Colloques en ligne

Norbert Sclippa

Fiction et théâtralité dans l’œuvre de Sade

I.

1La nature de l’être et de la pensée, tels que les conçoit Sade, existent sur un mode théâtral. La fiction sadienne est ainsi le lieu d’un théâtre imaginaire, entièrement clos, à l’intérieur duquel se déroulent certaines scènes, telles qu’elles ne pourraient jamais être représentées ailleurs. Il s’agit d’un lieu séparé du public par un quatrième mur, mais pas au sens où l’entendait Diderot qui a inventé la notion. « Imaginez, sur le bord du théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas », écrit-il1. Le précepte est bon en ce qui concerne le jeu de l’acteur, mais il s’agit seulement d’une formule psychologique, d’un stratagème visant à permettre de jouer sans inhibition ou à surmonter le trac. Le mur aussi est imaginaire, mais le regard du public n’en est pas moins là, et avec lui toutes les règles et toutes les conventions qui se rapportent à la représentation, et au spectacle. Artaud visera à l’effet contraire, en imaginant une scène sans murs, et l’inversion de la position du public et des acteurs. Le public se trouvant au centre et entièrement enveloppé par la scène, les spectateurs seraient bombardés de stimuli, mais l’absence de mur n’empêche pas ici non plus la continuité du rapport spectacle-spectateurs, et avec lui la continuité du lien entre le spectacle et les conventions qu’il suppose. Ces conventions varient, et peuvent aussi inclure le spectacle de la mort, comme les jeux de l’arène, à Rome, ou comme dans les exécutions publiques au XVIIIe siècle, mais ces genres de spectacles sont encore liés comme le théâtre à la catharsis. Leur dimension pédagogique en appelle aux mêmes catégories de la peur et de la pitié que la tragédie grecque, dont les combats de gladiateurs sont d’ailleurs dérivés. Sade avait une certaine admiration pour ces derniers. Dans « Français, encore un effort… » par exemple, il écrit « Quel peuple fut à la fois plus grand et plus cruel que les Romains […] ? Le spectacle des gladiateurs soutint son courage, elle devenait guerrière par l’habitude de se faire un jeu du meurtre, douze ou quinze cents victimes journalières remplissaient l’arène du cirque, et là les femmes, plus cruelles que les hommes, osaient exiger que les mourants tombassent avec grâce et se dessinassent encore sous les convulsions de la mort2. »

2Quoi qu’il en soit, que ce soit sans murs comme dans les arènes ou chez Artaud, ou derrière un mur imaginaire comme chez Diderot, la représentation est entièrement différente de ce qu’elle peut être chez Sade où il s’agit, déjà dans le choix de la fiction, d’un mur réel, d’un mur infranchissable, tel qu’on le trouve dans tous les haut-lieux de l’action les plus représentatifs de ses romans : le château de Silling, le couvent de Sainte-Marie-des-Bois, le château de Bandole, l’abbaye de Thélème, la maison des roués de La Philosophie dans le boudoir”, ainsi que les souterrains, les caves, les prisons, etc., tous lieux privilégiés de la perversion, du vice, et du crime. Des lieux entièrement clos, pour un théâtre de la non-représentabilité, et d’ailleurs même là où le théâtre domine, puisque La Philosophie dans le boudoir (par exemple) est écrit pour la lecture et non pas la représentation. La théâtralité de cette œuvre est évidente, comme aussi celle des Cent Vingt Journées de Sodome, mais Sade ne songeait pas non plus à une mise en scène ou une représentation factuelle de l’une ou l’autre de ces œuvres. C’est pourquoi il convient de parler d’une sorte de théâtre imaginaire, ou de l’imaginaire, qui serait obtenu par la transposition de certaines catégories du théâtre au plan de la fiction, et donc plutôt d’un anti-théâtre, dans lequel le 4e mur diderotien devient celui d’une réelle impossibilité qui est celle de représenter le type d’action illustré par l’œuvre de fiction. Au contraire du théâtre, tout semble être mur, dans la fiction sadienne. Par le choix du medium d’abord : il n’y a plus de regard ou de vision directe où tout transite par les mots et les pages. Il n’y a plus de spectateurs, seulement des lecteurs. Le 4e mur de la fiction clôt ici le quadrilatère de la scène et coupe et isole entièrement l’action du monde. On peut alors se demander pourquoi un homme aussi passionné de théâtre tel que le fut Sade a pu réserver le meilleur de son génie et de sa puissance créatrice pour la fiction, et non pas pour le théâtre.

II.

3On trouve, dès Les Cent Vingt journées de Sodome, une réponse à cette question, dans le discours du duc de Blangis aux femmes qui vont prendre part à l’action. Les ayant rassemblées avant les orgies dans le salon aux narrations, il leur dit :

4Êtres faibles et enchaînés, uniquement destinés à nos plaisirs, vous ne vous êtes pas flattés, j’espère, que cet empire aussi ridicule qu’absolu que l’on vous laisse dans le monde vous serait accordé dans ces lieux. Mille fois plus soumises que ne le seraient des esclaves, vous ne devez vous attendre qu’à l’humiliation, et l’obéissance doit être la seule vertu dont je vous conseille de faire usage : c’est la seule qui convienne à l’état où vous êtes. […] Examinez votre situation, ce que vous êtes, ce que nous sommes, et que ces réflexions vous fassent frémir. Vous voilà hors de France, au fond d’une forêt inhabitable, au-delà de montagnes escarpées dont les passages ont été rompus aussitôt après que vous les avez eu franchis. Vous êtes enfermées dans une citadelle impénétrable ; qui que ce soit ne vous y sait ; vous êtes soustraites à vos amis, à vos parents, vous êtes déjà mortes au monde et ce n’est plus que pour nos plaisirs que vous respirez. [I, 65-66]

5Ces réquisits nous renseignent sur le type de qualifications requises des personnages de la fiction sadienne : totale séparation du monde et soumission absolue, lesquels bien entendu ne peuvent faire l’objet d’une représentation que jusqu’à une certaine limite, puisque ces conventions dictent toujours certaines limites, et comme c’est d’ailleurs aussi le cas des jeux de l’arène ou des exécutions publiques que nous avons cités. La scène reste ici toujours ouverte au regard public, et avec lui, à l’action de la morale3.

6Notons ici que Roland Barthes partage les conceptions d’Artaud sur la notion de théâtralité. Artaud pense que « le théâtre est beaucoup plus que la pièce écrite et parlée4 » qu’il appartient tout entier « à la mise en scène, considérée comme un langage dans l’espace et en mouvement5 » et « s’adresse d’abord aux sens au lieu de s’adresser d’abord à l’esprit comme le langage et la parole6 », alors que pour Barthes la théâtralité est également cela qui reste extérieur au texte. « Qu'est-ce que la théâtralité ?, écrit-il. C'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseur de signes et de sensations qui s'édifie sur la scène7. » Le théâtral serait donc tout ce qui concerne la, ou les machines du théâtre, ce qui nous ramène aussi à Sade. Comme le note Franco Tonelli :

7Quoi de plus théâtral que le triomphe du mal [chez Sade], que cette force toute puissante qui remplit de sa présence inéluctable ce qu’Artaud appelait “l’espace scénique” et qui, une fois déclenchée, arrivera inévitablement jusqu’aux extrêmes conséquences sans qu’aucun deus-ex-machina puisse s’interposer ? Quoi de plus théâtral que cette immense symphonie baroque de lumières rouges, de machines à torture infernales, de cris de victimes forcés à des accouplements extraordinaires, de sang qui coule et fait jouir les bourreaux8 ?

8Tout autant de choses qui, évidemment, ne sont pas représentables sur scène, même si tragique, ou dans le « théâtre total » rêvé par Artaud, ni celui des arènes de Rome ou des exécutions publiques, mais que le quatrième mur de la fiction autorise. C’est pourquoi « Le véritable théâtre de Sade doit être recherché dans ses romans, ses contes, ses dialogues », comme l’écrit aussi Franco Tonelli.9 Et c’est pourquoi, comme le note Annie Le Brun, « Sade choisit non pas le théâtre, mais le roman10 » pour mener à bien l’entreprise de la théâtralisation de son propre rapport au monde.

III.

9Le théâtre de Sade, comme on l’a souvent noté, est ennuyeux, et d’ailleurs tout autant que le sont devenus celui de Voltaire ou de Diderot aujourd’hui. Seul le personnage d’Oxtiern est un personnage vraiment sadien, des dix-huit pièces qu’il a écrites, mais même ici on peut parler d’un échec puisqu’Oxtiern meurt pour que triomphe la vertu, ce qui s’accommode très bien des conventions théâtrales, mais pas du génie de Sade. « L’entorse faite au système sadien est si profonde, note Tonelli, qu’Oxtiern n’a plus de raison d’exister et doit périr11. » La théâtralité dont rêve Sade n’est pas représentable, et à partir du moment où il doit tenir compte d’un public, et c’est-à-dire aussi de la morale, de la décence et des conventions, son génie s’évapore. Oxtiern meurt du regard du public, et de ne pas être à l’abri de murs comme le duc de Blangis, de ne pas pouvoir être assez cruel, ou assez perverti, ou « pourri », comme le dirait Sade, et donc, de ne pas pouvoir rester intégralement fidèle à lui-même jusqu’au bout. Le regard de l’autre ici change tout. Un acteur peut très bien s’inspirer de Diderot et prétendre être à l’abri d’un mur invisible, mais il sait quand même que le spectateur est là, et quoiqu’ il s’en défende, ce qui n’est plus le cas quand les paramètres du théâtre sont transposés à la fiction. Ce n’est donc plus un mur que Sade propose d’imaginer, mais une autre forme de théâtre. Ce qu’il se propose, comme le note Annie Le Brun, c’est de « remettre en cause l’idée que nous avons et du théâtre et du monde12 ». Les particularités et conventions du théâtre ne peuvent plus suffire à son projet, et la théâtralité (déjà dans Les Cent Vingt Journées de Sodome sous forme de théâtre dans le théâtre et dans La Philosophie dans le boudoir) devient celle d’un théâtre de l’imaginaire, tel spectacle où un véritable mur sera enfin dressé entre les acteurs et les spectateurs à l’abri duquel les acteurs pourront faire ce qui leur plaira, sans avoir à se préoccuper de la présence du public, ni même d’y songer.

IV.

10Le principal reproche que fait Artaud au théâtre tel qu’il continue à se pratiquer est celui d’être et d’être resté un théâtre psychologique. « Les méfaits du théâtre psychologique venu de Racine nous ont déshabitués de cette action immédiate et violente que le théâtre doit posséder13 », écrit-il. Il rêve d’un théâtre métaphysique « capable de réintroduire sur la scène un petit souffle de cette grande peur métaphysique qui est à la base de tout le théâtre ancien14 », un théâtre qui « place l’homme face aux vérités les moins accessibles, face à la vie cueillie dans son dynamisme cosmique au détriment du rationnel, de la psychologie et de la vraisemblance15 ». Et l’on sait par quelles formules souvent très innovantes il a aussi essayé de renouveler le théâtre pour lui faire retrouver ce souffle métaphysique et cosmique, dont il cherche les traces dans le No japonais, le théâtre balinais, ou les rituels cérémonieux des Indiens du Mexique. Mais est-ce suffisant ?

11Pour Sade en tout cas il est clair que ce ne l’est pas : la voix de la Nature, telle qu’elle peut se faire entendre dans sa fiction, est diamétralement opposée à celle qui s’énonce dans ses pièces de théâtre. En termes de théâtralité, l’ésotérique de ses romans les plus fameux est le pendant d’un exotérique dans son théâtre, quoique ce soit la voix d’une même Nature qui parle, mais fait d’un côté l’éloge du vice, et de l’autre de la vertu. L’inceste, par exemple, est rigoureusement condamné dans les pièces de théâtre : on apprend dans Henriette et Saint-Clair et Sophie et Desfrancs qu’il est contraire aux lois de la nature et qu’il leur répugne, alors qu’il n’y a rien de plus naturel dans l’œuvre ésotérique : vertu côté cour, vice côté jardin. Ses pièces de théâtre continuent à s’inscrire dans la longue tradition du théâtre psychologique cathartique tel que le condamne Artaud, dont le but est l’éducation du public, par le spectacle de la punition du crime et de la récompense de la vertu. C’est ce qui est exactement l’inverse de la thématique des œuvres de fiction, où est professé au contraire un anti-tragique négateur de toute catharsis, dans le retour à une philosophie néo-stoïque et épicurienne, à la fois, que Sade baptiste du terme assez adéquat de « stoïcisme heureux ». Le but de cette philosophie, explique Bressac à Justine dans son roman éponyme, est d’abord d’« éteindre » l’âme. « Tâche de te faire des plaisirs de tout ce qui alarme ton cœur, lui dit-il. Parvenue bientôt, comme nous, à la perfection du stoïcisme, ce sera dans cette apathie que tu sentiras naître une foule de nouveaux plaisirs, bien autrement délicieux que ceux dont tu crois trouver la source dans ta funeste sensibilité » (II, 174). Inversant la leçon tragique et pathétique, Sade se trouve ainsi dans la distinction classique du côté de Platon plutôt que de celui d’Aristote. La crainte et la pitié doivent être éliminées. C’est ainsi que dans Juliette Noirceuil explique à l’héroïne que « si la pitié naît de la frayeur, elle est donc une faiblesse, dont nous devons nous garantir, nous purger le plus tôt qu’il est possible » (II, 174). Il ne s’agit plus d’obtenir une sorte de purgation par la crainte et la pitié, comme le veut la catharsis et comme le voulait Aristote, mais au contraire de nous en débarrasser. « La pitié, explique Noirceuil, loin d’être une vertu, est un vice réel, dès qu’elle nous entraîne à troubler une inégalité exigée par les lois de la nature. » Elle est « un vice réel, […] une faiblesse de l’âme, comme une de ces maladies dont il fa[ut] promptement se guérir » et dont les effets sont « diamétralement opposés aux lois de la nature » (III, 336). Et il ajoute en note à ce discours qu’« Aristote, dans son Art poétique, veut que le but et le travail du poète soit de nous guérir de la crainte et de la pitié, qu’il regarde comme la source de tous les maux de l’homme ; on pourrait même ajouter de tous ses vices » (ibid.). La note est intéressante, bien sûr, parce que Sade y inverse en fait le sens de la catharsis aristotélicienne en son contraire, par l’utilisation du verbe « guérir » qu’il met à la place de « purger » : le verbe « purger » qu’employait Aristote souligne en effet ce fait que la crainte et la pitié ne sont pas guérissables, et que le spectacle (et la catharsis) n’ont pour but que de les apaiser, mais c’est-à-dire aussi de les nourrir et comme le leur reprochait Platon, alors que Sade pense comme ce dernier que seule la philosophie peut véritablement nous en guérir.

12La théâtralité de la fiction sadienne est donc d’abord bâtie sur cette négation du pathétique et de la sensibilité, laquelle suppose aussi un dépassement de toutes les formes de représentationpossibles. C’est par la saturation complète des catégories de la sensibilité, et notamment celles de la crainte et de la pitié, dans l’insupportable et au-delà que cette théâtralité devient exemplaire et significative, par la fiction, mais demeureinimaginable comme que spectacle. En effet, il ne lui suffirait pas que le spectacle soit pathétique, puisqu’il faut aussi de dépasser la catharsis, et donc même l’horreur qui provoque la frayeur et la pitié. Il n’y suffirait pas par exemple qu’un innocent périsse sur l’échafaud comme c’est le cas dans La Nouvelle Justine, où le moine Jérôme arrange l’exécution de la mère vertueuse d’un jeune homme, mais il faut encore que lui et ses amis se livrent « en face du supplice » et avec son fils « aux plus voluptueuses recherches de la sodomie. » « Je n’oublierai jamais, ajoute-t-il,qu’enculé par Bonifacio, je déchargeais dans le cul du jeune homme, au moment où sa mère expirait » (II, 773). Voici sans doute un exemple de théâtralité où même la présence d’un quatrième mur serait insuffisante, exemple parmi cent autres de théâtre irreprésentable, parce qu’insupportable. Et Sade fait encore dire à Jérôme avec humour : « La manière dont ce charmant jeune homme se prêta à nos plaisirs, la joie qui parut sur son front, en voyant les apprêts de la mort de celle qui lui avait donné la vie, tout nous donna de si hautes idées de ses dispositions, que nous nous cotisâmes pour lui faire un sort, et pour l’envoyer à Naples » (ibid.).

V.

13Antonin Artaud partageait la même conception que Sade d’une transformation radicale du théâtre telle que l’action pourrait y devenir intérieure. « Le théâtre, écrit-il, ne pourra redevenir lui-même, c’est-à-dire constituer un moyen d’illusion vraie, qu’en fournissant au spectateur des précipités véridiques de rêves, où son goût du crime, ses obsessions érotiques, sa sauvagerie, ses chimères, son sens utopique de la vie et des choses, son cannibalisme même, se débondent, sur un plan non pas supposé et illusoire, mais intérieur16. » Il diffère cependant de Sade sur les moyens à employer pour atteindre ce but, et continue à croire qu’il serait possible de l’atteindre sous forme de spectacle et par la création de tout un appareil scénique fabuleux, « sous la forme de manifestations matérielles [diverses] obtenues par des moyens scientifiques nouveaux ». Alors que pour Sade, il s’agit d’abord d’abandonner entièrement le théâtre, de manière à mieux l’intérioriser, n’y ayant plus alors aucune différence entre acteur et spectateur, les deux devenant la même personne. Le théâtre ne peut devenir chez lui ce lieu clos que souhaitait Artaud, qu’à cette condition indispensable d’y faire entrer comme ce dernier l’écrit « … non seulement le recto mais aussi le verso de l’esprit, [et où] la réalité de l’imagination et des rêves [apparaisse] de plain-pied avec la vie17. »

14Ce théâtre imaginaire représente donc un renouveau, obtenu dans la fiction sadienne par un renversement et une révolution de la représentabilité où la scène, le lieu de l’action, transite à l’intérieur, où il n’y a plus de distinction entre intérieur et extérieur, où tout ce que nous comprenons comme réel ou réalité s’effondre, en même temps parce que l’intérieur peut se transformer en extérieur dans son intériorité comme aussi le contraire. Il n’y a plus alors que ce spectacle total que souhaitait Artaud, entièrement contenu dans l’espace clos d’une perception dont rien ne vient distraire et dans lequel l’univers entier est inscrit : comme Yukio Mishima le fait dire à Madame de Sade dans sa pièce de théâtre éponyme, c’est ainsi que Sade« se plait à clore de grilles le monde des hommes et à se promener à l’entour en jouant avec les clés. Il est le gardien des clés, lui seul18. »

15Pour que la philosophie puisse « tout dire », comme le voulait Sade, l’imaginaire du désir peut alors être mis en scène dans toutes ses variantes et son amplitude possibles. Annie Le Brun note que « la théâtralité sadienne vise moins à mettre en scène tel ou tel fantasme qu’à représenter – à propos de chaque fantasme – cet enracinement passionnel de la pensée dont Sade est le grand découvreur19 ». Mais c’est parce que cette théâtralité vise à l’unique dans l’exigence de représenter l’enracinement passionnel de chaque fantasme qu’elle peut aussi atteindre à l’universel qui concerne la représentation de tous les fantasmes, et il va de soi que ce projet, dont la nature reste d’essence philosophique, ne peut trouver toute son expression que dans la fiction. C’est ici le désir d’expliquer le désir qui y est mis en scène, et sous toutes ses formes, ce qui suppose une transcendance qui permette de dépasser la passion, toute passion susceptible d’une représentation quelconque, pour faire voir enfin l’enracinement passionnel de l’être.

VI.

16C’est donc l’idée, l’objet de la pensée qu’il s’agit de mettre en scène, et cette idée que toute pensée est incarnée – comme le note Annie Le Brun, qu’« il n’y a pas d’idée sans corps ni de corps sans idée20 » – illustre aussi un concept, une philosophie qui veut que l’idée soit également inscrite dans la destruction, destruction essentielle à la fiction et à la théâtralité sadiennes. C’est justement parce qu’elle transcende les fantasmes et s’en nourrit que Juliette triomphe où Justine échoue, parce qu’elle se situe toujours en-deçà ou au-delà, alors que Justine est incapable de les assumer et les subit. La théâtralité sadienne rend bien compte de la jouissance de cette idée, maintenant « pensée incarnée21 » laquelle peut être consommée de toutes les manières possibles et imaginables. Pensée irreprésentable, par la raison même qu’elle est incarnée. Dans Juliette, Sade écrivait que « La source la plus abondante de [nos] erreurs vient de ce que nous supposons une existence propre aux objets de [nos] perceptions intérieures et qu’ils existent séparément de nous, de même que nous les concevons séparément » (III, 209) et alors que « toutes ces choses ne sont que des modalités, ou manières d’exister de notre être, qui ne sont pas plus distinguées entre elles, ni de nous-mêmes que l’étendue, la solidité, la figure, la couleur, [ou] le mouvement d’un corps, le sont de ce corps » (III, 210). Comment séparer le fantasme de l’être qu’il est et qu’il représente à la fois ? Et comment le faire sur la scène d’un théâtre sans dépasser les limites de l’insupportable ? C’est alors le quatrième mur de la fiction qui cache ce mystère chez Sade, cet autrement irreprésentable, et c’est pourquoi la scène sadienne se referme entièrement sur l’esprit, par où elle peut embrasser, dans ses moindres particularismes, toutes les variétés de l’objet. Sa portée devient alors encyclopédique, parce qu’elle est exemplaire, et que comme l’écrit Sade dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, elle ne vise à rien de moins que de faire voir « tous les caprices, tous les goûts, toutes les horreurs secrètes auxquels les hommes sont sujets dans le feu de leur imagination » (I, 236). Le seul théâtre qui puisse accueillir un tel programme, aussi inouï et d’une audace folle, mais aussi d’un tel courage et d’une telle générosité, est celui de l’imaginaire, de l’esprit, à l’intérieur des murs du crâne et derrière les murs du roman.