Colloques en ligne

Paul‑Laurent Assoun

Le corps à l’épreuve du semblant : l’inconscient prophétique

1Mon propos, pour le dire d’emblée, est de situer la contribution de la psychanalyse à cette repensée de l’articulation entre « organicité » et « technologie », en tant qu’elles interrogent le corps. Le couple intitulant même porte à l’expression le paradoxe entre ces deux mots, l’organique relevant de la vie et le technologique de l’artifice. Science de la vie d’une part, science des techniques de l’autre ou art du « savoir‑faire ». Le défi est de saisir ce qui fait nœud entre ces deux dimensions, de l’organon et de la techné, ce à quoi le savoir de l’inconscient peut et doit contribuer, faisant du paradoxe sa matière première, sauf à y introduire la logique du sujet.

« Un corps peut en cacher un autre »

2Je le ferai en rappelant tout d’abord ce que la psychanalyse a à dire de plus spécifique du corps : au double titre, inséparable du propos freudien, il faut le rappeler, celui de la culture et celui de la clinique1. Cela pose la question du rapport entre : l’organisme en sa dimension bio‑médicale — assemblage, combinaison, ensemble des éléments constituant un être vivant, ensemble articulé d’organes (« instruments ») et de fonctions, tel qu’il apparaît, en même temps que la biologie, au début du xixe siècle 2. Et cet « autre corps », celui que la science et la médecine refoulent professionnellement et qui n’insiste pas moins à se poser comme le corps réel, ce qui donne corps au réel, soit le corps pulsionnel, ce qu’il y a de plus réel… L’« ensemble des organes qui constituent un être vivant » n’en mène pas moins une « double vie », auto‑conservative et érotique.

3Ce que ce corps‑sujet pulsionnel signifie au moyen du symptôme, ce que l’hystérie démontre depuis belle lurette. Avec ce corps pulsionnel, travaillé par les spasmes du conflit « psycho‑sexuel », on trouve le point de résistance au corps purement organique. La vie se laisse le mieux caractériser, au dire de Bichat, comme « l’ensemble des fonctions » (et des forces) « qui résistent à la mort3 ». Ce corps libidinal et narcissique, ce « moi‑corps » est aussi bien travaillé par les pulsions de mort. C’était le but de mon ouvrage « Corps et symptôme4 » que de montrer que le savoir freudien n’était pas qu’un complément psychique inconscient au corps réel organique, mais l’investigation de cet « autre corps », comme le montre l’hypocondrie, celui qui n’est abordable, bien au‑delà de quelque « Inconscient du corps », que dans l’appartenance corporelle du sujet : bref, un corps (médical) peut en cacher un autre (pulsionnel). Depuis l’hystérie, on sait que le corps est capable de tout, de contrefaire n’importe quelle affection somatique en désobéissant aux lois du cortex5, afin de porter à l’expression par et pour le sujet ce rapport à un corps dont le sujet ne veut pas, barré qu’il est par l’interdit ou la défiance du moi, mais qui insiste à se signifier.

4Mais cette immense question qui touche au sujet intéresse aussi le malaise de la culture, où pullulent les symptômes dits psychosomatiques. Là où la psychosomatique construit un « sujet psychosomatique » fictif, la psychanalyse explore le rapport du « moment somatique » de la structure inconsciente.

Le dieu prothétique

5Voilà pour le cadre de la problématique, d’une portée chronique parce que structurelle, mais il est des figures actuelles qui semblent mener vers d’autres voies, alors même qu’elles en constituent des échappées illusoires. Telle l’émergence d’un homme dit « augmenté » (noté H+), appareillé de prothèses de pied en cap6. Au départ conçue comme remédiation, dont l’utilité ne peut être méconnue, la technologie du corps (voilà une technique du corps à ajouter à celles répertoriées par Mauss7) en vient à redessiner ledit corps et à lui promettre des prouesses sans précédent. Or, on en trouve la prophétie inattendue chez un certain Freud : « L’homme est pour ainsi dire devenu une sorte de dieu prothétique, vraiment grandiose quand il revêt tous ses organes adjuvants (auxiliaires)8. » Ce qui chez les chantres actuels de « l’homme augmenté » est une sorte d’incantation (ils n’oseraient d’ailleurs pas le dire en des termes aussi directs, mais c’est la formule parfaite de leur fantasme de culte de dieu prothétique pré‑énoncé ici) revient chez Freud à un constat, qui prend au reste la portée d’une prophétie objective. Ce « dieu prothétique », dieu avec une minuscule, mais qui, au dire de Freud, vise « la ressemblance avec Dieu », avec une majuscule donc. Prothesengott, dit‑il, littéralement un « dieu à prothèses ». Il s’agit d’un dieu humanisé, autant que d’un homme divinisé. Et divinisé par quoi ? Encore une fois par ce « truc » nommé « prothèse », par l’artifice censé devenir tout puissant. Car Dieu n’a évidemment pas besoin de prothèse — si ce n’est le désir de l’homme religieux, le croyant s’élisant en quelque manière comme la prothèse vivante qui soutient le désir de Dieu ! L’homme, pour jouer au dieu, en a besoin.

6Si Dieu a créé l’homme à son image, selon la proposition biblique, l’homme prothétique veut faire un dieu à — et par — son image, avec les ressources de la science médicale et des avancées biotechnologiques, en quoi il se prétend diablement « dans le vent », comme si dans le passé l’homme avait épuisé toutes ses ressources anthropologiques… Preuve que la médecine dite scientifique ou « de pointe » est embauchée, fût‑ce à son corps défendant, dans ce projet de religion néo‑païenne. « Dieu à prothèses » : l’expression freudienne étrangement prémonitoire peut aussi s’entendre ironiquement comme un « dieu en toc », dieu truqué puisque asservi à la puissance de l’artifice, bref un dieu synthétique nommé cyborg, le héros cybernétique… On notera l’usage de l’adjectif « grandiose » (grossartig) dont Freud gratifie l’illusion religieuse comme telle9, mais ici destituée de ses puissants enjeux symboliques pour se fier au « dieu mortel ».

L’organisme technologisé

7Nous voici face à l’organicité technologisée ou à la technologie faite organe. Il y a bien cette idée d’« organes adjuvants » (Hilfslorgane, littéralement « organes auxiliaires »), qui viennent en aide (Hilfe), c’est‑à‑dire qui s’ajoutent et s’adjoignent au corps que l’on peut appeler « naturel » ou à l’état natif, corps factice de complément donc, qui lui offre ses ressources et vient à la rescousse de sa fragilité constitutionnelle. Revanche sur « la caducité de notre propre corps » soulignée par Freud peu avant dans le même texte. Ces organes de supplément sont donc là pour aider et amplifier cette puissance défaillante ou incomplète du corps humain à la naissance, celui que la nature a produit, selon la science, et que le Dieu créateur a conçu, selon la religion. Car la recherche ou besoin d’aide (Hilfsbedüftigkeit) procède de la détresse (Hilfslosigkeit), en sorte que la prothèse relève souterrainement d’un appel à l’aide. Ainsi, selon la belle formule de Freud, de ces seconds organes, artificiels, l’homme prothétisé moderne se fait un habit, il s’en « revêt ». Espèce d’uniforme, « habit de lumière », au moyen d’organes dont il se fait une parure exhibitive — et par où il défie, peut‑on ajouter pour prolonger le fantasme, la corne de taureau de la Mort. L’organe de supplément est une parure synthétique. Parure du héros, au sens de l’evhémérisme10, cette idée que la divinité provient de l’héroïsation d’un spécimen humain glorieux : or, il arrive que le dieu redevienne héros, avec le coup de pouce du complément d’artifice.

8Il y a un « mais », tranquille mais considérable, qui surgit dès la fin de la phrase. Freud rabaisse ou relativise immédiatement cette poussée vers le haut de la prétention de ce « néo‑corps » : « mais ceux‑ci (les organes supplémentaires) ne font pas corps avec lui et lui donnent à l’occasion encore beaucoup de mal ». Corps avec lequel son sujet ne fait pas corps : tout est dit d’emblée de l’enjeu de cette technicisation supplétive. Bref, il joue « à qui gagne perd » … Il s’augmente visiblement, pour se dé‑compléter secrètement.

Malaise dans le corps : l’organologie synthétique

9C’est là le germe de tout le problème, clinique et social. Devenir un sujet prothétisé, n’est‑ce pas destiné à ne plus faire corps avec son corps ? Allons plus loin : n’est‑ce donc pas un moyen d’échapper à son corps réel, pulsionnel, au moyen des prothèses ? D’en divorcer en se mariant à ses prothèses ?

10Outre que ces organes prothétiques demeurent étrangers au corps humain et lui créent autant de difficultés qu’ils lui promettent de commodité, « l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux de sa ressemblance avec Dieu ». Reste que ce « dieu mortel » — comme Hobbes appelait l’Etat‑Léviathan, artifice utile — demeure empêché, empêtré dans sa carapace robotisée.

11Hors de tout misonéisme, Freud croit pouvoir constater que cela n’enrichit pas le capital eudémonique de l’usager de prothèses humaines, trop humaines... Ce n’est pas négligeable, mais ça n’augmente pas d’un pouce ses capacités de bonheur. Au bout du compte, « le compte n’est pas bon ». C’est, peut‑on dire, une « technique de bonheur » ratée ou plus justement avortée. La prothèse produit certains effets qui amplifient la fierté humaine — notamment cet affect dit prométhéen de puissance —, mais cela laisse intact le malaise anthropologique. Mélancolie larvée du cyborg ici entr’aperçue.

12Il est temps d’ajouter au propos de Freud que, dans cette évaluation, il convient de disjoindre « bonheur » et jouissance11. Si ce dieu prothétique n’est pas heureux, s’il a raté son coup « côté bonheur », il jouit bel et bien de ces organes. Et s’ils « ne font pas corps avec lui », il ne va pas moins chercher à resserrer toujours plus son intimité avec ces organes inédits qu’on pourrait appeler « extimes », pour emprunter le néologisme lacanien, dans la mesure où il noue une intimité (factice) avec cette extériorité. C’est pourquoi la promesse trans‑humaniste, forclusion du désir, en sa dimension de manque et de langage, ruisselle de jouissance, où il puise sa capacité de séduction.

13Freud se fait prophète de fait, lui qui disait par ailleurs refuser de « s’ériger prophète envers ses prochains » : « des temps lointains entraîneront de nouveaux progrès dont on ne peut vraisemblablement pas se représenter l’ampleur, augmentant encore plus la ressemblance avec Dieu ». Eh bien, cette « ampleur », on peut aujourd’hui la mesurer, on l’a sous les yeux, et Freud l’aura vu venir en en enregistrant les prodromes… Aussi bien est‑il intéressé par la transformation de la nature par une technique telle que celle des polders hollandais, l’assèchement du Zuyderzee — cette conquête des terres sur la mer, par une gigantesque « prothétisation » technique —, métaphore privilégiée pour déchiffrer l’assèchement du ça par le moi12. Mais, si l’on suit son diagnostic sur les prothèses corporelles, le sujet est voué à être de plus en plus clivé entre le progrès organologique et la chasse au bonheur. Sauf à radicaliser son diagnostic : le ressort de ce progrès n’est plus d’être plus heureux, quoiqu’insinuent les intéressés, mais de jouir de ce second corps par les ressources de l’artifice. Jouissance finalement coupée du sexuel, glorification d’un narcissisme de ferblanterie sophistiquée, qui feint de proposer mieux que l’érotisme, générateur d’une altérité peu économique technologiquement, mais riche en « valeur d’affect » ...

Le dieu du semblant

14Texte majeur, bien plus puissant pour déchiffrer l’effet de réel que les vagues rhétoriques ultérieures, d’autant plus qu’on l’examine de près, prophétisant l’avènement d’un « dieu du semblant », puissance de l’artifice même, qui prospère de la jouissance et de ses déboires. Si l’espèce humaine tend au bonheur, l’expérience analytique atteste que ce que veut le sujet, c’est jouir plutôt qu’être heureux, mais sous la cuirasse de l’homme d’artifice, on trouve le vide de la dépression moderne et, sous la façade clinquante du progrès mécanique (le robot est une façade mobile), une mélancolie rampante.

15Il y aurait ici à faire une histoire technique et littéraire de « l’homme artificiel », préhistoire de la prothétique actuelle. Celle qui commence avec les automates de Vaucanson pour aboutir à Robert‑Houdin, par ailleurs illusionniste13. Avènement de « l’Homme Machine » au sens de La Mettrie, ce matérialiste du xviiie siècle, texte14 qu’il s’agirait de relire avec l’actualité, mais qui, lui, proclame la machine à jouir pulsionnelle, en une veine d’épicurisme. Puis l’écriture littéraire : il faudrait partir de la créature Frankenstein, « homme artificiel » décrit par Mary Shelley15 pour arriver à Villiers de l’Isle Adam et à son « Ève artificielle ». Enfin le moment de reprise par la « robotique », où la science réalise la fiction, mais en en défalquant le fantasme qui s’épanouissait dans la littérature.

16C’est en ce point qu’intervient la psychanalyse, pour en dégager la signification inconsciente.

Le signifiant « prothèse » ou la réécriture du corps

17Reconsidérons ce qu’est une prothèse pour comprendre comment l’homme peut vouloir s’en faire un être. C’est une « pièce, appareil destiné à reproduire et à remplacer aussi fidèlement que possible dans sa fonction, sa forme ou son aspect extérieur un membre, un fragment de membre ou un organe partiellement ou totalement altéré ou absent ».

18La prothèse est une « thèse », c’est‑à‑dire le fait de poser devant, sur, auprès de, et en plus (pro) (de « post‑poser »). Il est curieux que le terme ait dès l’origine une signification linguistique, plus technique, soit le fait de poser une lettre devant ou en avant d’un mot (au point qu’on l’a confondu avec « préposition ») : « développement, à l’initiale d’un mot, d’un élément non étymologique16 ». Cet « élément ajouté », c’est une « voyelle factice », puisqu’elle ne fait pas partie du corps étymologique du mot (1704). Mais très utile, en ce qu’elle a permis de franciser le latin ! La langue s’est « modernisée » par la « prothèse » littérale… Sans ce « petit e », le français ne se serait jamais émancipé de son origine latine ! Si nous citons cet usage spécial, c’est qu’il est symbolique du fait que « l’homme augmenté » implique aussi une réécriture du corps. C’est quelque chose de « pré‑posé ». « Prothétique » apparaît en 1841 et « prothésiste » en 1955, accompagnant l’expansion du paradigme prothétique.

L’idéologie prothétique : l’opération « transhumaniste »

19Pour mesurer les enjeux de ce nouveau corps dont on a rappelé la préhistoire, il convient d’examiner le discours qui le soutient, même si tous les « prothésistes » n’y adhèrent pas nécessairement et qui en constitue le pendant idéologique. Il a un nom : « transhumanisme ».

20Que veut le transhumaniste ? Le terme, attesté dès 1957 chez Julian Huxley, le frère de Aldous Huxley, le prophète du Brave New World, « meilleur des mondes » (1932), fleurit dans les années 1980 à l’université californienne de Los Angeles. Élucubration futurologique qui dès lors ne lâchera plus le morceau, prophétie à résonance messianique, qui annonce un au‑delà (trans) de l’homme, en une atmosphère vaguement nietzschéenne.

21Que signifie ce discours programmatique en substance ? Ce qui grève l’homme saisi en sa réalité corporelle, c’est la souffrance, le handicap, le vieillissement, la maladie, bref « l’être pour la mort » (Heidegger) se doit d’être dépassé. Et nous — « nous », le sujet de l’avenir — en avons les moyens, technologiques, clame ce discours. Il s’agit d’une véritable « transe » de renouveau ou revival. Nous sommes dans le registre du « post » et de la fin de l’histoire bien que son théoricien, Fukuyama, le dénonce fermement). L’exaltation du self va donc de pair avec l’extension des potentialités anthropologiques et le déploiement sans précédent de la « nature humaine » devenue « surnature ».

22Un mot l’exprime, particulièrement révélateur : « extropie17 », qui va jusqu’à décréter la fin de l’entropie, loi de la thermodynamique au sens de Carnot‑Clausius, qui suppose une augmentation du désordre dans la machine ! En quoi se révèle l’inspiration magique du mouvement, qui exonère le système du monde de son désordre croissant, pour lui promettre une expansion sans frein. Voilà scellée la vraie mission du cyborg, conjurer l’entropie et accomplir… l’ex‑tropie ! Ainsi prend figure le héros de la « néguentropie » (à écrire aussi bien « néguanthropie » !).

Utilitarisme et néo‑fétichisme : clinique d’une illusion

23Qu’est‑ce qu’un objet ou organe artificiel qui remplace — qui occupe une fonction vicariante ou complémentaire —, qui doit être toujours « prêt à l’usage », plus qu’utile, « sur‑utile », au point de produire de la jouissance, mieux : de conditionner la production de jouissance ? Cela s’appelle le « fétiche » en sa fonction inconsciente. Le sujet comme encastré dans la prothèse est acculé à une logique fétichiste inhérent à un utilitarisme prothétiste. La prothèse ainsi conçue s’avère renvoyer, dès lors que le sujet inconscient y est intéressé, à cette espèce de « sur‑utilité » qu’est le fétiche, qui ne fait pas que combler un besoin (conscient), mais soutenir une jouissance (inconsciente). C’est cette « plus‑value » inconsciente qui est essentielle à son intelligibilité.

24Le fétiche, cet objet factice, a aussi un sens originairement religieux, comme « culte de l’objet » (matériel)18. Sa fonction s’éclaire comme « bouche‑trou » ou « pare‑castration ». C’est donc l’adjuvant, le postiche apposé, préposé au corps supposé troué de la mère (dans le fantasme activé par l’angoisse de castration). C’est bien un‑phallus postiche : or, le « membre » prothétique n’est‑il pas calqué, dans l’ordre inconscient — homonymie éloquente — sur le « membre » phallique ? Qu’on pense à l’« acrotomophilie », soit l’attirance pour un corps dont les extrémités sont amputées. Le corps décomplété d’une de ces fonctions devient ainsi un corps excitant par une « sur‑prime », par un traitement psychique complexe, où c’est le manque angoissant qui devient ensuite requis pour la production de la jouissance sur le mode de la perversion. Soit une suppléance en bonne et due forme, une « rectification morphologique », pour parodier la formule transhumaniste.

25Le culte transhumaniste de la prothèse est donc une transfiguration du manque qui idéalise le handicap et se fait fort de le dépasser, de le trans‑cender, en le virant au compte d’une jouissance de rénovation complète, espèce de « sur‑intégrité ». Le corps idéal en vient donc paradoxalement, mais logiquement — dans la logique inconsciente de l’opération —, à être voué à se défaire à terme de tous ses organes naturels pour les remplacer, un par un et ensemble, par une mécanique rénovée. Une sorte de Pinocchio robotisé triomphant et aérodynamique. Tel cet usage dans certaines cultures de se faire arracher toutes les dents « d’ivoire » naturel pour les remplacer par des dents en or, qui remplissent leur fonction d’ostentation et d’apparat. La « couronne dentaire » est née d’ailleurs d’une escroquerie perspicace, celle d’une dent peinte en or, par un médecin hollandais nommé Horstius, qu’il a fait passer pour une singularité native d’un enfant, afin de démontrer ensuite qu’elle surclasse l’originale. Pionnier en ce sens d’une ère de la prothèse.

26Le fétichisme de l’organe vient à l’expression avec toutes les ressources de l’imagerie médicale, sous la forme des « organes en 3 D ». C’est, pour l’University singularity qui prospecte les universités, un atout de choix, aussi ses représentants de commerce ne manquent‑ils pas d’en remplir leurs mallettes. Étrangement, ces organes en surimpression, qu’il est possible de pénétrer en les visionnant, acquièrent un pouvoir de fascination, par ce qu’ils évoquent d’une puissance pulsionnelle qu’ils dénient par ailleurs.

Psychanalyse du « cyborg »

27Revenons au héros superman technologique nommé « cyborg », troncation de « organisme cybernétique », notion apparue au début des années 1960 (Clynes et Kline). Il s’imposera comme robot androïde. Le fameux « Terminator19 » a pour enveloppe des tissus organiques de synthèse. C’est un « endosquelette de métal mû par des microprocesseurs » et recouvert d’une couche de tissu charnel humain. Capitonnage au moyen de chair et de peau humaine d’un être artificiel — qui devient un « assassin cybernétique » — ou humain revêtu de peau synthétique ? Tels tissus synthétiques avaient pour usage primitif de soigner les blessures, telle la « charpie » au Moyen Âge. On voit le cheminement de l’idée, qui va du soin apporté à un corps malade à l’enveloppe grandiose d’un corps qui défie la blessure, momie robotisée. On passe en quelque sorte du bandage de l’estropié à la tunique héroïque du sublime malade.

28Le Jason moderne est un malade surpuissant, qui secoue ses bandages pour faire apparaître un corps surdoué. Corps du coup désérotisé, qui ne rencontre jamais plus sa nudité ni la douceur native de la peau…Le cyborg est la version technologique du héros. Celui qui selon Freud est ce fils préféré de la mère, censé avoir réalisé seul l’exploit — et d’abord le meurtre du père20. Il a donc pour véritable mission de réparer, au‑delà de l’acte même du sujet, le corps castré de la Mère, tout en se réengendrant sans l’aide d’une mère ou alors d’en sortir directement hors des voies naturelles, comme dans la « césarienne ». Tel est selon nous le noyau inconscient du fantasme a‑génésique. Il se fait passer pour « a‑généré », alors qu’il active le fantasme d’une Mère surpuissante. Naître sans organes ou avec des organes atrophiés, conjoncture tragique, est présenté comme le point de départ d’une reconstruction qui va, sous la poussée du fantasme, jusqu’à une réinvention du corps, organe par organe. Le handicapé d’aujourd’hui est donc représenté comme l’initiateur ou l’avant‑garde de la sur‑humanité de demain, placé en quelque sorte en position de pionnier d’une prise de conscience d’un handicap anthropologique à laquelle l’homme augmenté prétend mener à bonne fin. Celui qui « n’a plus rien à perdre » est donc convoqué à se ré‑inventer, véritable avant‑garde de l’humanité, savamment déshumanisée et réhumanisée, de demain.

Le néo‑fétichisme ou le délire prothétique

29Sur le fond, que veut donc ledit transhumaniste21 ? Rien moins, en sa toute‑puissance naïve, d’autant plus déniante que pétrie des meilleures intentions, que fournir l’antidote machinique à la castration, cette « maladie (chronique) de l’homme ». S’éprouver castré, c’est ne plus pouvoir pouvoir. Cela s’obtient, logiquement, par ce que l’on peut appeler un « pan‑fétichisme ». Comment en effet le sujet atteindrait‑il cette croissance exponentielle supposée sans fin, sinon par une production non plus artisanale, mais technologisée, de « super‑fétiches » ? D’où ce que l’on peut appeler, renchérissant sur Freud, un « délire prothétique ».

30Le « H+ », acronyme révélateur du transhumanisme, pointe, en un algorithme sommaire, ce « plus‑de‑jouissance », « plus‑value » qui s’obtient et s’extrait au moyen du Grand Fétiche qu’est le Corps en extension. L’idée folle est de se débarrasser de la castration au moyen de cette solution, donc se désencombrer, avec les limites du corps biologique, du corps pulsionnel et de ses conflits. Bonne nouvelle assurément, car la castration cesse, en cet évangile technologique et par les vertus de ce délire d’organes technologiste, d’être « la plaisanterie pas drôle du tout » (Lacan) qui borne l’expansion humaine, pour lui faire miroiter une expansion sans bornes. Ce qui met le corps « en transe ». Le trans‑humanisme est en ce sens un programme de transe technologisée. Triomphe de la « philosophie du comme si » et du semblant, là où la psychanalyse a affaire au « sang rouge », selon l’heureux calembour de Lacan, celui de l’œdipe.

L’avenir d’une nouvelle illusion

31On voit l’importance de la conjoncture à laquelle la psychanalyse est confrontée avec l’avènement d’une organicité technologique. À quoi a‑t‑elle affaire ? À un délire de style néo‑religieux, étayé par la technologie de pointe et fondé sur l’exaltation du corps technologisé. Forcer les limites du progrès, c’est forcer du même coup les limites du corps, avec une ivresse maniaque, qui transparaît sous la froide objectivité rationalisée du discours. Transcender le corps même, dans la mesure où le corps‑propre est limite22. Le progrès, pour les transhumanistes, est posé comme sans‑limite, ce qui se matérialise sous la double forme de « l’intelligence artificielle » et du corps artificiel (et « artificié »). Le culte du progrès des Lumières était limité à la constitution humaine, pas celui des transhumanistes, prônant le forçage de la finitude. C’est un devoir pour eux de faire tomber les limites, donc de faire imploser et exploser le Moi‑corps, qui se définit justement par ses contours et ses frontières, au reste vacillants.

32L’effet de cette robotisation est de créer une nouvelle réalité d’incarnation synthétique. Il y a là comme une parodie de ce drame baroque où les machineries mettent en scène le corps. Chez l’homme prothétique, le semblant est incrusté dans le corps. En une autre dimension, le corps amputé en vient à être mis en scène comme dans le cas de la première pop star artistiquement prothétisée, Viktoria Modesta, amputée de la jambe gauche à 20 ans, perçant avec une vidéo appelée significativement « Prototype ». Le drame ici a pour ressort ce que Freud appelle ponctuellement Kastrationslust, « plaisir‑de‑castration » et consistant à faire jouir de sa décomplétude et de sa « sexion » en l’offrant au regard. Démarche remarquable, en ce sens que le handicap se trouve déconnecté de la logique du préjudice, qui marque l’époque et engage le sujet23.

33Cela redessine en un sens les frontières entre réalité et fiction, sauf à distinguer le « faire semblant » factice de cette dimension de semblant qui soutient le réel. Là où le semblant était, et à condition d’en traverser le traversant, le sujet a à advenir à cette part de vérité où il puisse se reconnaître, entre corps et langage.