Colloques en ligne

Linda Maria Baros

La terre-mère versus la terre de la mort dans Orties de Vénus Khoury-Ghata

Ouverture

1Lorsque nous les considérons avec attention, le cœur nous apparaît comme une larme qui a coulé dans la poitrine et « la poésie », comme une « larme du langage »1. Aussi, en découvrant l’ample poème autobiographique Orties de Vénus Khoury-Ghata, poème pourvu d’une aura affective éclatante, sentons-nous vibrer le cœur de l’auteur comme une larme du langage qui a coulé dans sa poitrine.

2Cette vision osmotique est mise en avant par le « voyage de la mère morte et des mots »2 qui articule le texte, un véritable « voyage dans l’intérieur des choses »3. Le périple se présente comme une immersion dans le passé recouvert d’orties du « je » poétique, comme une traversée du temps au cours de laquelle ce dernier change, grâce au verbe, la terre du trépas — qui a enseveli sa mère, en terre dispensatrice d’énergie vitale — qui ramène sa mère à la vie. Que le texte actualise ainsi « le mythe de l’éternel retour »4, cela est patent. Mais Vénus Khoury-Ghata n’est pas de ceux qui se contentent de reprises fidèles. Elle complexifie le schéma mythique en superposant trois images fortes : celle de la tellus ou, autrement dit, de la mater genitrix5, celle de la mère désensevelie et celle de la page blanche, conçue, sur le mode de la métaphore, en tant que terre matricielle du poème.

3À la lumière de ce constat, il nous semble judicieux de nous demander dans quelle mesure le mythe de l’éternel retour se voit conférer grâce à l’amphibologique symbolique régissant le binôme terre-mère, non seulement une dimension intime, relevant de la mythologie personnelle de l’auteur, mais aussi une dimension métapoétique incontestable. Afin de mettre en relief ce processus de remotivation, nous analyserons, avant tout, le rituel de la résurrection à proprement parler et la fonction qu’y joue la parole poétique. Dans un deuxième temps, nous étudierons les résurgences mnésiques intimes qu’impliquent les retrouvailles avec la mère. Enfin, nous nous pencherons sur les enjeux métapoétiques qui soustendent le texte et sur leur subtile intégration dans la sphère du mythe.

4Nombreux sont les poèmes de Vénus Khoury-Ghata dont l’assise, tantôt transparente, tantôt discrète, est représentée par l’infinie réversion des choses. En dépit de cet aspect, aucune étude mythocritique approfondie n’a jamais été consacrée, à notre connaissance, à la figure de la terra mater d’essence métapoétique qui y préside. C’est, en conséquence, pour tenter d’ouvrir à la recherche son domaine multiforme que nous l’habiterons au fil des pages qui composent la présente étude.

I. Orties, le mot de passe du déterrement poétique

5Afin de maîtriser le cycle perpétuel de la vie et de la mort, il suffit parfois de connaître le « mot de passe6 » qui lie les distances bout à bout. Orties est, pour Vénus Khoury-Ghata, l’une de ces formules performatives secrètes ouvrant sur la rénovation de l’être-au-monde :

Retiens-la sinon tu passeras ta vie dans la marge

les pages c’est pareil aux gares

les rails obéissent à une logistique précise

les déplacer change la perspective

tu perdras ton voyageur

Celui que tu attends de tout temps Ton personnage principal

il détient toutes les ficelles car tout converge vers lui

tu le reconnaîtras à l’odeur

Une vieille femme pliée jusqu’au sol arrache à mains nues

l’ortie qui a poussé sur la page puis la lance dans la marge

elle s’arrête pour me crier qu’elle était ma mère

je suis forcée de la croire à cause de l’ortie7

6Prononcer le mot de passe revient à se lancer à corps perdu dans le voyage. En d’autres termes, à rendre présent le personnage tellement attendu, la mère qui, en ressuscitant, est à même de dénouer les fils de l’écriture et, à travers elle, de la mémoire enfouie, la mère qui est précisément à même de faire couler cette larme du langage qu’est la poésie autobiographique. Le terme « orties » implique, dans ce contexte, autant une « remémoration » qu’une « réactualisation rituelle »8 participant de la mythologie personnelle de l’auteur. Mentionnons à ce sujet que, face aux orties envahissant la cour de leur maison, la mère de Vénus Khoury-Ghata disait invariablement vouloir « leur faire un sort9 ». Tel est toujours son désir une fois revenue d’entre les morts ; néanmoins, « elle a beau faucher/ l’ortie arrachée croit plus vite que ses gestes10 ». Malgré l’insistance sur le signe mnésique de reconnaissance que représente cette plante et sur son déracinement inutile qui métaphorise la reconquête pour l’instant échouée des temps révolus, l’accent tombe, en réalité, sur les lignes de force du scénario résurrectionnel à proprement parler. Bien loin de toute forme de magie nécromancienne ou de rite mythique relevant de la thanatologie se situe ce dernier. C’est, à vrai dire, du domaine de la métapoéticité qu’il tire sa substance.

7Après avoir longuement décrit les efforts de jardinage de la mère, après avoir, autrement dit, « noirci les pages jusqu’à l’épuisement des mots11 », l’auteur procède à une démystification massive :

je vais devoir aller à la ligne

ou reprendre une autre page

avouer que rien de ce que j’ai écrit n’est vrai

impossible pour une vieille femme de surcroît morte de revenir […]

pour déterrer larmes et poèmes12

8Ce serait toutefois sans compter sur la force portante de l’imaginaire créateur, laquelle, démiurgique par excellence, équivaut en tout point à une « kratophanie »13. À l’inconcevable événementiel, Vénus Khoury-Ghata oppose une « habitation poétique du monde14 » entièrement transgressive. Un seul mot — le mot de passe dans le contexte qui est le nôtre — suffit pour délier l’ordre des choses et pour qu’advienne le miracle de la résurrection en tant que réintégration verbale à l’existence. De ce fait même, la réactualisation rituelle dépend uniquement de la force de dire et de réinventer simultanément le monde dans l’ordre du langage. En définitive, la poésie est « sans mesure, excédante15 » : tant que les vers « assure[nt] » à l’auteur « une espèce de possession furtive et éblouie de ce qui s’impose et se dérobe16 » à elle, écrire, c’est faire l’expérience de l’impossible. Vénus Khoury-Ghata d’en témoigner, en évoquant à nouveau sa mère qui n’« habite [plus] le dessous17 » : « chaque phrase la rapproche d’un pas de la maison des orties18 ».

II. Résurgences intimes

9Désensevelie, la mère l’est définitivement en poésie. Et, avec elle, le lot de malheur que recèlent les temps révolus. Puisque déraciner à mains nues les orties brûlantes, c’est également ressusciter le passé, le faire ressurgir du silence et de l’oubli qui le dissimulent comme « mauvaises herbes »19.

10Rejaillissent désormais les « larmes », « les poèmes du fils », le souvenir d’un incendie ravageur et « la colère du père » qui « renversait la maison »20. Tout comme fuse de nouveau la tragédie de la guerre à travers les silhouettes « des hommes venus du côté sourd du fleuve » pour « [creuser] leurs tranchées dans [les] chambres/ [allonger] leurs fusils entre [les] draps »21. Autant d’éléments autobiographiques qui retracent fidèlement, bien que le plus souvent sur le mode de la métaphore, le vécu de l’auteur. Nous ne nous concentrerons pas sur l’analyse de ces aspects anecdotiques ; Vénus Khoury-Ghata en parle ouvertement dans ses ouvrages ou ses interviews. Nous noterons juste que le flux de la mémoire rompt ici radicalement avec le lieu commun de la maison paradisiaque de l’enfance. « Ça devait être beau et ce n’était que triste (…)/ nous mangions notre chagrin jusqu’à la dernière miette/ puis le rotions échardes à la face du soleil »22, confesse l’auteur. La remémoration n’est synonyme ici ni de reassemblage temporel, ni de réarticulation à même d’atténuer la puissance d’ébranlement du passé. L’esthétique presque pulsionnelle qui préside à cette récupération vise à regarder par-delà le malheur, à atteindre le fond des êtres invoqués au fil des vers. Exacerber le passé pour en saisir l’essence affective est donc le mot d’ordre qui structure la démarche poétique dans son ensemble, une sorte de clé d’intelligibilité d’un monde enfoui au plus profond de l’âme, mais qui ne cesse jamais pour autant d’en infléchir les mouvements. D’ailleurs, Vénus Khoury-Ghata affirme sans détours à ce propos qu’il s’agit tout simplement de « faire revivre sur la page blanche [un] territoire sentimental »23.

11L’image la plus aboutie dans cette optique est, sans étonnement aucun, celle de la mère, l’unique figure à ne pas s’inscrire, du reste, à titre exclusif dans le paradigme du chagrin :

une serpillère dans une main

sa dignité dans l’autre

mère célébrant la nuit avec sa lampe à trois mèches

aplatissant la grisaille

la couchant sur le mauvais sol

en terre battue

pour mieux écouter la respiration des morts (…)

Immobile face à la ville

la mère bougeait dans ses seuls rêves

piétinait des ronces

houspillait des chacals

lançait des pierres sur les serpents

l’herbe du diable séchait sur les toits avec le thym et le basilic

guérissait les migraines

réconciliait les vents qui s’étripaient dans la vallée24

12Dans leur remarquable plasticité, ces quelques vers dressent un portrait qui entremêle émotion et émerveillement. L’énergie vitale qui coule dans les veines de cette mère aux allures presque magico-mythiques traduit l’intériorité de son être qui s’accorde parfaitement au monde. C’est précisément parce qu’elle est en entière communion à la fois avec le tangible et l’intangible qu’elle possède, pour reprendre cette citation éloquente, « toutes les ficelles », que « tout converge vers » elle. Mater genitrix humainement et poétiquement parlant, elle est aussi l’être au tréfonds duquel confluent le visible et son versant profond, invisible.

III. La dimension métapoétique du culte matriciel

13Nommer en même temps, sur un terrain où la mort et la résurrection se rejoignent, la terre et la figure maternelle, c’est, de toute évidence, faire valoir la surimposition archétypale de ces deux images symboliques. La mère morte qui ressuscite afin d’arracher les mauvaises herbes et redonner ainsi un nouveau souffle au souvenir se confond ici avec la terre qui ensevelit pour qu’elle puisse dispenser à nouveau la vie. Dans le Dictionnaire des mythes féminins, Gabriel Padova synthétise excellemment cette ambivalence primordiale : « ce n’est pas dans la terre que les morts sont placés, mais dans la matrice de la Mère universelle pour qu’ils puissent renaître25. »

14Chez Vénus Khoury-Ghata, cette matrice présente — nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer — deux facettes. La première se rapporte, bien entendu, à la tradition mythique susmentionnée, comme le laissent entendre le vers « une cure de jouvence sous terre »26 et, dans le même sillage, une réplique de la mère renvoyant au symbolisme de l’ouroboros : « Demain il fera jour/ dit-elle chaque fois qu’un soleil avale un autre soleil »27.

15La seconde, en revanche, s’inscrit de plain-pied dans le paradigme de la métapoéticité. La mère déracine les herbes brûlantes pour que la terre de la mort, de l’oubli, de l’absence redevienne la terre matricielle du poème, une page blanche où s’épanouissent les vers. La métaphore est filée tout au long du texte. Pour commencer, nous découvrons la mère venue « arracher l’ortie qui a poussé sur la page »28. Dans un deuxième temps, le « je » poétique avoue « apprécier ses efforts de jardinage/ les orties amassées dans l’angle d’une page », alors que l’image du père ayant décidé « d’enterrer le fils et ses poèmes sous les orties »29 sourd tragiquement en contre-point. Enfin, la métaphore se déploie entièrement, lorsque, à la fin du texte, se donne limpidement à entendre le crédo poétique de Vénus Khoury-Ghata :

Le râteau dans une main

le crayon dans l’autre

je dessine un parterre

écris une fleur à un pétale

désherbe un poème écrit entre veille et sommeil30

16Pour Vénus Khoury-Ghata, écrire, c’est « sarcler », « élaguer », « arracher », de même que « faire la guerre aux limaces et aux adjectifs adipeux31 ». Mais, c’est surtout, une fois extirpées les herbes nuisibles, multiformes, « replanter » incessamment des mots et « dessiner une maison »32. Il s’agit, en d’autres termes, de rendre la page, sa blancheur symboliquement terreuse, à la fois fertile et, comme le dirait Jean-Claude Pinson, habitable. Nous savons, depuis Edmond Jabès, que tout poète bâtit sa demeure33. Or, après avoir longuement déterré les orties et toute leur charge mortifère afin de retrouver la terra mater et puiser à nouveau dans la materia prima de l’intime, Vénus Khoury-Ghata reconstruit dans l’ordre du poème la maison de son enfance, la maison de sa mère, une maison ancrée dans sa terre natale. Néanmoins, cette reconstruction n’appelle pas un simple rétablissement du passé ; elle en fait la substance toujours vivante de la création poétique :

Nos cris me suivent en haletant

changer de pays et de ville ne sert à rien

alignés derrière mes fenêtres mes voisins morts continuent à éteindre l’incendie

alors que le vrai feu est dans nos bouches

dans les reins du père ficelant son fils pour l’enterrer sous les orties34

17Le vrai feu, la quintessence affective du passé pétrissant encore le présent, voilà ce que délivre, en réalité, le poème qui prend racine dans la terre à peine sarclée de la page. À travers la loupe des larmes déterrées avec les poèmes de Victor, le fils piégé par les orties, le frère de Vénus Khoury-Ghata, les choses se donnent à voir, après tout, telles qu’elles sont en réalité, déshabillées de leur enveloppe factuelle, pures, inévitables. Cela ne suppose pourtant pas une descente vertigineuse dans la détresse. Jean-Michel Maulpoix affirme que les adeptes du nouveau lyrisme, courant auquel ce long poème autobiographique appartient manifestement de par son échafaudage stylistique et sa vision de l’univers, « tire[nt leur] voix au plus près du mourir »35. Au contraire, Vénus Khoury-Ghata bâtit et rebâtit son « je » poétique, son histoire et sa maison au plus près de l’être-au-monde conçu dans sa totalité, de notre être-au-monde qui, sous l’incidence de la coincidentia oppositorum, enchevêtre continuellement vie et mort, anéantissement et création.

En guise de conclusion

18Nous savons de tout temps que la mort, le regressus à la poussière, est, dans une perspective symbolique, un regressus ad uterum, à la terre-mère qui prodigue la vie. Mais, éclairé par les vers de Vénus Khoury-Ghata, le mythe de l’éternel retour se complexifie, en acquérant une aura doublement intime et métapoétique.

19Intime, puisque les « obscurcis »36, tous ceux qui sont partis d’entre nous, ne disparaissent jamais totalement. « Les morts aimés ne sont pas assez morts », constate, avec une simplicité bouleversante, la poète37. Aussi sa mère vivra-t-elle toujours tant que les orties, les mauvaises herbes de l’oubli, seront désherbées. Le frère aimé, de même.

20Métapoétique, puisque défaire le nœud de la mort revient ici à défaire, avant toute chose, le nœud de la langue, à faire du poème un espace sans frontières où le « je » vient se dire. Couche après couche, il explore son passé et le présent qui en déferle, il s’explore jusqu’à ce que de l’ortie ne reste que sa substance originelle38— le feu, la force incandescente de la création poétique.