Colloques en ligne

Francesca Tumia

Partage et solidarité des peuples de l’humanité à l’intérieur et au-delà des frontières dans l’œuvre khouryghatienne

1Au cœur des dynamiques sociales et culturelles qui agitent le monde contemporain, la rencontre des cultures représente la seule issue de secours vers une solidarité mondiale actuellement en danger. Mis à mal par le rejet, l’enfermement et l’indifférence, le souci d’Autrui se révèle dans ce contexte de plus en plus vital afin d’œuvrer à la rencontre nécessaire entre des individus et des traditions éloignés.

2Dans l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata, ce souci est notamment la source d’une inépuisable exigence de dialogue, dont le fruit, toujours bénéfique, se doit de dépasser tout type de frontières.

3Le dialogue interculturel constitue en effet le fil rouge qui parcourt toute son écriture, et la suit de genre en genre : il caractérise autant sa poésie que ses romans, où nous retrouvons un lien non seulement avec les histoires d’une partie marginalisée de la population libanaise, mais également avec d’autres collectivités. On pourrait à ce titre parler d’un moment d’ouverture de la conscience nationale à la conscience mondiale.

4Le poème « Poète » tiré du recueil Au sud du silence de 1975 suggère une démarche d’écriture qui nous semble en ce sens particulièrement riche :

POÈTE

tu auras pour cité

les frontières du silence

pour automne

les mots qui jaunissent dans ta bouche

pour épouse la soif

qui jaillit de son linge délirante et nue

tu nourriras d’oiseaux l’asphalte des villes

d’argile tes plus vieux visages

et pour mourir

tu t’allongeras jusqu’au plus lointaines limites

de ta peau1

5Chez Vénus Khoury-Ghata, une prise de conscience humaine et politique née de la guerre civile libanaise détermine l’engagement du regard et guide l’écriture. Mais comment le « moi » poétique dépasse-t-il la pression du moment historique et la réduction du poète à simple témoin ? Comment s’érige-t-il au rang de ce que Mahmoud Darwich appelle « une voix qui incarne un être collectif2 »? C’est bien là, nous semble-t-il, que se joue une articulation importante dans le rôle de la littérature. C’est là aussi que l’œuvre de Khoury-Ghata peut nous apprendre quelque chose de la façon dont le littéraire est à même d’opérer un changement d’échelle et de perspective.

6Parmi les nombreux horizons que sa vaste production littéraire nous offre, la plus significative en ce sens se trouve à la croisée entre violence et injustice. Elle culmine dans l’évocation des peuples frappés par les conflits et de ceux qui se trouvent confinés à l’intérieur de communautés cloisonnées — et cloisonnantes. La mise en scène de ces dynamiques vise chez Khoury-Ghata à la fois à la dénonciation et à la proposition d’une attitude nécessaire, qu’il faudrait impérativement adopter. Le message de l’auteur, à ce titre n’a pas varié : c’est pour cette raison que, lorsqu’un choix s’est imposé dans l’analyse de cet engagement personnel et littéraire de Vénus Khoury-Ghata, les ouvrages qui nous ont paru les plus représentatifs ont été autant deux des premiers recueils poétiques Terres stagnantes3 et Au sud du silence4, que des romans plus tardifs comme La Maestra5, Sept pierres pour la femme adultère6, Le Facteur des Abruzzes7, La Fiancée était à dos d’âne8, et le conte Hafia9.

7Loin d’être exhaustive, cette sélection nous permettra d’observer les principaux enjeux dégagés à partir d’un questionnement constant de l’auteur sur « l’obsession des frontières selon les hommes10 » et sur l’enfermement communautaire et religieux. Enfin, l’analyse de cet aperçu nous orientera vers une réflexion sur les caractéristiques d’une démarche d’accueil littéraire visant à rendre compte des collectivités institutionnellement réduites au silence.

De l’écrasement de la violence guerrière à une volonté de reconstruction

8Violence et injustice sont tout particulièrement évidentes lorsqu’il est question d’hommes que leur soif de domination prive de toute forme d’humanité. Dans ce contexte, l’écriture de Vénus Khoury-Ghata s’est chargée de dénoncer les abus d’une tension violente et asservissante.

9Dans Terres stagnantes de 1968, nous découvrons un pays où les roses ont une odeur de fer et où les arbres pointent un doigt vers des cieux jamais vus11. C’est aussi un pays où la pierre, autrefois symbole de stabilité, se transforme en tombe, « prison des visages qui portent le sceau de la terre12 ». Sous le poids destructeur de la guerre, cette pierre qui est porteuse de l’histoire nationale libanaise et qui semait sous chaque seuil une légende13, s’est écrasée et les habitants sont devenus des exilés.

10 Commencent à partir de cet instant des départs sans lumières pour des confins de terres14, tandis que les cimetières s’ouvrent brusquement comme des volets15. La violence brouille l’image des êtres humains et on assiste peu à peu à l’effacement du pays dans un conflit fratricide tragique, peuplé par les corps des victimes et des réfugiés.

11Privés de leurs maisons rasées au sol, ces derniers opposent de la résistance à cet effacement grâce à l’espoir qui les anime : ils sont porteurs d’espoir, dans la mesure où ils sont encore nourris par cette unique porte qu’ils chargent sur leurs épaules. Des maisons sans murs s’élève leur cri désespéré, cri qui se prolonge jusqu’en 2010 dans le recueil Pierres de sommeil et qui dénonce la réitération sans fin de l’horreur :

Une maison criait-elle  a besoin de quatre points

cardinaux alors que nous ne disposions que d’une

ouverture sur le dedans

une maison a besoin d’une rivière alors que nous

n’avions qu’une bassine où faire macérer nos visages

et nos vêtements rétrécis par le chagrin16.

12De plus, cette instabilité se double d’un état insaisissable du corps où le mort dissimule le vivant et où le vivant se dilue, sidéré dans la douleur.

13Ces vers qui interrogent la violence de la guerre israélo-palestinienne trouvent un écho dans Au sud du silence, où Vénus Khoury-Ghata porte son attention sur l’errance des réfugiés privés de toute patrie par des circonstances dramatiques :

parce qu’ils venaient de l’autre rive

leurs arbres sur les épaules

traînant un fleuve malade qui glisse à chaque pas

ils s’arrêtèrent

les hommes installèrent leurs pluies sur nos

hauteurs

les femmes transportèrent les sillons sur l’épiderme de notre terre

ils construisirent leur ville sur nos colonnes de fumée

sans routes

puisqu’ils ne suivaient que les chemins de leurs veines

sans fenêtres

puisqu’ils ne regardaient que le fond d’eux-mêmes

sans portes

puisqu’ils n’enjambaient jamais le seuil de leurs peaux

ILS NOMMERENT PAYS

L’ESPACE DE LEURS CORPS17

14Le corps devient le pays, car il est la seule certitude de ces peuples qui ont dû tailler et plier leurs noms sous leur peau car ils étaient devenus trop vastes pour leurs corps de réfugiés18.

15Si dans ces vers nous remarquons une territorialisation bien définie, la perte identitaire et l’exil des victimes, qui ici font allusion aux tragédies frappant le Proche-Orient, deviennent les conditions qui permettent de traverser les continents. De la guerre israélo-palestinienne à la guerre civile au Liban ou à d’autres conflits, qui n’impliquent pas obligatoirement des affrontements — pensons par exemple à la guerre froide —, le poème khouryghatien restitue une voix aux souffrants.

16En passant par leurs corps vidés et dépossédés, Vénus Khoury-Ghata envisage la Relation. Le moi poétique s’adresse au corps et l’identifie non plus seulement à un territoire mais à la Terre :

Sur le lieu du visage dont on se sert d’escale

je te donne des noms de villes pour mieux te situer

MIKONOS :

et tu t’aplatis marée basse sous la lune

parce que la mer de toi s’est retirée

BERLIN : une ville, un mot

se sont coupés en deux sous le poids d’une faucille

KIEV :

l’aiguille dure du cri marqué zéro puis infini

CORPS MA SEULE CERTITUDE19

17Par ce procédé, bien que les noms des villes territorialisent les occupations des ennemis — respectivement turcs, russes et nazis — sur l’île de Mykonos, à Berlin et à Kiev20, la reterritorialisation dans le corps explicite le partage d’une douleur commune.

18Enfin, dans Au sud du silence où l’écriture khouryghatienne s’élève à un vers plus hermétique, on ne peut qu’être frappé par l’image du corps des exilés identifiés au pays. Cette identification intensifiée d’abord par la nomination explicite21, puis par la référence précise à un moment historique douloureux. Nous y lisons donc les déchirures de tout peuple de réfugiés. 

19C’est là qu’émergent les conditions pénibles de précarité et de désolation que suscite « la terre difficile à négocier22 ». Mais la dénonciation à travers la parole poétique permet de « sortir [les] fusils de l’arsenal de la mémoire23 » :

Nous avons traversé des terres sonores disent-ils

et le soleil écartait les nuages pour nous voir passer

demain, nous forcerons les portes de la terre

et sortirons nos fusils de l’arsenal de la mémoire

demain… eau habitée… herbe scellée de lumière… demain cette demeure où bat le pouls de la

terre

les clapotis de leurs mots couvre le chant des pierres

DES PRAIRIES NAISSENT SUR LEURS

LANGUES QUAND ILS PRONONCENT LE

MOT « JAFFA »24

20L’accent est alors mis sur la réaction à la violence de la guerre, qui, elle, se trouve reléguée à l’arrière-plan. La violence guerrière est à la source même de cette représentation des réfugiés et des victimes, devenues les véritables figures activant les poèmes. De par cette intention et cet investissement poétique, ces figures se transforment en un hymne à la vie. La spécificité de l’histoire libanaise s’unit dès lors aux autres peuples frappés par le même destin malheureux pour tendre vers une reconstruction identitaire qui l’emporte sur la particularité des tragédies vécues.

21Reste chez les réfugiés une inquiète nécessité d’appartenance qui trouve un reflet dans les destins malheureux des personnages féminins de la plupart des œuvres romanesques de Vénus Khoury-Ghata.

De l’« obsession des frontières » aux confins de l’esprit aveuglé

22Contrairement aux recueils poétiques où les réfugiés et les victimes sont des hommes, des femmes et des enfants formant un tout indissociable, les héroïnes des romans khouryghatiens sont en effet des femmes seules.

23En particulier, la plupart de ces femmes, que le destin a arrachées à leur quotidien, tissent des relations diverses avec d’autres exclus loin de chez elles.

24Dans ce cas, le dépassement des limites géographiques s’enrichit des possibilités données par la structure narrative qui permet de saisir également le franchissement des frontières culturelles et sociales. La nécessité de sortir des confins conventionnels de la nation nous semble bien constituer l’un des principes fondateurs de la poétique de l’auteur qui, sans gommer les spécificités culturelles, propose de leur donner un nouveau sens pour redéfinir le rôle des nations, de la langue, de la culture.

25Cette poétique du déplacement se construit autour de constantes sans cesse renouvelées et ravivées dans et par l’œuvre khouryghatienne. Il s’agit notamment de la prise en considération de l’« autre », de la curiosité de connaître cet « autre » comme appartenant à la même humanité que la nôtre indépendamment du pays d’origine, et de l’insatiable aspiration à la Rencontre et à la Relation. Au-delà de la dénonciation et de l’exercice d’un devoir de mémoire, Vénus Khoury-Ghata montre qu’une solution existe, du moins en littérature, et que le rapport à « l’autre » ne doit pas nécessairement se solder par une confrontation.

26En effet, la volonté de solidarité et de partage anime et caractérise ses héroïnes qui cherchent toujours à trouver des points de rencontre et à renouer des situations de séparation et de division.

27Le chemin qu’elles parcourent s’avère cependant dangereux et souvent condamné, lorsqu’elles sont confrontées à des communautés cloisonnées dont l’instinct de préservation conduit à une crispation autour d’un noyau culturel ou religieux25.

28Par exemple, dans Sept Pierres pour la femme adultère, le personnage de l’étrangère, une humanitaire française arrivée à Khouf, tente de sauver Noor, condamnée à la lapidation après qu’elle aura accouché de son bébé, fruit d’un viol. C’est aussi le cas de La Maestra où l’héroïne Emma Chattlehorse, une bourgeoise malade de leucémie fuit dans un village huastèque de la Sierra madre, devient la maitresse d’école ainsi que mère putative d’Arco-Iris, le nouveau-né de Marta, femme huastèque surnommée la coneja du pueblo, la « lapine », en raison de ses nombreux enfants et de son intelligence qui serait de plus en plus limitée à cause de ses grossesses répétées.

29Néanmoins, leurs parcours respectifs, qui se terminent par le retour en France de l’ « étrangère » dans Sept pierres pour la femme adultère et par la mort d’Emma dans La Maestra, ne se réduisent pas à de « faux échecs ». Ils sont plutôt à envisager comme une possibilité d’affranchissement par le biais de l’« autre » à travers des personnages qui prolongeront les influences positives des héroïnes26. Ainsi, malgré ces épilogues tragiques, Vénus Khoury-Ghata valorise la force d’une solidarité transmise par l’empathie et par la compréhension authentique de l’autre envers et contre tous les systèmes étouffants.

30Le dénouement est tout différent dans Le Facteur des Abruzzes, qui dévoile les brutalités et les secrets d’une communauté d’origine albanaise fermée à ce qui lui est étranger pour éviter toute contamination. « Regards désapprobateurs des femmes sur sa jupe courte et sa tête non voilée27 », une grande méfiance tient à l’écart Laure, l’héroïne, qui s’est rendue à Malaterra28 pour découvrir qui est Helena, la femme qui lui a expédié deux chemises repassées ayant appartenu à son mari défunt. À l’exception du bouquiniste Kosovar, avec qui elle parvient à avoir un véritable échange, tous les membres de la communauté considèrent Laure comme une étrangère. Laure ne pourra d’ailleurs rien contre la loi du talion qui gouverne la vie du village.

31L’intrigue se construit donc autour de cette rencontre où l’histoire personnelle de Laure croise le destin tragique d’une jeune fille, qui se serait suicidée une dizaine d’années auparavant, après avoir été « déshonorée » par un étranger surnommé l’Australien.

32Toujours munie de son fusil et prête à tuer l’imposteur, Helena, la mère de la jeune fille, incarne le besoin de régler la « dette de sang » selon les usages culturels albanais, transmis oralement, et dont on comprend qu’ils l’ont conduite à pendre elle-même sa propre fille pour que la faute soit expiée. Après avoir fait ce qui était juste, elle est envahie par la souffrance :

Écartés ceux qui essayaient de la dépendre, seule sa mère avait le droit de la toucher. Elle l’avait allongée sur la margelle du puits, puis lavée comme on lave un bébé, dans tous les plis. Arrivée au pubis, elle avait frotté avec rage la goutte de sang gelée pareille à un rubis […] Helena croyait porter une morte alors qu’elle en portait deux. Elle-même plus morte que sa fille. La petite enterrée dans un trou de son jardin, la mère dormit à plat ventre sur la terre retournée pour mieux écouter la respiration de sa fille29.

33Malgré sa tentative de détourner Helena de son projet de tuer l’Australien, Laure échoue à mettre fin à la bissa30 et elle finira par rentrer en France. L’esprit maternel d’Helena est aveuglé et écrasé sous le poids des lois tacitement imposées au sein de la communauté.

34Dans l’ensemble de ses romans, bien que les intrigues se déroulent au Liban, au Mexique ou en Italie, Vénus Khoury-Ghata dépasse ainsi les frontières géographiques et dénonce la condition subalterne des femmes et plus généralement les injustices fomentées dans des communautés fermées qui n’ont pas eu accès à l’éducation et où la liberté de pensée n’est pas envisagée.

35Elle montre la nuisance d’une identité culturelle cloisonnée où l’« ordre établi, leur foi ne relève pas d’une mystique, mais d’une récupération de croyances venues du fond des âges et que, par indolence ou par paresse, ils ne songent pas à modifier31 » et suggère la nécessité d’abattre ces murs par la solidarité et l’éducation.

36On observe néanmoins que Khoury-Ghata rend les chemins plus tortueux pour les femmes orientales. La nouvelle « Hafia » publiée en 2008 en faveur de la transmission et de la promotion des Objectifs du Millénaire pour le Développement32 est en ce sens très représentative. On rappellera d’ailleurs que ces Objectifs ont été l’occasion pour les États membres des Nations Unies de s’engager à résoudre, entre autres, les problèmes liés à l’égalité entre hommes et femmes.

37« Ne m’avait-elle pas dit qu’une fille déflorée est pareille à une jarre fêlée qui ne retient plus l’eau, bonne pour la casse33 ? » ; ainsi, se termine la nouvelle « Hafia », qui signifie « pieds nus » en arabe, et raconte l’histoire d’une jeune fille libanaise engrossée à la suite d’un viol collectif. Sa mère Oum Hammoudi la menace de révéler le péché à ses frères si elle ne va pas se faire recoudre, bien qu’il soit « inutile de recoudre une morte puisque [ses] frères auront fait le nécessaire avant. [et que] seul le sang versé peut laver le sang souillé34 ». Prise dans le tourbillon des traditions et de l’ignorance qui orientent son regard innocent, qui « disait qu[‘elle] ne comprenai[t] rien aux hommes, rien aux lois qu’ils ont créées pour leur bien et que les femmes ne peuvent pas contester35 »,Hafia se tait et devance son destin.

38À travers cette « jarre fêlée » Khoury-Ghata dénonce la violence des hommes à l’égard des femmes et condamne des croyances qui « ne dépassaient pas les chevilles de ses pieds fendus comme sabots de chèvre36 ». Khoury-Ghata ne condamne pas seulement, à travers ces personnages brutalisés, la violence que les hommes imposeraient aux femmes. Bien plus, elle dépasse l’opposition genrée en montrant comment les femmes elles-mêmes, quand elles sont incapables de penser leur liberté, peuvent contribuer à alimenter la croyance dangereuse et à fomenter la perte de leurs semblables – ou de celles qui sont plus faibles qu’elles.

39C’est dans ce cas particulier que se dessinerait une véritable différence entre les réalités des petits villages d’Orient où, comme l’affirme l’auteur même, « les femmes sont beaucoup plus résignées à leur sort, [et l’Occident] où elles exigent beaucoup plus de l’homme qu’une maison et des robes. […] Toutes les femmes s’équivalent, pour [les hommes arabes qui interprètent le Coran de manière rigide] la femme n’a pas d’identité, elle est un haram, le péché37 ».

40Lors d’une interview avec Josyane Savigneau, l’auteur affirme que ces femmes sont au centre de tous ses livres parce que, « dans certains pays on les enterre vivantes à la naissance, on les brûle avec le pétrole car elles ont désobéi à la belle-mère, elles n’ont pas le droit d’aller dans les écoles, on leur lance de l’acide aux yeux, et car ce sont des filles que l’on vend à douze ans à des hommes comme on vend une vache, une chèvre38 ». Ainsi, Vénus Khoury-Ghata se fait la porte-parole de ces femmes et les fait parler.

41À la croisée entre les réfugiés des recueils poétiques et les héroïnes de roman, on trouve le personnage féminin de Yudah dans La Fiancée était à dos d’âne de 2013. Promise à l’émir Abdelkader pour sauver son peuple habitant le désert, les Qurayzas, la jeune juive part avec le rabbin Haïm pour rencontrer et épouser le guerrier qui a tenu tête à la France pendant une quinzaine d’années.

42Une fois arrivée auprès du campement de la smala d’Abdelkader, Yudah est menée au hammam :

Dépouillée de sa robe, plongée dans l’eau bouillante, des mains puissantes la frottent vigoureusement comme pour arracher sa peau, effacer l’odeur du désert, enlever le sable incrusté sous ses ongles. La bassine de cuivre remplie d’eau de pluie, c’était dans une autre vie […] Vacarme de l’eau et des femmes, Yudah pleure le silence du désert, l’ombre des dunes, l’odeur du linge crissant au soleil39.

43Une fois que le désert a été effacé de son corps, la jeune fille est prête à appartenir à Abdelkader, mais son aventure n’est qu’un mirage.

44Yudah, considérée comme « l’étrangère », choisit de suivre le peuple nomade, la smala, jusqu’à l’île Sainte-Marguerite, où elle est finalement accueillie dans un couvent de religieuses chrétiennes. Cependant, à la suite des méfaits que, selon l’abbesse, la jeune juive aurait commis, elle se voit éloignée et offerte « en don » à Jean, un peintre qui recherche obstinément Cécile, la jeune femme à qui il a été fiancé, mais qu’il n’a jamais épousée, refugiée dans ce même couvent.

45Tout au long du roman, Yudah est identifiée à un animal sans maître, elle n’appartient à personne et, en même temps, elle ne s’appartient pas non plus. Elle sera d’abord privée de sa féminité par les bonnes sœurs de l’île Saint-Marguerite qui lui rasent les cheveux, puis quand elle s’en va pleine d’espoir avec le peintre Jean à Albi, dans ce lieu qui aurait dû la protéger, Yudah, retrouve encore une fois l’effacement de son corps qui, aux yeux du peintre, ne fait que reproduire celui de Cécile.

46À travers Yudah qui est rebaptisée Judith par les bonnes sœurs, confondue avec Cécile par Jean et identifiée à l’Esther de Racine par le comédien Nicolas40, Vénus Khoury-Ghata montre la fragilité et la volatilité d’un corps qui peut être effacé ou modifié par les autres. Seule la jeune juive s’ouvre au divers et est désireuse de connaitre les autres qui, eux, au contraire, ne savent que lui imposer leur propre culture : elle n’existe qu’à travers le regard que les autres posent sur elle.

47Dans ce roman, alors que la volonté de partage est constamment présente dans l’esprit de Yudah, la solidarité ne se réalise pas car elle demeure entravée par l’ethnocentrisme et le prosélytisme religieux.

48Par l’expression de la nécessaire réappropriation de soi des héroïnes, on étend ainsi la volonté de reconstruction identitaire des peuples frappés par les conflits à toutes les femmes en condition subalterne, même si cela se fait à travers des modalités différentes.

Des frontières du silence à une humanité retrouvée grâce au dialogue transculturel

49Est donc constant dans l’œuvre de Khoury-Ghata un élan vers l’humanité souffrante, vers celles que l’on considère comme des « vies minuscules41 », mais qui dans ses poèmes et ses romans deviennent les symboles d’un combat, d’une lutte contre les injustices. Il nous semble que Khoury-Ghata ajoute de la sorte une perspective à ces événements en éveillant une solidarité qui s’exprime par le passage obligé d’une souffrance partagée. A travers ce message de solidarité qu’elle suggère constamment par sa poétique, Khoury-Ghata ravive le fonctionnement de la forme littéraire et concourt à une re-signification du discours social qui exige de faire entendre le cri muet des femmes et des victimes de guerre en les faisant passer du statut d’exclus à celui de figures « reconnues ».

50En donnant la voix aux exclus, l’œuvre khouryghatienne exprime la nécessité d’écouter les nouvelles vérités en écartant les pratiques hostiles à notre enrichissement mutuel, pratiques qu’elle condamne comme des actes d’horreur ou de violence. À travers sa poésie et ses personnages, Vénus Khoury-Ghata exprime donc les nouvelles exigences qui intègrent les cultures, éloignent les subdivisons de nos cinq continents et de nos quatre races, et concourent ensemble à une découverte du monde et de soi étrangère à toute volonté de conquête et de suprématie.

51Les archipels de Glissant, « ces sortes de diversité dans l’étendue qui pourtant rallient des rives et marient des horizons42 », nous semblent dès lors se réaliser dans ce tissage de relations sociales et culturelles. Leurs représentations sont loin de l’opposition, mais s’ouvrent au contraire à la complémentarité, créent ce lieu où le fragile et l’ambigu trouvent la place qui leur avait été niée dans l’imaginaire institutionnalisé.

52Khoury-Ghata active notamment cette Relation par une poétique où la représentation du corps souligne le manque de repères. Ce sont des corps en mouvement dont les déplacements deviennent des espaces dérégulés et permettent au discours d’être libéré du contrôle institutionnel : leur mouvement continu empêche tout enracinement véritable à un territoire.

53La permanence se ferait ainsi dans un changement continu, une « errance qui oriente43 » et qui permet de nous projeter loin d’un imaginaire à lecture unique44. De la sorte, la valeur que ces déplacements ont dans leur rôle d’espaces dérégulés s’enrichirait de la pensée de l’errance glissantienne.

54Ainsi, par sa création transculturelle, placée à la croisée des cultures, des langues et des territorialités, autant proches que lointaines, Khoury-Ghata nous permet de repenser ces interactions culturelles et d’opérer en conséquence une prise de conscience nouvelle.

55Écrite depuis les frontières du silence, depuis cet espace liminaire qui est le creux où se produisent des images re-matérialisées en mots, grâce au dépassement des limites géographiques et des cloisonnements culturels par la solidarité et le partage, son œuvre ne se réduit pas à une description de moments historiques, mais présente ce franchissement comme un gage d’espoir qui s’ouvre à l’humanité toute entière et qui invite à la nécessaire rencontre des cultures.