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Guillaume Fauvel

La fiction instituante du transhumanisme : une production artistique de l’imagerie posthumaniste ?

Introduction

« Regardez-y bien ! Nous ne savons même pas aujourd’hui où se niche la vie, ce que c’est, comment cela s’appelle. Si l’on nous abandonne, si l’on nous retire nos livres, nous nous embrouillerons aussitôt, nous confondrons tout, nous ne saurons plus où aller, comment nous diriger, ce qu’il faut aimer, ce qu’il faut haïr, ce qu’il faut respecter, ce qu’il faut mépriser. Il nous est même pénible d’être des hommes, des hommes possédant un corps bien à eux et du sang ; nous en avons honte, nous considérons cela comme un opprobre et rêvons de devenir des espèces d’êtres abstraits, universels. […] Bientôt nous trouverons le moyen de naître directement de l’idée1 ».

1Voici les derniers mots par lesquels le narrateur des Carnets du sous-sol conclut son journal intime, fait de souvenirs et de remarques acerbes sur l’homme. Cette vision que Dostoïevski expose à travers son personnage corrobore une autre analyse faite par Michel Foucault, à la fin de son célèbre ouvrage Les mots et les choses. Ce dernier conclut en effet en affirmant qu’ « un jour l’homme s’effacera, comme à la limite de la mer un visage de sable ».

2Car il ne fait désormais plus aucun doute que l’homme est aujourd’hui en train de s’effacer, au cœur des sociétés qu’il habite. Habite ou devrait-on dire hante, à la manière d’un fantôme ; l’esprit envolé vers l’au-delà des utopies du posthumain et le corps plus lourdement que jamais ancré dans le présent, ce présent insoutenable qui fait de l’enveloppe charnelle un objet de dégoût et de nécessaire dépassement.

3Quitter son corps pour permettre à l’esprit de toucher l’immortalité. Voilà l’objectif suprême promis par les utopies du posthumain, qui, s’appuyant sur l’essor des biotechnologies et l’incroyable progression de la numérisation, en cours dans nos sociétés depuis une trentaine d’années, prônent l’augmentation technologique de l’homme, puis son dépassement au cœur de sociétés constituées de « surhommes » ou plus exactement de posthumains.

4Tenter de comprendre l’essor d’un tel imaginaire posthumaniste c’est d’abord essayer d’en déceler l’origine. Car si le posthumanisme est une utopie particulière qui se projette dans le futur, elle est soutenue actuellement par une idéologie : le transhumanisme. La première partie de ce travail sera donc consacrée à une tentative de définition des termes de « posthumanisme » et de « transhumanisme », afin de les distinguer. Dans une seconde partie, nous dresserons le tableau des « sociétés oublieuses » que l’idéologie transhumaniste met en place afin de reconfigurer l’homme sur le modèle du posthumain, en vue de l’apprentissage d’une posthumanité. Enfin, dans une troisième et dernière partie, nous chercherons à analyser les moyens par lesquels le posthumanisme s’érige en une fiction instituante, notamment à travers les arts, capables aujourd’hui de véhiculer une imagerie posthumaniste à même de structurer l’imaginaire collectif.

Une tentative de définition

5L’Encyclopédie du trans/posthumanisme propose de définir le transhumanisme comme :

Un mouvement philosophique de transition vers un stade supérieur d’évolution de l’espèce humaine, délibérément poursuivi. Ce courant d’idées récupère l’Humanisme traditionnel afin de lui adjoindre les techniques « d’amélioration » des capacités physiques et cognitives dans un but de dépassement des limites – naturelles, biologiques – et d’adaptation perpétuelle au monde2.

6Aussi l’auteur précise-t-il la chose suivante :

L’on peut considérer que l’âge transhumaniste sera clos, dans son effort de transition, lorsqu’il permettra l’ouverture sur l’ère du posthumain. Le passage entre humain, transhumain et posthumain devrait donc se comprendre comme continu et non dans les termes d’une rupture radicale3.

7A travers cette définition, nous percevons la nette distinction à opérer lorsque sont évoqués les termes de « transhumanisme » et de « posthumanisme ». Le premier serait en quelque sorte l’idéologie du second, dans le sens où le transhumanisme véhiculerait l’idée d’une augmentation de l’humain tel qu’il a été défini par l’humanisme, augmentation dont l’objectif final serait de permettre aux humains de se transcender par eux-mêmes afin que cette phase transhumaniste débouche sur l’ère nouvelle et inédite du posthumain.

8En revanche, définir avec exactitude et précision le « posthumanisme » s’avère périlleux tant ce concept est récent et au cœur d’un débat philosophique controversé. A titre d’exemple, alors que Nicolas Böstrom (fondateur de l’Association mondiale du Transhumanisme) revendique l’utilisation des biotechnologies afin de réaliser la perfectibilité et le bien-être de l’ensemble de l’humanité, un informaticien et homme d’affaires comme Ray Kurzweil prétend quant à lui préparer la venue d’une singularité qui tendra à faire de l’espèce humaine un stade obsolète de l’évolution. Entre ces deux personnalités, l’extropien Max More semble voir dans les idées transhumanistes la possibilité de mettre un terme aux lois de l’entropie qui vouent l’homme à l’extinction.

9Entre simple plaidoyer en faveur des biotechnologies et utopie dessinant les contours d’une nouvelle humanité, le posthumanisme ne se prête que trop difficilement à une définition fixe et unanime.

10Néanmoins nous considèrerons, à travers ce travail, le posthumanisme comme une utopie, soit l’objectif de l’idéologie transhumaniste, c’est-à-dire cette étape ultime qui donnerait naissance à une nouvelle forme d’humanité, caractérisée par la rencontre entre nanoscience et génétique, et qui aura permis de « refaire la nature humaine à l’aide des biotechnologies4 », comme le souhaite Nicolas Böstrom.

11Pareille utopie ne peut se réaliser qu’à condition d’abandonner les critères qui fondaient notre humanité. Autrement dit, l’idéologie transhumaniste, pour réaliser les utopies du posthumain, met en œuvre une société à l’intérieur de laquelle tout participe à faire oublier aux hommes leur humanité. C’est sur cet oubli que pourra débuter l’apprentissage du posthumain.

L’avènement des sociétés oublieuses ou l’apprentissage du posthumain

12Selon Nietzsche, « tout acte exige l’oubli », et ce afin de permettre aux hommes de ne pas s’aliéner au passé, au souvenir d’un acte qui endiguerait toute possibilité de libération et de bonheur à venir. Et nous apprenons en effet à progressivement oublier certains moments tragiques de notre existence afin d’en faire advenir de plus heureux. Ainsi l’oubli est-il le propre de l’homme, la marque même de son existence inscrite dans l’historialité.

13Or, avec l’avènement des sociétés hautement technologiques, marquées par une convergence des technologies NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives), l’oubli tend à disparaître. Les outils numériques enregistrent aujourd’hui une grande quantité de données à caractère public ou personnel, allant jusqu’à conserver dans leur mémoire l’ensemble des phénomènes qui constituent l’histoire de l’humanité ou de chaque individu en particulier. Les Big Data, ce flot ininterrompu de données traitées, analysées et enregistrées, luttent contre l’oubli, empêchant que certains de nos actes se confondent en de vagues souvenirs.

14Si l’oubli est le propre de l’homme, il ne semble pas être le propre de la machine. Bien au contraire, celle-ci se propose de se souvenir à notre place, tout en utilisant ces « souvenirs humains » à des fins marchandes et commerciales. Ces mémoires numériques sont souvent présentées comme un progrès technologique, douées d’une capacité de stockage de plus en plus grande sur des supports dont l’inaltérabilité est toujours plus aboutie. Face à elles, les mémoires humaines pâtissent d’une faiblesse d’ordre biologique, soumises au vieillissement, à la dégénérescence et aux maladies : la mémoire humaine tend à devenir le support obsolète de nos souvenirs.

15Il semblerait que l’incapacité d’oublier, induite par le perfectionnement des outils numériques et technologiques, mette tous les individus dans la pleine lumière de la surveillance ; une surveillance qui prendrait moins les traits du Big Brother orwellien que ceux d’un contrôle exercé par les individus eux-mêmes, observant en permanence les faits et gestes de leurs semblables, comme si chacun vivait dans les maisons transparentes de Zamiatine5, prisonniers du regard des autres. Dans un tel contexte, parler de « sociétés oublieuses » semblerait tout à fait paradoxal ou faux.

16Et pourtant, la configuration contemporaine des sociétés nous incite à les qualifier d’ « oublieuses », en raison de l’idéologie qui paraît les travailler et en structurer l’organisation : l’idéologie transhumaniste.

17L’inoubliable que font naître les machines computationnelles et algorithmiques procède d’un oubli par substitution ; une substitution des caractéristiques propres à l’homme jusqu’à l’oubli de l’humain. Pareille substitution tend à devenir un modèle, celui que souhaite imposer l’idéologie transhumaniste à l’ensemble des humains, de sorte que l’on observe aujourd’hui une forme d’uniformisation de l’humain à partir de ce modèle.

18Donnons quelques exemples rapides de substitutions contemporaines : tout d’abord, nous assistons aujourd’hui à une software substitution correspondant « à la généralisation des robots logiques et algorithmiques pilotant des robots physiques6 », et conduisant à une automatisation croissante des emplois, l’employé se trouvant de fait distancié de la finalité de son action et bientôt de son travail. Se dessine également une substitution de la réalité virtuelle à la réalité humaine, plus confortable, moins difficile et grande de possibilités inédites, mais aussi moins ouverte à la possibilité d’une expérience d’autrui7. Substitution également de la perfection du silicium et de l’artificiel face à la perfectibilité rousseauiste propre à l’humain comme corps et comme esprit, évoluant et changeant, soumis au vieillissement et à la mort. Substitution encore de l’intelligence artificielle à notre capacité de penser qui nous définit en tant qu’humain. Comme le dit Heidegger : « Nous parvenons au sens du mot « penser » quand nous pensons nous-mêmes. Pour qu’un pareil essai réussisse, nous devons être prêts à apprendre à penser8 ». Pensons-nous davantage par nous-mêmes aujourd’hui ? Sommes-nous prêts à apprendre à penser alors qu’il nous est de plus en plus facile de laisser d’autres supports le faire pour nous ?

19Substitution enfin de l’autre à soi, si par « autre » nous entendons ici le non-humain, dans cette convergence contemporaine de l’artificiel et du naturel, du non-humain et de l’humain. Une convergence née d’une profonde mésestime de soi, de son propre corps, jugé trop lourd, trop diminué, trop faible pour permettre à la beauté et à la jeunesse d’être éternelles.

20Toutes ces substitutions sont (comme) autant d’oublis à partir desquels l’humanité de l’homme s’efface au profit du non-humain qui l’environne, dans un monde qui apparaît de plus en plus comme l’immonde, façonnée par la raison computationnelle et algorithmique à laquelle les hommes tentent de s’adapter.

21C’est alors que l’idéologie transhumaniste intervient, proposant l’augmentation technologique comme la meilleure possibilité de faire face à cette réalité. Elle semble être le meilleur moyen de s’adapter et de devenir enfin un être performant, puissant et surhumain, ou plus exactement posthumain, à la manière de ces super-héros qui hantent l’imaginaire collectif. Des super-héros que la technoscience rend plus scientifiques que fictionnels.

22Ainsi l’idéologie transhumaniste opère-t-elle à partir de ces substitutions qu’elle élève au rang de nécessaires oublis pour atteindre l’homme augmenté. Le prix à payer de ce passage à un stade supérieur de l’évolution est celui de l’humanité en l’homme. Non que celle-ci s’en trouvera perfectionnée moralement ou vertueusement, mais plutôt se verra-t-elle soumise à la honte prométhéenne9, afin d’être rejetée et volontairement oubliée par des hommes en souffrance d’eux-mêmes, au sein d’un monde de moins en moins humain. Les sociétés oublieuses accompagneraient l’idéologie transhumaniste, en ce qu’elles représenteraient le meilleur moyen de parvenir à une société constituée de posthumains.

23En cela, ces sociétés sont des sociétés de transition, tout comme l’épistémè qu’elles ouvrent est une épistémè de transition. L’idéologie transhumaniste étant elle-même l’incarnation d’un passage entre l’humain et le posthumain, les sociétés oublieuses censées soutenir cette idéologie correspondent également à une phase transitoire : celle de l’édification d’une épistémè vouée à reconfigurer l’humain pour le diriger vers la figure du posthumain. Cette reconfiguration s’opère à partir d’un processus épistémique, c’est-à-dire à partir d’un ensemble de discours sur le savoir produit au sein d’un cadre de pensée particulier, qui cherche à « faire oublier » à l’homme le sens de son humanité et l’origine toujours indéterminée de celle-ci.

24Cet oubli se fonde sur une double réduction que nous ne pourrons pas aborder en détail ici. De manière succincte, cet oubli opère en deux temps : dans un premier temps, il vise à réduire l’humanité en l’homme à la seule vie organique, biologique et animale, en faisant de cette vie, et non de l’être, le centre de l’humanité. Dans un second temps, cette vie se trouve réduite à son seul critère objectif, c’est-à-dire à sa détermination scientifique qui lui refuse toute autre définition, et notamment celle de la subjectivité.

La fiction instituante du transhumanisme : une production artistique de l’imagerie posthumaniste ?

25Du projet utopique au discours idéologique il n’y a qu’une mince frontière. L’utopie doit avoir un ancrage idéologique si elle veut s’imposer, c’est-à-dire rallier à elle, à sa vision idéale, les individus qu’elle souhaite conduire dans ce lieu. Autrement dit, l’utopie doit souvent jouer le rôle d’une idéologie si elle veut exister, si son projet veut se poursuivre. Il est donc nécessaire de faire en sorte de diffuser ce projet, mais plus encore de lui donner un contenu idéologique, afin qu’il se constitue en fiction instituante. La question est de savoir comment une fiction, souvent comprise comme quelque chose d'irréalisable, un discours imaginaire, une spéculation, tantôt dénoncée tantôt approuvée, peut devenir instituante, c’est-à-dire capable de fonder une réalité ?

26Selon Lucien Sfez, cela tient au principal facteur de la structure instituante, à savoir la vraisemblance :

Si la fiction s’éloigne de la réalité, prend des distances avec la description des choses telles qu’elles sont, c’est qu’elle se place sur un plan qui n’est pas celui de la vérité (adéquation de ce qui est énoncé avec l’objet de l’énonciation), mais celui du vraisemblable, c’est-à-dire d’une ressemblance avec les objets et les situations réels10.

27Aujourd’hui, si l’idéologie transhumaniste tend à s’imposer, c’est justement parce qu’elle ne transgresse pas le cercle de la croyance communément partagée. Au contraire s’inscrit-elle pleinement dans ce cercle en utilisant le contexte culturel de l’époque dans laquelle elle entend évoluer, rendant flou la frontière entre le vrai et le vraisemblable. Ainsi croyons-nous véritablement aujourd’hui en la possibilité d’une augmentation technologique de l’homme, ce à quoi les individus du XIXe siècle n’auraient jamais cru, associant cela à une invention tout droit sortie des ouvrages de Jules Verne ou à une image d’épouvante à la Edgar Poe, et ce qui aurait conduit très probablement au bûcher au cours du XIIIe siècle.

28Le transhumanisme, en se rapprochant le plus près possible des situations et objets réels, parvient à ouvrir un monde des possibles, celui du devenir posthumain des hommes, dont les ramifications ont un ancrage dans la réalité présente et un autre dans un futur projeté, considéré comme utopique. Ainsi retrouvons nous au cœur de cette idéologie l’alliance entre fiction et technique, qui lui donne cette structure particulière d’idéologie utopique :

Pour la technique la fiction n’est pas seulement une alliée occasionnelle, c’est une alliée nécessaire ; en ouvrant les « possibles », elle prépare les esprits à accueillir l’innovation qu’elle a déjà esquissée dans la narration, et qu’elle a située en action dans des situations vraisemblables. Elle fait office d’ouvreuse, elle habitue les esprits à concevoir un futur fictif qui n’aura plus aucun mal ensuite à passer dans le monde existant11.

29C’est ici que l’art peut devenir le support idéal de cette fiction instituante et la renforcer. Le cinéma et la littérature ont depuis longtemps participé à la diffusion d’images technologiques futuristes dans l’esprit des individus. L’imaginaire social s’en est trouvé fortement marqué, puisque de nombreuses représentations ayant pour thème l’utopie technologique, sont aujourd’hui plus que jamais partagées par les individus. Ces œuvres sont autant de supports propices à la fiction instituante, en ce qu’elles participent à la projection de cette fiction via les « mondes possibles » qu’elles édifient et dont elles imprègnent l’imaginaire social des individus qui les lisent ou les regardent.

30A ce titre, et sans prétendre faire ici l’analyse littéraire ou cinématographique des utopies ou dystopies technologiques12, notons que depuis les œuvres de Jules Verne, d’Eugène Zamiatine, en passant par celles de George Orwell, d’Isaac Asimov, de William Gibson, d’Aldous Huxley ou de René Barjavel, la technologie dans la science-fiction et la Hard SF sert des projets tantôt utopiques, tantôt dystopiques de sociétés futures.

31Pareille analyse se retrouve au sein du cinéma, qui voit depuis quelques années (à partir des années 2000 et surtout depuis 2010) une forte hausse des films d’anticipation ou de science-fiction à caractère « technologique » : il nous suffit de penser à des films devenus cultes tels que Matrix, Avatar, Iron Man,Source code, Bienvenu à Gattaca, Minority Report… ou bien des productions plus anciennes tels que Metropolis, Soleil Vert, Blade Runner, Robocop, Tron, 2001 l’Odyssée de l’espace, Brazil, Terminator, qui se sont développés en pleine culture cyberpunk13.

32Il en est de même avec la profusion de séries qui questionnent aujourd’hui l’Intelligence Artificielle et la robotisation des sociétés humaines, notamment Westworld, mais aussi Real Humans, Black Mirror, Mr Robot, Halt and Catch Fire

33Quand bien même certaines de ces œuvres cherchent à avertir ou dénoncer les usages potentiellement dangereux d’un développement technologique incontrôlé, elles n’en demeurent pas moins la source d’une production picturale qui s’ancre dans les esprits et influence l’imaginaire social contemporain. Si bien que les images de cyborg, homme-machine, robot, intelligence artificielle et technologies futures, véhiculées par la littérature et le cinéma, sont partagées par les individus et s’érigent en véritables significations imaginaires sociales à partir desquelles la fiction instituante de l’utopie technologique se renforce. La fiction instituante du transhumanisme se construit notamment à partir des significations imaginaires sociales, qui lui permettent par la suite d’être intériorisée par les individus partageant ces significations.

34Le terme d’ « imaginaire social » renvoie ici aux écrits de Cornélius Castoriadis, et doit être compris comme ce qui permet l’institution de l’individu, c'est-à-dire sa socialisation, sa capacité à vivre dans une société possédant une unité malgré la présence de particularités diverses et de différents mondes sociaux. D’où vient cette unité ? Castoriadis y répond de la manière suivante :

On ne peut pas vraiment répondre à cette question ; mais on peut l’approfondir, en constatant que cette unité découle elle-même de la cohésion interne d’un tissu de sens, ou de significations, qui pénètrent toute la vie de la société, la dirigent et l’orientent : ce que j’appelle les significations imaginaires sociales14.

35Dès lors, la société contemporaine s’auto-institue15 sur les bases de ces significations imaginaires, et dans le cas du transhumanisme, sur cette vision technologique qui tend à devenir une réalité inévitable, téléologique. Ainsi l’idéologie transhumaniste trouve-t-elle les outils pour s’imposer dans la réalité des individus, au cœur de leur quotidien. La littérature, le cinéma, mais également d’autres supports comme la publicité et les jeux vidéo, consolident le transhumanisme en légitimant, consciemment ou inconsciemment, le caractère instituant de sa fiction. Ces « fictions utopiques » sont véhiculées aujourd’hui à travers des « récits qui jouent de la vraisemblance et mettent en scène des images de mondes possibles, généralement conçus pour être meilleurs que ceux où nous vivons mais qui présentent des analogies avec lui16 ».

36Ainsi sommes-nous de plus en plus habitués aux images de super-héros technologiquement augmentés comme Iron man ou Batman, génétiquement modifiés comme Spiderman, habitués donc aux futurs uniquement technologiques de nos sociétés. Notre imaginaire social se construit sur l’absorption de ces images, de ces futurs qui paraissent inéluctables et source d’une réalité à venir au cœur de laquelle le transhumanisme tiendra le premier rôle.

37Notons à ce sujet qu’un certain nombre de réalisateurs de films de science-fiction font désormais appel à des ingénieurs de Google, experts en robotique et en informatique. Cette demande, loin de déplaire à l’entreprise du numérique, lui permet d’avoir un pied dans l’univers du cinéma, afin de conseiller les réalisateurs dans l’édification d’un univers futuriste très réaliste et empreint d’une technologie qui n’existe déjà plus uniquement que dans la fiction cinématographique.

38Or, si certaines œuvres dénoncent aujourd’hui le caractère potentiellement inhumain et cataclysmique des technologies, si elles tentent de soumettre à la réflexion notre relation à la technologie et l’intelligence artificielle, rares sont celles qui proposent une solution ou une autre vision de l’avenir ; une vision qui ne serait pas emprunte d’une domination technologique, de voitures volantes, de robots humanoïdes, de sociétés pluvieuses, brumeuses, soumises à la désespérance d’individus isolés dans leur environnement numérique. Ne parvenant pas à proposer une autre vision de l’avenir, ces films, séries, œuvres littéraires, participent d’une certaine façon à la prophétie auto-réalisatrice qu’ils dénoncent et dont se nourrit le transhumanisme pour faire de l’avenir un posthumanisme, sans autre alternative. Or, il se peut que cette « autre alternative » puisse germer dans l’esprit des individus et dans l’imaginaire collectif, à partir d’œuvres capables de rompre les prédictions des techno-prophètes en proposant d’autres images de l’avenir des hommes : les images d’une société où l’utilisation de la technologie permettrait aux hommes de développer la plénitude de leurs traits spécifiquement humains.

Conclusion

39Réinvestir son humanité pour garder irrésolue et ouverte son énigme, serait en effet une marque de résistance face aux volontés technico-économiques qui cherchent aujourd’hui à imposer une vision particulière de l’homme, vision depuis laquelle ce dernier convergerait vers du non-humain, afin de devenir une machine à l’efficacité et à la productivité imbattables. L’humanité en l’homme s’oublie en tant qu’énigme pour devenir la réalité d’un fardeau, celui de n’ « être qu’un homme ».

40La démocratie, notamment, doit retrouver la force de ses convictions afin de tenir ses promesses et être le lieu de l’expérience de l’humanité des hommes, en éveillant, au-delà des préoccupations quotidiennes, ce que le philosophe belge Robert Legros qualifie de « souci collectif et énigmatique de préserver l’humain ». Ce souci collectif doit également, à mon sens, être celui de l’art et des artistes, engagés depuis leur premier souffle créatif dans l’expression d’une forme d’humanité qu’ils partagent avec les autres hommes, les magnifiant dans toutes leurs diversités et leurs richesses, leurs forces et leurs faiblesses. L’art peut donc être le support d’une expérience de l’humanité en l’homme : tant chez l’artiste qui fait jaillir son humanité en l’extériorisant, que chez l’individu qui reçoit cette affirmation et l’intériorise jusqu’à la révélation d’une émotion, d’un sentiment propre à son humanité. Parvenir à faire cette expérience de l’humanité en l’homme, c’est donner un sens à son existence authentiquement humaine et défendre celle-ci contre toute idéologie qui prétendrait en dévaloriser l’essence jusqu’à la nier, comme le transhumanisme semble de désirer.

41La technique, qu’elle soit utilisée dans les domaines aussi variés que la médecine, la science ou l’art, n’est pas neutre. Elle participe à l’édification de l’environnement dans lequel l’homme évolue, s’évolue17 et se représente à lui-même : la technique a depuis toujours participé au processus d’hominisation de l’homme comme le démontre très bien l’ethnologue et archéologue français André Leroi-Gourhan. Or c’est bien l’homme qui module cet environnement par l’usage qu’il fait de la technique.

42Le problème n’est donc aucunement la technique en elle-même, mais le cadre sociétal dans lequel elle s’inscrit, et donc le projet néolibéral et cognitiviste qui motive son utilisation et ses fins. A ce titre, le transhumanisme doit être compris comme une forme  d’utilisation possible de la technique, une utilisation propre aux sociétés capitalistes contemporaines, tout en sachant que la technique ne peut et ne doit pas être réduite, notamment dans l’imaginaire collectif, à cette unique possibilité, à cette seule utilisation. L’idéologie transhumaniste prospère dans les sociétés capitalistes désenchantées, exploitant le mal-être et le désir d’évasion des individus qui les composent. Il ne s’agit pas, à travers cet écrit notamment, de jouer le jeu des technophobes alarmistes ou des technophiles adeptes de prophéties mélioratives. Au-delà de cette dualité simpliste, c’est davantage les rouages et les alliances entre un système particulier d’organisation sociale et une forme de développement technologique qu’il nous faut comprendre et mettre en lumière.

43Alors disparaîtrait peut-être cette étrangeté moderne que dénote le philosophe Jean-Michel Besnier, et qui réside dans le fait que « certains n’hésitent pas à soutenir le paradoxe consistant à associer le bien-vivre futur à la disparition des hommes tels qu’ils sont18… ».