Colloques en ligne

Sylviane Dupuis

« C’est la musique qui l’a fait se lever ». Ramuz musicien de la langue

Voir ou entendre

1Henri Meschonnic,dans son essai Célébration de la poésie, qui se referme sur un « Manifeste pour un parti du rythme », observait avec la radicalité et le goût de contrer les idées reçues qui le caractérisent que, du point de vue du rythme, ou de celui de l’art de « suggérer » préconisé par Mallarmé, « c’est l’écoute, et l’oralité […] qui font le poème. Pas la vision. Pas le visible. » ; pour lui, les métaphores spatiales et visuelles sont inefficaces pour penser la poésie : « Non au voir pris pour entendre1 » !

2On peut légitimement estimer que ces deux dimensions du voir et de l’entendre ne sont pas incompatibles, et peuvent très bien coexister dans ce que convoque le poème… Mais l’opposition que pointe ici Meschonnic de façon polémique, pour revaloriser le rythme, ou la musique de la langue, en poésie (on se souvient de Nietzsche opposant déjà auteurs « picturaux » et auteurs « musicaux »), pourrait tout aussi bien nous ramener à Ramuz, et à sa réception réductrice comme « peintre » (dont lui-même est en partie responsable), alors qu’il est tout autant – et peut-être même d’abord – un musicien.

3En témoigne très tôt son Journal. En novembre 1901 (il a vingt-trois ans), Ramuz, qui déjà se sait et se veut écrivain2, mais qui doute, comme ce sera si souvent le cas, de ses forces créatrices, écrit : « Je voudrais être musicien, improviser mon âme sur un piano. Il me semble que là seulement je trouverais à m’exprimer. L’impression vive, l’émotion ne peuvent se traduire chez moi en paroles3 » ; et déplore : « nul ne devine ce que je porte en moi ; nul n’entend mes musiques4 ». Un an plus tôt, il notait : « La musique supprime momentanément en moi certaines facultés pour en augmenter d’autres. Le raisonnement s’annule[,] la mémoire aussi ; mais l’imagination, la puissance d’évocation, la sensibilité s’accroissent d’autant. C’est pourquoi elle me fait souffrir cruellement en me procurant des jouissances indicibles.5 ». Au point qu’à l’opéra, il peut soit regarder (décor et personnages « qui peuplent la scène »), soit entendre, mais jamais faire les deux à la fois : car « si j’écoute la musique, si je m’y fonds je ne vois plus rien et je ne comprends plus le sens des phrases. La fatigue est insoutenable. […] Ainsi je préfère à l’opéra la symphonie qui a son sens en elle-même.6 ». Mais pourquoi « cette scission de mon être7 » ? s’interroge-t-il ; pour conclure que la cause en est, « peut-être, la violence des sensations purement physiques (par opposition aux raisonnements de l’esprit) » que lui procure la musique, cet art qui est, de tous, celui qu’il « goûte le plus ».

4Dans son Journal du 23 novembre 1903, il observe aussi qu’allant constamment « de l’un à l’autre » (entre vers et prose), « j’ai à peine commencé que ma pensée change de rythme, car c’est aux cadences qu’elle est sensible, et à sa forme musicale8 ». Allant plus tard jusqu’à affirmer, dans ses Souvenirs sur Igor Strawinsky : « Tout ce qui est rythme ou volume de son, ou encore ce qui est timbre, m’appartient de droit, parce que le rythme, le son, le timbre, ne sont pas seulement de la musique, mais ils sont au commencement de tous les arts9 ».

5On sait par ailleurs que Charles Péguy est l’un de ses contemporains ayant exercé poétiquement la plus forte influence sur Ramuz. Qui signe, en 1940, une préface10 à un choix de textes de Péguy aussi révélatrice de sa connaissance du poète que de son propre rapport à l’art11. Or, écrit-il, chez ce dernier, le « procédé de composition [poétique] est éminemment musical » :

l’auteur tour à tour introduit un motif nouveau ou se débarrasse de celui qu’il vient de traiter, quitte à le reprendre plus loin, l’ensemble s’écoulant d’un seul mouvement et d’une seule masse, comme dans une symphonie.
À l’ordre logique, Péguy substitue constamment un ordre qu’il faut bien nommer, faute d’un autre mot, « poétique », ou encore intuitif […] ».

6Et pourtant, de ce Ramuz musicien de la langue, on n’a cessé de répéter qu’il était avant tout un « visuel ». Michel Dentan parle à son sujet de « parti pris pictural12 » – et l’on cite à l’envi la célèbre phrase du Journal du 3 avril 1908 : « Mes idées me viennent de mes yeux, – si j’ai des maîtres, c’est chez les peintres.13 ». Jean Paulhan parlera après sa mort de « Ramuz à l’œil d’épervier14 ». Et Dentan va même jusqu’à diagnostiquer chez l’écrivain une « hypertrophie de la vision15 ». Mais il est aussi le premier à ne pas se contenter d’une telle affirmation, observant parallèlement que « Personne ne s’est avisé de soumettre l’œuvre de Ramuz à ces enquêtes statistiques, comme on l’a fait pour Racine ou d’autres grands écrivains, et qui permettent d’établir la fréquence du vocabulaire. Mais on peut supposer que s’y trouveraient en très bon rang le verbe “ voir ”, puis le verbe “ entendre ”.16 ».

7À l’« exaspération de l’acuité visuelle17 » pointée chez le romancier par Michel Dentan répondent à l’évidence une exaspération de l’acuité auditive et une passion pour la musique dont témoignent bien sûr sa collaboration avec Stravinsky et leur création commune de l’Histoire du Soldat,mais aussi l’œuvre romanesque dans son ensemble. Il faudrait se demander en quoi rythmes, bruits, sons, musiques et silences y font système (poétiquement, thématiquement…) ; quels sont les effets de cette « esthétique musicale » sur la prose du romancier ; et ce qu’elle nous révèle sur sa conception de l’art.

Ramuz-peintre versus Ramuz-musicien

8Car il y a deux Ramuz, non seulement à l’origine de l’œuvre, mais aussi, d’un bout à l’autre, consubstantiels à l’écriture ; et l’un ne va pas sans l’autre. Leur alternance forme un couple diastole-systole qui donne sa pulsion rythmique à l’écriture et sa profondeur à l’œuvre romanesque. Il y a le peintre, et le musicien. Il y a celui qui aspire à « agir sur le monde18 » – et le rêveur19. Celui, épris de maîtrise et de totalité, qui veut posséder par la vue ; et celui, intuitif et introverti, que dominent une sensibilité et une imagination hypertrophiées, qui est à l’écoute de ce qui tremble, du moindre signe, de la plus imperceptible sensation (le « petit bruit de craquement » des fourmis, dans Samuel Belet, ou celui des sauterelles, dans Jean-Luc persécuté), et qu’obsède l’énorme non-dit des relations humaines. « Je sens deux hommes en moi » note significativement Ramuz, à vingt-deux ans, dans son Journal20.

9Si l’œuvre est grande, c’est sans doute qu’elle emprunte, sans jamais les réduire à l’unité – alors qu’elle ne cesse d’y aspirer –, à ces deux Ramuz à la fois. L’écriture, mais aussi la puissance imaginative, par personnages et par fictions interposés, s’y travaillent progressivement vers la clarté à partir d’un violent refoulé (aussi puissamment sexuel qu’émotionnel), comme à partir de l’ignorance de soi21 et de la formidable ambivalence qui les sous-tendent. Foucault dirait sans doute que l’œuvre de Ramuz figure, à sa manière, une herméneutique du sujet. Qui s’élabore par le truchement, à la fois, d’Aimé Pache, artiste peintre, du Bolomey d’Adam et Ève – qui incarne, quoique de manière quasi parodique, une figure du créateur – ou d’Urbain, le musicien (dans La Beauté sur la terre) ; de Jean-Luc persécuté et du Ravinet vengeur de La Beauté (tous deux incendiaires) ; mais aussi d’Aline et du Garçon savoyard, les suicidés (aux deux extrémités de l’œuvre), et des deux héroïnes salvatrices – parce qu’elles incarnent l’amour de la vie opposé à la destruction et à la mort – de Derborence et de Si le Soleil ne revenait pas...

10Il est temps qu’une lecture critique tout à la fois stylistique, esthétique, philosophique et poétique restitue à la musique, aux sons, aux rythmes et au(x) silence(s) la place essentielle qui est la leur, en marge des images, ou sous elles, dans cette œuvre où voir et entendre, mais aussi toutes les violentes contradictions qui travaillent Ramuz lui-même, collaborent en permanence pour aboutir à la forme. J’en donnerai un seul exemple, emprunté à La Beauté sur la terre.

La Beauté sur la terre ou le corps à corps avec la langue

11Ravinet, l’ouvrier violent et possessif qui cherche à étreindre de force Juliette, incarnation romanesque de la Beauté, et tente de la violer, ressemble comme un frère au jeune Ramuz déclarant, dans son Journal du 9 décembre 1904, au lendemain de l’achèvement d’Aline : « J’étreindrai la langue et, la terrassant, lui ferai rendre gorge et jusqu’à son dernier secret, […] afin qu’elle me découvre son intérieur et qu’elle m’obéisse […], et parce que je l’ai connue et intimement fouillée.22 ». Il me semble figurer très ironiquement, dans ce roman de la maturité que Ramuz préférait entre tous et qui a clairement valeur pour lui de manifeste esthétique, un double obscur de l’écrivain. Interprétation que semblent encore renforcer l’étude des manuscrits préparatoires23 et des inédits, et le nom même de Ravinet, que je ne crois pas choisi au hasard. Dans une scène proprement inouïe, aussi bien quant à la musique de la langue, au rythme, au halètement, dans la phrase, des deux corps en lutte, que sur le plan de la focalisation (le point de vue, constamment érotisé, passant alternativement du poursuivant à sa proie), scène qui constitue la narration quasi cinématographique d’une tentative de viol, mais aussi, typographiquement, au cœur du roman, un bloc textuel de quatre pages sans alinéa très proche du poème en prose24, Ramuz, mêlant en virtuose réalisme visuel, bruit de l’eau et des pierres, et travail musical de la langue, pourrait bien avoir mis en scène son propre corps à corps avec l’écriture, sa « lutte avec l’Ange » et sa quête acharnée d’une beauté ou d’une perfection25 qu’à l’origine il ambitionnait orgueilleusement, par le moyen de l’art et de la volonté, de posséder comme une femme, mais qui le nargue et sans cesse lui échappe. Tout comme Juliette échappe en riant à son poursuivant qu’elle va jusqu’à provoquer depuis « en haut » : « Elle se penche sur le Savoyard. “ Oh ! le lâche ! le lâche ! il n’ose pas ! ”26 ».

12Ravinet – à l’instar de tant d’autres incendiaires, chez Ramuz qui les collectionne27 – finira par bouter le feu à la maison où s’était réfugiée la jeune femme, faute de pouvoir s’emparer d’elle, après avoir détruit « le grand miroir qui l’a eue souvent » comme s’il voulait tuer l’image de la beauté qui lui échappe, et s’anéantir avec elle (« – mais qu’une étoile se fasse seulement dans le verre et la vue qu’il avait de nous n’existe plus.28 »), tandis qu’elle prend la fuite avec le seul qui la comprenne sans chercher à abuser d’elle ni même la posséder : Urbain, le musicien.

13Jaloux de la séduction que l’accordéoniste (pourtant difforme) exerce sur Juliette, Ravinet, au début du roman, avait rageusement lacéré son instrument au moyen d’un couteau – usant d’emblée d’un geste à l’évidente connotation sexuelle. Or il se pourrait que dans le combat entre ce personnage violent, sensuel, destructeur, et celui qui s’occupe de son instrument, dit le texte, avec l’amour d’une mère pour son enfant, se jouent aussi, fantasmatiquement, le duel d’un Ramuz contre l’autre, et le sens même de l’œuvre ramuzienne, qui du début à la fin vise désespérément l’unité (l’Un) et l’harmonie, tout en ne cessant de faire alterner et se combattre création et destruction, unité et séparation, tendresse et violence, ou désir et folie... « Ah ! comment est-ce qu’on est fait et qu’est-ce qu’on cherche ? […] Ce continuel construire et détruire. » lit-on dans Travail dans les gravières29 – un roman inédit « recyclé » par Ramuz dans La Beauté sur la terre… qu’il manquera à son tour d’abandonner juste avant sa publication, au profit d’un nouveau projet de roman intitulé « Néant ».

Du vannier de Passage du poète à l’accordéoniste de La Beauté sur la terre

14« C’est la musique qui l’a fait se lever, la musique qui l’a fait venir.30 » : Urbain, l’accordéoniste, est le seul qui, au début de La Beauté sur la terre, parvient à arracher Juliette à sa prostration au moment de son arrivée dans ce village vaudois (jamais nommé) de la côte lémanique où, orpheline, elle débarque un jour telle une Vénus31 sauvée des eaux. « Une fille comme elle et la musique, ça va ensemble.32 » Rendue à la vie parce qu’à la musique (c’est la première occurrence du mot dans le roman), littéralement « ressuscitée33 » par la danse, Juliette, figure passante de la Beauté, fait pendant au Besson34 de Passage du poète (de 1923), cet autre roman ramuzien qui a valeur de manifeste, et dont on a pu dire qu’il est un art poétique en acte35.

15À l’opposé de Ravinet, qui tente de « tuer » la musique qu’il jalouse, mais à l’instar de Besson, Urbain incarne une figure du poète. Le narrateur observe d’ailleurs qu’il « parlait une drôle de langue. On aurait dit qu’il ne pouvait parler qu’à la condition de faire marcher d’abord son accordéon et il le faisait marcher.36 » : voilà qui rapproche clairement l’accordéoniste-cordonnier de l’écrivain et de la « langue-geste37 » qu’il revendique. Et c’est seulement quand Urbain joue de son instrument, ou que Juliette danse au son de la musique, qu’un très bref instant « Il y a accord avec tout.38 » ; « et, avant, il y avait plusieurs choses : là où elle se tient, il n’y en a plus qu’une.39 ». Dans La Beauté sur la terre, ce qu’ouvre aux hommes la musique confine à l’absolu.

16C’est la peinture, d’abord, et la musique, encore, qui viendront chercher Joseph, le protagoniste tragique du Garçon savoyard (l’un des tout derniers romans) : aux « grandes toiles peintes » qui ornent l’entrée du Cirque Continental (« Où est-ce qu’on est ? on est partout. On a quitté son pays, on est dans tous les pays à la fois.40 »), aux images fascinant le jeune homme en quête de rêve, succèdent les sons de la musique : « Elle, la musique l’a annoncée […]. Et finalement elle est parue ». Et la musique conduit à la danseuse – qui est ce qui dépasse (ou sublime) la nature : « Tout l’effort que les peintres ont porté sur leurs tableaux pour nous délivrer de nos nécessités et pour nous guérir, elle le porte sur elle-même. Ils transfiguraient ; elle se transfigure ». Son corps « monte verticalement.41 », elle est (comme la Vierge Marie) « femme et plus que femme » ; elle a échappé, illusoirement, à l’imperfection terrestre et, changée en lumière (telle la Béatrice de Dante) : « Elle n’a plus été que musique ». De la vue à l’ouïe, et de l’image au son – mais aussi du terrestre au supra-humain, un mouvement (anagogique) d’idéalisation se déploie – qui conduira Joseph (cet autre Savoyard), progressivement déconnecté du réel, au meurtre et au suicide, mais aussi, in fine, à la fusion avec cette image parfaite qu’incarne la danseuse, et qui l’appelle, croit-il, du fond des eaux42 où il se jette pour la rejoindre.

Nietzsche et le Carnet de citations

17Outre le Journal et l’œuvre romanesque elle-même, il faut mentionner le Carnet43. Ce « petit livre d’extraits » qui n’a cessé d’accompagner Ramuz, de décembre 1900 jusqu’à sa mort, et dans lequel il notait en vrac des bribes tirées de ses lectures qui lui servaient ensuite de matériau, confirme lui aussi son amour (voire son idéalisation) de la musique. On y lit par exemple cette citation, datant probablement du milieu des années 20, extraite du Don Quichotte de Cervantès (cité par Élie Faure) : « Là où il y a la musique, il n’y a pas place pour le mal ».

18De nombreuses phrases de Nietzsche – avec qui Ramuz partage la même ambivalence à l’égard de Wagner, ouvrier de l’œuvre totale, mais « malfaiteur » – témoignent par ailleurs, dans le Carnet, de la lecture enthousiaste qu’en a faite le jeune écrivain44. Or c’est au philosophe que l’on doit la fameuse formule du Crépuscule des idoles : « La vie sans musique est tout simplement une erreur », et cette autre, qui s’inspire de Schopenhauer (dans Le Monde comme volonté et représentation) et que Nietzsche reprend à son compte : « La musique touche immédiatement le cœur, car elle est la véritable langue universelle, partout comprise45 ». Pour lui comme pour Ramuz, la musique, indissociable de la danse, incarne l’art suprême.

19Comment se fait-il dès lors qu’en dépit des notations du Journal, malgré le véritable « manifeste » ramuzien que constitue La Beauté sur la terre, identifiant Beauté, musique et danse, mais aussi musique et « langue-geste » de l’écrivain – et en dépit de la musique même de cette langue, du rythme qui la soulève, du savant tressage entre vers et prose (celui du vannier-poète !) qu’elle élabore, dans Passage du Poète en particulier, le romancier continue de se voir défini, avant tout, comme un « visuel » ? Faudrait-il parler d’un refoulé de la critique ? Qui aurait longtemps privilégié, faute d’écoute, le romancier « réaliste », le peintre de la réalité46, au détriment de l’autre composante de Ramuz : celle du musicien de la langue ?

Bruits des hommes, des villes et de la nature

20Les romans ramuziens (il suffit de les relire avec l’oreille) sont par ailleurs remplis de bruits.

21Bruits de la nature, d’abord : ceux de la montagne traversée du « grand hurlement » des orages, du vacarme des avalanches et parfois d’un rire inquiétant, voire diabolique – mais aussi hantée par un silence « tellement trop grand » pour l’homme qu’il est comme la négation de la vie. Bruits de l’eau, ensuite : celle, terrible, des orages, ou celle, pacifiante, des fontaines ; celle des bisses et des rivières, eau courante qui avance – ou celle du lac. Une eau qui se transforme volontiers chez Ramuz en métaphore de l’écriture… ou de la musique. Ainsi, de Juliette, on lit (dans La Beauté sur la terre) : « Elle a eu toute la musique pour elle. Il lui a suffi de la remonter, comme elle aurait fait d’un cours d’eau.47 ». Ou de l’accordéoniste : « Et il va avec sa cadence, ensuite on entend venir une petite vague comme quand on bat des mains.48 » Ou encore, de Miss Arabella, la danseuse de corde (dans Le Garçon savoyard) :

on voyait [là-haut] sa chair par place se soulever, puis s’abaisser, se renfler à nouveau, décroître comme sur le lac les petites vagues un jour de beau temps.
Elle n’a plus été que musique, avancements et puis retours […]49

22Bruits de la ville, aussi. Et sons de la campagne : ainsi de l’heureuse et « grande belle chanson des cloches50 » du troupeau qui monte à l’alpage, ou des trois coups de la cloche de village annonçant la résurrection du monde à la fin de Présence de la mort.

23Crépitements du feu : que d’incendies, chez Ramuz51 ! Eux aussi, à l’instar de l’eau, dont le feu est l’élément complémentaire52, renvoient à l’écriture ; et on les retrouve affectés, tout au long de l’œuvre, de la même ambivalence : éléments omniprésents chez Ramuz, eau et feu s’y révèlent à la fois éléments de vie, de création, et de destruction.

24Et partout : bruissement des voix humaines, cris des enfants… Mais encore – ce qui est plus surprenant : sons de la guerre.

Bruits de guerre et apocalypse

25Ces sons qu’on n’entend plus en Suisse depuis si longtemps se révèlent d’autant plus obsédants, pour le jeune Ramuz, qu’ils sont un produit de l’imagination53. Et ils le poursuivent jusque dans les rues de Lausanne, comme le mentionne le Journal du 8 août 1914 :

Immense étonnement devant le manque d’imagination d’autrui. La foule dans les rues qui se promène, et moi je suis dans la tranchée, je vois tomber d’affreux obus dans une ville qu’on assiège, j’entends continuellement des cris de femmes et d’enfants… […] Sensation terrible d’isolement.54

26On retrouvera d’un bout à l’autre de l’œuvre, et souvent sur le mode de la comparaison ou de la métaphore, ces bruits de destruction, ces crépitements de brasier, d’orage, ou d’artillerie : ainsi dans Présence de la mort, où l’Apocalypse, annoncée d’abord par « un bruit de grêle » naturel, se change en un bruit comparable à « une troupe est en marche55 », faisant surgir les armes puis poussant les hommes au viol, selon une entropie guerrière et sexuelle que l’œuvre à la fois met en scène et dénonce de manière récurrente.

27En outre – on ne peut plus l’ignorer aujourd’hui –, le premier grand bruit qui retentit, au seuil de l’œuvre de Ramuz, est un bruit d’apocalypse ; mais c’est un bruit occulté – une apocalypse censurée. Révélée par l’étude des inédits, la première version du dénouement d’Aline56, qui s’achevait sur l’incendie vengeur, par Henriette, la vieille paysanne, de la maison des parents de Julien, le jeune bourgeois qui avait séduit et engrossé sa fille, a disparu de l’édition originale. Édouard Rod, tout comme Perrin, l’éditeur parisien d’Aline, ayant émis des réserves sur cette fin jugée trop violente (ou trop… politique ? n’oublions pas l’intérêt que Ramuz manifestera, au début, pour la Révolution russe de 191757 !), le romancier débutant se résoudra sur leur conseil à la supprimer, réécrivant tout le roman.

28Or ce dénouement ressurgira vingt-deux ans plus tard… dans La Beauté sur la terre, où Ramuz démarque la fin refusée d’Aline pour la réutiliser en conclusion du roman de 1927 – et pour attribuer la mise à feu vengeresse à son « double » noir : Ravinet ! Mais cette fois, la révolte sociale contre l’injustice a fait place, pour Ramuz, à la question de l’Art et de la place de la beauté parmi les hommes.

L’écriture comme musique

29« Il faut toujours penser l’écriture en termes de musique. » observait Roland Barthes dans La Préparation du roman. Ce principe, Ramuz, qui affirmait dans son Journal du 14 janvier 1904 : « Quand j’ai trouvé le ton, je tiens l’œuvre. […] Le ton est l’unité même ; il est l’idée profonde et musicale58 », ou encore, en 1912 : « c’est dans le ton que réside toute l’œuvre d’art59 », l’a clairement appliqué – au double niveau de la structure formelle de ses romans, et de la langue. Ainsi, dans Le Garçon savoyard, c’est une petite chanson populaire qui fournira le leitmotiv musical sur lequel reposent tant la structure que le sens du roman.

30Ce Ramuz poète et musicien, on observera sans s’en étonner que Maurice Blanchot est le seul à avoir observé, dans l’article qu’il lui consacre en 193760, que son travail poétique sur la langue, et son esthétique, font songer « à ce que pourrait être dans le roman le travail de quelque nouveau Mallarmé ».

Conclusion. Des Souvenirs sur Igor Strawinsky à Passage du poète

31Mais le lien le plus directement évident de Ramuz avec la musique est bien sûr sa collaboration avec Stravinsky, décisive à tous égards. Car elle ne se limite pas à l’Histoire du soldat ou à leur travail commun, mais eut aussi des répercussions décisives sur l’image du créateur que se faisait Ramuz – isolé, à son retour de Paris en 1914, incompris de la plupart, doutant régulièrement de ses forces et victime, dit-il, d’un tempérament « saturnien » –, qui trouve dans le grand compositeur russe, rencontré en 1915 grâce à Ernest Ansermet, un modèle, un appui, et un encouragement libérateur à s’assumer lui-même comme artiste : « Je devenais musicien à mon tour, je me rassurais devant moi-même61 » écrit-il dans ses Souvenirs sur Igor Strawinsky. Il y rend à l’ami perdu un hommage admiratif mais aussi, en filigrane, nostalgique et secrètement blessé (« Et maintenant, Strawinsky, où êtes-vous ? Vous êtes bien loin de moi…62 »). Et y réinvente, en romancier, cette première rencontre avec le compositeur qui fut pour lui illuminante et salvatrice, en le faisant très symboliquement venir à lui « du levant » : « il est venu d’où le soleil se lève63 »… Avant d’imaginer une véritable fiction, Passage du poète, qui met en scène la fonction transformatrice du poète ou de l’artiste et son action sur les hommes – et qui adopte précisément comme cadre référentiel les lieux mêmes de la première rencontre entre Ramuz, l’écrivain, et Stravinsky, le musicien !

32En Besson, un vanneur qui devient une figure du Poète, on a souvent vu une allégorie de son auteur, ou du moins de la fonction que Ramuz attribuait au romancier-poète qu’il était lui-même : « besson », en patois vaudois, ne signifie-t-il pas « jumeau » ? Mais si Besson est un double fictif (et peut-être à certains égards, trop volontaire) de Ramuz, ne serait-il pas aussi celui du musicien dont le court « passage » dans la vie de Ramuz a été si déterminant pour son art, et lui a donné l’audace qui lui manquait encore pour s’inventer ? Car à cette époque, et dans le contexte qui est le sien : celui de la Suisse romande de la Première Guerre, celui d’un canton de Vaud moraliste et conservateur, resté en outre beaucoup plus paysan que citadin, « la main à plume » ne saurait valoir, pour l’opinion générale, « la main à charrue64 » – ni l’intellectuel, le créateur par l’imagination, ou l’artiste, valoir un vigneron ou un bon artisan…

33Je conclurai sur une page emblématique de ces Souvenirs sur Igor Strawinsky où l’on retrouve, entrelacées dans la métaphore, les deux composantes indissociables de Ramuz : le peintre et le musicien, avec quoi j’ai commencé. Du pays de Lavaux, de ce décor de vignes étagées au-dessus du lac où lui est apparu pour la première fois Stravinsky et qui est, dit-il, « la négation de la nature » « parce qu’il est entièrement bâti de main d’homme », Ramuz, glissant du travail de la vigne à celui de l’artiste, faisant traverser au visiteur « plusieurs toiles de Cézanne65 » successives, et entrelaçant nature et art, rythme et vision, musique et peinture, pour métamorphoser le paysage en poème, écrit : « Ce qu’il [le Lavaux] a de plus beau, c’est le rythme de ses mouvements intérieurs, de ses mouvements de dessous, que son relief ne fait que traduire au dehors66 »…

34De la relation de Ramuz à la musique, on pourrait dire encore bien d’autres choses, et par exemple en interroger la composante psychanalytique67. Ou étudier sa relation au son, et à la voix, ou à la lecture orale, en s’intéressant à l’usage – très moderne – qu’il fit de la radio pour donner voix à ses propres textes, pour les faire entendre et les rendre par là intelligibles au plus grand nombre.

35Quant à l’étude des bruits dans l’œuvre ramuzienne, omniprésents, et qui n’avait encore fait l’objet jusqu’ici que de rares analyses68, il conviendrait de la systématiser, et de l’approfondir, comme s’y emploient nombre de contributions du présent colloque.