Colloques en ligne

Carole Guesse, Université de Liège

« A creature of social reality as well as a creature of fiction » : Le rôle de la fiction dans les théories du posthumain

1Qu’ils proviennent de philosophes, critiques littéraires, sociologues ou biologistes, les travaux sur le posthumain, tant dans la mouvance posthumaniste que transhumaniste1, font fréquemment référence à des fictions littéraires. Le Frankenstein de Mary Shelley et les œuvres, devenues classiques, de Jules Vernes, H.G. Wells, Isaac Asimov, Phillip K. Dick ou encore Ursula LeGuin, constituent un intertexte presque inévitable de ces écrits post ou transhumanistes. Il convient donc de s’interroger sur la nature de cette relation complexe unissant fiction et théories du posthumain. Une grande partie de la recherche liée à cette figure et à la littérature a d’ailleurs étudié la façon dont les concepts théoriques se manifestent dans les œuvres littéraires. Peter Mahon, dans le tout récent Posthumanism : A Guide for the Perplexed (2017), appréhende des fictions qui, selon lui, représentent des problématiques posthumanistes2, comme si le concept avait précédé la fiction. La majorité des articles du recueil d’Halberstam et Livingston3 et de celui de Després et Machinal4 avaient auparavant fait de même. Une tendance similaire, courante dans les écrits sur le posthumain, est l’élaboration d’une interprétation ou d’une critique posthumaniste d’une œuvre littéraire, décrite par Stefan Herbrechter dans « What is a Posthumanist Reading ?5 » et présente, par exemple, dans certains chapitres de Literature and the Posthuman6, et ce, plus particulièrement dans la partie « Literary Periods », qui propose des interprétations ou critiques posthumanistes de textes médiévaux, pré-modernes, romantiques, modernes et post-modernes. Dans ce cas, l’œuvre précède la théorie, mais ne semble pas directement participer à l’élaboration de cette théorie ; elle n’en est qu’un support. Contrairement à ces écrits qui enferment le texte littéraire dans un rôle d’illustration ou d’exemplification des théories du posthumain, nous proposons de problématiser l’utilisation de cette fiction littéraire et, surtout, le rôle que celle-ci à joué dans l’émergence et le développement des ces théories.

Fondations littéraires du posthumanisme : Foucault, Hassan, Haraway, Hayles

2C’est dans Les mots et les choses, publié en 1966, que Michel Foucault écrira une conclusion maintes fois interprétée comme l’une des origines du posthumanisme :

Une chose est certaine : c’est que l’homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. En prenant une chronologie relativement courte et un découpage géographique restreint — la culture européenne depuis le XVIe siècle — on peut être sûr que l’homme y est une invention récente. Ce n’est pas autour de lui et de ses secrets que, longtemps, obscurément, le savoir a rôdé. En fait, parmi toutes les mutations qui ont affecté le savoir des choses et de leur ordre, le savoir des identités, des différences, des caractères, des équivalences, des mots, — bref au milieu de tous les épisodes de cette profonde histoire du Même — un seul, celui qui a commencé il y a un siècle et demi, et qui peut-être est en train de se clore, a laissé apparaître la figure de l’homme. Et ce n’était point là libération d’une vieille inquiétude, passage à la conscience lumineuse d’un souci millénaire, accès à l’objectivité de ce qui longtemps était resté pris dans des croyances ou dans des philosophies : c’était l’effet d’un changement dans les dispositions fondamentales du savoir. L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine7.

3L’anthropologie8 de Foucault s’est ainsi appelée « antihumanisme » et beaucoup considèrent qu’elle jette les bases du posthumanisme, principalement dans sa manière de remettre en question cette idée que nous nous faisons de l’humain depuis les Lumières, voire la Renaissance.

4Dans Les mots et les choses, Foucault fait allusion à la littérature, notamment Bataille, Blanchot, Artaud, Roussel ou encore Mallarmé. Comme Sabot l’explique :

Ce que le « nouveau mode d’être littéraire » (395) fait apparaître, c’est justement que, dans le langage, l’homme n’accède pas au dévoilement de son identité, de son être positif et plein, mais qu’il est livré plutôt à la puissance dispersive d’une écriture qui le met à distance de lui-même, et que, dans cet écart constitutif, s’affirme comme « pensée du dehors » et comme expérience de l’homme « fini »9.

5En somme, la « mort de l’homme », qui est une des thèses principales de cet ouvrage, se manifeste également  à travers les développements littéraires de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, qui semblent évacuer l’humain pour ne conserver que le langage. La littérature n’est pas au centre de l’argumentation de Foucault, mais plutôt l’une des disciplines mobilisées pour développer sa réflexion, au même titre que d’autres disciplines (la linguistique, l’ethnologie et la psychanalyse10). Foucault utilise ainsi la littérature comme une preuve supplémentaire de sa thèse originelle selon laquelle « l’homme est fini »11.

6En 1977, Ihab Hassan rédige un article qui passera plutôt inaperçu, comparé aux écrits de Foucault, mais qui s’avère pourtant être la première occurrence du mot « posthumanisme ». Dans « Prometheus as Performer: Toward a Posthumanist Culture », ce théoricien littéraire déclare:

We need first to understand that the human form — including human desire and all its external representations — may be changing radically, and thus must be re-visioned. We need to understand that five hundred years of humanism may be coming to an end, as humanism transforms itself into something that we must helplessly call posthumanism12.

7Pour arriver à cette conclusion, Hassan a choisi de développer son argumentation sous la forme d’une courte pièce de théâtre (un masque, plus précisément) dans laquelle les personnages — Pretext, Mythotext, Text, Heterotext, Context, Metatext, Postext et Paratext — s’entretiennent autour du mythe de Prométhée, allégorie de la progressive érosion des frontières entre, d’une part, le concret et l’universel et, d’autre part, la science et l’imagination, la technologie et le mythe.

8Cet article affirme l’importance de la fiction, tant à travers sa forme que son contenu. D’une part l’article se présente sous une forme fictionnelle : celle de la pièce de théâtre. De plus, ses personnages sont des éléments liés au texte. D’autre part, après que Pretext ait déclamé ce qui correspondrait à une introduction dans un article traditionnel, c’est Mythotext qui prend la parole pour faire le point sur les différentes variations de ce mythe. Le mythe de Prométhée est donc à la fois le point de départ et le socle de cette réflexion, ce qui renforce la centralité de la fiction dans le développement du posthumanisme.

9Alors qu’il est difficile d’établir si elle a lu Hassan, Donna Haraway est indubitablement héritière de l’antihumanisme de Foucault, qu’elle cite à plusieurs reprises, et c’est véritablement elle qui popularise un discours que l’on peut qualifier de « posthumaniste »13. Dans son célèbre Manifesto for Cyborgs, publié pour la première fois en 1984,Haraway développe une conception du cyborg très similaire à ce que beaucoup de posthumanistes appellent aujourd’hui le « posthumain ». Le cyborg de Haraway est, en effet, un être remettant en question les dualismes qui fondent la pensée occidentale :

Late-twentieth-century machines have made thoroughly ambiguous the difference between natural and artificial, mind and body, self-developing and externally designed, and many other distinctions that used to apply to organisms and machines. Our machines are disturbingly lively, and we ourselves frighteningly inert14.

The dichotomies between mind and body, animal and human, organism and machine, public and private, nature and culture, men and women, primitive and civilized are all in question ideologically15.

10Dans son manifeste, Haraway fait maintes fois référence à la littérature et plus largement à la fiction. Elle insiste d’ailleurs sur l’appartenance de son cyborg tant à la fiction qu’à la réalité :

A cyborg is a cybernetic organism, a hybrid of machine and organism, a creature of social reality as well as a creature of fiction. […] The cyborg is a matter of fiction and lived experience that changes what counts as women’s experience in the late twentieth century. This is a struggle over life and death, but the boundary between science fiction and social reality is an optical illusion. […] I am making an argument for the cyborg as a fiction mapping our social and bodily reality and as an imaginative resource suggesting some very fruitful couplings. […] The cyborg is a condensed image of both imagination and material reality16.

11Parmi toutes les frontières que le cyborg remet en cause figure donc également celle qui distingue la fiction de la réalité. En exacerbant certains éléments du présent pour imaginer un futur, la plupart des récits d’anticipation exercent cette double fonction d’à la fois imaginer l’avenir tout en critiquant le présent. Les posthumains de la science-fiction sont donc autant résultats de spéculations qu’allégories d’éléments de la réalité de leur inventeur. En ceci, fiction et réalité se nourrissent mutuellement. Par conséquent, Haraway puise son inspiration tant dans la « réalité sociale17 » que dans la littérature :

I am indebted in this story to writers like Joanna Russ, Samuel R. Delany, John Varley, James Tiptree, Jr., Octavia Butler, Monique Wittig, and Vonda McIntyre. These are our storytellers exploring what it means to be embodied in high-tech worlds. They are theorists for cyborgs18.

12En s’estimant redevable envers des écrivains, Haraway met en lumière le rôle de ces derniers — et particulièrement les auteurs de science-fiction — dans le développement de la théorie du cyborg. Il convient de souligner le mot employé par Haraway pour décrire son propre texte : bien qu’il s’agisse plutôt d’un écrit théorique, un « manifeste » ou un essai, elle le qualifie de « story », comme si elle était, au même titre que les écrivains qu’elle admire, en train de raconter une histoire. Pour élaborer son mythe du cyborg, Haraway termine son manifesteen revenant sur deux groupes de romans :

I will look briefly at two overlapping groups of texts for their insight into the construction of a potentially helpful cyborg myth: constructions of women of color and monstrous selves in feminist science fiction19.

13C’est donc une série de références littéraires qui closent le manifeste : d’une part Sister Outsider d’Audre Lorde, Loving in the War Years de Cherrie Moraga et The Ship Who Sang d’Anne McCaffrey ; d’autre part, The Adventures of Alyx et The Female Man de Joanna Russ, Tales of Nevérÿon de Samuel Delany, les œuvres de James Tiptree, Jr. et John Varley, Wild Seed, Kindred et Survivor d’Octavia Butler et enfin Superluminal de Vonda McIntyre.

14La fiction — et a fortiori la science-fiction — occupe donc une place importante dans le manifeste d’Haraway, mais également dans ses autres œuvres. Dans l’introduction de son ouvrage le plus récent, Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene (2016), elle commente d’ailleurs la récurrence du motif « SF » dans son œuvre. Cependant, pour elle, SF ne signifie pas simplement « science-fiction » :

An ubiquitous figure in this book is SF: science fiction, speculative fabulation, string figures, speculative feminism, science fact, so far. […] Science fact and speculative fabulation need each other, and both need speculative feminism. I think of SF and string figures in a triple sense of figuring. First, promiscuously plucking out fibers in clotted and dense events and practices, I try to follow the threads where they lead in order to track them and find their tangles and patterns crucial for staying with the trouble in real and particular places and times. In that sense, SF is a method of tracing, of following a thread in the dark, in a dangerous true tale of adventure, where who lives and who dies and how might become clearer for the cultivating of multispecies justice. Second, the string figure is not the tracking but rather the actual thing, the pattern and assembly that solicits response, the thing that is not oneself but with which one must go on. Third, string figuring is passing on and receiving, making and unmaking, picking up threads and dropping them. SF is practice and process; it is becoming-with each other in surprising relays; it is a figure for ongoingness in the Chthulucene20.

15Vingt-cinq ans après son Manifesto for Cyborgs, Donna Haraway ne se défait donc pas de l’idée que la fiction et la réalité se nourrissent mutuellement (« Science fact and speculative fabulation need each other »). De plus, en dépit des années qui passent, la science-fiction semble garder toute son importance dans son œuvre : elle l’aide à développer sa réflexion et constitue un fil conducteur au sein de chacun de ses ouvrages, mais également entre tous ceux-ci.

16Une autre intellectuelle universellement considérée comme l’une des premières posthumanistes est N. Katherine Hayles. Elle a obtenu un bachelor en chimie avant de se réorienter vers la littérature anglaise pour son master et ensuite son doctorat21. C’est donc sans surprise que la plupart de ses ouvrages présentent une perspective à la fois scientifique et littéraire. Dans How We Became Posthuman : Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics (1999), elle retrace l’histoire de la cybernétique, qu’elle illustre au moyen d’analyses littéraires conséquentes, se penchant aussi bien sur Limbo de Bernard Wolfe que les romans « androïdes » de Philip K. Dick, l’œuvre de William S. Burroughs - en particulier The Ticket That Exploded - Blood Music de Greg Bear, Snow Crash de Neal Stephenson, Terminal Games de Cole Perriman et Galatea 2.2 de Richard Powers. Jeff Wallace explique que Hayles mobilise ces romans pour soutenir sa thèse selon laquelle l’inévitable futur posthumain doit toujours être un futur d’incarnation complexe22.

17Hayles explique elle-même que la littérature a fait partie intégrante de sa méthodologie de recherche, au même titre que des pratiques plus scientifiques :

Following this thread, I was led into a maze of developments that turned into a six-year odyssey of researching archives in the history of cybernetics, interviewing scientists in computational biology and artificial life, reading cultural and literary texts concerned with information technologies, visiting laboratories engaged in research on virtual reality, and grappling with technical articles in cybernetics, information theory, autopoiesis, computer simulation, and cognitive science23.

18Plus loin, Hayles revient sur l’organisation de son livre, en expliquant que ce dernier est divisé en trois parties selon les trois phases de la cybernétique. Chaque partie commence par un chapitre théorique, suivi d’une application pratique et enfin, d’une analyse d’un texte littéraire contemporain à ces développements théoriques24. Cependant, Hayles remet explicitement en question l’idée selon laquelle c’est d’abord la science qui influence la littérature, en donnant comme exemple l’influence de la trilogie du Neuromencier de William Gibson sur le développement de l’imagerie tridimensionnelle25. De même qu’Haraway envisageait les écrivains de science-fiction comme les premiers théoriciens du cyborg, Hayles réhabilite la littérature comme force génératrice de théorie plutôt que comme simple réceptacle et illustratrice de cette dernière. Elle affirme cette réhabilitation dans les pages qui suivent : « Here the literary texts play a central role, for they display the passageways that enabled stories coming out of narrowly focused scientific theories to circulate more widely through the body politic26». Le texte littéraire est donc indispensable à l’entreprise de Hayles ; il lui permet de mieux comprendre et représenter les enjeux de la cybernétique. Hayles attribue également d’autres avantages à la fiction. D’une part, elle permet d’envisager les implications éthiques et culturelles des théories scientifiques :

Shaped by different conventions, the literary texts range across a spectrum of issues that the scientific texts only fitfully illuminate, including the ethical and cultural implications of cybernetic technologies. […] Literary texts are not, of course, merely passive conduits. They actively shape what the technologies mean and what the scientific theories signify in cultural contexts. They also embody assumptions similar to those that permeated the scientific theories at critical points27.

19D’autre part, comme l’exprime cette dernière phrase, le texte littéraire matérialise des hypothèses scientifiques et démontre la thèse d’Hayles selon laquelle le virtuel ne peut être complètement désincarné :

Embedding ideas and artifacts in the situated specificities of narrative, the literary texts give these ideas and artifacts a local habitation and a name through discursive formulations whose effects are specific to that textual body. In exploring these effects, I want to demonstrate, on multiple levels and in many ways, that abstract pattern can never fully capture the embodied actuality, unless it is as prolix and noisy as the body itself28.

20Enfin, à l’instar d’Haraway, Hayles semble envisager la relation entre la littérature et la théorie (et particulièrement la théorie scientifique) comme une relation de dépendance mutuelle et de réciprocité : « culture circulates through science no less than science circulates through culture29 » ;

The stories I tell here — how information lost its body, how the cyborg was created as a cultural icon and technological artifact, and how humans became posthumans — and the waves of historical change I chart would not have the same resonance or breadth if they had been pursued only through literary texts or only through scientific discourses30.

21On remarquera que, à nouveau comme Haraway, Hayles qualifie ses propres réflexions de « stories » ; elle va même plus loin en identifiant le récit (narrative), comme concept unissant culture et science :

The heart that keeps this circulatory system flowing is narrative —narratives about culture, narratives within culture, narratives about science, narratives within science. In my account of the scientific developments, I have sought to emphasize the role that narrative plays in articulating the posthuman as a technical-cultural concept31.

22Hayles, elle aussi, raconte et rapporte des histoires, et c’est au moyen de ces histoires — culturelles et scientifiques — qu’elle parvient à appréhender le concept de posthumain.

23Alors que l’influence de la fiction littéraire se fait plus discrète chez Foucault, les textes d’Hassan, Haraway et Hayles mettent donc en lumière son indéniable rôle dans l’émergence et le développement du posthumanisme. Ce discours ­— que certains appellent, de manière plutôt redondante, « posthumanisme critique » — n’est, cependant, pas le seul à avoir été engendré par la figure du posthumain.

Littérature et transhumanisme : Modes d’emploi et mises en garde

24Le posthumain en tant qu’être technologique a également mené à l’émergence du transhumanisme, un mouvement intellectuel prônant l’utilisation de la technologie pour améliorer, pour transcender la condition humaine. Les transhumanistes se distinguent des posthumanistes en envisageant le posthumain non pas comme une nouvelle manière de concevoir ce que nous sommes, mais plutôt comme un objectif à atteindre. Le posthumain des transhumanistes (une minorité l’appelleront d’ailleurs « transhumain ») est donc une figure beaucoup plus spéculative que le posthumain des posthumanistes : c’est l’homme modifié, voire augmenté.

25La science-fiction a grandement inspiré les transhumanistes, qui considèrent que le changement est en marche, mais qu’il reste encore du chemin à parcourir. Pour les transhumanistes, il est donc évident que la science-fiction précède la théorie, car elle précède également les avancées technologiques réelles, comme l’explique FM-2030, l’un des premiers transhumanistes : « Until the 1970s embryo transfer—genetic engineering—solar energy—robotics—ultraintelligent machines were still dismissed as science fiction. Today these are thriving industries32». Comme Haraway et Hayles, Natasha Vita-More, auteure transhumaniste phare, ne conçoit pas d’envisager ce qu’elle appelle le transhumain sans prendre en compte l’esthétique qui a participé à sa création : « how can we thoughtfully assess and critique the advantages and obstacles of a transhuman if we cannot now build such an existence – in other words, be in the experience?33 ». La réponse se trouve justement dans les arts et donc, entres autres, dans la littérature.

26La science-fiction permet aux transhumanistes d’envisager quelles technologies pourraient s’avérer désirables pour l’humain. Elle permet également au groupe qui leur est idéologiquement opposé, les bioconservateurs, de mettre en garde l’opinion publique contre les effets néfastes d’une incursion technologique incontrôlée dans notre société et notre corps. C’est exactement le projet de Francis Fukuyama avec Our Posthuman Future : Consequence of the Biotechnology Revolution. Dans son introduction « A Tale of Two Dystopias », Fukuyama revient sur Brave New World d’Aldous Huxley et 1984 de George Orwell en insistant sur leur caractère visionnaire. Il y cite Peter Huber, qui envisage l’ordinateur comme une réalisation du télécran d’Orwell, et considère le séquençage de l’ADN par le Human Genome Project, entre 1993 et 2003, comme le début d’une tendance qui pourrait bien nous mener au monde d’Huxley. Au vu de ces différents éléments, Fukuyama propose une défense de la nature humaine :

The aim of the book is to argue that Huxley was right, that the most significant threat posed by contemporary biotechnology is the possibility that it will alter human nature and thereby move us into a « posthuman » stage of history. This is important, I will argue, because human nature exists, is a meaningful concept, and has provided a stable continuity to our experience as a species. It is, conjointly with religion, what defines our most basic values34.

27Bien entendu, une telle position est en tout point opposée à celle exprimée par les posthumanistes, mais partage tout de même avec les transhumanistes une vision — humaniste, justement — de l’humanité comme une espèce exceptionnelle qui a pour devoir de cultiver sa différence, voire sa supériorité.

28Fukuyama nous rappelle surtout que le posthumain des transhumanistes est un être technologique, et qu’il était en cela encore relativement spéculatif pour les premiers transhumanistes. Certes, une vingtaine d’années plus tard, ce posthumain semble être un horizon un peu plus accessible, mais demeure encore hors de portée. Il est donc évident, dans le cas du transhumanisme, que la fiction a précédé la théorie. Cependant, elle finit également par être influencée par cette même théorie : en 2013, Zoltan Istvan,candidat transhumaniste à l’élection américaine de 2016, publie son roman TheTranshumanist Wager35. De façon plus générale, il est également probable que la popularité grandissante du posthumanisme et du transhumanisme en fasse l’inspiration, consciente ou non, de certains écrivains contemporains.

Le posthumain, une fiction avant tout

29Le questionnement qui sous-tendait cette réflexion était finalement le suivant : dans le cas du posthumain, la fiction n’influence-t-elle pas tout autant — si ce n’est plus — la théorie que le contraire ? Dans How We Became Posthuman, Hayles raconte avoir enseigné un cours sur le concept de réflexivité, qu’elle définit ainsi : « Reflexivity is the movement whereby that which has been used to generate a system is made, through a changed perspective, to become part of the system it generates36». Les recherches qu’elle a menées sur ce sujet ont révélé toute la flexibilité de ce concept, et Hayles a pu se rendre compte qu’il pouvait s’appliquer à toute une série d’œuvres philosophiques, sociologiques ou littéraires37. Nous pouvons concevoir la relation entre la littérature et les théories du posthumain de façon similaire : la littérature, et plus particulièrement la science-fiction, a participé à l’élaboration du posthumain, tant dans ses caractéristiques que dans les problématiques qu’il engendre. Les théories du posthumain sont donc largement tributaires de ces œuvres de (science-)fiction. Cependant, ces dernières n’ont pas seulement donné l’impulsion initiale à la théorisation du posthumain ; elles se retrouvent également au sein même de ces théories, souvent pour y œuvrer comme illustration d’un propos ou même y être l’objet d’une analyse plus approfondie avec des perspectives influencées par le posthumanisme ou le transhumanisme.

30Les premiers penseurs du posthumain furent amenés à envisager son existence et les conditions de celle-ci à cause de la place grandissante que prenait la technologie dans notre société, notre vie quotidienne et même notre corps. Tous sentirent que l’humanité était au bord d’un changement significatif de paradigme, mais nul, évidemment, n’était capable de décrire l’avenir de l’homme avec certitude. La nature nécessairement spéculative du posthumain pourrait donc justifier, chez ces intellectuels, ce recours presque inévitable aux grands et petits mythes de la (science-)fiction.