Colloques en ligne

Jeanne Bacharach

La machine à être d’Henri Michaux

La machine oubliée de Michaux

1« Penser ! Plutôt agir sur ma machine à être (et à penser) pour me trouver en situation de penser nouvellement, d’avoir des possibilités de penser vraiment neuves. Dans ce sens, je voudrais avoir fait de la pensée expérimentale. J’en ai conscience, c’est surtout un “je voudrais”1 », écrit Henri Michaux dans Passages. Limpide et contradictoire, cette déclaration révèle l’importance pour Michaux de penser, et plus précisément, d’établir un dispositif expérimental qui produirait une pensée inédite « bouleversant ainsi la notion même de « littérature » et ses genres préétablis2 ». Mais où se cache le poète, l’écrivain, le peintre ? Il déjoue les cadres, et contre toute attente, s’impose ici comme penseur, et surtout comme machiniste, technicien de sa propre machine intérieure.

2On retient souvent de cette phrase de Michaux l’expression de « pensée expérimentale3 », mais rares sont ceux qui analysent cette « machine à être et à penser », hapax pourtant intéressant dans la recherche esthétique et métaphysique d’Henri Michaux. Indépendamment de sa propre volonté, une machine viendrait façonner son être et son penser. « Il n’est pas un moi, il n’est pas dix moi, il n’est pas de moi, moi n’est qu’une position d’équilibre »(I, Plume, p. 663), écrit Michaux dans sa postface de Plume. La machine à être et à penser soulève elle aussi la question complexe ces « moi » et de cette position d’équilibre « entre mille autres disponibles ».

3Michaux machiniste4? Comment envisager un poète à la fois machiniste et penseur ? Dans cette déclaration contradictoire, insaisissable à de nombreux égards, Michaux souligne le pouvoir de révélation des paradoxes dans lesquels réside la force de la pensée. Comment comprendre alors cette déclaration inédite qui fait du poète le mécanicien, sans y parvenir tout à fait (« j’en ai conscience, c’est surtout un je voudrais »), de sa propre existence ? Alors que Michaux, lyrique, déclare dans le poème « Pensées », « Penser, vivre, mer peu distincte. Moi – ça – tremble » (I, p.598), comment entendre en même temps Michaux, technicien, qui veut « agir sur [sa] machine à être et à penser » ? Ainsi, en quoi « penser » c’est-à-dire « écrire » pour Michaux, est-ce adopter la posture théâtrale, fragile et puissante à la fois, du poète, du philosophe, et du machiniste ?

4Au-delà de l’expérience de sa propre machine qui s’intègre au sein de tout un monde technique en mouvement, l’expérimentation des drogues constitue un des moyens d’évasion au-delà de celle-ci. Les drogues, qualifiées à leur tour de « machines » ne lui appartiennent pas directement. Elles apparaissent alors peu à peu comme des machines à « broyer » l’humain, sa vitalité et sa force d’action. Pour faire face à ce machinisme destructeur qui le transforme en robot insensible, Michaux ne propose pas d’action radicale ne choisissant ni d’anéantir sa machine ni de s’en contenter. Il semble laisser agir en lui la puissance de cet impersonnel, tout en reprenant la main à travers sa plume et son pinceau, pour devenir « l’homme qui manie, qui se manie », un machiniste inventeur en somme.

Le monde technique merveilleux d’Henri Michaux

La machine et ses mouvements

5« Appareil à éventrer », « fronde à hommes », « mitrailleuse à gifles », la poésie d’Henri Michaux est peuplée de machines dont il est à la fois l’utilisateur, l’inventeur, ou la victime5. La critique s’est souvent attachée à analyser ces machines inventées6 sans souligner l’importance accordée par Michaux à la technique, soit l’ensemble de procédés qui produisent un résultat grâce à des outils. En effet, elle permet selon lui de produire et d’inventer le monde selon des mouvements mécaniques créateurs.

6Dans le poème « Quelle usine ! » et comme dans d’autres textes, le corps est souvent renvoyé à sa dimension mécanique. Sa tête est une roue dentée animée d’un mouvement semblable à celui des derviches :

« Tête dentée. (…) Engrenage par têtes (…). Quelle danse de derviches en ferait autant ? (…) Je l’accélère encore et la machine aux têtes dentées ronfle sourdement ». (II, La Vie dans les plis, p. 195)

7Ici, la tête est agencée à d’autres roues dentées, pour former des rouages. La tête de Michaux apparaît comme une machine qui « monte elle-même ses propres ressorts7 », et dont il cherche à maintenir le contrôle. Elle produit un mouvement perpétuel empreint d’une forme d’énergie à la fois infinie comme le suggère l’évocation des « derviches », mais aussi minimale puisqu’elle finit par « ronfler sourdement ». Michaux désigne alors peut-être ici moins son corps dans sa stricte mécanique physiologique que dans sa structure énergétique et vitale.

8Mais ce mécanisme, c’est-à-dire « cette combinaison d’organes agencés en vue d’un mouvement, d’un fonctionnement d’ensemble8 », n’est pas envisageable sans penser le corps comme un ensemble de machines qui se combinent. Ainsi, pour Michaux, le cœur est une « pompe » (II, p. 384), la tête « une roue dentée », le corps un rouage, le visage un « canon » (II, p. 94) etc... Tous ces dispositifs technologiques s’agencent et forment cette « machine à être » évoquant l’expression de Julien de la Mettrie qui au xviiie siècle conceptualise « l’homme-machine9 » : « Le corps humain est une machine qui monte elle-même ses ressorts : vivante image du mouvement perpétuel ». Aussi, Lewis Munford, cité par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, s’interrogeant sur la pertinence de l’expression de « machine humaine », fait de l’homme une véritable machine :

Si, plus ou moins en accord avec la définition classique de Reuleaux, on peut considérer une machine comme la combinaison d’éléments solides ayant chacun sa fonction spécialisée, et fonctionnant sous contrôle humain pour transmettre un mouvement et exécuter un travail, alors la machine humaine était bien une vraie machine10.

9Les auteurs soulignent que ce n’est pas là une métaphore, tout comme Michaux n’emploie jamais dans sa déclaration le mot « comme ». L’être et le « penser » ne sont pas, selon lui comme des machines mais sont les produits d’une machine qui anime l’homme, un dispositif technique qui est l’homme. Cette technologie du corps et de ses mouvements s’associe chez Michaux à une technologie du penser, intrinsèquement liée à l’écriture.

Du machiniste au magicien

10Dès ses débuts, Michaux se fait aiguilleur dans sa Chronique de l’aiguilleur (I, p. 9-16), où l’on entend un jeu sur la dimension technique du terme (il est semblable à l’agent des chemins de fer qui manie les aiguillages) et sur sa dimension métaphorique (il est un guide). Plus tard, lorsqu’il se met à peindre, toujours dans l’imaginaire ferroviaire, il se fait transporteur de marchandises « On change de gare de triage quand on se met à peindre » (II, p. 318). Usinier et machiniste de tous les engrenages qui le mettent en mouvement dans le poème « Quelle usine ! » le poète est aussi potier, sculpteur de son propre corps-machine, grâce à un tour de potier qu’il cherche à maîtriser : « C’est moi qui suis le potier. […] Je fais aussi tourner des disques [...] » (II, p. 195-196).

11Machiniste, Michaux est aussi celui qui, comme au théâtre, change soudain le décor : dans « La jetée » un homme qui se sert de poulies fait soudain émerger de l’eau des « richesses en abondance ». Deus ex machina, Michaux magicien fait surgir d’un tour de main le caractère merveilleux de la machine. Ainsi, dans « Quelle usine ! » le poète grâce à son tour de potier et comme en un tour de magie se transforme en un « animal à quatre pattes » : « L’important est fait. L’infernal effort pour demeurer toujours homme, m’en voilà libéré ».

12La machine libère et fait surgir les autres « moi » au caractère toujours provisoire. Pour aller plus loin encore, Michaux décide de changer de machine, de ne plus s’en tenir à son seul moi, et d’en expérimenter une autre plus puissante et plus miraculeuse encore : celle des drogues.

Michaux, expérimentateur d’une machine nouvelle

Les drogues et le mouvement

13Lorsque Michaux écrit à propos du surréalisme « On ira plus loin dans l’automatisme. On verra des pages entières d’onomatopées, des cavalcades syntaxiques, des mêlées de plusieurs langues, et bien d’autres choses. » (I, p. 60), il suggère la recherche d’un mouvement plus puissant encore pour animer l’écriture. On entend ici le rêve suprême technologique du robot libéré du contrôle de l’homme, et d’une écriture indépendante, douée d’une volonté et d’un mouvement propre. Michaux reproche notamment à Breton son « rôle d’accompagnateur » et suggère un dépassement de cette posture pour trouver une autre écriture, plus libre encore. La mescaline apparait comme une seconde machine qui le permet : « robot », « machine à himalayer », « machine à broyer ». Ce n’est plus sa propre machine, que Michaux découvre alors, mais une machine, qu’il tente de suivre et qu’il affronte.

14Il quitte ainsi avec les drogues le terrain d’entente à la fois neutre et intime du machiniste avec la machine, pour aller vers le terrain fragile et puissant du moi confronté à une autre machine, venue du dehors, sublimant et détruisant par son machinisme fou tout son « espace du dedans ».

La mescaline ou la « machine à himalayer »

15La mescaline accélère les mouvements et les mécanicise jusqu’à les déstructurer : « Mais déjà la machine a repris son mouvement à cent images-minutes. La machine à himalayer s’est arrêtée, puis reprend» (II, p.624). Michaux évoque déjà l’Himalaya dans le poème « Himalayan Railway » d’Un Barbare en Asie (I, p. 336-337) dans lequel il décrit le train qui relie Siliguri à Darjeeling. Cette locomotive devient une « locomotive-poney », minuscule et merveilleux jouet, machine animale qui emporte loin, vers la beauté des pics neigeux de l’Himalaya. La mescaline, seconde « machine à himalayer », apparaît elle aussi comme un jouet, mais elle emporte le sujet au-delà de la beauté du paysage pour l’emporter vers une forme de sublime irreprésentable : « De grands socs de charrue labourent un espace qui s’en fout. Des socs démesurés labourent sans raison de labourer. » (II, p. 624).

16La vitesse décrite par Michaux et le dévoilement d’un rythme mécanique apparaît dans son style même de l’écriture où l’on remarque de longues phrases par accumulations, énumérations ou enchaînements syntaxiques hachés. Les phrases semblent elles-mêmes s’élever et produisent un sentiment d’élévation :

« Même dans les mouvements prodigieux comme on en perçoit souvent tout à coup comme sous l’effet d’une démultiplication inopinée, ou d’une réaction en chaîne, des mouvements en soudaine expansion, en ombelles, en éventail de fusées, ces mouvements si rapides, si extraordinairement accélérés qu’il soient, doivent périodiquement s’interrompre, cesser, stopper complètement, pour repartir soudain sur leur lancée retrouvée, pour s’arrêter à nouveau au repos parfait, pour reprendre de même leur élan à la vitesse maxima » (II, p. 811)

17La phrase, comme les mouvements, se démultiplie inopinément : au mot « expansion », Michaux ajoute le mot « ombelle » puis « éventail de fusées », provoquant ainsi un effet de gradation. L’ombelle, terme de botanique qui décrit un mode d’inflorescence, est amplifié par celui de « d’éventail de fusée », termes qui produisent un agrandissement et une intensification d’un mouvement qui décrit une élévation soudaine. De même la construction de la phrase par accumulation des prépositions « pour » contribue à dire l’accélération et le changement de tempo produit par la drogue et imposés dans sa poésie même.

18Il est alors confronté à la dépossession de son propre corps et de son esprit victime d’une « aliénation mentale » (III, p. 96) qui représente une forme d’altération, perceptible dans l’écriture. C’est à l’autre en soi que « la machine à himalayer » le confronte. Le sublime que permet d’atteindre la mescaline, n’est pas à hauteur d’homme et c’est alors son « trop de force » (III, p. 130) que Michaux affronte.

La mescaline ou la machine à broyer

19« Tout ce que vous présenterez à la schizo mescalienne sera broyé. Ne vous présentez donc pas vous-même. Et ne lui présentez aucune idée vitale, car c’est horrible ce qu’elle en fait. » (II, p.740). La machine à himalayer se transforme ici en machine à broyer schizophrène. Michaux décrit là la deuxième phase de son expérimentation des drogues, marquée par la déception, comme plus tard lorsqu’il la décrit comme « malaxeur-broyeur » : « traité comme métal dans une usine, comme eau dans une turbine, comme vent dans une soufflerie [...]. Mais je devais veiller, moi ! » (II, p. 737).Le veilleur, le machiniste est annihilé, dépassé par une machine à broyer qui ne considère plus le corps comme une machine complexe mais comme un simple matériau de plus en plus ténu et transparent (métal, eau, vent) ou simple mécanisme dépassé par un mécanisme destructeur :

« Colère ? Mais je n’en ressens aucune. Ça a brûlé le sentiment. Ça a attrapé le côté, même pas dynamique, mais cinétique de la colère, dont l’impression sensible est totalement escamotée. C’est l’étrange de ce mécanisme. Il exclut la conscience du sentiment, pour l’exprimer. ».(II, p. 629)

20Michaux ne sait plus si la colère à laquelle il assiste (« ce spectacle raté et mécanique » dit-il encore), lui appartient ou non. Il se confond avec ce « ça » mécanique qui l’assaille. Cette projection, au sens psychanalytique du terme, de ce « ça » mécanique sur le corps propre de Michaux peut évoquer ce que le psychanalyste Tausk, disciple de Freud, nomme la « machine à influencer11 ». Ce concept permet de désigner un syndrome qui se développe notamment chez les schizophrènes qui évoquent la vision d’une machine persécutrice, qui, selon Tausk, se projette sur le corps propre de ses patients. Ceux-ci semblent persécutés par une machine qui dérobe leurs sentiments. Selon lui, « le médiateur, la machine, représente symboliquement le corps propre du sujet, projeté12 ».

21Cette machine à « broyer » devient alors envahissante et pousse le poète à interrompre son expérience. Cet envahissement de l’être par une machine qui le fait dysfonctionner, qui le dérègle et le pousse sur la pente de la pathologie psychiatrique (la schizophrénie par exemple pour la mescaline) souligne l’attirance de Michaux pour « l’anormal » qui fait selon lui connaître « le normal » : « Je voudrais dévoiler le « normal », le méconnu, l’insoupçonné, l’incroyable, l’énorme normal. L’anormal me l’a fait connaître. » écrit-il dans Les Grandes Épreuves de l’Esprit (III, p. 313). Sa pensée rejoint à ce titre les analyses de Georges Canguilhem sur le normal et le pathologique et leur rapport dialectique : « […] l’anomalie paraît appelée à procurer l’explication de la formation du normal13 ». Ainsi, c’est la mescaline, machine en roue libre, anormale, qui lui fait connaître sa part d’ombre destructrice, normale et commune à tous.

22Misérable miracle, la drogue constitue pour Michaux un révélateur dynamique de la normalité de sa « machine à être et à penser ». Elle l’encourage alors à faire du « laisser-faire », qui définit le fonctionnement essentiel d’une machine (passivité du geste manuel et activité créatrice en même temps), une véritable esthétique.

Laisser et faire : la puissance du geste et du voir

Le laisser-faire, une technique de soi

23Voulant agir sur sa « machine à être et penser », Michaux cherche à réinventer sa posture et réfléchir à une « technique de soi » pour reprendre le concept de Foucault. Dans L’Usage des plaisirs, Michel Foucault définit celles-ci comme « des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et répondent à certains critères de style14 ». Ainsi, cette analyse de la machine apparaît comme un moyen efficace de pénétrer cette question des pratiques de soi inventées par Michaux, qui fondent non seulement une stylistique mais une « esthétique de l’existence15». La réflexion sur le fonctionnement de la machine permet alors de comprendre le mode d’action que Michaux invente durant son expérience des drogues, mais surtout en tant que peintre.

24Dans ce mode d’action, qui se transforme peu à peu en « mode d’être », cohabitent dans un même mouvement un « laisser » et un « faire » : « Le laisser faire. Le laisser achever. Donner des vacances à la conscience. Quitter la fâcheuse habitude de tout faire par soi-même. » (III, p. 152) Il s’agit là de laisser faire quelqu’un ou quelque chose d’autre à sa place, de se défaire d’une habitude d’action personnelle et volontaire et, ainsi, de réinventer sa façon d’agir en s’inspirant du fonctionnement même d’une machine qui impose à l’homme de la laisser agir à la place de ses mains, tout en exigeant une présence créatrice.

25Ainsi, apprendre à « laisser-faire », c’est-à-dire à « laisser » et à « faire » les choses d’elles-mêmes, relève d’une technique et d’une pratique réfléchie et volontaire dans lequel intervient sa main, laissant apparaître « l’homme qui manie, qui se manie » (II, p. 764). Michaux insiste là sur la dimension manuelle et donc proprement corporelle de cette pratique qu’il met en œuvre tout particulièrement dans sa peinture.

Laisser et faire ou l’agir pictural

26Dans le poème « Homme-bombe » de La Vie dans les plis Michaux affirme « Non, je n’ai pas d’usine, pas d’outils. Je suis un des rares hommes-bombes » (II, p. 171), décrivant ici proprement un « homme-machine », toujours prêt à exploser et à tuer, portant en lui-même une force explosive et destructrice dont il jouit. Cet « homme-bombe » semble alors incarner cette posture du laisser-faire, dans laquelle il s’agit de laisser en soi la machine destructrice exister (la bombe) et, pour mieux faire corps avec elle, agir sur elle. En effet, le poète transforme sa bombe à tuer en bombe de dessin, bombe à peindre : « D’ailleurs je ne tue plus. […] Mais je vais peindre, c’est beau les couleurs quand ça sort du tube, et parfois encore quelque temps après. C’est comme du sang ».Acteur (« homme-bombe »), et spectateur des couleurs qui sortent d’elles-mêmes, et de sa propre capacité à « éclater », Michaux représente ici ce laisser-faire comme une véritable esthétique créatrice.

27Plus tard, dans Émergences-Résurgences, il évoque par ailleurs son désir de peindre comme un « laisser-aller » :

« J’ai besoin de me laisser aller, de tout laisser aller, de me plonger dans un découragement général, sans y résister, sans vouloir l’éclaircir, en homme étourdi par les chocs, qui aspire à s’étourdir davantage » (III, p. 568).

28L’écriture empêche ce laisser aller et impose une plus grande maîtrise de soi. Les images, les visages de sa peinture, naissent au contraire de ce laisser-aller qui laisse place à une forme de « machinal » : « Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages » (II, p. 320). Mais ce « machinal » n’est pas ce que les surréalistes nomment « automatisme » que Michaux assimile dans son article « Surréalisme » à de « l’incontinence graphique » (I, p. 60) et qu’il cherche à dépasser. Plus encore que dans l’expérimentation des drogues, ce dépassement réside sans aucun doute dans une conception du machinisme de l’être comme machinisme créateur, et dans une recherche d’intervention efficace et personnelle sur ce mécanisme. Ainsi, pour Franck Leibovici il se situe dans la fusion entre le « laisser » et le « faire », beaucoup plus difficile à atteindre que l’écriture automatique qui s’attache selon lui plus au « laisser » qu’au « faire ». Michaux parvient à y « trouver la correspondance de ce mouvement avec celui du producteur et du spectateur 16». Le peintre cherche à la fois la posture du « spectateur actif » (du côté du faire, du dessin, du griffonnage et de l’apparition) et du « producteur passif » (du côté du laisser).

29Ainsi, le peintre voit le dessin de manière active, en même temps qu’il se fait, qu’il apparaît : « Voir prend donc ici toute sa dimension de régime d’action à part entière, et quitte son statut de simple enregistreur informationnel 17». L’action de « voir » apparaît alors chez Michaux comme le moyen d’agir le plus efficace sur sa machine à être et à penser.

30C’est notamment à travers l’expérience mescalinienne que Michaux adopte le plus radicalement cette posture au cours de laquelle il fabrique et fait des images. Il les voit apparaître devant lui, mais cette apparition est initiée par un geste qui lui permet de créer une véritable « fabrique d’images18 ». Le poète en vient à les reconnaître dans un après-coup qui rappelle la démarche de Jackson Pollock : « Quand je suis dans ma peinture, je ne suis pas conscient de ce que je suis en train de faire. Ce n’est qu’après une sorte de « période de reconnaissance » que je perçois ce que j’ai fait, ce qui s’est passé. […]. La peinture a une vie qui lui est propre. Je m’efforce de la laisser se faire jour19 ». Le peintre souligne ici l’ambivalence de cet agir pictural qui apparaît à la fois dans la forme pronominale du verbe passer « ce qui s’est passé » et la forme non pronominale du verbe « faire « ce que j’ai fait ». On note aussi l’usage du passé composé, soulignant une reconnaissance, après-coup.

31Voir pour Michaux c’est donc agir, que l’on peut envisager (à l’image du fait d’écrire) comme une modalité du penser. Ainsi, penser c’est non seulement agir par l’écriture, mais c’est aussi agir par le simple fait de « voir », de laisser les choses apparaître et les faire soi-même apparaître. Par la peinture, s’invente ici une nouvelle « technique de soi », où la conception technologique et mécanique du corps a toute sa place et où la posture de poète machiniste trouve une de ses « positions d’équilibres ».

Faire signe au machiniste

32Pourtant, rares sont les analyses qui analysent la posture de machiniste adoptée par Michaux. Il nous invite pourtant à voir dans celle-ci une recherche fondamentalement esthétique puisque c’est à travers l’écriture et la peinture, considérés entre autres comme des entreprises mécaniques créatrices, qu’il y trouve un équilibre instable. Le concept de machine, en tant qu’il questionne le « penser », fondamentalement lié à la création chez Michaux, apparaît alors comme un point d’optique, une focale, qui éclaire non seulement un certain « malaise de la pensée 20», mais aussi la posture du créateur et de la construction si problématique et si fondamentalement esthétique, de « son » ou ses « moi ». Ainsi, si comme il l’écrit lui-même « A tort comme poète on a défini Henry Michaux » (I, p. 54), n’oublions pas de Faire signe au machiniste21, pour reprendre le titre du bel hommage amical qui lui est rendu par la poète surréaliste Joyce Mansour.

33Éditions citées

34Henri Michaux, Œuvres Complètes, tomes I, II, III, édition préfacée et annotée par Raymond Bellour et Ysé Tran, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, 2001, 2004.