Colloques en ligne

Anne Teulade

Scandale et fantasme dans les anecdotes de la controverse espagnole du xviie siècle

1Mon titre ne souhaite pas suggérer qu’il existerait un processus du scandale faisant intervenir le fantasme du spectateur ou d’autres instances réceptrices. L’évocation d’un tel mécanisme supposerait qu’il y ait effectivement des scandales de théâtre répertoriés et avérés dans l’Espagne du Siècle d’Or. Or il n’en est rien, du moins pas sous une forme effectivement attestée.

2Les textes de l’époque soulignent que le théâtre, tel qu’il est surveillé et censuré à cette époque, ne peut être vecteur d’immoralité. Chaque texte est soumis à un circuit fort astreignant : le censeur ne livre d’autorisation que lorsque les modifications demandées sont apportées et il vérifie lors de la première représentation qu’elles ont effectivement disparu, tandis qu’un alcalde se tient dans le corral pour prévenir toute agitation. Jerónimo Alcalá Yañez affirme ainsi en 1624 :

Y si en nuestros miserables tiempos no se hacen ni representan con la rectitud y llaneza que solía, cuidado tiene el Real Consejo y las justicias de no permitir cosa que desdiga de la honestidad, buen nombre y virtud. Y en el reino de Aragón jamás se permite representar comedia ninguna sin que primero no se haya censurado y corregido por el vicario o provisor de aquel obispado ; y en hallando alguna falta, se les manda a los autores que no la representen.1

3Le Conseil de Castille évoque en 1666 un réseau serré à travers lequel aucune immoralité ne semble pouvoir se frayer de passage :

Y de esta forma son las de estos tiempos, y cuando se llegan a representar, los autores la han primero representado antes uno del Consejo, que por celo y comisión particular, es protector de las comedias, y con juridicción privativa y por su mano se remiten al censor que tienen nombrado que las registra y pasa, y quita de ellas los versos que hay indecentes, y los pasos que non son para representados los hace borrar, y hasta que están quitados no se da licencia para representarlas, y el primer día de la comedia nueva, asiste el censor y fiscal de ellas para reconocer si dicen algo de lo borrado, y en cada corral un alcalde de casa y corte para mantener al pueblo en sosiego ; y si los representantes contravienen, se les castiga y cuida de saber como viven los hombres y mugeres, se corrigen sus acciones y se limitan las licencias de las compañías para que los personajes que entran en ellas, sean del mejor modo que su profesión permita […].2

4À la fin du siècle, Francisco Bances Candamo décrit un système ayant évolué, mais tout aussi contraignant :

Y hoy tiene el Real Consejo un senador para juez en esta materia, un fiscal, un censor y un revisor, y en fin, todo un tribunal en la forma destinado sólo a este cuidado, de quien no se puede presumir omisión alguna, como ni de el Santo Tribunal de la Fe, que tiene también un censor que primero las aprueba, y estos tienen señalados asientos en los dos teatros a fin de que vean si hay que reformar en los trages y acciones o si cumplen con lo que ellos han enmendado en los versos.3

5Dans un tel contexte, le scandale ne pouvait advenir régulièrement par le théâtre, tant le moment de la représentation était encadré. On peut encore moins supposer que le scandale fût visé par le dramaturge pour garantir une publicité à ses pièces : la notion de succès de scandale n’aurait eu aucun sens dans un contexte où la suspicion d’immoralité impliquait l’absence de représentation ou un retrait immédiat des salles de théâtre.

6Pourtant, le terme escándalo et ses dérivés sont omniprésents dans les textes de l’époque sur le théâtre : l’imaginaire du scandale imprègne totalement le discours sur cet art. Il existe donc un hiatus entre la rareté des cas de scandale effectif et l’omniprésence du lexique du scandale dans le discours sur le théâtre – notamment dans les anecdotes qui émaillent les textes de controverse. C’est en raison de ce hiatus que j’invoque la notion de fantasme : le caractère scandaleux du théâtre repose sur des projections et sur un imaginaire, il est littéralement fabriqué à des fins polémiques. Dans cette perspective, je commencerai par délimiter jusqu’à quel point le théâtre est considéré comme scandaleux et s’il s’agit d’un effet pensé comme intrinsèque à cet art ou seulement conjoncturel. Ensuite, je repérerai dans la controverse les situations où le théâtre est qualifié de scandaleux, pour déterminer les configurations qui activent l’usage de ce qualificatif. Dans un troisième temps, je m’attacherai à la circulation d’un cas de scandale dans la controverse, afin d’examiner comment les écrits fabriquent rhétoriquement le scandale, le jugement du rédacteur se substituant à l’authentification du cas.

Le théâtre est-il par nature scandaleux ?

7Les termes scandale et scandaleux sont la plupart du temps utilisés dans leur acception étymologique de « ce qui fait chuter moralement, qui incite au péché » – le scandalum est littéralement la pierre d’achoppement, sur laquelle on bute. Derrière la notion se niche l’idée d’une exemplarité viciée, d’une contamination du mal. Or l’idée que le théâtre est vecteur de scandale constitue un lieu commun des textes de l’époque, y compris de ceux qui défendent le théâtre : le seul enjeu est de déterminer si le théâtre est par nature propre à faire chuter moralement les spectateurs, ou si cette propriété n’est qu’incidente – ce qui suppose une réforme du théâtre, et non une interdiction pure et simple. Ces aspects ont déjà été étudiés notamment par Marc Vitse dans son ouvrage fondamental sur la question, dont la première partie porte sur la controverse morale4. Les polémistes parviennent plus au moins au consensus thomiste selon lequel le théâtre est indifférent d’un point de vue moral ; par conséquent, les théâtrophobes s’attachent à montrer que le théâtre, tel qu’il est pratiqué à l’époque du Siècle d’Or en Espagne, est conjoncturellement immoral et propre à susciter le vice : théoriquement légitime, cet art est pratiquement condamnable. S’ils veulent bien admettre que le théâtre n’est pas intrinsèquement scandaleux, ils focalisent leur argumentaire sur le contexte pour affirmer qu’il est inadmissible tel qu’il se pratique dans les théâtres commerciaux, qualifiés dès 1598 par García de Loaisa y Girón « chaires de pestilence, atelier de la luxure, école de l’incontinence5 », et sous la forme dégénérée de la comedia, pétrie de galanteries et de mélange impur entre matières sérieuses et basses.

8Je voudrais m’arrêter sur un cas moins caricatural, parce qu’il émane d’un auteur plutôt favorable au théâtre : il s’agit de la Noticia de los juegos antiguos, comedias y fiestas de toros de nuestro tiempo de Juan Herreros de Almanso (1642), récemment exhumé6. Ce texte reprend les propos thomistes sur la neutralité morale du théâtre et il défend même l’utilité de son caractère divertissant : « este entretenimiento, de su naturaleza, no es ordenado a mal ninguno, sino sólo a divertir los ánimos y entretener a los que se hallan afligidos, luego no es acto malo7 ». Il dit d’ailleurs lui-même qu’il apprécie d’aller voir des comedias, ce qui est très rare dans les textes de l’époque. Il en vient cependant à la question si souvent soulevée dans la controverse : « Dirá alguno : Pues si son de daño las representaciones, si son causa de escándalo,¿ cómo en una república tan cristiana se permiten ?8 ?». Et il y répond en introduisant une distinction entre scandale passif et actif :

En cuanto a lo que se dice en la réplica, que las comedias son causa de escándalo, se responde con facilidad advirtiendo que, conforme la opinión de todos los Doctores canonistas y teólogos, hay dos maneras de escándalos : uno activo, que llaman datum; y otro pasivo, que llaman acceptant. El activo es cuando el dicho o el hecho de alguno es causa per se y principal de pecar a otro […]. Como cuando uno comete un pecado grave públicamente, que en tal caso el que le comete da ocasión per se para que otros le imiten. Y éste es pecado mortal y se debe evitar. El escándalo pasivo se causa cuando la palabra que se dice o la obra que se hace no es per se mala, sino accidentalmente. Y él que la dice o hace no pretende con ello inducir a otro que pèque ; y con todo el otro que la ve o oye toma ocasión de allí para pecar. Y este escándalo no es pecado en él que lo da, sino en él que se escandaliza ; (mortal, si el pecado que con esta ocasión comete lo fuere, y venial si fuere venial). […]. Esto supuesto, las comedias de su naturaleza son indiferentes, como ya probamos, y no se ordenan por sí para inducir a pecar, sino para divertir los ánimos ; y así el escándalo que causan es pasivo, que él que las oye las recibe en mala parte, pudiendo, como muchos hacen, asistir a ellas sin otro pecado más que la curiosidad.9

9Ce texte est remarquable car il nie que le théâtre soit, de lui-même, scandaleux, intrinsèquement ou même contextuellement. Il reprend l’idée de la neutralité de cet art dont la seule fin est le divertissement, bien qu’il admette que le théâtre puisse être passivement scandaleux : il peut entraîner le vice chez certains, même s’il ne vise pas cet effet et même si cet effet n’est pas systématique. Celui qui parle ou agit sur le théâtre ne veut pas pousser autrui à pécher, et cependant le récepteur prend occasion de ces paroles ou actions pour pécher.

10Herreros de Almanso introduit une nuance décisive en ce qu’il évoque la possibilité de réceptions contrastées d’un même spectacle, dépendant de chaque individu : ce dernier devient responsable de ses actions. L’auteur localise le scandale chez le spectateur qui mésuse de la représentation plutôt que dans la représentation même. Toutefois, même dans un texte aussi prudent et nuancé, l’idée que le théâtre entraîne le scandale polarise la discussion. Et l’auteur admet ce potentiel immoral du théâtre, sans délimiter clairement son étendue : il ne dit pas comme les réformateurs qu’il faut réduire les intrigues à des histoires morales (ce qui serait revenir à l’idée d’une réception normée et universelle d’un spectacle donné), mais suggère qu’une réception immorale est toujours possible et tient au spectateur plus qu’au spectacle. De la sorte, il ne neutralise que partiellement le caractère inquiétant de cet art dont les effets ne sont pas totalement maîtrisables.

11Il me semble que ce trouble résiduel et toujours latent, que l’on trouve y compris chez un défenseur du théâtre, est symptomatique de l’obsession de l’époque pour le scandale, dont je vais examiner à présent l’extension.

Irradiation de la terminologie dans la controverse espagnole : scandale et obsession des corps

12Le scandale se situe, pour les textes de la controverse, à la fois dans tout ce qui entoure le spectacle théâtral et dans le spectacle représenté lui-même. Un des lieux communs de la polémique est le caractère scandaleux des acteurs de l’époque. Celui-ci est présenté comme une évidence par certains, tel José de Jesús María qui qualifie en 1600 les actrices de « femmes malhonnêtes qui sont le scandale du monde et la racaille de la terre10 », le Père Juan de Mariana en 1609 pour qui « ces femmes qui vont avec les comédiens et les accompagnent sont habituellement malhonnêtes et se vendent pour de l’argent11 »,le conseil de Castille qui évoque en 1648 « la vie dissolue des acteurs, les turpitudes de leur vie, le scandale et les maux qu’ils causent12 », ou la Junta superior qui voit dans cette profession la lie de la société : « las costumbres de las personas que viven en este ejercicio, con las ocasiones y licencia que él da, son las más estragadas del pueblo13 ». D’autres textes démontrent leurs turpitudes à grands renforts d’anecdotes croustillantes où les actrices sont assimilées à des prostituées et leurs maris, souvent acteurs, à des proxénètes. Ainsi, le Memorial sobre la representación de comedias publié en 1598 par Lupercio Leonardo de Argensola livre un catalogue de récits relatifs à la vie des acteurs, où il décline la terminologie du scandale sous toutes ses formes. Sont évoqués un homme marié à une actrice « causant un scandale public au cœur de la République14 », des histoires matrimoniales infectées par l’adultère avec une actrice qui entraîne « des choses extrêmement basses et scandaleuses15 », l’histoire d’un autre homme « très scandaleusement en couple avec une autre de ces femmes16 » au vu et au su du mari, et un spectacle noble représenté par une actrice dépravée, dont « se scandalisa17 » le public.

13Ce dernier exemple suggère que le scandale infligé au théâtre par la vie des acteurs procède d’une association imaginaire entre la situation fictionnelle qu’ils représentent sur scène et leur comportement en tant que personne civile, qui serait donc systématiquement effectuée par les spectateurs. Or rien ne garantit qu’un tel processus associatif ait lieu : rien ne dit qu’une porosité existe forcément entre le moment de la représentation, qui repose sur l’illusion, et ce que les acteurs sont en tant que personne, qui est supposé s’effacer le temps du spectacle. Que la personne de l’acteur jaillisse sous le personnage fictif et le contamine n’est pas une évidence. C’est pourtant l’argument majoritairement avancé pour disqualifier l’art théâtral contemporain par les théâtrophobes espagnols. L’association entre les matières sérieuses déployées sur scène et la vie scandaleuse des acteurs constitue la pierre de touche de l’argumentaire des détracteurs du théâtre : on stigmatise le fait que des paroles saintes émanent de corps notoirement licencieux ou que les habits religieux soient endossés par des corps également connus pour leur propension à la luxure.

14Voici quelques cas qui mettent en place cette logique du scandale par association blasphématoire. Le frère José de Jesús María s’attaque aux spectacles du Corpus Christi, qui associent les femmes qui sont le scandale du monde et la scorie de la terre à des paroles dévotes, ce qui produit « plus de scandale que d’édification18 », et il se déchaîne contre le sacrilège qu’il y a à associer les habits religieux à de telles personnes : « los hombres prudentes que miran las cosas a la luz de la razón y con ojos más espirituales se escandalizan de ver que gente tan vil e infame arrastre por aquellos teatros de profanidad el hábito sagrado de aquel glorioso serafín de la tierra [San Francisco]19 ».

15Dans tous ces cas, le scandale naît de l’écart entre la personne qui endosse le rôle et la fiction de personnage qu’elle représente par le biais du langage et des costumes : il procède de la contamination possible de l’un à l’autre. Cette logique de l’effet scandaleux est mobilisée notamment pour condamner les spectacles dévots, qui produiraient un effet contraire à celui qu’ils prétendent engendrer.

16D’autres ressorts sont utilisés pour disqualifier les spectacles profanes : plusieurs textes de la controverse soulignent que les fictions déployées produisent des exemples scandaleux. Les intrigues pleines de vice et de lascivité donnent de mauvais exemples et risquent de contaminer la cité. Melchor de Cabrera y Guzmán retrace l’argumentation des théâtrophobes qui disent « au moins que [la comedia] occasionne le scandale par le mauvais exemple qu’il montre » et que « d’elle il découlera des morts, des scandales et d’autres péchés20 ». L’idée que les pièces produisent des « exemples scandaleux21 » est omniprésente : Juan de Palafox y Mendoza l’explicite en indiquant que les pièces incitent à reproduire dans la vie les crimes mis en scène : « qué se podía decir de las pendencias, muertes y escándalos que han resultado de las comedias ? Allí se fraguan y en saliendo se ejecutan22 ». Pedro de Fomperosa y Quintana entre davantage dans le détail de la manière dont le théâtre incite au péché, et son argumentation glisse de l’évocation du contenu des pièces à l’idée que le problème essentiel réside dans le spectacle des corps :

La del escándalo así : poner a otros, especialmente a gente de pocos años a manifiesto peligro de lujuría con palabras, cantares, acciones que de suyo son provocativas es pecado de escándalo ; esto hacen los comediantes representando versos amatorios compuestos, persuasivos, eficaces, cantando letrillas amorosas de la misma calidad, y en los sainetes muchas veces declaradamente torpes, con dulzura y primores halagüeños, abrazándose en la comedia, prendiéndose las manos en los bailes y haciendo otras acciones mímicas indecentes : a que se añade el vestirse de hombres las mujeres contra el recato y la modestia del sexo, y esto delante de todo género de personas y edades frágiles : todo lo cual es de suyo provocativo a la lujuria, de tal suerte que es moralmente imposible dejen de seguirse de allí muchos pecados23

17La voix, les contacts physiques, les danses des acteurs, ainsi que le travestissement, entraînent le péché chez les spectateurs les plus impressionnables. Le théâtre est donc essentiellement scandaleux en tant qu’il constitue un spectacle incarné : soit parce qu’il ne parvient pas à faire oublier les corps dépravés des acteurs, soit parce que la fiction repose sur la séduction et la lascivité des corps. Le discours se fonde toujours, de manière latente, sur le risque de la contagion physique du vice, de la propagation, que le père Ignacio de Camargo formule à travers la métaphore de l’incendie : « Qué escándalos ne se ven en todas las repúblicas donde entra por su desgracia una de estas diabólicas compañías, que es como si entrara una legión de demonios, y peor mil veces que si pusieran a la ciudad fuego por todas las cuatro partes ?24 ».

18Ces représentations sont évidemment des modèles théoriques fabriqués pour disqualifier le théâtre sous toutes ses formes, profane et religieuse. Les discours théâtrophobes mobilisent ainsi un imaginaire de la contagion. Le père Ignacio de Camargo qualifie le théâtre d’« université publique du vice25 ». Pour lui, le théâtre entraîne l’imitation par contact des passions représentées : le modèle physiologique de l’impression sensible est en effet ce qui prédomine dans ces textes qui charrient tout un imaginaire de la maladie et notamment de la peste. Il évoque « ces affects cruels et irrationnels que sont la colère et la vengeance et qui, bien que mauvais et pestifères, ne sont pas les plus contagieux, font si facilement impression, par la comedia, sur les âmes26 ». La métaphore de la maladie contagieuse est omniprésence dans la controverse : le P. de Jesús María évoquait déjà en 1600 l’« abus si pestilentiel27 » que constituent les théâtres, l’anonyme Diálogo de comedias de 1620 les qualifie de « pestes de la république28 » et le conseil de Castille en 1648 de « peste de la conscience29 ». Cet imaginaire morbide de la propagation suppose une efficacité théâtrale où les récepteurs sont agis par la représentation ; ils subissent un effet physiologique auquel ils n’ont aucune possibilité de se soustraire.

19D’autres textes, favorables au théâtre proposent un modèle d’efficacité théâtrale différent, reposant sur la distance critique et la réflexion : c’est le cas chez Luis Alfonso de Carvallo qui relate l’anecdote d’un mari comprenant que sa femme le trompe30 grâce à une comedia mettant en scène une histoire semblable à la sienne. La représentation théâtrale permet à l’homme de faire disparaître le vice de son mariage et de punir sa femme, grâce à un processus réflexif et analytique31. A contrario, l’association intrinsèque entre théâtre et scandale suppose une conception essentiellement sensible de la réception, dont la réflexion serait totalement absente et où le spectacle des corps ferait écran à toute mise à distance fictionnelle. Cet imaginaire de la circulation physique du vice dans la salle de spectacle et de sa contamination virale à l’ensemble de la cité, suppose donc une absence de conscience des dispositifs de mise en à distance impliqués par la fictionnalité – la dissociation entre le rôle et l’acteur d’une part, entre le monde actuel et le monde représenté d’autre part. L’imaginaire du scandale est alors associé à la réduction du spectateur à un corps sensible et impressionnable.

20On voit donc que dans cette pensée du scandale, tout repose sur une spéculation théorique orientée par la nécessité de disqualifier le théâtre, aucun texte n’indiquant de cas avéré dans lequel un crime ou un adultère représentés auraient entraîné leur réduplication dans le monde actuel. Je vais, dans ma dernière partie, prendre un cas de scandale repris chez plusieurs théâtrophobes, pour examiner comment le scandale théâtral est fabriqué par les textes.

Circulation d’une anecdote : ressorts d’une fabrique verbale du scandale

21Les anecdotes retraçant un scandale effectif sont, je l’ai dit, extrêmement rares. L’une d’elle, très fameuse, concerne deux acteurs concubins qui représentaient sur scène Jésus et Madeleine. Elle apparaît dans la controverse en 1598, dans le De Spectaculis du Père Juan de Mariana, traduit en espagnol en 1609 sous le titre Tratado contra los juegos públicos :

Estos años pasados, en cierta compañía destos hombres, lo cual oímos al mesmo juez que lo averiguó, cierta mujer de aquel rebaño, que representaba la Magdalena, fué convencida en Alcalá de Henares de estar amancebada con el farandulero, que con aparato y magestad, con voz y meneos representaba a Cristo, el mesmo hijo de Dios ; grande torpeza y tanto mayor, que eran oídos con grande aplauso del pueblo, y muchas veces hacía saltar lágrimas a los que los miraban y oían.32

22Cette anecdote a été reprise à la fin du siècle, lors du retour de la virulente polémique occasionnée par la défense du théâtre effectuée par le Padre Guerra dans ses préfaces aux œuvres de Calderón en 1682. On la trouve chez José Navarro Castellano en 168233 puis chez le P. Ignacio de Camargo en 1689 :

¿ Qué cosa de más execrable horror que ver representar la persona divina de Cristo, Dios y Señor nuestro, a un hombre deshonesto y adúltero, amancebado con la que hacía el papel de la Magdalena, según el P. Mariana refiere que sucedió en su tiempo, y sucederá en el nuestro también, que non son más honestos los comediantes de ahora, como ni las comedias tampoco ?34

23L’anecdote circule et se retrouve mobilisée lors de ce nouvel épisode de controverse, lors duquel les théâtrophobes reviennent en force : la valeur argumentative de l’anecdote est primordiale, elle sert dans un contexte précis. Or où est le scandale exactement, dans cette histoire ? Est-ce que la représentation du Christ et de Madeleine par deux amants incite véritablement au péché ? Le récit de Mariana dit exactement le contraire : le jeu d’acteur du Christ, plein de pompe et de majesté, était tout à fait adapté à son rôle. Et les deux personnages ont été applaudis par le public, tellement captivé et pris par l’illusion mimétique que certains pleuraient à l’écoute et à la vision de la scène. Que dit donc cette anecdote ? Que même si les deux acteurs s’adonnaient au vice dans leur vie personnelle, ils incarnaient parfaitement leur rôle et suscitaient les émotions adéquates à la grandeur de l’histoire représentée. L’épisode ne présente rien de scandaleux, puisqu’il n’incite nullement au vice. Autrement dit, la turpitude n’existe que pour le commentateur : l’anecdote démontre la capacité du théâtre à susciter des émotions bénéfiques, en dépit de l’immoralité des acteurs. Par la suite, l’anecdote est considérée comme un exemple archétypal de l’incitation au vice par le théâtre : Navarro Castellano met l’accent sur l’obscénité de l’habillement de Madeleine, qui ne peut provoquer la pénitence, et entraîne la luxure du public : l’anecdote initiale devient le support de variations sur la nocivité morale du théâtre, alors même qu’elle ne démontre en rien le caractère scandaleux de la représentation. Les exclamations outrées de Camargo signalent bien que c’est la lecture du théâtrophobe qui dote l’anecdote d’un sens scandaleux. La strate de commentaire oriente le sens de la représentation, alors qu’aucun effet immoral n’a été mentionné.

24Ce cas d’une lecture déformante de l’anecdote, par l’encadrement du commentaire, me paraît exemplaire du caractère imaginaire du scandale : le scandale est un fantasme de théâtrophobes, construit par l’imposition de modalisations propres à infléchir l’interprétation et par l’amplification que constitue la répétition avec variations. Cette amplification procède de l’imagination, chez un Navarro Castellano qui se plaît à décrire les cheveux ébouriffés et les voiles transparents qui entourent le corps de Madeleine ; elle découle des effets rhétoriques exclamatifs chez Camargo, où l’indignation se substitue à l’argumentation construite.

25Le caractère scandaleux du théâtre obsède et polarise le champ de la controverse, de sorte qu’elle informe même les penseurs d’un théâtre réformé, pour qui le scandale est toujours possible. La réduction des acteurs et des spectateurs à des corps sensuels et sensibles constitue le biais par lequel on érige le théâtre en lieu de scandale, en niant le processus de l’illusion mimétique d’une part, la possibilité d’une réception alliant les sens et l’intellect d’autre part. Le caractère scandaleux du théâtre apparaît alors comme un fantasme de théâtrophobes, indispensable à l’élaboration de leur condamnation de l’art théâtre.