Colloques en ligne

Pierre Brunel

« Orphée au féminin ». Vénus Khoury-Ghata

1Le dimanche 24 juillet 2016, dans la bibliothèque d’un camping tout proche de notre maison familiale, en Charente maritime, j’ai découvert six pages de Vénus Khoury-Ghata, « La maison des larmes ». Elles ont été publiées dans un volume collectif, Le pays natal, un ensemble de textes inédits recueillis par Leïla Sebbar en 2013 pour les éditions Elyzaab, 4 rue d’Alger, à Tunis. Leïla Sebbar est, elle, née en Algérie, à Aflou, dans le pays où se déroule le roman de Vénus Khoury-Ghata, Les Fiancés du cap Ténès (Lattès, 1996), et elle a publié l’année précédente, aux éditions Bleu autour, Une enfance juive en Méditerranée musulmane. Dans le texte qu’elle a écrit pour le volume collectif de 2013, Leïla Sebbar se considère comme « clandestine dans le pays de [s]on père », étant désireuse, comme elle s’en explique, de réduire le pays de sa naissance à « l’accident de sa naissance géographique ». Ce pays de son père, elle l’approche, dit-elle, « de loin, en intruse », ne pouvant que « raconter, depuis le pays de [s]a mère, dans la langue de [s]a mère », donc le français, « le pays inconnu de [s]on père inconnu ». Car son père lui avait tacitement interdit sa propre langue, la langue arabe, et, à cause de cela, elle se considère comme une « enfant sauvage d’avant le verbe » :

Combien de mots, combien de livres, pour dire un jour « Mon pays » ? Une langue est un pays et je n’ai pas la langue. Une langue est une terre, une mère, on dit « la langue maternelle ».

Quelle est ma langue maternelle ?

Quel est mon pays ? (p. 154).

2Vénus Khoury-Ghata, elle, retrouve son pays, le Liban, l’arabe, et vraiment sa terre maternelle dont elle parle et écrit la langue comme elle écrit le français, quand, après une longue absence, puisqu’elle vit en France depuis 1972, elle revoit son village, Bécharré, qu’elle n’a pas revu depuis trente ans et où personne ne la reconnaît.  Ce village, elle-même a eu du mal, écrit-elle, à le reconnaître (p. 107). Et pourtant, elle était accompagnée d’une équipe de télévision décidée à filmer les lieux décrits dans ses romans :

Rasé, le cimetière et les morts rangés dans des tiroirs tels des poulets congelés. Réduite à un mince filet d’eau, la cascade qui semblait prendre racine dans le ciel. Emmurée, la tombe du poète Gibran jadis sous verre. Transformé en poulailler, l’atelier de mon oncle menuisier qui fournissait les cercueils à tout le Liban nord.

Mon pays long comme le chagrin, maigre comme l’oubli, rétréci en ce village méconnaissable. Bâties en bordure de ravin, les maisons donnaient l’impression de vouloir se jeter dans le vide, et de s’abîmer avec leur contenu dans le fleuve glacial, en toutes saisons, dont on entend le vacarme assourdissant à des kilomètres à la ronde (p. 108).

3L’oncle Nicolas n’est plus là. Ni le « père orageux », le « gendarme ennemi de la poésie », ni le frère, Victor, le poète de quatorze ans enterré sous les orties. La mère non plus, associée à cette maison de village, mais aussi à Beyrouth sous la pluie, à moins que ce ne soient « les larmes de la mère qui déteignent sur [s]es souvenirs » (p. 111). Car la maison maternelle est « la maison des larmes » qui donne son titre à ce texte, celle qui a été évoquée dans deux de ses romans, Une maison au bord des larmes, publié chez Balland en 1998, et La maison aux orties, Actes Sud, 2006. Le premier de ces deux romans, dédié « À ma mère » est précédé d’une épigraphe poétique qui lui donne tout son sens :

La maison était au bord d’une route comme au bord des larmes

Ses vitres prêtes à éclater en sanglots.

4Tant il est vrai qu’écriture poétique et écriture romanesque sont indissociables chez Vénus Khoury-Ghata, même si, comme elle l’a écrit, « ce qui distingue la poésie du roman, c’est sa rapidité et sa fulgurance alors que le roman marche au pas normal des êtres humains »1. Je raconte des histoires dans mes poèmes et écris la poésie dans mes romans », confiait-elle au regretté Bernard Mazo en 2002. Et elle ajoutait : « Jamais de poésie abstraite que je peux apprécier chez d’autres. Le poète arabe est un conteur »2.

5Pour Vénus, quelle est « la bonne langue » ? Peut-être lui est-il arrivé de se poser la question. Mais elle n’a pas donné ce titre à son évocation du pays natal comme l’a fait, dans ce même volume dirigé par Leïla Sebbar, mon ami Marcel Bénabou (p. 31-38), pour l’évocation du Maroc. Il y est né, la même année que moi, en 1939, à Meknès, dans une famille qui s’était, précise-t-il, « largement ouverte depuis deux générations à la culture française sans avoir pour autant rompu ni avec la pratique de la religion juive ni avec tout un pays de l’héritage marocain (en particulier un certain usage intime de l’arabe dialectal) » (p. 33). Ayant décidé à l’âge de 17 ans de venir en France, attiré par Paris et son Quartier latin, et m’ayant précédé d’un an au lycée Louis-le-Grand, où nous sommes connus sans jamais plus nous quitter longuement, il était à la recherche du lieu idéal « où serait célébré quotidiennement le culte de la langue française ». Ce lieu aurait pu être « quelque vieille cité au cœur de la Touraine ». Ce fut la rue Saint-Jacques, avec en face du lycée la vénérable Sorbonne, et, à proximité, tel « bar enfumé de la rue des Écoles ou de la rue Soufflot » qui, même quand il prenait la rituelle tasse de café, « ramenait immanquablement, quelque part au fond de [s]es narines, un peu du parfum familier, mais indéniablement absent, du thé à la menthe  que [s]on père préparait chaque après-midi et qu’il aimait siroter avec [lui] dans [leur] petit jardin » (p. 35-36).

6C’est là aussi qu’il s’est rendu compte que la situation linguistique dans laquelle il s’était trouvé plongé était « caractérisée par la présence de trois langues (français, hébreu, arabe) entre lesquelles se nouaient des combinaisons donnant des sens à des sortes de sous-langues ».

7Au temps de nos études en Sorbonne, qui suivirent, dans les années 1959-1961, Étiemble avait fait du « franglais » le sujet d’un de ses cours avant d’en tirer un livre, Parlez-vous franglais ?, publié chez Gallimard en 1964. Marcel Bénabou crée sur ce modèle le « franbreu », le « franroche », l’« hébroche ». Mais, heureusement pour nous, c’est dans un pur français qu’il a écrit celui de ses romans qui m’est particulièrement cher et auquel j’ai consacré une étude récemment publiée par les Presses de la Sorbonne nouvelle, Écrire sur Tamara3.  Ce roman avait paru en 2002 aux Presses Universitaires de France. Comme Vénus Khoury-Ghata, Marcel Bénabou a eu le souci, avant tout, de parler et d’écrire « la bonne langue », en fonction de son interlocuteur ou de son lecteur.

8Franglais, franbreu, franroche, hébroche : voici qu’en relisant, le 4 mars 2017, Une maison au bord des larmes, je me suis arrêté sur une création semblable dès la page 13 dans les trois premières pages en italique, une manière de prologue sans titre qui est avant tout une déclaration d’intention. Vénus Khoury-Ghata dit avoir « honte du  ‘franbanais’ de sa mère, comme elle a honte des colères de son père et « honte surtout de [s]on amour contrarié pour cet homme et cette autre femme qui deviennent poussière aux deux extrémités du pays » (p. 13).

9Pourtant le mélange, c’est très exactement ce qu’aujourd’hui Vénus Khoury-Ghata me semble avoir évité, comme si elle était passée de l’arabe au français sans les mélanger. En littérature, la langue arabe est là, symboliquement représentée par le tombeau de Khalib Gibran (1883-1931) dans le cimetière de Bécharré, en haut du village où le poète a été « inhumé dans l’anfractuosité d’un rocher » (p. 46). On ne saurait oublier qu’il a vécu aussi aux États-Unis et écrit Le Prophète en anglais.  Vénus Khoury-Ghata a traduit des œuvres poétiques d’Adonis, qui comme elle écrit dans les deux langues. Mais la langue française, et la langue française la plus pure, est sa langue d’écrivaine dans son œuvre immense telle que nous la connaissons.

10Sans aucun doute il fallait tout un travail pour en venir là, et la question est loin d’être simple.

11J’ai la chance insigne, pour éclairer le problème en apparence difficile, de disposer d’un texte récent et inédit de Vénus, intitulé Présence du roman. Un premier jet, qu’elle a bien voulu m’autoriser à lire devant vous, et que je vais donc citer ici-même sous son contrôle.

Passage au roman

Vivant au Liban, je ne sentais pas le besoin d’écrire des romans. C’est une fois coupée de mon pays que j’ai senti le besoin de le raconter. Un proverbe arabe dit : la lune n’est belle que vue de loin.

J’ai raconté mon enfance dans Une maison au bord des larmes, raconté la guerre civile qui a déchiré mon pays dans une trilogie. Je devais raconter le village où je suis née, 1500 mètres d’altitude avec ses chèvres et son fleuve glacial en toute saison, sa vallée de la Kadisha, ses chèvres et son poète Gibran enterré dans la cavité d’un rocher qui surplombe le village. Raconter le cannabis cueilli l’été, séché sur les toits des maisons. La combustion a froid sous le soleil torride, hommes et bêtes inhalant les vapeurs, hallucinant. Un village qui aurait plu à Garcia Marquez. Critique littéraire au New Yorker, Alicia Oistriken, professeur à la Columbia University avait écrit : « Vénus Khoury-Ghata est à la poésie ce que Gabriel Garcia Marquez est au roman ».

« L’exil, tombeau pour les uns et porte ouverte pour d’autres », dit un dicton. Dans mon cas, la porte s’ouvrait sur ce village pauvre, sur ces femmes qui détenaient le pouvoir de transformer les herbes et nourriture, tuaient les serpents à coups de pierres, secouaient les draps qui séchaient au soleil pour les débarrasser des coléoptères qui s’y accrochaient. Secouaient les lampes-tempêtes pour faire fuir les renards attirés par les poulaillers. Ces femmes portent toutes le deuil, le deuil de l’époux. Vieilles à quarante ans, elles attendent des jours meilleurs du marc de café, leur seule lecture.

Mes romans, je ne les ai pas écrits, mais traduits, ma main traduisait les images. C’est une fois loin de son pays qu’on se met à l’aimer. On ne naît pas avec un drapeau à la main. Mon identité, je l’ai fabriquée à coups de souvenirs magnifiques ou noircis. Je ne saurai le dire. Ma vraie vie est dans mes livres. Une maison au bord des larmes, La Maison aux Orties, Le Facteur des Abruzzes, La Femme qui ne savait pas garder les hommes.

« Le roman affronte le monde, la poésie lui échappe ». Il arrive à ma poésie d’être narrative. Dans Où vont les arbres ?, publié au Mercure de France, prix Goncourt de poésie en 2011, j’ai essayé de raconter mon enfance dans mon village à travers mes hallucinations. Trente ans d’absence. Je n’avais rien retrouvé de ce que j’avais laissé. Le village était le même, m’avait-on dit. Mes souvenirs l’avaient magnifié, peut-être déformé pour mieux coller à la langue française qui avait remplacé l’arabe sur mes brouillons mais pas dans ma tête. La plume en main, j’essayais (il y a quarante ans) de donner à la phrase française le rythme, voire la forme de la langue arabe alors que ces deux langues n’ont rien de commun. Ce qui est beau dans l’une ne l’est pas dans l’autre. Ce qui émeut dans l’une devient pathétique dans l’autre. J’écrivais dans une langue et louchais vers l’autre avec l’impression de traverser des frontières à chaque phrase, de devoir payer une taxe, un impôt. Conversion douloureuse, deux langues croisaient le fer dans ma tête. L’arabe riche en images, en métaphores, en sentiments devait céder la place au français devenu austère avec le temps, comme si la langue de Rabelais s’était amaigrie. Traduisant les poètes arabes pour la revue Europe, et notamment Adonis, dont j’ai traduit quatre recueils pour les éditions du Mercure de France, je devais sacrifier une métamorphose sur deux, choisir un adjectif sur trois jusqu’à son dernier recueil (Prends-moi chaos dans tes bras). Rien à sacrifier sinon ce dernier. Adonis lui-même, qui a traduit Saint-John Perse, Yves Bonnefoy, Henri Michaux et d’autres, a fini par s’approprier la langue française.

« La langue française est comme un garde-fou contre les dérapages ».

Écrivant le français avec les sédiments de la langue arabe, Georges Schéhadé, Salah Stétié, Andrée Chedid et moi-même avons été ou sommes des passeurs ; nous passons de l’autre côté de la langue, l’endroit doit ressembler à l’envers (les souvenirs sont arabes, l’écriture est française).

Passeur est tout traducteur. Pas de traduction linéaire mais une adaptation du poème arabe en français. J’adapte, je récris.

Traduire est une halte entre deux romans ou entre deux recueils de poèmes. J’ai besoin de m’éloigner de moi-même pour mieux me retrouver, pour ne pas ressasser.

12« Passage au roman » et, si elle me le permet et si vous le permettez, passage à la poésie.

13Le danger du mélange, Vénus Khoury-Ghata l’a évoqué dans Une maison au bord des larmes, et peut-être a-t-il été à l’origine du drame de son frère Victor, celui dont elle ne cessera jamais non plus de porter le deuil, celui aussi dont elle a voulu reprendre l’élan créateur interrompu pour aboutir aux chefs-d’œuvre que nous connaissons.

14Je voudrais citer de nouveau ce qu’en 2002 elle confiait à Bernard Mazo dans l’entretien pour la revue Sud que j’ai déjà évoqué plus haut. Elle y revient sur la figure douloureuse et marquante pour elle de Victor, « poète en herbe, rédigeant toutes ses rédactions en alexandrins ». « Poète en herbe », précise-t-elle, « mon frère Victor a fui le toit familial dès l’âge de 18 ans pour Paris où on lui avait promis de publier ses poèmes. Il revint au Liban deux ans plus tard. Paris n’a pas publié ses poèmes, mais l’a initié à la drogue ». Rentré au pays il a été placé par son père, non dans un centre de désintoxication, mais dans un hôpital psychiatrique. Et c’est ainsi, explique-t-elle, que « de [ce] frère poète qui mordait la vie à pleines dents ne restait qu’un légume qu’on déplaçait d’un endroit à l’autre. Mon roman Une maison au bord des larmes décrit son calvaire. J’ai pris la plume à sa place lorsqu’il ne put plus écrire. J’ai écrit sur son cahier de brouillon. J’avais l’impression qu’il me dictait mes poèmes »4.

15 Pour justifier le titre que j’ai choisi et que j’avais déjà utilisé pour un autre texte que j’avais publié dans ce même numéro de la revue Sud en décembre 20025, si Victor était un Orphée, Vénus s’est substituée à lui et est devenue Orphée au féminin.

16Mais il importe aujourd’hui, par ce colloque intitulé par Francesca Tumia et Xavier Garnier, Vénus Khoury-Ghata : pour un dialogue transculturel que je ne me contente pas de passer de la culture grecque antique à la culture française moderne. Et c’est pourquoi il faut que j’aille plus loin encore, à propos du passage d’une langue à l’autre et de leur inévitable mélange, dans l’entretien accordé en 2002 à Bernard Mazo. C’est dans la continuité même de la relation du frère et de la sœur, de l’héritage poétique, du passage de l’Orphée interrompu à sa continuatrice, Orphée au féminin :

J’ai raconté mon enfance en prose et en poésie dans un français métissé d’arabe, la langue arabe insufflant sa respiration, ses couleurs à la langue française si austère à mon goût. Je devais écarter ses cloisons étroites pour y insérer ma phrase arabe galopante, ample, baroque. Avec le recul, je pense que la langue française m’a servi de garde-fou contre les dérapages. J’ai fini par me trouver à l’aise dans son espace. Mais je continue à entendre un bruit de fers qui s’entrechoquent comme pour un duel dès que je prends la plume. Deux langues s’affrontent sur ma page et dans ma tête6.

17La formule finale rejoint l’une de celles qui figuraient dans le texte inédit plus tardif que j’ai précédemment cité : « Conversion douloureuse, deux langues croisaient dans ma tête ». C’était un noble avatar, littéraire celui-ci, du « franbanais » de la mère, et pour nous un prodigieux enrichissement de la langue et surtout de la poésie française.

18On sait quelle fascination a pu exercer Sappho, la première grande figure de la poésie féminine, sur Baudelaire, sur Swinburne, sur Verlaine, ou encore au début du XXe siècle, sur Renée Vivien qui la traduisit en 1903, et publia encore en 1908 Sappho et huit poétesses grecques. Yves Battistini, dans le précieux recueil de Poétesses grecques antiques qu’il a publié en 1998 dans l’un des quelque cinquante volumes de la collection « La Salamandre » que j’ai dirigé à l’Imprimerie Nationale, l’a justement placée en tête de ces « voix féminines, intenses, passionnées », entre autres Corinne, Anyté, Erinna, Nossis, et ces trois épithètes, pour moi s’appliquent parfaitement à la voix de Vénus Khoury-Ghata.

19Je cite quelques vers de Sappho dans la belle traduction d’Yves Battistini (p. 85). C’est lui qui a donné pour titre au poème « Pour le vaisseau de Charaxos », et c’est ce retour en effet que Sappho appelait de ses vœux les plus ardents,

Cypris et Néréides, à mon frère

Donnez ici de revenir indemne.

Tous les bonheurs que son âme souhaite

par vous soient accomplis.

De ses erreurs d’antan, toutes, le délier !

Pour ses amis qu’il devienne source de joie

Et source de chagrin pour ses ennemis,

et de fléau pour nous

qu’il n’y en ait plus aucun. 

Pour sa sœur puisse-t-il vouloir

Un partage de gloire

[…]

Et toi, Cypris la sainte,

Éloigne-le du mal.

20Sappho, devenue amoureuse du beau Phaon qui posséda son corps mais refusait son amour, n’a pas eu, avant son propre suicide du haut du cap de Leucade (dont Baudelaire a fait dans « Lesbos » « le cap Leucate »), le temps de porter le deuil de son frère Charixos, sinon celui de son absence. Vénus Khoury-Ghata, au contraire, n’a cessé de porter le deuil de Victor, très tôt considéré à tort comme « la honte de la famille », à cause de sa sexualité débridée, de son instabilité, de sa vocation de poète maudit avant la lettre.

21Je cite ici, en la nuançant, une phrase de la préface que Vénus, André Velter et les éditions Gallimard ont bien voulu me confier pour l’anthologie Les mots étaient des loups, publiée en 2016 pour le cinquantenaire de la collection Poésie/Gallimard (p. 8). Et dans cette même préface je suis passé de l’évocation de ce frère disparu à celle des Obscurcis dans le recueil de 2008 auquel Vénus Khoury-Ghata a donné ce titre. Ossip Mandelstam, pour d’autres raisons, est présenté comme un autre poète maudit dans le livre si émouvant que lui a consacré Vénus en 2016 et qui a été publié au Mercure de France sous le titre Les derniers jours de Mandelstam.

22Vénus n’a pas cherché à y être une autre Nadedja, la veuve du poète russe jeté dans une fosse commune, faisant « le tour de tous ceux qui gardaient ses poèmes pour les ramasser » et « sillonnant vingt ans durant le pays à la recherche des rescapés du camp de transit de Vladivostok, témoins de la mort de son mari » (p. 125). Mais, en poète du deuil, beaucoup plus qu’une Sappho, elle a été Orphée au féminin, comme elle l’a été entre autres recueils dans Les Obscurcis et auparavant, en 1999, dans ce recueil Elle dit, repris dans Les Obscurcis, qui m’est particulièrement cher puisqu’il s’ouvre sur un poème qu’elle m’a dédié et auquel j’avais consacré, sous le titre que je reprends aujourd’hui, l’article publié dans la revue Sud.

23Je passais rapidement, en une phrase, du premier recueil de Vénus Khoury-Ghata, Terres stagnantes, publié par Pierre Seghers en 1969, au recueil alors le plus récent, Compassion des pierres (La Différence, 2002), recueil au titre que je disais « résolument orphique » puisque, comme je le précisais dans la note 6, « le pouvoir d’émouvoir les pierres est l’un de ceux d’Orphée, même s’il n’a pu écarter celles que lui ont lancées ses meurtrières, les Bacchantes ».  À sa mort même, dans un passage du Livre XI des Métamorphoses d’Ovide dont Vénus Khoury-Ghata a pu se souvenir, il a été pleuré par les durs rochers7.

24Dans son livre sur Mandelstam, elle a rappelé que Pierre était le titre de sa première plaquette dont le poète russe récita des vers pour remercier le grand costaud qui, aux travaux forcés, le déchargeait du transport des pierres (p. 92). Mais dans Compassion des pierres, repris dans Les Obscurcis et dans l’anthologie de 2016, les mots ne sont pas seulement des loups, ils sont des pierres jetées, des pierres compatissantes, tels ces « cinq cailloux » qui, dans le poème liminaire, correspondent aux « cinq enfants » de la « maison au bord des larmes », de la « maison des orties ». Plus loin, les mots, dont certains sont des mots arabes, « Ba », « Tah », « Aïné, « Noun », « Aleph » « sont des larmes pierreuses ». De cette façon un dialogue interculturel, du moins un dialogue linguistique se poursuit dans ces pages essentielles.

25Dans Le Livre des suppliques (2015), Vénus Khoury-Ghata pense, comme je l’ai signalé dans ma préface pour l’anthologie Les Mots étaient des loups (p. 27), à « l’heureux temps » où « un mot avait la valeur d’un caillou ». J’ai alors pensé au mythe de Deucalion et Pyrrha, dans le premier livre des Métamorphoses d’Ovide. Mais je me rends mieux compte que ce mythe ne doit pas effacer l’autre, qui m’apparaît comme bien plus essentiel, le mythe d’Orphée.

26Le premier des Hymnes orphiques dans la belle édition bilingue de Jacques Lacarrière qui fut publié dans un autre volume de la collection « La Salamandre » en 1995 est un hymne à Hécate, d’Hécate l’ouranienne, Hécate la terrienne, à « Hécate la funèbre aux âmes des morts adonnée » (p. 36-37). L’hymne 18 invoque Pluton à qui Orphée demande de venir jusqu’aux morts (p. 72-73). Le dernier (n°87) est un hymne à la Mort qui s’achève sur une célébration de la vieillesse qui est « un heureux don pour les hommes » (p. 216-217). Mais il n’oublie pas la Terre où il voudrait ramener les morts comme il a tenté de ramener Eurydice des Enfers. Etre écrivain, être poète, pour l’Orphée au féminin, c’est les faire surgir de sa mémoire et leur redonner une nouvelle vie.

27Et si j’avais à reprendre les allusions que j’ai faites, tant dans mon article de 2002 que dans ma préface de 2016, aux Sonnets à Orphée de Rilke, ce serait sans doute pour souligner qu’à mes yeux l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata, qu’elle soit en prose ou en vers, est celle d’un Orphée au féminin célébrant ceux et celles qu’elle a perdus. Un Orphée au féminin qui n’a pu ni empêcher la mort des êtres chers ni parvenir à les arracher aux Enfers, mais qui, comme lui, comme Rilke, autre Orphée moderne, a su au sens le plus plein du terme les évoquer, les célébrer.

28C’est la mère, le plus souvent.

29« Le personnage de ma mère », a-t-elle écrit à la fin de ces quatre pages qu’elle m’a confiées quand je préparais ma préface, « femme effacée, modeste, me poursuit de livre en livre. Plantée dans une page telle une fleur des champs, ma mère repousse dans les chapitres où elle n’est pas conviée. Repousse une odeur de terre remuée, un magma de boue et de feuilles pourries. Elle repoussera tant que je serai en vie une plume à la main, vêtue de mes mots jusqu’au jour où elle disparaîtra, faute d’encre, de mon cahier, sa deuxième tombe ».

30C’est aussi son frère Victor. Ce sont les hommes qu’elle a aimés, les poètes amis qui sont entrés dans le silence, tel Claude Esteban, disparu en 2006, à qui elle a consacré le premier poème des Obscurcis, ces disparus qui « dit-on reviennent sur l’envers des chemins / déplacent des objets familiers / tirent des tables/empilent des chaises/ secouent le contenu des miroirs/ puis traversent dans un cri les maisons qu’ils habitèrent et celles qui les habitent8 ». Ce sont les disparus auxquels elle a consacré aussi bien le recueil qui en 2008 lui a valu le Grand Prix de poésie de l’Académie Française, Les Obscurcis, que son roman de 2015, La Femme qui ne savait pas garder les hommes.

31Les vivants et les morts sont proches, comme dans le mythe d’Orphée. Et Vénus Khoury-Ghata ne cesse d’opérer le passage des uns aux autres, comme elle passe du roman à la poésie et de la poésie au roman, comme elle passe du Liban à la France et de la France au Liban, et aussi au monde entier. Car, comme l’écrivait un critique après la publication de La Revenante, en 2009 :

Qu’importe les pays, les délimitations, les époques, tout concourt ici à dire que les êtres, partout où ils naissent et grandissent, sont rattachés à un tronc commun et ont des liens de parentés insoupçonnables.

32L’œuvre entier de Vénus Khoury-Ghata invite donc assurément à un dialogue interculturel, mais aussi, par la grâce de la parole, à une écoute des morts et à une approche orphique de ces absents-présents, tant il est vrai, comme elle l’écrivait en 2001 pour présenter son roman Privilège des morts, que « ‘le privilège des morts’ est de demeurer parmi nous, lorsque le drame ne s’est pas achevé de leur vivant »9.