Entre métamorphose des corps et transformation des organismes dans les œuvres de Matthew Barney, David Altmejd et Jesper Just
Comme tout est bizarre aujourd’hui ! Alors qu’hier les choses se passaient si normalement. Est-ce que par hasard on m’aurait changée au cours de la nuit ! Réfléchissons : étais-je identique à moi-même lorsque je me suis levée ce matin ? Je crois bien me rappeler m’être sentie un peu différente de l’Alice d’hier. Mais, si je ne suis pas la même, il faut se demander alors qui je peux bien être ? Ah, c’est là le grand problème !
Lewis Carrol, Les aventures d’Alice au pays des merveilles (1865)
1Cette question d’une identité de « l’entre-deux », fluide, changeante, entre homme et femme, animal et humain, machinique et organique, s’exprime à travers la « mise en scène » d’un corps différent, autre, qui va amener certains artistes à s’intéresser au thème du post-humain. Les images de corps pouvant être qualifiés de post-humains ou relevant de l’imagerie du cyborg s’inscrivent dans la tradition artistique, voire antique, des figures d’hybrides et de chimères, symboles de démesure, d’une substance émanant des monstres et autres créatures qui participent des peurs et des fantasmes de la société. Ce désir de dépasser le corps naturel, mais surtout la volonté divine, péché absolu, surcroît d’orgueil n’est autre que l’hubris1, ce qui confirmerait l’hypothèse que même dans le domaine de la création artistique, le post-humain trouverait son incarnation dans la possibilité de dépasser le naturel du corps humain, en perpétuelle transformation. Le temps du post-humain artistique est à interpréter comme un moyen de penser et de repenser le corps et l’être humain, d’accepter l’autre dans sa différence et de dépasser les conventions sociales qui imposent les limites d’un corps normé.
2C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit d’aborder la question du corporel post-humain, l’image du cyborg2 est très souvent invoquée, en lien avec l’imaginaire du mutant ou du monstre, tel un « renouveau de l’esthétique de l’existence3 ». Entre réalité et fantasme, hétérogénéité de l’être et hybridation de soi, cette créature permet d’envisager de nouvelles manières d’être au monde, ainsi que des innovations créatrices formelles et expressives. Cette image est également une preuve de mutation anthropologique : « un organisme cybernétique, un hybride de machine et d’organisme, une créature de la réalité sociale et une créature de fiction4 ». En effet, cette figure rappelle la forme chimérique d’un corps et d’une combinaison d’éléments organiques et/ou technologiques, symbole d’une anxiété vis-à-vis des manipulations génétiques, scientifiques, corporelles, et technologiques, et des modifications sociales et identitaires de notre monde contemporain5. Cet être permet également de montrer et rendre visible l’intime, le caché, de repousser les limites entre intérieur et extérieur, privé et public, physique et psychique. Matthew Biro confirme que le « cyborg est une créature d’information […] un sujet de constante dispersion, de transformation et d’échange6 », permettant de nouvelles approches du genre et de l’identité passant par la représentation du corps sexué ou asexué. Cette forme dynamique cherche sans cesse à se modifier, à devenir autre, dans un état continu de transformation, de régénération et de renouvellement. Il s’agit d’activer la prise de conscience de soi, de son corps, de son existence en tant qu’être vivant, et des possibilités de modification et d’altération de ce corps : « D’ici la fin du XXe siècle, notre époque, un temps mythique, nous serons tous des chimères, des hybrides de machine et d’organique théorisés et fabriqués. Nous serions donc des cyborgs7 ». Ainsi, pour les artistes débutant leur carrière dans les années 1990, le cyborg apparaît comme une allégorie culturelle et légendaire, permettant la représentation d’un corps manipulé, déformé, provoquant fascination et répulsion, une morphologie modifiée, une émancipation et une reconsidération du corps, de sa définition et de ses limites.
3Le post-humain pourrait-il donc permettre une nouvelle forme pour penser la représentation du corps et son rapport à autrui dans un dépassement des limites sociales ? Il s’agira donc d’éprouver cette question à travers les œuvres de trois artistes contemporains et les thèmes qu’ils abordent. La potentialité pour l’artiste de se réinventer comme le fait Matthew Barney, le devenir-animal de l’homme dans les œuvres de David Altmejd et enfin, le questionnement autour de la notion de « capacitisme » dans l’installation audiovisuelle Servitudes de Jesper Just.
4L’artiste américain Matthew Barney réactive le concept du « Corps sans Organe » développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari8. Le corps performatif de l’artiste est transformé en un organisme créateur, « une proposition de reconfiguration, de réagencement, de réinvention de l’économie corporelle9 ». Dans la série polymorphe Drawing Restraint constituée de performances, dessins et vidéos, le corps, pensé comme un circuit clos sur lui-même oublie sa part humaine pour devenir machine de création qui reforme l’humanité et l’organicité. Cette conception laisse apparaître la construction de corps plus irréels et imaginaires dans l’œuvre sculpturale et cinématographique The Cremaster Cycle (1994-2002). En effet, les corps des personnages sont ici modifiés et modelés, l’artiste devient tour à tour satyre, tueur en série, apprenti franc-maçon, diva, cowboy ou magicien et fait appel au travestissement par le biais de costumes, maquillages et prothèses pour emprunter l’identité d’autrui - qu’il soit fictif, imaginaire ou historique - et servir la narration filmique. Ces identités hybrides qui subissent d’incessantes modifications corporelles témoignent de l’existence d’êtres-machines, d’un monde post-humain, champ de bataille de toutes les expressions humaines détournées10 et des possibilités infinies de l'individu à se réinventer. L’artiste engage la construction d’un corps dans lequel se côtoient des éléments à la fois féminins et masculins, mais aussi humains et animaux jouant avec les craintes humaines des expérimentations scientifiques11.
5Dès ses premières œuvres, Matthew Barney exhibe son corps d’athlète aux prises avec des machines dans des épreuves physiques d’endurance et de douleur témoignant d’un contrôle et d’une puissance sur son corps. Le contrôle que Matthew Barney établit sur son œuvre est également imposé à son propre corps qui est pensé, comme le remarque Giovanna Zapperi, « comme un idéal de totalité, ce qui renvoie aux implications culturelles de son recours à la figure virile de l’athlète et, plus en général, à son discours sur le contrôle du corps12 ». En 2006, à l’exposition Drawing Restraint du San Francisco Museum of Modern Art, sont exposés trois dessins de graphite, vaseline et iode, fonctionnant comme une métaphore du système reproductif comme création artistique. Ils traduisent le système tripartite The Path, élaboré en 1990, et constitué des phases appelées « Situation, Condition, Production ». Ces notes et schémas préparatoires expriment le développement d’une énergie brute qui, une fois contrôlée et transformée, aboutit à une forme artistique. Ce concept émane du principe d’hypertrophie : un muscle qui se développe sous l’effort d’un poids. Appliqué à la création artistique, ce principe exprime l’idée que la force d’un travail repose dans la proportion de difficulté surmontée pour le créer13. Le corps est envisagé comme un circuit, un organisme dont les mécanismes internes fonctionnent comme ceux d’une machine. Ce principe exprime la volonté d’ôter au corps sa sexuation et de se focaliser sur la fonction formelle du corps comme véhicule de création. Le principe de dépassement du corps continue d’être au centre de la pratique de Matthew Barney et se développe dans les cinq films du Cremaster Cycle, dont chaque personnage principal doit surmonter des épreuves afin d’atteindre un but final.
6Le Cremaster est inspiré par les efforts physiques et psychologiques du prestidigitateur Harry Houdini. Le titre même du cycle fait référence à l'identité sexuelle, puisqu’au-delà de sa définition première - muscle qui régule le mouvement des testicules en fonction de stimuli externes - ce muscle est à l'origine de la détermination sexuelle chez le fœtus. Il représente donc pour Matthew Barney un point de départ conceptuel, un potentiel d'énergie non déterminé, modifiable. Les personnages présents dans l’œuvre sont presque tous ce que l’on pourrait appeler des mutants, des êtres dont le devenir est post-humain. Dans le Cremaster 4, le personnage hybride du Loughton Candidate doit son apparence en grande partie aux prothèses et au maquillage, mais également à son travestissement en satyre-dandy, marquant un dépassement de la condition spirituelle et corporelle de l’individu. Le Loughton Candidate tente de se maintenir dans un état d’indétermination sexuelle, entraînant la construction d’un corps qui n’est pas tout à fait masculin, mais pas vraiment féminin, mi-humain et mi-animal. Cette volonté apparaît dès le début du film lorsque, face au miroir, il découvre ses embryons de cornes, qu’il doit maintenir dans cet état s’il veut conserver son statut intermédiaire. Son apparence pourrait relever d’une intervention chirurgicale ou d’une modification génétique s’inscrivant dans l’esthétique d’un imaginaire mythique et monstrueux. Il développe un fantasme utopique d’un monde développé à partir d’un système sexuel pouvant être modifié à merci. Devant cette profusion d’espèces étranges et souvent inconnues qui défilent sur les écrans, le spectateur est face à l’acceptation d’un être autre, différent, repoussant les catégories imposées. Ces corps qui n’étaient que pure anticipation et imaginaire dans les décennies 1960 et 1970, font désormais partie de notre environnement contemporain et de notre monde post-humain14, des corps modifiés par les nouvelles technologies, siliconés, améliorés à l’aide de prothèses qui relèvent à la fois du réel et de l’artificiel comme du biologique et du mécanique. Au-delà de l’interrogation sur le genre, il s’agit d’envisager une perspective établissant l’absence de genre. En effet, les créatures de Matthew Barney, qui peuvent apparaître hypersexuées15, n’ont pourtant pour la plupart du temps pas de parties génitales apparentes ; ce sont des corps sans organes, des machines conduites par le désir et à leur tour productrices de désir, comme l’envisageaient Deleuze et Guattari16. C’est justement cette absence d’organes dans l’œuvre de Matthew Barney qui empêche toute symbolique phallique et tourne en ridicule la représentation de la masculinité : les trois fées du Cremaster 4 apparaissent tantôt nues et asexuées, tantôt vêtues de robes bouffantes jaunes. Le Géant du Cremaster 5 ne laissent apparaître qu’un scrotum atrophié. L’artiste utilise son propre corps pour représenter des personnages masculins émasculés. Matthew Barney préfère donc rester dans cette zone indéterminée qu’il appelle « zone de pleine potentialité », capable de générer la fascination autant que l’anxiété.
7Héritier des personnages étranges et mystérieux et du renouvellement de l’iconographie du corps dans l’art de Barney, David Altmejd convoque le spectre de la manipulation génétique et des questions d’identité et de genre en sculptant des « transfigurations qui confrontent ou associent l’homme au monstre, le soi à l’autre, le vivant au mort, l’esthétique au psychologique ou encore l’étrange au merveilleux17 ». Il s’empare donc du motif du loup-garou pour suggérer des états transitoires d’un corps humain au seuil de l’animalité, métaphore de la transformation et du devenir animal de l’homme. Ainsi, dans son œuvre The Flux and The Puddle (2014), l’artiste joue des effets de miroir pour démultiplier les surfaces et les représentations d’un corps en métamorphose, passant d’un état vers un autre. Issu d’une formation de biologiste18 avant de devenir artiste, Altmejd pourrait être perçu comme un scientifique19 osant des expériences, donnant naissance à des corps monstrueux tout droit sortis de son imagination, ou de ses rêves, existant dans notre présent mais appartenant à un univers parallèle peuplé d’entités évoluant entre la vie et la mort, un entre-deux mouvant. L’œuvre de l’artiste est tel :
un élément emprunté à un laboratoire où s’expérimenterait une science nouvelle à mi-chemin entre les cauchemars de l’Ile du docteur Moreau et une future version de Blade Runner […] Une interprétation réaliste et intime des images, pensées, désirs, énergies et flux de toutes sortes qui traversent l’être humain20.
8À travers les personnages sculptés qu’il met en place, l’artiste crée un jeu fictionnel de transformation allant à l’encontre d’une identité fixe21. Il laisse ainsi entrevoir de fragiles incarnations évoluant dans des espaces imaginaires où l’être fabriqué est omniprésent, aboutissant à l’éclatement de l’image d’un soi permanent, véritable incarnation du processus de transformation, favorisant la construction de l’image de l’autre dans le regard de l’observateur. En choisissant notamment la créature hybride du loup-garou, Altmejd travaille à partir de la multiplicité de l’inconscient, s’appuie sur les mythes et contes fabuleux. Les révélations de l’inconscient témoignent d’un individu en proie à des pulsions contradictoires, à des tensions similaires présentes dans Docteur Jekyll et Mister Hyde de Robert Louis Stevenson (1886). Cet entre-deux, ni homme ni animal, et à la fois mi-homme et mi-animal, intéresse l’artiste pour cette tension et cet excès d’énergie qui déborde le corps. Altmejd s’appuie également sur le concept du double introduit par Kant dans Premiers principes métaphysiques d’une science de la nature (1786), posant la lutte douloureuse de l’être face à ses désirs, dans une fascination où tension, mélancolie, pulsion et jouissance mortifère se livrent un combat dans un en soi non maîtrisé, animé, tentant de « devenir autre à partir du même ». C’est donc cet état du devenir à travers la transformation, le passage formel d’un moment de soi à un autre, d’une possibilité d’hybridation qui se déploient au cœur des œuvres sculpturales d’Altmejd. Si ses œuvres adoptent très souvent une apparence décorative, notamment à travers l’usage de miroirs et de plexiglas, amenant divers jeux de reflet, elles relèvent des dialectiques nature/culture, essence/artifice, réel/illusion22. Il s’en dégage une certaine fragilité morbide, une délicatesse poétique du monstrueux23, une tension entre beauté et laideur. L’artiste se propose de modifier le corps à l’aide de la matière sculpturale, de mettre en avant le processus de transformation et de redéfinition des limites du corps humain, en défiant les lois naturelles. C’est ainsi que les créatures loup-garous d’Altmejd proposent une alternative à la figure du cyborg : mi-homme mi-animal, composées de parties hétérogènes, d’éléments artificiels, elles disqualifient les catégories traditionnelles et mettent en lumière l’artificialité de la construction de la personne, la transformation identitaire, ainsi que la maîtrise intellectuelle et technique de systèmes vivants artificiels24. Ces êtres s’inscrivent au-delà de la différence sexuelle, où l’humain est pensé comme une machine désirante : « Les pièces ou les éléments de machines désirantes se reconnaissent à leur indépendance mutuelle, à ce que rien dans l’une ne doit dépendre ou ne dépend de quelque chose dans l’autre25 ». La figure du loup-garou apparaît dans l’œuvre d’Altmejd en 1999, telle une image du corps humain, d’un assemblage de têtes, d’éléments hétérogènes, fantasmagoriques, à l’animalité troublante, dont l’énergie concentrée et latente évoque la cristallisation, la fusion entre homme et animal, artistique et scientifique qui activerait la régénérescence de l’humain avec le biologique et l’animal. Cette créature s’impose comme la métaphore de l’être et de son devenir, du lien entre l’homme et le monstrueux. Dans une évolution formelle et stylistique, ces créatures vont donner naissance à tout une série d’œuvres tel un rhizome sculptural : les Rabbit Holes (2013), The Giant (2007), les Relatives (2013) ou encore les Watchers (2011). Elles aboutissent en 2014 à l’œuvre -synthèse The Flux and the Puddle (2014) composée d’un système de miroirs et de personnages composites enfermés dans une immense boîte de plexiglas, ayant tenu lieu d’atelier à l’artiste pendant le temps de la création. L’installation transmet l’énergie de la transformation, de la morphogenèse de ces créatures hybrides, loups-garous et autres chimères contemporaines, issus de la créativité du scientifique, de l’animalité humaine, et de la beauté du monstre. Cette iconographie relève :
d’une obsession naturaliste, de fétichisme sexuel et d’excès baroque […] têtes ornementées et crânes évidés, loups-garous mutilés et hommes-oiseaux habillés de vestons et de pantalons, godemichés en silicone et cagoules de cuir, oiseaux naturalisés ou fabriqués, abeilles et fourmis, arbres et arbustes, cristaux de quartz et de pyrite, bijoux clinquants et fleurs colorées, grappes de raisin et kiwis, bananes et noix de coco cohabitent, énergisés par toutes sortes de conduits et de rhizomes26.
9Ces êtres affirment les contrastes et tensions naissant de ces corps modifiés, en perpétuelle transformation. C’est justement ce que symbolise l’image du loup-garou, cette transformation qui s’inscrit dans une violence et une puissance de la double identité et de l’énergie interne composée de douleur et d’intensité, et dans un état mental, procurant fascination et dégoût, attraction et répulsion, à la vue de ces êtres :
fruits d'un intérêt pour la biologie et l'architecture conjugué à une fascination pour la métamorphose, ses sculptures offrent des images saisissantes incarnant l'étrange. La profusion de détails particulièrement frappante permet à l'artiste d'insuffler une dynamique formelle aux différents éléments qui, dans certaines œuvres, paraissent s’autogénérer27.
10Apportant une dimension plus sociale aux discours de Barney et Altmejd, Jesper Just, lors de son exposition Servitudes28, qui s’est tenue au Palais de Tokyo en 2015, présente un film fragmenté dans l’espace, mettant en scène à la fois l’architecture new-yorkaise du One World Trade Center, et deux personnages féminins. Le dispositif d’exposition met le visiteur en situation et lui fait prendre conscience de son propre corps face à la place du handicap dans la société et de la notion de « capacitisme29 ».
11La servitude est la nécessité, l’obligation ressentie comme une limitation, une atteinte à sa propre liberté, mais c’est également l’état de dépendance complète dans lequel se trouve une personne par rapport à une autre. Et ce sont ces états dans lesquels vont se trouver les personnages des films qui composent l’installation audiovisuelle et abordent le concept post-humain d’un point de vue social à travers les notions de capacitisme et d’autonomisation qui participent d’une certaine forme de déréalisation des corps : une altération de la perception ou de l'expérience du monde extérieur qui apparaît étrange, irréel, une expérimentation du doute à la fois physique et mentale. Un art du post-humain, de l’expérientiel, du corps vivant et du corps comme agent de la création. Le visiteur se trouve piégé comme dans un lieu d’exposition fictionnel. Il est invité à pénétrer les sous-sols et à arpenter l’armature métallique menant au fur et à mesure aux huit écrans diffusant chacun un film autonome de neuf minutes, mais faisant partie d’un ensemble cohérent et interconnecté, tel les scènes d’un seul et même film. Chaque film participe à la création du lieu architectural de l’exposition mais met également en scène l’architecture urbaine, le One World Trade Center, choisi pour son potentiel émotionnel et son existence architecturale telle une « prothèse30 » urbaine, un membre fantôme, symbole d’absence et de perte, de douleur, un rappel des absents, mais aussi d’une certaine résilience, permettant de considérer la ville comme un corps, blessé, meurtri et en quelque sorte « réparé ». Ainsi, les différents films se concentrent sur la tour, mais aussi sur les deux personnages féminins. La première est une jeune fille atteinte de la maladie de Charcot-Marie-Tooth - maladie neurologique qui affecte les systèmes nerveux et moteurs - jouant une étude pour piano31 et tentant de graver la façade du OWTC à l’aide d’un caillou. Le second personnage est une jeune femme contrainte dans un espace clos et oppressant, enfermée dans les sous-sols de la tour dans une pièce se refermant sur les dimensions de son corps. Elle est également présente dans deux des autres films où elle tente de manger un épi de maïs, limitée dans son action par un appareil de rééducation imposé à ses mains, qui au lieu de la guérir, handicape un geste aussi élémentaire que se nourrir. Le corps malade et le corps sain s’opposent sur les écrans qui se déploient dans l’espace d’exposition, un espace difficile, presque dysfonctionnel32. Cette structure, ainsi que les personnages, permettent à l’artiste d’aborder le thème de la place du handicap dans la société et de la notion de « capacitisme33 » : discrimination envers les handicapés, incarnée par les deux personnages féminins. Métallique, sombre, labyrinthique, l’espace à l’atmosphère dystopique génère un parcours qui met en difficulté le visiteur non handicapé, dans sa circulation et ses déplacements, le confrontant à un lieu qui ne pourrait pas fonctionner ou exister pleinement. Le corps bien portant est ainsi gêné, au sein de l’œuvre par son appareillage métallique, mais peut également reconquérir son indépendance, redevenir autonome. Les codes sociaux et humains s’inversent : le corps malade dépasse ses limitations tandis que le corps sain, voire beau, d’après les standards d’une société aux codifications déterminées, est contraint et affaibli dans son existence. Il apparaît alors comme la projection d’une idée de la beauté et de la perfection, mise dans des situations de difficultés physiques, remise en question dans sa « capabilité », et renvoie à l’obsession sociale de beauté et de jeunesse. Les deux personnages, à l’instar du visiteur, doivent retrouver leur « autonomisation », dans l’acceptation de la différence mais aussi dans le dépassement des contraintes corporelles et des interdits sociaux. Ces corps humains qui tentent de dépasser leur condition et leur limitation, existent dans une sphère utopique : « L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps […]. Une chose certaine, c’est que le corps humain est l’acteur principal de toutes les utopies. […] le corps qui occupe un lieu », explique Foucault dans Le corps utopique34.
12À travers leurs œuvres, ces trois artistes inventent un monde utopique de fusion entre l’homme et l’animal, l’humain et le mécanique, le spirituel et le machinique au cœur d’un futur anticipé. La métamorphose de l’humain très tôt pensée par l’art s’appuyait sur la différence extrêmement ténue entre nature et artifice, à travers la représentation d’êtres mi-humains, mi-artificiels. Dans les œuvres de Matthew Barney la réalité du corps devient une métaphore du post-humain, une figure paradigmatique d’un devenir-machine du corps qui augmente et perfectionne la performance, dans un dépassement potentiellement sans limites du corps. Les créatures sculptées de David Altmejd offrent un savoureux mélange entre l’art et la biologie à travers la création de formes monstrueuses et une manipulation du vivant, existant au-delà des limites de la nature, permettant une métamorphose du vivant, tant réelle qu’imaginaire. Le post-humain serait donc le dépassement de l’humain, mais aussi une nouvelle façon d’envisager l’humain dans sa forme, ses caractéristiques et ses modes de pensée. Les créatures prosthétiques, le bestiaire contemporain et les manipulations techniques permettraient de décentrer l’humain, dans son ontologie, afin d’envisager ce qu’il y a après l’humain, un mélange entre organique et mécanique, une hybridation de différentes espèces. L’image du corps y serait donc centrale, pour un corps humain et non-humain, s’insérant dans une narration du développement biologique, anatomique, surpassant la différenciation sexuelle et affirmant la potentialité du post-humain à franchir les limites sociales de l’humain. Par extension, le temps du post-humain permettrait une esthétique de la rupture, contre l’anthropocentrisme. Le post-humain laisserait la possibilité d’une identité humaine faite d’altérité et d’hybridité, une transgression des limites entre humain et animal, organique et mécanique, naturel et artificiel, et permettrait également de dépasser les identités fixes du corps, de libérer l’être d’une nature imposée par les normes sociales35. L’art procure ainsi des récit alternatifs, ouvrant au décentrement de l’être, à une époque où l’image de la nature et du corps apparaît comme désenchantée.