Colloques en ligne

Eric Eigenmann

Portrait du Lecteur en percussionniste (Histoire du soldat de Charles Ferdinand Ramuz)

1La pièce de théâtre à laquelle il travaillait avec Igor Stravinsky, Charles Ferdinand Ramuz l’a successivement intitulée, en février et mars 1918, Le soldat et le diable, Histoire du soldat, du diable et du violon, Le Soldat, le diable et le violon, puis Le Soldat, le violon et le diable, indiquant enfin dans l’ordre des substantifs non plus seulement le protagoniste, en la personne du militaire, mais aussi la position centrale de l’instrument de musique que s’y disputent les deux personnages nommés. Lorsque, en juillet de la même année, il revient partiellement en arrière et opte pour le titre définitif – Histoire du soldat, suivi de l’indication « Lue, jouée, mimée et dansée » –, il met cette fois au premier plan l’histoire en tant que telle, soit en filigrane qui la raconte, voire qui l’écoute ou la lit. C’est d’ailleurs un conte populaire d’Alexander N. Afanassiev, « Le déserteur et le diable », qui inspire le texte en premier lieu1. L’écrivain a proposé au compositeur « d’écrire, plutôt qu’une pièce de théâtre au sens propre, une “histoire”, lui faisant voir que le théâtre pouvait être conçu dans un sens beaucoup plus large qu’on ne le faisait d’ordinaire et qu’il se prêtait parfaitement, par exemple, […], à ce qu’on pourrait appeler le style narratif2 ». Le théâtre du siècle suivant, jusqu’à nos jours, lui aura donné amplement raison sur ce point, bien au-delà des dispositifs épiques d’un Bertolt Brecht ou des narrations d’un Philippe Minyana.

2Cependant, là où l’on attendrait, pour raconter cette histoire, un narrateur ou un récitant, Ramuz place « Le Lecteur », personnage qu’il qualifie de « fondamental3 ». Il figure en tête dans la liste liminaire des personnages, devant le Soldat (prénommé Joseph), le Diable et la Princesse (muette). Ce ne sont donc pas des narrations mais des « Lectures » qui alternent avec les « Scènes », plus ou moins dialoguées, de la pièce. Elles sont ainsi nommées les unes et les autres, et même numérotées dans les premières versions du texte. Le texte de la première représentation, qui fut donnée le 28 septembre 1918, s’ouvre sur une « lecture » :

3Après quoi commence une « SCÈNE AU BORD DU RUISSEAU » : « On voit Le Soldat qui joue du violon. […]5 ». Le verbe voir et son sujet ne sont pas anodins : selon l’heureuse formule métaphorique de Philippe Renaud, « ce que “lit” le Lecteur est un livre d’images6 », qui s’ouvre et se ferme au rythme de l’ouverture et de la fermeture du rideau – rideau de scène, c’est doublement le cas de le dire. L’alternance n’est toutefois pas stricte, car il arrive au Lecteur d’assumer aussi dans ces scènes l’énonciation du discours des personnages de l’action représentée, à savoir le soldat et le diable. A la représentation, les comédiens chargés de ces deux rôles, privés de la réplique qui devrait leur revenir, font dans ce cas office de simples figurants. Et surtout, métalepse qui n’a pas échappé non plus à l’auteur de Ramuz ou l’intensité d’en-bas, le Lecteur « va jusqu’à dialoguer avec le soldat7 », communiquant contre toute rationalité avec celui dont il lit l’énoncé des faits et gestes. Dès la version 3 du manuscrit, datée des 29 avril et 2 mai 1918, « lectures et scènes ne sont plus “imperméables”8 », de sorte que, à la représentation, « quand [l’auditeur, sic] voit et entend le lecteur s’adresser au soldat, il se demande si on lui raconte une “histoire” ou si on la lui joue9. »

4C’est cette irruption du Lecteur dans un autre niveau de réalité – dans une autre dimension, dirait l’amateur de science-fiction – que je vais observer, tout particulièrement dans deux scènes généralement désignées comme la « Scène de l’auberge » et la « Scène du jeu de cartes » (ou « Scène des deux violonistes »), qui couvrent environ les deux tiers de la seconde partie d’Histoire du soldat10. Je me référerai au texte établi par Doris Jakubec et Alain Rochat en 2008 pour les Œuvres complètes, qui reprend l’édition originale de 1920, tout en la confrontant au texte de la création et à quelques autres versions, antérieures et postérieures11.

Trois périodes, trois régimes énonciatifs

5Il faut tout d’abord restituer la temporalité de ce qui vient d’être exposé de façon synthétique. La dualité du Lecteur évolue au cours de la pièce et plus particulièrement dans la seconde partie, dont l’ouverture est révélatrice :

6Le soldat ne rentre plus chez lui, il s’en va droit devant lui vers une destination qui semble autrement plus aléatoire. L’altération préfigure celle du Lecteur : après une entame identique à l’incipit de la pièce13, il va emprunter, à l’instar du soldat, de nouvelles voies – énonciatives surtout en ce qui le concerne, soit de nouvelles voix. Il prêtera davantage la sienne au Soldat, qui ne s’exprimera presque plus que sous sa houlette, voire sous sa dictée. Plus précisément, trois périodes se dessinent, que déterminent trois régimes énonciatifs pour le Lecteur.

7La première période, la plus longue, couvre toute la première partie de la pièce et la moitié de la deuxième. Le récit y entrelace, signalées ou non par des guillemets, les voix du soldat, du diable et d’un « on » pour ainsi dire universel (« est-ce qu’on fait attention à ce que les gens qu’on ne connaît pas vous disent ? »), ainsi que du discours indirect libre, qui revient encore au Soldat (« si on se reposait un moment ? Mais le fichu métier qu’on a ! »). Bien que d’autres personnages soient mentionnés, le Lecteur ne rapporte jamais leur discours, jusqu’au moment où il relate l’événement suivant : la fille du roi ayant été promise, au son du tambour, à qui la guérira de son mal, « un homme » encourage le Soldat, attablé dans une auberge, à tenter sa chance. Cette intervention se montre d’autant plus remarquable qu’elle est superflue sur le plan de l’intrigue, puisqu’elle ne fait que répéter au Soldat, qui pourrait aussi bien se présenter à la cour de sa propre initiative, les informations qu’il vient d’entendre. C’est le début de notre deuxième période, la plus brève mais aussi la plus passionnante. La troisième en effet marquera globalement un retour au régime énonciatif de la première.

Les coups de poing (Scène de l’auberge)

8Dans l’auberge donc, l’homme que cite le Lecteur conclut son intervention en ces termes :

9Et le texte de continuer ainsi :

10« Pourquoi pas ? » : la question marque un tournant que balisent de part et d’autre deux coups de poing apparemment aussi insignifiants que l’énoncé qui les accompagne, ou qu’ils accompagnent. Ces coups recèlent pourtant une profondeur qu’on peut qualifier de polyphonique, tant elle va de pair avec celle qui affecte le premier « pourquoi pas ». C’est au Lecteur que la didascalie attribue le geste, qui se joint naturellement à la parole, mais il pourrait aussi bien revenir à « l’homme » de l’auberge, dans la continuité de ce que celui-ci vient de proposer (« ça vaut le coup… Pourquoi pas »15) ou encore être déjà le fait du Soldat, si l’on considère la suite, dont l’énonciateur ne fait aucun doute (« Pourquoi pas, après tout. Au revoir collègue et merci du renseignement ! »). Il n’est pas certain, de surcroît, que les deux « pourquoi pas » sortent de la même bouche. Le passage du mode interrogatif à l’affirmatif suggère au contraire que le second interlocuteur répond au premier par cette répétition déjà, avant de le saluer. Etant donné l’énonciation propre à l’écriture ramuzienne, ce n’est pas la première équivoque de ce genre dans la pièce, mais jamais l’équivoque n’a été aussi grande ; jamais non plus n’a été mentionné jusqu’ici, pour le Lecteur, le moindre geste physique.   

11Si des coups de poing de la part du Lecteur étonnent, il faut savoir que l’écrivain, hésitant manifestement à leur sujet, les a d’abord attribués au Soldat. Dans le texte joué lors de la création de la pièce, ils ne sont pas indiqués par une didascalie mais par le Lecteur, au cours de son récit :

12C’est bien la voix didascalique qui intervient en revanche dans la version radiophonique d’Histoire du soldat, en 1940, pour ne mentionner dans cette scène qu’un simple et unique « coup de poing sur la table »17 ; il est vrai que le seul plan auditif complique l’identification du frappeur.  

13La gestuelle du coup observée jusqu’ici privilégiait le plan visuel, or le plan auditif appelle la même attention. Le doute sur l’identité de son auteur plaide en ce sens, car le coup – important dès lors autant que celui qui le porte – évoque à la fois, dans son acception sonore, la percussion physique et la percussion orchestrale, soit le bruit et la musique. Bien sûr, on jugera ici ténue la dimension musicale et rythmique… Il est pourtant indéniable, à comparer les versions successives notamment, que Ramuz s’est attaché à la travailler. Il a rapproché d’une part les deux coups, auparavant beaucoup trop éloignés l’un de l’autre pour instaurer le moindre effet de rythme ; il les a insérés, non pas certes dans un passage musical, mais en contrepoint d’une composition textuelle clairement fondée sur la répétition ; à la lexicale s’ajoute la répétition phonétique, celle de la consonne explosive (ou occlusive) [p] en particulier, aux côtés des phonèmes vocaliques [u] et [a], sans oublier le jeu sur le mot « coup » lui-même :

14Ces coups frappés sur la table offrent ainsi un point d’intersection entre la création de l’écrivain et celle du musicien, d’autant plus que chez Stravinsky, Philippe Girard le souligne, l’« attention se porte sur le timbre pur, sur l’alliage de sons bruts18. » La forte mobilisation de la percussion dans cette partition de Stravinsky participe de ce penchant : dans l’orchestre pourtant réduit d’Histoire du soldat, elle comporte, intervenant souvent de concert, pas moins d’une cybale suspendue et quatre tambours, à savoir une grosse caisse et un tambour à proprement parler, ainsi qu’une grande caisse claire et une petite caisse claire, « toutes deux jouées sans timbre », soit sans portée mélodique, privilégiant précisément le coup en tant qu’impact brut19.  

Le coup de main (Scène du jeu de cartes)

15Après quelques vers relatant l’engagement de Joseph comme médecin auprès de la fille du roi, la scène suivante donne lieu à une nouvelle intrusion du Lecteur dans l’espace du Soldat, qui, assis dans une salle du palais, subit les sarcasmes du Diable. C’est la scène dite du jeu de cartes. Pour la première fois de la pièce, « Le Lecteur s’adresse tout à coup au soldat »20 pour l’exhorter à « casser les reins » de son infernal bourreau au même instant où celui-ci, qui fait « des jongleries » sur le violon qu’il a extorqué au Soldat, s’écrie : « Musique, musique, musique ! » Au même instant ? Oui, car la mise en page s’établit alors en deux colonnes, l’une pour le Diable, l’autre pour le Lecteur et le Soldat, qui se trouvent tous deux « du même côté », à partager le même adversaire.

16À partir de cette adresse du Lecteur au Soldat, la polyphonie cesse pour un temps. Dominé par le mode impératif, le discours relève d’un sujet de l’énonciation unique. Il le souligne, c’est en son nom propre que le Lecteur intervient (« tu lui peux quelque chose, je te dis »22), comme le signale aussi la didascalie attributive, dans l’édition des Œuvres complètes, en substituant Le Lecteur à Lecture en tête de réplique, ici encore pour la première fois et jusqu'à la fin de la scène, soit aussi longtemps que celui-ci soufflera à Joseph comment jouer, combien miser. Le message ne manque pas d’atteindre son destinataire : « Le soldat lève la tête et regarde le Lecteur », il ne l’avait jamais fait non plus, et tout aussitôt, « brusquement », il apostrophe le Diable: « Jouez-vous ? on a de l’argent. » Tout confirme qu’une rupture a bien eu lieu, à commencer par l’exceptionnelle surprise du Diable, « s’arrêtant, étonné. Comment ? »23 Les voix du Lecteur et du Soldat tendent alors à se confondre, lorsque la seconde fait écho à la première – les différences même d’énoncés sont estompées par la paronomase : « Hardi ! 100 sous / Je dis : 100 sous » ; ou lorsque, une fois le Diable renversé, la première continue la seconde en une énonciation chorale fondée sur le commun sujet de la troisième personne « on », qui connaît ici quatorze occurrences en dix vers :

17Le Diable ne s’y est d’ailleurs pas trompé, un peu auparavant, en répondant directement au Lecteur, sur le fond comme sur la forme25 :

18L’intonation requise ici à deux reprises par la didascalie, le cri, peu conforme à l’exercice de la lecture, trahit également, en principe, un investissement personnel d’ordre affectif qui caractérise précisément le Soldat: le Lecteur semble donc bien avoir pris sa place.

19C’est alors qu’on relit d’un œil plus clairvoyant la didascalie qui ouvre cette scène : « Le rideau se lève. / On voit la même salle du palais. Le soldat est assis avec un jeu de cartes à une petite table toute pareille à celle du lecteur. Une chopine et un verre, comme le lecteur. Il faut qu’il y ait parfaite symétrie 27 ».Cette didascalie perdurera dans les éditions Grasset et Mermod, revues par l’auteur28. Le texte de la création, en revanche, ne contenait pas un mot au sujet d’une ressemblance entre les deux installations, et pour cause : l’installation du Lecteur était passée sous silence. Mais il instaurait entre le Diable et le Lecteur un dialogue dont l’importance saute aux yeux malgré sa brièveté, et qui a été supprimé dans l’édition de 1920 ; puis un autre dialogue long de six pages entre le Diable et le Soldat, à qui revenait toute l’initiative du défi lancé au Diable: jouer aux cartes29.

De la lecture à l’identification (le souffle du fantastique)

20Cette démarche comparative montre que, sur les deux plans de la scénographie et de l’énonciation, indissociables au théâtre, Ramuz a modifié son texte de manière à élaborer, voire à surdéterminer un rapprochement entre le Lecteur et le Soldat, au détriment de celui qui s’esquissait auparavant entre ce même Lecteur et le Diable. Son journal en garde la trace en date du 10 mai 1919, lorsqu’il écrit : « le lecteur est à la fois soldat (jamais le diable) », avant d’ajouter que ce singulier personnage « prend parti »30.

21En étudiant l’évolution du manuscrit, Philippe Girard et Alain Rochat ont bien perçu la question que pose sur ce point le travail de l’écrivain :

22La thématique du double paraît cependant réductrice pour caractériser les rapports qu’entretiennent ces deux personnages dans la seconde partie, tandis que la notion unilatérale de porte-parole, appliquée au Lecteur, rend mal compte de la Scène du jeu de cartes, où il arrive que le rapport de délégation entre les deux locuteurs s’inverse. Cette parenthèse dans l’exercice des fonctions du Lecteur demande encore à être précisée.

23Pour donner à celui-ci corps et mouvement, la plupart des metteurs en scène de la pièce semblent préférer la figure du conteur, plus spectaculaire, dont Ramuz a introduit l’idée en évoquant, pour la représentation de la pièce et sa tournée, la tradition du théâtre de tréteaux. Rien n’indique pourtant, avant et après l’irruption du Lecteur dans la diégèse, qu’il outrepasse les prérogatives de son nom : lecteur au début de la pièce, il se retrouve tel à la fin, devant le rideau qui se baisse pour la dernière fois. La didascalie du manuscrit original le décrit d’un bout à l’autre de la pièce en position assise, lisant. Supprimée par la suite, cette indication a été rétablie par le metteur en scène Alfred Roulet en 1945, avec l’assentiment de l’auteur. Dans ses Souvenirs sur Igor Stravinsky (102), Ramuz écrit enfin : « il y avait un lecteur, espèce toute nouvelle » ; il n’aurait pu en dire autant d’un conteur.   

24Or c’est ce même Lecteur qui se projette dans la diégèse, le temps de deux scènes cruciales. Les arguments ne manqueraient pas pour y reconnaître l’accomplissement d’un processus d’identification, courant dans l’expérience de la lecture, qui se ferait en l’occurrence en deux phases successives. Dans la scène de l’auberge, le personnage qui fait son entrée pour signaler à Joseph l’intérêt de l’appel royal paraît tout désigné pour servir de cheval de Troie dans l’univers de la fiction, se prêtant d’autant mieux à être investi par le Lecteur qu’il n’est caractérisé que par ce simple nom : « l’homme »… Comme le Lecteur dans la scène suivante, il conseille le Soldat, l’exhorte à agir, lui souffle même ses répliques. Son geste préfigure l’intrusion vocale du Lecteur dans le palais du roi, plus précisément dans le personnage du Soldat dont il prend le contrôle : cette intrusion aboutira à un renversement de pouvoir décisif bien que provisoire. Bref, le Lecteur de Ramuz tenterait le diable en s’immisçant, ne fût-ce que pour un moment, dans une histoire apparemment toute tracée, afin d’y imprimer son désir… Si la dimension fantastique de cette interprétation ne manque pas de séduction, son implication psychologique peut paraître déplacée. Tentons donc d’emprunter, pour conclure, une autre voie.

Narration homodiégétique (l’hypothèse de l’autofiction)

25Dès lors que le Lecteur cesse ouvertement de l’être, qu’il cesse de lire pour dialoguer avec le Soldat, les limites entre distance et participation se brouillent. Un premier état de « Scène de la princesse malade », étudié et cité par Girard et Rochat, est instructif à cet égard :

26« J’ai dit », dit et redit le Lecteur… Le texte multiplie les éléments de discours à la première personne, notamment les verbes de parole, qui fondent le constat des deux critiques romands : le Lecteur « endosse le rôle du soldat », lequel est interlocuteur du roi. D’un autre côté, le Soldat se présente lui-même comme lecteur du « ciel écrit » ; par cette réciprocité, Ramuz confirme le rapprochement de ces protagonistes. Mais le Lecteur agit « sans jouer véritablement ». Préconisée par Brecht comme exercice d’acteur, l’énonciation même du discours attributif contribue à désengager son sujet de la réplique du soldat à laquelle il prête sa voix, soit à suspendre le « jeu » dramatique que la profération tendrait à susciter, au profit de l’acte narratif : la distance de la lecture se réduit à celle de la narration, formellement homodiégétique en l’occurrence. Dans cette perspective, ne pourrait-on pas considérer que le pronom de la première personne désigne finalement celui qui le profère avec tant d’insistance ? Le Soldat-médecin renverrait-il à un Lecteur-soldat ? Le texte, il est vrai, se présente alors comme si le Lecteur racontait sa propre histoire – à l’instar de l’homme de l’auberge, « moi aussi j’ai été soldat ». Quitte à l’inventer.

27Le facteur musical n’est pas sans contribuer à l’identification des deux instances personnelles extra et intradiégétiques, en raison du caractère englobant de la musique, qui, loin d’intervenir comme une simple musique de fond ou de marge, détermine, par son rythme notamment, l’action de Lecteur comme celle du Soldat. « La musique assume […] une fonction narrative bien plus que décorative33 », résument Girard et Rochat. La percussion en particulier, combinée au silence, caractérise sur le plan auditif les apparitions du diable et notamment l’emblématique « Marche triomphale du diable », s’achevant par un solo de percussion qui clôt également la pièce :

28C’est en réalité dès la première rencontre avec le personnage aux pouvoirs surnaturels que le soldat et le violon avaient chacun perdu leur âme. L’assourdissant morceau final, « toute mélodie éteinte »35, plonge avec eux dans le silence la voix du Lecteur et deux pauvres coups de poing sur la table, dérisoire tentative de révolte qui se voit renvoyée à son humaine impuissance.

29Ouvertes par les coups de la plume de Ramuz, qui s’inscrivent dans la riche série de ceux que frappe la « mailloche » dans la partition de Stravinsky, les perspectives interprétatives que je viens d’esquisser éclairent en définitive toutes deux, selon une relation réciproque, un processus d’identification : tantôt du Lecteur au Soldat, tantôt du Soldat au Lecteur. Devant un tel jeu polyphonique entre texte et musique, le spectateur ou la spectatrice adoptera l’une ou l’autre, ou ne le fera pas. Mais après tout – coup de poing sur la table – pourquoi pas ?...