisage depuis les années 50 la période précédente, celle de l'entre-deux-guerres, donne une impression de cohérence et de centralité. Ce centre symbolique, c'est bien sûr la NRF, « rose des vents », c'est-à-dire source et mesure du jugement littéraire, et point de rayonnement d'une littérature française qui peut se prétendre universelle en tant que française - conformément à la position prise par Rivière en 1919 contre Massis et Maurras -, et en tant que littérature, coextensive à l'exercice de la pensée. Dans la période qui s'oeuvre en 1940, l'instabilité et la complexité presque insaisissables de la position de Paulhan (que surexpose dans son ordre le mode d'argumentation des Fleurs de Tarbes ) apparaissent en revanche comme le symptôme d'une perte de centralité et peut-être d'une perte de repères : tant de corrections de trajectoire pour aboutir, comme par une détermination fatale, au scénario décevant de la « Nouvelle » NRF ! Cependant aux processus internes de décentrement qui ont pu déjouer une pensée mobile et adaptable comme celle de Paulhan s'en opposent d'autres qui se situent sur un plan externe, celui de la réception et de la diffusion, et qui montrent au contraire une nette convergence, dont Gracq avait dessiné l'horizon. Je ferai une description sommaire de faits correspondant à ces deux processus. Lorsqu'on les met en rapport avec les stratégies de redéfinition que déploient notamment Blanchot, Barthes et Sartre, on commence à voir se dessiner les « tendances » des années 50.

14 La question serait ici non celle de l'être ni de la destination, mais celle de la carte de la littérature (territoires et frontières) et de la hiérarchie des ensembles qui la constituent. Je relèverai quatre points sans prétendre les mettre en ordre.  

15 3.1.1. Le déplacement des rapports entre genres canoniques, ressortissant à une culture savante, et formes d'une culture « populaire ». Deux cas peuvent retenir notre attention.

16 Le premier est le triomphe public de Paroles , qui date de l'immédiat après-guerre (début 1946) mais se prolonge tout au long de la décennie suivante. Prévert vient de la chanson et y retourne ; il est en même temps scénariste, collaborateur de Carné. Il vulgarise l'idéologie libertaire et les procédés textuels du surréalisme ; son registre est marqué aussi par une thématique « humaniste », à la fois politique et sentimentale, proche des courants contemporains de la photographie française. Il faudrait réfléchir au rapport qu'entretiennent chez lui poésie et chanson en prenant des points de comparaison antérieurs, comme les poètes du Chat Noir, et récents comme Desnos. La figure de poète populaire qui émerge avec Prévert me semble nouvelle : avec celle de Char et celle de Ponge, elle fait une sorte de triangle très caractéristique (j'y reviendrai).

17 Le second est la bande dessinée : la période est encadrée par le n°1 de Tintin  en édition française (1948) et le n°1 de Pilote (1959). La bande dessinée réinvestit à la fois les formes de base du récit et les apports de la photo et du cinéma (cadrage, montage) formalisés par les avant-gardes des années 20. Elle va connaître dans les années 50-60 sa période classique, et n'est nullement déconnectée de l'histoire (les albums d'E.P.Jacobs restituent très bien l'atmosphère de la guerre froide). Il faut avoir une conception étroite de la « hiérarchie des arts » (comme disait Swann avec des guillemets dans la voix) pour considérer qu'elle n'a « rien à voir » avec la littérature - dont elle a récupéré aujourd'hui une bonne partie du lectorat.

18 3.1.2. Des phénomènes d'importation générique, déterminant (pour la période considérée) l'apparition d'une production dominée, dépourvue d'autonomie esthétique. Le phénomène n'est pas nouveau en soi (on peut en dire autant de la pastorale), mais il prend une couleur particulière parce que nous le saisissons dans sa première phase, et parce qu'il se situe dans la zone de la « paralittérature ».

19 La science-fiction : l'expression, le concept et le corpus américains sont importés au début des années 50, attirant l'attention de Queneau et de Boris Vian [7] . La production française correspond à une structure de « genre dominé » : le modèle américain, imité sans être analysé, a supplanté la tradition française du roman d'anticipation scientifique sans permettre le développement d'une véritable « école française de SF ».

20 C'est aussi le cas du « polar », importation du roman noir américain ; les pastiches de Vian / Vernon Sullivan dominent pour longtemps la production française (jusqu'aux années 70 : Manchette, Vautrin). La « Série Noire » créée par Marcel Duhamel chez Gallimard (1945) publie principalement des traductions ; Claude Elsen constate d'ailleurs en 1953 « l'échec de toute tentative pour faire survivre le roman policier "classique" » face au modèle américain [8] .

21 3.1.3. Le débordement de la littérature par les sciences humaines et son rebordement par la critique Il s'agit d'un phénomène complexe, qui réorganise les relations entre récit de fiction, écriture personnelle et essai ; le phénomène a été souvent évoqué mais ses modalités historiques mériteraient une analyse détaillée. Il ne prendra toute son ampleur que dans les années 70, dans le travail du dernier Barthes. Dans les années 50 la stabilité du cadre générique est encore forte ; la réception contrastée de Tristes Tropiques  et des Mémoires  de de Gaulle le montre bien. Ce qui est en question, c'est plutôt le rapport de la littérature avec la « vérité » de l'expérience : la tension entre roman et « témoignage » est un point essentiel dans le débat sur la littérature de la guerre et des camps ; le cas de Cayrol est en cela exemplaire.

22 3.1.4. L'apparition d'une littérature « francophone » sur les ruines de la littérature coloniale : l'ouverture est donnée par l'Anthologie de la poésie nègre et malgache de langue française de Senghor (1948, avec une préface de Sartre : « Orphée noir ») ; aux Antilles Césaire fonde la revue Tropiques , tandis que le premier grand roman algérien : Nedjma , de Kateb Yacine, paraît en 1954. Rome n'est plus entièrement dans Rome ; c'est le premier acte d'un morcèlement de l'Empire des lettres françaises.

23 Les effets pervers de la médiatisation de la littérature avaient été décrits par Gracq avec beaucoup de verve, et la situation ne change que lentement au cours des années 50. On reviendra sur la « photo Minuit » qui forme un des moments remarquables de la construction médiatique d'un objet littéraire. Les rapports entre littérature et radiophonie connaissent un bel essor au début de ces années, sous l'impulsion notamment de Jean Amrouche : les entretiens radiophoniques, ceux de Breton avec Parinaud (1952) et surtout les Mémoires improvisés  de Claudel (avec Amrouche, 1951), deviennent une création originale. La télévision entre en jeu en 1953 avec Lectures pour tous , et sa première grande réussite promotionnelle est le Goncourt 1959, Le Dernier des Justes d'André Schwartz-Bart. On doit néanmoins accorder davantage d'importance à l'apparition des listes des best-sellers dans L'Express  en 1955, qui met en place une structure très puissante de détermination de l'achat par prescription implicite ; c'est la véritable entrée dans le champ du livre (sinon le champ littéraire) d'une logique de marketing.

24 Relevons aussi la naissance du Lagarde et Michard (1947), qui allait fixer pour trente ans le canon scolaire de la littérature française, sur une base assez proche de ses fondements lansoniens ; et la création de collections de grande vulgarisation comme les remarquables « Ecrivains de toujours » au Seuil (1951), dont le concept (« X par lui-même ») propose une réinterprétation du rapport « homme-oeuvre » dans une perspective d'autobiographie virtuelle.

25 A cet horizon nous voyons se dessiner, me semble-t-il, des modifications du statut de l'objet littéraire : l'accès à un statut moins spécifique (moins exclusivement lié à la lecture) d'objet ou de pratique culturelle, et la muséification des oeuvres patrimoniales. Le Victor Hugo par lui-même  de Guillemin (1951) mène par un chemin assez facile à suivre au CD-rom Proust, qui offre la Recherche  au « public qui ne lit pas », ou à l'exposition de la BNF qui met en scène des manuscrits pour un public qui ne peut pas les lire : l'oeuvre y est montrée par elle-même, coïncidant avec sa propre image ou - dans le meilleur des cas - produisant son autoportrait, et neutralisant le discours critique par l'évidence du montage.

26 Face à cette situation pressentie les réponses les plus originales sont celles qui tendent à une totalisation symbolique, mettant entre parenthèses les déterminations historiques et sociologiques de l'activité littéraire, ou les réinterprétant dans une perspective essentialiste : j'entends Blanchot, et d'une manière différente, Barthes, ou Bonnefoy. Mais il y avait d'autres voies possibles, et c'est le recours à certaines de ces possibilités qui caractérise les années 50.

27 La plus évidente est une tentative de réassurance, et c'est dans la résurrection de la NRF en « Nouvelle » NRF qu'elle abat ses cartes. La reparution a une valeur d'amnistie symbolique, surtout pour Gallimard, quand même assez compromis : on efface et on recommence ; c'est en 1953 un des seuils terminaux de l'après-guerre. Mais la nouvelle revue est à l'ancienne ce que la IV° République est à la III°. On rouvre avec Saint-John Perse, qui avait fait l'ouverture de 1909, et dont la main n'a ni changé ni faibli ; Larbaud aussi est là, et ceux des années 20, Montherlant, Malraux, Jouhandeau, Paulhan et Arland (qui se partagent la direction). Dans sa « Chronique d'un amour » qu'il donne aux Temps modernes , Bernard Frank commente :

28 S'agit-il d'une revue, ne me trouverais-je pas plutôt en face d'un memento des grands noms de notre littérature contemporaine, d'un Who's who in France ? Pour un peu j'ai l'impression que Gallimard, tel don Ruy Gomez, vient me saisir par l'oreille et me traîne de tableaux en tableaux, en glapissant : "celui-ci c'est l'aîné, c'est l'aïeul, l'ancêtre, le grand homme". [.] La piétaille peut attendre, et que l'on ne corrompe pas, pour l'amour du ciel, ce défilé de chevaliers, conduits par un paysan et un charmeur de rats, aux lourdes armures, aux casques où l'on étouffe. Voilà que je m'imagine que nous sommes vingt-cinq mille à applaudir pour la dernière fois la littérature française en ordre de bataille, avant qu'elle n'aille se faire pourfendre, dans quelque Crécy légendaire dont seule elle a le secret [9] .  

29 C'est un scénario lazaréen, peut-être dans la variante revue par Roussel : l'injection de résurrectine  qui permet au cadavre de reproduire « avec une stricte exactitude, les moindres mouvements accomplis par lui durant telles minutes marquantes de son existence [10] » ; ou encore, dit Frank, les ersatz  de l'Occupation : « néo-café, néo-sucre, néo-banania, néo-Larbaud, néo-Malraux, néo-Perse, etc. » Ces analogies déplaisantes n'ont rien à voir avec un jugement de valeur. Les contemporains, du moins certains d'entre eux, ont eu le sentiment d'un rendez-vous manqué avec l'histoire. La NRF était toujours au centre, mais un centre vidé de sa substance : ce n'était plus qu'une « troisième force ». Plus que l'impuissance ou le déphasage des acteurs [11] , plus qu'une « fatalité » qui ne ferait que récupérer l'événement dans un méta-récit, cet épisode me paraît indiquer l'impossibilité (au moins provisoire) pour la littérature d'inventer et d'occuper un lieu commun  : une communauté de lecteurs formant un véritable espace social, fait de goûts, d'idées et de valeurs partagés .  D'une NRF à l'autre celui qui a disparu et qu'on ne remplacera pas, c'est Thibaudet, qui en était l'incarnation. Arland est censé occupé la place laissée vacante ; mais il suffit pour prendre la mesure d'Arland de lire ses récriminations « Sur la condition littéraire » où l'analyse de Gracq a tourné à la rengaine, et son éloge de la biographie de Sainte-Beuve par André Billy (« un homme est là ») : le lieu commun retourne au conformisme [11] . La figure commune qui émerge dans cette période est au contraire « située », comme dirait Sartre, et sur l'autre bord : c'est « l'intellectuel de gauche », qui ne s'identifie d'ailleurs pas au lecteur des Temps modernes.

30Une autre solution caractéristique qui apparaît dans cette période avant de trouver son apogée dans les années 60, a été la conjonction du grand écrivain et du grand homme : de Gaulle est les deux à la fois par la vertu de son « style », mais cela ne suffirait pas s'il n'y avait les deux couples complémentaires : de Gaulle / Mauriac et de Gaulle / Malraux. Le Bloc-notes de Mauriac théâtralise comme « conscience » l'instance critique indispensable à la légitimation de la force dans un commentaire perpétuel de l'action (la rubrique du Canard enchaîné , « La cour  », fait contrepoint et parachève la ritualisation). Malraux en théâtralise la dimension épique, mémoriale et collective. Le dispositif est d'une efficacité extraordinaire, mais il décentre à la fois la littérature et la politique, projetant la première comme horizon de la seconde ; c'est un héritage paradoxal, anachronique, de l'universalisme littéraire de la grande NRF. On peut d'ailleurs être tenté par le parallèle et juger que le gaullisme est la réassurance d'une « certaine idée de la France » comme la « Nouvelle » NRF de Paulhan et Arland celle d'une certaine idée de la littérature ; mais il faudrait pousser ce parallèle jusqu'au « nouveau Franc » : on verrait alors ce qui distingue une dévaluation réussie d'une réévaluation manquée.

31 La conjonction du grand homme et du grand écrivain est toutefois commandée par les circonstances et l'action politique en forme le centre de gravité. Les constructions totalisantes dont Sartre et Blanchot présentent deux versions complémentaires répondent au contraire à la question « Qu'est-ce que la littérature ? » Elles ont pour effet de produire un lieu commun, mais ce lieu commun est d'un autre ordre que celui que symbolisait la NRF : à la littérature comme pratique (travail d'écrivain et expérience de lecteur) qui est le fait de Proust comme de Gracq elles substituent une idée de la littérature ou une figure de l'écrivain, en quoi tout se résume. Elles font l'économie du lecteur et même des livres, inutiles dans un cas, inessentiels dans l'autre.

32 Pour Sartre la figure est celle de « l'intellectuel total » telle que Bourdieu l'a décrite dans Les Règles de l'art . Elle procède par cumul de fonctions : Sartre est à la fois le grandécrivain  de naissance dont l'avènement est décrit dans Les Mots , le critique capable de redéfinir l'objet et de reconstruire le canon, le philosophe de profession et le témoin militant ; ces autorités se croisent et se légitiment par ricochet. Sartre ne peut être réduit à cette idée, mais il l'a inventée et incarnée, et pour notre période il coïncide dans une large mesure avec elle. Quant aux livres, demandons-nous simplement qui  a lu la Critique de la raison dialectique  (à quoi Sartre a travaillé de 1957 à 1960), quel effet autre que de crédit et d'image a produit ce « grand » livre d'un « grand » écrivain [12] .

33 Le projet de Blanchot est assez facile à saisir quand on compare la première formulation d'ensemble que fournit « La littérature et le droit à la mort [13]  » (1947) avec la synthèse de 1955, L'Espace littéraire , livre dont les premières pages (sur la solitude) avaient paru dans le n°1 de la « Nouvelle » NRF, contredisant en profondeur le projet de la revue. D 'un texte à l'autre c'est toute l'historicité de ce qu'on ne peut faire autrement que d'appeler la littérature française qui s'engloutit dans l'entonnoir de l'ontologie négative, ne laissant subsister devant la « solitude essentielle » de l'oeuvre (non de l'écrivain), que le mythe d'Orphée réduit à une fable méta-poétique, et trois constellations, Mallarmé, Kafka et Rilke, dans le ciel raréfié où la littérature démontre sa propre impossibilité. La théorie s'impose par la conjonction de sa radicalité et d'une rhétorique qui paralyse ou stupéfie la contradiction, et dont il faudrait faire l'analyse ; en voici un échantillon : « Qui n'appartient pas à l'oeuvre comme origine, qui n'appartient pas à ce temps autre où l'oeuvre est en souci de son essence, ne fera jamais oeuvre. Mais qui appartient à ce temps autre, appartient aussi à la profondeur vide du désouvrement où de l'être il n'est jamais rien fait [14]  ». Remarquons qu'au même moment Sartre écrivait : « le prolétariat, la bourgeoisie, le capitalisme », comme Blanchot « la littérature, l'origine, l'oeuvre, la mort », et pratiquait une rhétorique analogue : « Puisque le PC n'est pas extérieur à la classe, puisqu'il n'est séparé des masses que par cette distance que crée l'exercice du pouvoir, il faut bien qu'il exprime la classe. Et d'où lui viendrait son influence sur elle, s'il n'était pas justement ce qu'elle le fait [15]  ? »

34 Plus âpre, plus rapide que le livre de 1955, le texte de 1947 conserve les traces du dialogue dans lequel il s'est construit. Réfutation de Sartre : « On a constaté avec surprise que la question " Qu'est-ce que la littérature ? " n'avait jamais reçu que des réponses insignifiantes ». Retournement du point de vue d'Aragon sur la circonstance : « Les circonstances dans lesquelles [l'individu] se met à écrire deviennent à ses yeux la même chose que son talent » : mais il s'agit de Valéry écrivant sur commande éditoriale, non des Communistes.  Reprise à Paulhan du thème de la « Terreur dans les Lettres » (sous-titre des Fleurs de Tarbes ) : il ne s'agit plus de rhétorique ni du surréalisme, mais d'une loi plus essentielle, selon laquelle « l'action révolutionnaire est en tous points analogues à l'action telle que l'incarne la littérature ». En d'autres termes, la littérature ne fait qu'un avec la Terreur, où « chaque homme [...] est la liberté universelle qui ne connaît ni ailleurs ni demain, ni travail ni oeuvre », où la liberté absolue se confond avec le « droit à la mort » ; c'est pourquoi « Sade est l'écrivain par excellence [16]  ». Cependant cette mort est insubstantielle, et cette Terreur n'a rien à voir avec l'histoire : Blanchot la déconnecte explicitement des « mouvements négateurs contemporains » et la ramène à une origine hégélienne (il mentionne la traduction récente de la Phénoménologie de l'esprit et la thèse d'Hyppolite). Cet hégélianisme est lui-même déhistoricisé : il n'est question ni du romantisme ni de la fin de l'art, mais des thèses sur le caractère « meurtrier » du langage, qui « anéantit dans son existence » ce qu'il vient à nommer. Il serait possible de montrer comment chez Blanchot le radicalisme politique des années 30 se réinvestit en changeant en quelque sorte de niveau ; on est frappé en tout cas de ce qu'il écrive un an après Nuremberg et au moment des premiers débats sur les camps soviétiques que « dans la Terreur, les individus meurent et c'est insignifiant [17]  » : c'est un propos extraordinairement provocant.

35 Dans le livre de 1955 cet ancrage historique a lui-même disparu. Le corpus est réorganisé sur des bases complètement différentes, comme un ensemble discontinu de figures qui ne communiquent entre elles que parce qu'elles exemplifient un moment de la démonstration. Après que les mots ont été déclarés « inessentiels [18]  », la lecture « véritable » est utilisée (avec un intéressant retournement de la figure de Lazare) pour « débarrasser l'oeuvre de tout auteur » mais elle se débarrasse du même coup du lecteur « comme personne ayant une histoire [...] et même de la lecture [19]  ». La littérature coïncide avec la pure idée d'elle-même ; elle « va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition [20]  ». Entièrement perdue, elle est donc entièrement sauvée, puisque soustraite aux déterminations historiques et sociales dans lesquelles l'auteur comme le lecteur se trouvent inévitablement engagés. Au moment où l'autonomie du champ littéraire s'affaiblit, Blanchot invente une fiction théorique qui est à la fois le mythe de l'autonomie et son arche de Noé (ou son radeau de la Méduse).

36 Les remarques qui précèdent se sont organisées peu à peu en une hypothèse globale, sur laquelle je reviendrai en conclusion. Cette hypothèse n'évite pas tout à fait l'écueil prévisible qui consiste à lire les années 50 comme une préfiguration des années 60. Elle risque de ne pas faire une juste place à la singularité de la période et à la couleur du temps. Il me paraît donc nécessaire de la compléter et de la nuancer en introduisant des points de vue différents, hétérogènes entre eux et plus partiels.

37 Les discours actuellement dominants, Bourdieu d'un côté, Blanchot de l'autre, reconstruisent l'objet littéraire de manière à en produire une compréhension globale : l'un de l'extérieur, l'autre de l'intérieur. Ni l'un ni l'autre ne s'intéressent à la lecture et à l'écriture (au sens valéryen d'une poïesis) en tant que telles, dans leur dimension d'expérience individuelle et de pratique sociale. Un moyen simple pour modifier notre perception de la littérature dans l'histoire est de prendre le point de vue d'un lecteur maniaque ou professionnel, immergé dans le quotidien de la production et du débat mais doué aussi d'une mémoire qui est à la fois celle des oeuvres et celle de la chronique. Nous allons recroiser ici Bernard Frank, mais c'est un cas typique plutôt que singulier. Beaucoup de traits qu'il évoque se retrouveraient chez d'autres chroniqueurs ou feuilletonistes : Robert Kemp, Pascal Pia, Nadeau, Roger Stéphane, écrivains comme Nimier ou Vialatte (Frank lui-même est romancier, ne l'oublions pas) ; tous sont d'abord des lecteurs, à plusieurs degrés et dans plusieurs temps différents. Mais écoutons Bernard Frank :

38 "J'ai longtemps fait partie d'une secte bizarre dont plus grand plaisir - le malin plaisir - était de dévorer, plutôt que des livres, le feuilleton littéraire de la semaine [.] Vers les 5 heures nous descendions nos avenues à la recherche d'un kiosque qui nous délivrerait notre drogue quotidienne. Un jour, c'était Henriot. Un autre, c'était Rousseaux. Le mercredi, Kemp. Le jeudi, Nimier. Le vendredi, Stéphane. Le samedi, Arland. Pour le dimanche, nous nous gardions Nadeau. (On pouvait inverser à plaisir les jours et les noms). Puis nous nous couchions sur nos divans et, tandis que nos dents grignotaient une tartine à la confiture d'oranges amères, nos esprits s'imprégnaient délicatement de ces jugements, de ces histoires, de ces haines, de ces amours que les lignes nous livraient sans parcimonie. [.] Notre plaisir se voulait solitaire. Nous rêvions longtemps à ces auteurs que nous ne lirions jamais et dont on s'exténuait, chaque semaine, à nous suggérer le visage" [21] .

39 Plus loin à propos de Barrès il cite Thibaudet, et s'étonne que celui-ci puisse bavarder longuement sur la littérature de voyage sans susciter la même lassitude que cette littérature. Il ajoute alors : « Je retrouvais cette idée qui un jour m'avait si fort effrayé que l'histoire de la littérature, même la plus rudimentaire, parlait souvent plus à une imagination bien dressée que les chefs-d'oeuvre dont elle avait le souci [22]  ». Rien de réducteur dans cette chronique de la chronique : le lecteur couché prend son plaisir dans le romanesque de la littérature même, dont il épouse les mille vies comme le narrateur enfant dans les après-midi de lecture du jardin de Combray. A la moindre occasion se constituent des paradigmes (on va par exemple d'un début de revue à une autre, de la « Nouvelle » NRF aux Temps modernes ) ou bien des panoramas (on va de la même à La Parisienne  et aux Lettres nouvelles , dont les débuts sont appréciés avec la gourmandise acide d'un amateur de confiture). Pour le lecteur-chroniqueur, ce roman de la littérature qu'il contribue par ailleurs à écrire, ce sont ses Mille et une Nuits, auxquels les enchâssements donnent la même profondeur miroitante : ainsi (j'y reviens parce que je n'ai pas d'autre exemple sous la main) Frank parlant d'Arland qui parle de Billy qui raconte Sainte-Beuve (qui lui-même racontait Chateaubriand ou Hugo, etc.), ou campant Thibaudet qui faisait poser Barrès qui posait avec le Greco, etc. Et sur un autre plan ce roman est aussi un Journal littéraire , l'équivalent discontinu et multiple de celui qu'a tenu Léautaud. Ce que nous entrevoyons grâce à eux, ce n'est pas seulement l'air du temps, ni même les acteurs et le scénario de la pièce, ce sont aussi les cadres d'intelligibilité et d'évaluation dont disposait une époque : en un mot c'est la sociologie de la littérature - avec la littérature en plus. Mais la « secte », très vivante dans les années 50, est en voie d'extinction ; il n'y a plus guère que Sollers qui, dans ses bons jours, sache prendre et donner ce genre de plaisir.

40 Face à ceux qui démontraient l'impossibilité de la littérature, il en existe donc qui ont prouvé la littérature en lisant, ou qui se sont trouvé d'autres postures, plus ambiguës ou plus variées. On peut penser à Perros et à l'itinéraire qui le conduit des Notes de la « Nouvelle » NRF aux Papiers collés (qui contiennent une remarquable « Note sur la note ») ; à Paulhan et ses hétéronymes, Guérin, Maas (et à la manière dont ils communiquent entre eux). Mais le cas le plus intéressant est sans doute celui de Barthes.

41 On imagine Barthes faisant l'inventaire des postures du lecteur (à la manière dont Borges classait les genres littéraires) : debout (comme Sartre, contre l'esthétique petite-bourgeoise), assis, couché, recroquevillé, etc. Lui-même ne s'est jamais enfermé dans une idée de la littérature, et n'a même jamais produit une idée de cet ordre. Le parallèle avec Blanchot se défait très vite : il n'est que de voir la manière dont Blanchot réinterprète la notion de « degré zéro ». La perspective de Barthes est esthétique : il vise une littérature qui (idéalement) se délivrerait des conventions qui l'instituent et la rendent reconnaissable en tant que littérature. Blanchot transforme le degré zéro en « point zéro », version négative du point sublime, où la littérature « ne serait pas seulement une écriture blanche, [.] mais l'expérience même de la neutralité [23]  ». Ce qui dans les deux cas est oblitéré, c'est la figure qui inscrit ce mot dans l'histoire : celle de « l'homme zéro », le survivant des camps. Barthes, pour y revenir, est critique, théoricien, mais aussi chroniqueur : pour le théâtre, et pour les Mythologies  qui sont à la fois la chronique, la théorie et le roman du quotidien moderne. Plus tard il sera l'homme du séminaire, non à la manière de Lacan, mais comme une sorte de Socrate moderne. Telle que la pratique Barthes la littérature est intensément socialisée, de même qu'elle est historicisée : le Degré zéro est bien une histoire de l'idée de littérature, et nombre d'essais de ces années (notamment sur le théâtre) sont en même temps qu'une prise de position militante une contribution à l'histoire du goût.

42 Le paysage change profondément lorsqu'on envisage, au lieu de « la littérature », les genres canoniques qui la constituent : on découvre plusieurs histoires qui ne coïncident pas entre elles. Cette non-coïncidence tient à un phénomène qui n'est pas propre aux années 50 : c'est la profonde différence des usages sociaux, des structures d'institution et des horizons d'attente entre le théâtre, le roman et la poésie [24] . Les classificatoires génériques qui fonctionnent sur une base combinatoire tendent à masquer ce phénomène, et favorisent des parallèles fallacieux comme celui qu'on a pu établir pour les années 50 entre « nouveau théâtre » et « nouveau roman ».

43 Comme l'exposé de Ganaëlle Lacroix le montre à partir d'une étude de l'année 1953, les années 50 voient se mettre en place un profond renouvellement du théâtre, renouvellement qui ne concerne pas seulement la création littéraire mais les pratiques, les lieux et les institutions, et qui s'inscrit dans une périodisation plus longue (une « grande phase » qui part de la période symboliste et s'étend jusqu'aux années 1980, celles de Vitez et Chéreau) : dans cette phase les années 50 sont caractérisées par un consensus relatif autour de l'idée d'un « théâtre d'auteur ».

44 Il n'en va pas de même du roman. C'est la période précédente, celle de l'entre-deux-guerres, qui va apparaître aux contemporains comme un âge d'or du roman français. Le corpus étudié par Claude-Edmonde Magny en 1950 dans Histoire du roman français depuis 1918  comprenait Proust, Gide, Mauriac, Giraudoux, les « moralistes » de la NRF, Martin du Gard [25]  ; en ajoutant les noms de Malraux, Céline, Giono et Sartre, on obtient un massif en fin de compte assez cohérent, qui met en valeur les ressources multiples de la fiction romanesque. Mais si j'essaie d'établir pour moi-même le palmarès des « meilleurs romans des années 50 » (l'exercice en vaut un autre) je serai tenté de répondre : D'un Château l'autre , L'Innommable , Un Balcon en forêt  et Zazie dans le métro  ; en élargissant un peu la décennie j'ajouterai La Route des Flandres.  Sauf ce dernier qui peut apparaître comme le canon d'une nouvelle forme, ce sont des ouvrages atypiques, dont le statut générique apparaît paradoxal ou marginal quand on les compare au programme narratif et idéologique de La Condition humaine .

45 La réflexion de Johan Faerber est très éclairante pour ce que désigne l'expression « nouveau roman ». Il me paraît nécessaire, en prolongeant ses analyses, de distinguer trois phénomènes. Le premier est la déconstruction du modèle naturaliste, menée avec virtuosité dans L'Ere du soupçon. Cette critique constitue une base commune à la plupart des romanciers « novateurs » de la période, et à ce titre elle déborde le groupe, même dans la version large que donne la « photo Minuit ». Le second est la constitution d'un modèle narratif spécifique (celui que Faerber qualifie de « fiction ») : il correspond assez étroitement aux premiers romans de Robbe-Grillet ( Les Gommes , Le Voyeur ,  La Jalousie ), auxquels on peut donner un caractère canonique ; les romans « structuraux » de Claude Simon en dérivent sans ambiguïté. Ni Beckett, ni Sarraute, ni Duras ne correspondent à ce type, et leur rattachement au groupe relève avant tout d'une stratégie éditoriale. On peut considérer en revanche La Modification comme un compromis réussi entre le modèle « nouveau » de Robbe-Grillet et la forme traditionnelle du « roman d'analyse », ce qui explique sa reconnaissance immédiate - et par contrecoup sa position particulière dans le corpus.  Le troisième est l'invention du « Nouveau Roman » en tant que tel, entreprise à laquelle ont concouru sur des plans différents Robbe-Grillet (qui poussait à l'expansion de son modèle), Lindon, et plus tard Ricardou, constructeur d'une théorie postiche mais qui allait fournir une vulgate critique.

46 Quant à la poésie j'ai suggéré plus haut que son histoire se jouait dans une sorte de triangle dont les sommets correspondraient à Char, Ponge et Prévert. Du côté de Char se mène une entreprise de refondation par une remontée aux Présocratiques via Heidegger et Hölderlin, qui inscrit la poésie non dans une histoire de la philosophie mais ce qu'on pourrait appeler une idée de la philosophie (ou une Ur-philosophie ). Chez Blanchot et chez Bataille on trouve une perspective assez proche : c'est bien la poésie (ou la littérature « essentielle ») qui est posée comme horizon de la philosophie, et non l'inverse. Bonnefoy s'inscrit aussi dans ce champ, avec une ontologie positive de la « présence » et du concret qui fait couple avec l'ontologie négative de Blanchot - et se détermine de façon plus décisive dans un dialogue avec Bataille, celui de L'Improbable  contre « l'impossible ». Chez Ponge en revanche, on assiste à une entreprise de rénovation de la poésie par une ré-articulation de la topique et de la technique, sur un horizon rhétorique (et non métaphysique) : le rôle de Paulhan dans l'élaboration du Parti-pris des choses  est très significatif. Cependant la chronologie ne coïncide pas exactement avec notre période : l'essentiel s'est joué avant la guerre, et le second acte correspond à la promotion de Ponge par Sollers dans la première phase de Tel quel , au début des années 60. Enfin Prévert : ce qu'il nous fait voir, c'est l'angle sous lequel on est fondé à dire que la poésie ne survit pas à la Résistance. Paroles  est le point où « comme tout en France », la Résistance « finit par des chansons ». Par son succès éclatant le recueil constitue un seuil au-delà duquel la demande sociale de lyrisme, que satisfaisaient les poèmes du Crève-coeur ou du Rendez-vous allemand , échappe à la littérature - qui n'a cure de répondre à cette demande. Le recueil n'a pas de postérité dans la poésie ; c'est la dernière convergence massive (comme Toi et moi  de Géraldy l'avait été à son heure) entre poésie et public. Les chansons de Boris Vian se situent sur un plan différent, de même que les adaptations du Roman inachevé d'Aragon ; dans la période suivante Gainsbourg, qui est l'héritier de Vian, fait des disques et non des livres : les lecteurs de Prévert ont changé de rayon.

47 Dans les années 50 le discours sur la littérature a changé plus profondément peut-être que la littérature elle-même : il s'est réorganisé de fond en comble. Le processus s'est déroulé, en gros, en trois étapes successives, touchant : 1) la thématique, dans les années 50 ; 2) la structure, dans les années 60-70 ; 3) l'énonciation, à partir des années 80.

48 Cette restructuration s'explique par la conjonction de deux facteurs fondamentaux, qui convergent au lendemain de la guerre : l'obsolescence du discours sur le « coeur humain », objet principal de la littérature de fiction, face à de nouveaux discours de savoir (anthropologique, sociologique, psychanalytique) ; et la nécessité imposée par « Hiroshima et Buchenwald » de « fonder la notion de l'homme ». On se tourne donc vers la littérature - mais comment dire ce que dit la littérature ? La réinvention se fait aussi sur fond de cet oubli du savoir rhétorique qui a coïncidé avec la promotion de l'histoire littéraire positiviste. Dans les années 50 nous sommes au plus bas, dans le creux qui s'étend entre Valéry et la redécouverte dont Barthes sera un des initiateurs, mais dont les effets n'apparaîtront qu'avec la diffusion des travaux de Fumaroli et de Frances Yates, dans les années 80. La manière même dont Paulhan s'efforce de reconstruire la réflexion sur les lieux communs est significative à la fois de cet oubli et de l'ampleur des questions qu'il laisse vacantes.

49 Bien plus que celles de la structure, les années 50 sont celles de l'avènement de la critique thématique, à la fois herméneutique, taxinomie et mode de lecture. Les grandes lignes sont faciles à dresser : d'une part Bachelard, par qui le lien se fait avec l'école de Genève, Jean-Pierre Richard ( Littérature et sensation ), Charles Mauron ; d'autre part le couple remarquable que constituent chez Barthes le Michelet  et les Mythologies. Quant aux discours de référence, il y en a trois principaux : la phénoménologie, référence omniprésente mais dont les fondements et les effets sont délicats à apprécier, l'anthropologie et la psychanalyse. Les trois se recoupent dans les études de Bachelard, comme le montrent bien des titres tels que Psychanalyse du feu , et s'articulent chez lui à une réflexion sur la rêverie littéraire qui inscrit l'entreprise critique dans une filiation romantique (et qui laissera des traces profondes chez Gracq). Ce qui est en jeu, c'est précisément la compréhension du « contenu » de la littérature : anthropologie et psychanalyse permettent de réarticuler « l'homme » dans sa dimension sociale et dans son intériorité ; dans cet espace, entre Sartre, Lacan, puis Gilbert Durand, le mot d' « imaginaire » circule avec une valeur changeante. Cette réarticulation déporte la critique littéraire du côté des sciences humaines et de l'histoire culturelle, comme le montrent clairement les Mythologies  ; mais c'est aussi un élargissement du champ, et la continuité de celles-ci avec le Michelet n'en est que plus frappante. On peut se demander en revanche si le déplacement du discours sur l'homme ne contribue pas à déposséder la littérature de ce contenu. Les tirades de Robbe-Grillet contre l'anthropomorphisme semblent s'inscrire dans cette perspective ; mais lorsqu'il ne reste à la littérature que la surface des objets, la phénoménologie retourne (sans le savoir ?) à la rhétorique : la réalité « brute », c'est le triomphe de l'ekphrasis.

50 Chez Barthes la topique ne s'oppose pas à la structure ; il va d'ailleurs de même chez Bachelard : mais sur ce point la position de Barthes a valeur de paradigme. Les mots « structure » et « thématique » voisinent dans le texte liminaire du Michelet , dont la perspective est à bien des égards préstructurale (mais on pourrait aussi y voir un plagiat par anticipation du post-structuralisme). Entre les deux périodes il n'y a pas de coupure mais un déplacement d'accent. Les lieux de conversion sont bien identifiés : on les trouve dans « Le mythe, aujourd'hui » (1956) et dans « Langage et vêtement » (1959), dont la démarche est déjà celle du Système de la mode. Dans le premier de ces deux textes le passage sur « Le mythe, à droite » mérite à mon avis une attention particulière [26] . L'énumération de lieux argumentatifs (la tautologie, le « ninisme », etc.) offre une remarquable articulation entre topique, structure et herméneutique du sens commun : c'est une variante (« située » par son engagement politique) du Dictionnaire des idées reçues - un dictionnaire de structures et non de formules, autour duquel Sartre et Paulhan, entre autres, viendraient dialoguer avec Flaubert et Léon Bloy. Cependant Barthes n'est pas structuraliste au sens de Lévi-Strauss, et il ne le sera pas davantage dans les années 60 (il serait plus proche de Deleuze). Il ne construit pas de modèles, et ceux qu'il diffuse - Hjelmslev en particulier-, bien qu'il en fasse usage, ne sont pas de lui. Ce qu'il produit, ce sont des classifications qu'il fait fonctionner comme des répertoires de phénomènes signifiants et si l'on peut dire, de pièges à indices. La connotation, outil en lui-même assez rudimentaire, sert à cette chasse : elle introduit une sorte de clinamen  dans les manifestations du sens. C'est une démarche dont l'horizon se situe sans ambiguïté du côté de la lecture, non de la science.

51 L'articulation topique-structure fournit un des points de passage des années 50 vers les années 60 ; cependant ce passage ne constitue pas une coupure épistémologique. La question demanderait à être reprise dans une étude d'ensemble sur les rapports entre phénoménologie et sciences du langage. Relevons simplement deux faits significatifs qui datent - comme Godot , comme Les Gommes , comme la mort de Staline - de l'année 53. En janvier la leçon inaugurale de Merleau-Ponty au Collège de France s'intitule Eloge de la philosophie  : Saussure y est appelé à prendre la relève de Hegel et Marx pour « fonder une nouvelle philosophie de l'histoire [27]  ». La même année (peu après la scission du mouvement freudien et la fondation de la Société française de Psychanalyse) Lacan formule l'idée que « l'inconscient est structuré comme un langage ». Ce qui caractérisera la décennie suivante, c'est la convergence de ces réflexions, leurs multiples articulations et leur fusion dans une utopie pan-linguistique, dite « théorie du texte » : mais c'est un autre chapitre de l'histoire.

52 Les années 50 peuvent être considérées comme la première phase d'une période plus large qui couvre une trentaine d'années et se termine dans les années 80 (le passage partiel de l'édition sous le contrôle de groupes, la mondialisation du secteur du livre, l'importance croissante des « produits dérivés », constituant probablement l'amorce d'un autre cycle). Globalement cette période est marquée par un affaiblissement du principe d'autonomie auquel les phénomènes que j'ai décrits contribuent de façon variée. Son résultat est assez clair : amenuisement social de la « fraction la plus autonome », effets pervers de l'institutionnalisation des avant-gardes, déplacement du front du « nouveau » dans la périphérie et hors du champ littéraire ; tout cela se mesure aisément par rapport au moment d'équilibre que formait l'entre-deux-guerres.

53 Dans cette histoire d'ensemble, la particularité des années 50 peut être résumée d'un mot : c'est la période dont le lieu commun est « qu'est-ce que la littérature ». Cette conclusion ne contredit pas ce que j'observais à propos de la « Nouvelle » NRF : car ce qui est partagé c'est la question, non la réponse. Là réside l'historicité profonde du texte de Sartre, au-delà de l'intention qui le portait. Dans la période précédente (hormis la position de principe des surréalistes) on ne s'interroge pas sur « la littérature » ; la réponse semble aller de soi, la question est sans objet. Le débat porte sur des sujets partiels, comme la poésie « pure », la structure et les limites du roman. Dans les années 60 c'est le « texte » qui forme un point focal, dans une moindre mesure la critique. Mais pendant la douzaine d'années que j'ai évoquée c'est bien « la littérature » qui est interrogée, sollicitée, sommée de se maintenir ou de se réformer ; on demande ce qu'elle est, ce qu'elle peut, où elle va. A propos de tout ce qui fait événement tend à se former une polarisation entre ce que Claude Mauriac a nommé « l'alittérature » et une littérature réaffirmée tautologiquement (« c'est de la littérature », « la littérature c'est la littérature ») : pas seulement à propos de Robbe-Grillet et de Beckett, mais à propos de Sartre et Beauvoir, à propos des prix littéraires, ou plus significativement encore à propos de Bonjour tristesse  et du « phénomène » Sagan. Au-delà des milieux intellectuels, c'est toute une société qui semble avoir eu le souci  d'une littérature qui était encore son horizon commun et la source symbolique de son identité ; le souci, c'est-à-dire (et là nous devons rendre justice à la profonde intuition de Blanchot) la conscience de sa disparition.