Colloques en ligne

Denis Bertrand et Raphaël Horrein

Entretien sur la zoopoétique avec Anne Simon – Animaux, animots : « ce n’est pas une image ! »

1Directrice de recherche au CNRS, Anne Simon dirige le Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL, CNRS/EHESS). Spécialiste de Proust, abordé notamment selon une perspective phénoménologique, elle a en parallèle orienté son travail sur le vivant et l’animalité en littérature, en initiant en France et en développant le champ de la recherche en zoopoétique. Responsable du programme « Animots » (ANR 2010-2014, programme CRAL depuis 2015), elle étend sa réflexion aux dimensions socio-politiques et éthiques de la question animale.

Zoopoétique : institutionnalisation d’un champ

2Vous avez mené beaucoup de travaux – articles, colloques, programme ANR, numéros de revues – sur les « études animales littéraires » et avez contribué ainsi à la reconnaissance institutionnelle et académique d’un champ nouveau. Comment s’est passée cette institutionnalisation ? Quelles sont les difficultés rencontrées dans la légitimation de ce champ ? Quelles relations avec les Animal Studies américaines ? Et, question plus provocatrice, faut-il toujours qu’un champ de savoir nous vienne des Etats-Unis pour bénéficier, en Europe et en France, d’une forme de légitimité ?

— J’ai été recrutée au CNRS en 2001 sur un projet de recherche qui portait sur les figures du corps et de l’animalité en littérature. J’imaginais alors un parcours personnel et de longue haleine sur ces questions, car les rares chercheurs à travailler ponctuellement sur le sujet le faisaient dans une autre perspective que celle que j’envisageais. Les questions de l’allégorie, de la satire morale ou politique, de la symbolisation, de la psychologie sont certes légitimes, mais je souhaitais, pour ma part, prendre au sérieux ce que les textes me disaient, à savoir qu’ils me parlaient d’animaux « en tant que tels » (cela sonne déjà comme un paradoxe très complexe). Je voulais aborder Moby-Dick pour ce qu’il était : un cachalot, blanc qui plus est… Non qu’il ne soit aussi un grandiose emblème de la fureur et du désir humains, mais mon parti pris était de mettre en arrière-plan les interprétations psychologiques ou allégoriques de l’animal, pour revenir à l’animal même, ce qui est d’ailleurs en soi une décision conjointement philosophique et politique. Il s’agissait de respecter la proposition des écrivains d’évoquer un cerf, un lion, un cafard ou une mouche (une arche de textes navigue dans mon cerveau rien qu’en imaginant cet insecte !).
Je me suis aperçue aussi que les études animales littéraires qui s’intéressaient à l’écriture des formes par lesquelles on cherche à rendre compte d’autres accès spécifiques au monde n’étaient théorisées ni en France, ni ailleurs, et que l’ampleur de la réflexion à mener nécessitait de créer des cadres collectifs. Au milieu des années 2000, au sein d’un centre de recherche qui s’appelle aujourd’hui THALIM, j’ai dès lors mis en place un programme, Animalittérature, avec un séminaire significativement intitulé « Mots / Animaux ». Ce programme faisait suite à un précédent séminaire de recherche, monté avec Hugues Marchal, Organismes, où nous traitions de l’expression et des représentations du corps interne en littérature : intestins, intérieur de la tête, utérus, etc. C’était déjà une manière d’intégrer le sensible, même si avec Animalittérature, c’est la question directement animale qui a été abordée. Puis en 2010, j’ai présenté un programme, intitulé Animots, auprès de l’Agence nationale de la Recherche, qui était clairement dédié à la question de l’écriture et pas simplement à la question thématique1.
On m’a souvent interrogée sur le lien avec les Animal Studies américaines. Ces études sont intéressantes, mais elles étaient au départ militantes. Ce constat n’est pas une critique, il vise simplement à signaler que ce militantisme menait logiquement à des façons d’envisager les textes qui en éliminaient d’autres, ou à se focaliser sur certains thèmes récurrents. On étudiait Elizabeth Costello de Coetzee, car c’était un roman à thèse contre la souffrance animale, mais on n’allait pas chercher un texte où un personnage fait souffrir un animal, pas plus qu’on ne s’intéressait à des bestioles comme un moustique ou une méduse (qui nous entraînent pourtant vers Albert Cohen et Proust), ou à des auteurs qui n’aiment pas la nature (comme Sartre) ou à des textes où l’animalité est diffuse, apparemment pas centrale. Or, si mon propos rejoint l’éthique et le politique, ce n’est pas en sélectionnant mes corpus selon des jugements de valeur ; surtout, il est d’examiner comment on écrit les animaux (par exemple, par des distorsions syntaxiques, par des accents et des rythmes, par des choix subtils de perspectives, etc.), comment on rend compte des relations interspécifiques entre les humains et les autres espèces, comment on envisage l’animalité humaine… Il y a, et ce n’est pas un paradoxe, une visée éthique à réensauvager les études animales en les « dé-moralisant », pour restaurer la diversité, parfois violente, des entrelacs entre vivants humains et animaux : partages de corps dans le cas des voisinages et des parasitismes quotidiens, des hybridations oniriques, des chimères monstrueuses ; partages de territoires familiers, conflictuels, épouvantés ; complicités, côtoiements, apitoiements, fascinations, altercations, entredévorations…
Le programme Animots, dont les établissements partenaires principaux étaient le CNRS, l’EHESS et l’université Sorbonne Nouvelle, a été sélectionné par l’Agence Nationale de la Recherche de 2010 à 2014. S’exprime alors, du côté bien sûr des chercheurs du programme, mais aussi du côté de ceux qui le sélectionnent, la volonté d’institutionnaliser les études animales littéraires. L’objectif était évidemment de légitimer un domaine totalement émergent, parfois perçu comme une incongruité ; il était aussi de créer un lieu d’accueil pour les masterants et les doctorants, de plus en plus nombreux à s’intéresser à la question, d’organiser des séminaires, des colloques, bref de créer une dynamique collective (notamment avec le congrès « Humain/Animal » de San Francisco, qui a réuni près de trois cents participants). Ce programme Animots est désormais une composante du CRAL qui, en 2011, a créé un axe interne de recherche sur le vivant, la question des animaux et plus généralement de la vie animée (en mouvement et respirante) venant croiser d’autres problématiques, celle de la fin de l’exception humaine (Jean-Marie Schaeffer), celle des formes de l’existence et des vivants fragiles (Marielle Macé, Georges Didi-Huberman), celle des écologies et des modes de pensées relationnels (Frédérique Aït-Touati, Yolaine Escande), celle des plantes (Emanuele Coccia, Jacques Leenhardt), celle du transhumanisme et des êtres préhistoriques (Claudine Cohen), celle de la mise en image de l’animalité (Momoko Seto), celle des savoirs naturalistes ou des esthétiques antillaises aux époques coloniales (Anne Lafont), celle du rapport entre démocratie et littérature (Philippe Roussin), pour n’en citer que quelques-unes.

3Le nom du programme ANR que vous avez créé – Animots – est une reprise du jeu de mots de Derrida, dans L’Animal que donc je suis. Avec ce mot-valise, il dit vouloir « faire entendre le pluriel d’animaux dans le singulier ». Il ajoute qu’il ne s’agit pas « de rendre la parole aux animaux, mais peut-être d’accéder à une pensée, si chimérique ou fabuleuse soit-elle, qui pense autrement l’absence du nom ou du mot, autrement que comme une privation ». Que sont alors les « animots » ? Les mots sur les animaux, avec les animaux, à la suite des animaux ? Comment le choix du titre donne-t-il à voir les orientations du programme et de vos recherches personnelles ?

— Je suis d’accord avec vous sur la déclinaison de ce mot-valise « animot » que j’avais mis au pluriel pour le programme ANR. C’était une manière de dire qu’on s’intéressait aux mots, à la syntaxe, à la phrase, à l’expression, et non à l’animalité comme concept (sinon pour le déconstruire). Reprendre « Animot » à Derrida, c’était aussi rendre hommage à la philosophie et plus généralement à l’interdisciplinarité.
Nous pouvions traduire Animal Studies de différentes manières : études animales ? études animalières ? études sur les animaux ? études sur l’animalité ? Le choix, tout d’abord, d’« Études animales littéraires » pour caractériser notre projet marquait des croisements avec des approches nord-américaines et anglo-saxonnes, notamment en Ecocriticism et Cultural Studies, davantage finalement qu’en Animal Studies. En effet, ce qu’on appelle aujourd’hui les Literary Animal Studies n’étaient absolument pas développées, et les Animal Studies, plus généralistes, se servaient des textes pour illustrer leur propos plus qu’elles n’en analysaient les enjeux politico-stylistiques. Cependant, le choix d’une traduction en français indiquait la marque d’un transfert, et donc d’une transformation. Très rapidement, j’ai cependant, à titre personnel, préféré la notion de zoopoétique, qu’on trouve elle aussi chez Derrida, à un moment crucial. Il en parle rapidement, comme en passant (c’est très derridien !), en précisant qu’il faudrait faire une zoopoétique de Kafka, qu’elle mérite « une sollicitude infinie ». Pour lui, la zoopoétique renvoie à la littérature, à la fable, aux religions, aux mythologies, à l’imaginaire. Pour moi, et je m’accorde totalement avec la thèse développée par Aaron M. Moe dans son essai2,cette zoopoétique humaine est en outre reliée à une « poïétique » animale qui se déploie déjà au sein du monde.

Le fait que le mot « zoopoétique » vienne à Derrida avec le nom de Kafka est très important. Selon Deleuze et Guattari, Kafka écrit dans une « langue mineure », dans une langue d’où une certaine partie de lui est « délogée », pour reprendre la thèse magnifique développée par Steiner dans Extraterritorialité – il nous parle de ce qu’est, pour quelqu’un, le choix d’écrire dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, ou de naviguer entre plusieurs langues. Certains écrivains comme Oscar Wilde, Conrad, Nabokov, Beckett, Celan ou Borges, font le choix d’écrire dans une langue qui leur est parfois imposée historiquement, dans une langue où ils se sentent délogés. Ils ont besoin de ce sentiment d’insécurité pour pouvoir écrire le délogement même. La question du territoire est liée à l’« extra », à la traversée : comment quitter notre territoire linguistique… On est pétri de langage comme l’escargot est indissociable de sa coquille, on sécrète et la coquille et la trace de notre langage en permanence – je remercie Denis Bertrand, de m’avoir fait connaître dans la foulée de cet entretien le livre extraordinaire de Raúl Dorra3 qui traite précisément de cet entrelacs ! Se mettre littéralement dans la peau d’un animal, comme l’a fait Charles Foster qui relate son expérience (non sans humour) dans Dans la peau d’une bête4, ce n’est pas n’importe quoi, ce sont des déplacements comportementaux et charnels intéressants. Mais je pense qu’il n’y a pas forcément besoin de cela, et je suis davantage intéressée par ce que mettent en jeu les artistes zoomorphes, comme Cyril Casmèze ou Terry Notary qu’on a vu récemment dans The Square.

La langue n’est pas un obstacle pour accéder à d’autres espèces. Ma thèse principale, à laquelle je tiens fermement, est que le langage n’est pas une tare, n’est pas un obstacle a priori qui nous empêcherait d’accéder à d’autres animaux plus mutiques que nous, dépourvus de langage articulé, dotés de modes d’expression extrêmement différents des nôtres. C’est à travers des délocalisations et des déplacements internes à notre langue même que nous pouvons rejoindre l’altérité, ou lui donner lieu. C’est, d’une certaine manière, le bégaiement dans la langue dont parle Deleuze. Ce serait aussi valable, du reste, pour se mettre dans la tête d’un autre humain que soi, et pas seulement dans la tête d’un homme d’une autre culture, mais aussi bien dans la vôtre !

De Proust aux animaux : la phénoménologie

4D’un point de vue plus personnel, comment êtes-vous passée de Proust à la question des animaux ? En 2005 vous écrivez qu’il n’y a chez Proust, « aucune pitié, aucune proximité avec la gent animale, celle-ci n’est évoquée que pour mettre en relief des qualités et surtout des travers humains, ce qui confirme que c’est bien à un bestiaire et non à une faune que l’on a affaire »5. Il y a donc des animaux dans La Recherche, beaucoup d’animaux. Proust mobilise selon vous un bestiaire où « l’infra-animalité » est extrêmement présente mais avec une certaine distance. Comment en arriver alors à la problématique des animaux en tant qu’animaux dans la littérature, comment passer d’une certaine distance à une plus grande reconnaissance de la proximité ?

— Au-delà de Proust, la question des rapports entre sens (je veux dire la signification) et corporalité m’a intéressée depuis le commencement de mes recherches dans les années 90 – ma thèse portait sur l’expression du sensible chez Proust. C’est à travers cette question du rapport à la sensation, au sensible et au corps que j’en suis venue à m’interroger sur la possibilité pour le langage littéraire de rendre compte de ce qui lui est réfractaire, de ce qui a priori semble lui être étranger. Au départ, ma question était : « comment le langage peut-il rendre compte de sensations humaines ? ». Et finalement faire le saut vers la question d’autres espèces et d’autres rapports au monde, d’autres sensorialités, vers des schémas corporels différents des nôtres, m’est venu à la fois naturellement et logiquement. Il se trouvait que chez Proust il y a énormément d’animaux, contrairement à ce que disait Barthes : j’ai dès lors analysé – dans d’autres articles que celui que vous citez, moins axés sur la dimension anthropologique de l’animalité dans son œuvre –, cette faune non satirique, cette faune qu’on pourrait croire de passage, mais qui intervient bien souvent à des moments clefs du roman. Ces animaux sont maintenus à distance, et c’est une très bonne façon, aussi, de nous parler d’eux, en respectant par exemple un rapport au temps, hétérogène non seulement au nôtre, mais entre espèces : dès Jean Santeuil, Proust évoque ainsi « la mer aveugle, le vent sourd, les animaux qui ne pensent à rien, le boa qui digère pendant dix jours, la marmotte qui dort un hiver, la baleine qui vit trois cent ans, la mouette qui vole un mois sans se fatiguer », en une litanie qui ne cesse de me fasciner, et aussi de me faire rire dans ce que je pourrais appeler son « aromantisme » !

5Mais cette hostilité de Proust envers les animaux ?

— Elle est à la fois réelle et relative, au sens où il prend en considération l’altérité des animaux. Dans le monde réel, il était asthmatique à un degré terrible (il en mourra d’une certaine façon) et il n’y a absolument pas chez lui d’amour ou d’empathie pour ce que Deleuze et d’autres comme Olivia Rosenthal dans Que font les rênes après Noël6 appellent les animaux familiers-familiaux. Colette, qui écrit à la même époque que Proust, entretient au contraire une relation de partage interspécifique avec les animaux, pour des raisons d’abord biographiques. Je soupçonne aussi chez lui une phobie plus psychique. Les animaux vivants qu’on trouve dans sa vie, ce sont par exemple les rats. Certains, dans un milieu interlope, l’appelait « l’homme aux rats », et c’est sans doute une réalité davantage qu’une légende. Il semble qu’il allait dans un hôtel de passe et piquait ou faisait piquer devant lui des souris, des rats, en utilisant des épingles à chapeaux, pour voir leurs réactions. On ignore si c’était récurrent, mais Proust aurait ainsi eu un rapport sadique avec les animaux. Du coup, le passage où le narrateur de la Recherche rêve de ses parents transformés en rats « couverts de gros boutons rouges » prend une dimension très troublante, et très comique…
Par ailleurs, dans son œuvre, on découvre énormément d’animaux inattendus. M’intéressait notamment ce que j’appelle une infra-animalité : des animaux inférieurs en taille et en valeur à l’homme, des animaux inattendus pour des « littéraires ». On pense toujours au lion à la Kessel, à la grande baleine, au cerf majestueux, aux monstres sacrés. Chez Proust, il s’agit au contraire du rapport aux petits animaux, du microbe aux protozoaires, en passant par la salamandre, le lapin, la poule, la guêpe fouisseuse, le hibou, la mite… Enfin, le fait que l’humain soit constamment représenté dans la Recherche comme un animal n’est pas simplement une allégorie ou une comparaison à visée satirique : on est renvoyé à une animalité intrinsèque de l’homme – d’ailleurs le langage me trahit lorsque je prononce ces deux mots en les dissociant, « animalité » et « homme ».

6Vous le dites dans l’article déjà cité, le monde social proustien est décrit comme un aquarium.

— Effectivement. Devant les vitres de cet aquarium se presse une foule, faite de pêcheurs, d’ouvriers, de petits bourgeois. Le narrateur fait partie de ces « gens obscurs » – l’écrivain est de l’autre côté de l’aquarium social. Cet « amateur d’ichtyologie humaine » regarde ainsi les aristocratiques « mâchoires de vieux monstres féminins se refermer sur un morceau de nourriture engloutie » ! Il se demande jusqu’à quand cet aquarium pourra tenir, car il prédit que le bas peuple va finir par briser la vitre… On reconnaît le versant subversif de Proust lorsqu’il envisage le monde social humain non seulement comme un aquarium mais aussi comme une ménagerie, un parc zoologique, un jardin d’acclimatation. Dans un passage extrêmement drôle et extrêmement politique, il se moque de la veuve d’un huissier (elle deviendra dame-pipi, c’est vraiment un festival, cette Mme Blatin) qui y traite un « Cynghalais » de « négro » : « Moi négro, mais toi chameau ! » lui rétorque-t-il. Ou comment la zoopoétique traite aussi de la colonisation, en l’occurrence des prémisses de la décolonisation…

7On perçoit déjà dans votre discours la prolifération en forme d’arche de Noé qui marque de nombreux travaux sur les animaux. Mais avant ces questions sur la manière de les décrire, revenons à la problématique du sensible, à la question du corps. Votre approche de la question animale se fait essentiellement à travers la phénoménologie. Est-ce que vous pouvez préciser en quoi la phénoménologie permet d’approcher la question animale ? Est-ce que vous la considérez comme un instrument capable de créer les conditions d’une proximité particulière avec l’objet ?

— Pour faire bref, au départ, la phénoménologie peut être considérée comme une méthode, avec l’idée du retour husserlien « aux choses mêmes » (Proust parle plus harmoniquement du « la de l’impression première »). La formulation de cette expression me pose problème, mais le postulat qu’il n’y a pas d’arrière-monde, l’idée d’essayer d’accéder au monde tel qu’il nous apparaît, d’y accéder dans son mouvement d’émergence, c’est cela qui m’a intéressée dans la méthode phénoménologique. J’ai été beaucoup plus proche de Merleau-Ponty que de Husserl. Tout ce qui concerne la « réduction eidétique », l’épochè, cette tentative d’accéder à l’essence des choses par réduction des propriétés contingentes m’intéresse moins que le dernier Husserl, celui de la Lebenswelt et de « l’archè-originaire Terre ». Pour moi, le monde est peuplé à profusion, truffé d’attributs, d’accidents, de qualités aléatoires et contingentes qui font justement l’essence de la vie. Pour le dire autrement, la vie n’est que manifestation, que qualités « accessoires » : d’où mon goût, que j’explique dans la conclusion de Trafics de Proust, pour « les pensées sensibles », pour la dérive adjectivale, pour les « petits mots », chers aussi à Derrida, qui font les grands textes. Les animaux font partie d’espèces, comme nous faisons partie de l’espèce humaine ; mais chaque animal est pour lui-même un mouvement d’individuation et pour son milieu un agent configurateur – je ne suis pas du tout d’accord avec Heidegger sur toutes ces questions ! – La question des entités animales collectives vient d’ailleurs encore complexifier ce que je dis…

Figurer les apparitions animales.

8Ce qui frappe chez les éthologues, et qu’on retrouve dans vos réponses, c’est cette prolifération d’attributs et de propriétés qui s’exprime à travers une figurativité foisonnante. La question que l’on peut se poser – et que l’on vous pose –, c’est de savoir si ce pullulement du divers, du varié, du surprenant, qui se met en récits toujours plus fascinants les uns que les autres, n’est pas un obstacle à une théorisation de l’objet ? Est-ce que cela n’entrave pas l’interrogation théorique nécessaire pour comprendre les modalités de partage du sens ?

— Non, je ne pense pas que ce soit un obstacle, tout simplement parce qu’il ne faut pas réduire l’animalité littéraire à la question de la figurativité et de la représentation. Le recours au concept de figuralité (qui inclut figures de style, temporalités à l’œuvre au sein des usages du langage, etc.) au contraire permet de comprendre que le langage poétique puisse rendre compte de ce que Portmann appelle « la forme animale » et son mouvement de pure présentation – non utilitaire, sans fonction autre que celle de se présenter. L’apparence, la parure, le kosmos-kosmetikos antique (l’intrication entre cosmos et cosmétique des vivants), les mirabilia médiévales (les merveilles de la Création) proposent des défis merveilleux et des joies infinies aux écrivains et aux artistes. Pensez à L’homme et la coquille de Valéry et aux illustrations d’Henri Mondor (par ailleurs chirurgien et donc professionnel de l’anatomie humaine !) : le gastéropode fascine, non seulement parce que comme l’écrivain, « il a sa coquille à faire et son existence à soutenir », mais aussi parce que « sa grâce tourbillonnaire » constitue une mise à l’épreuve du « langage ordinaire »… Les champs sémiques et les sonorités des termes qui disent le spiralé, le coloré, le tacheté, le strié, le ridé, l’épineux, l’irisé, le lamé mais aussi l’accroissement et la production incessants, sont évidemment fondamentaux. Valéry joue avec les énumérations pour exprimer la fabuleuse (à tous les sens du terme) variété et la vie de ces formes qui associent « ordre » et « fantaisie ». La profusion du vivant engendre chez l’humain le désir constant de lui offrir une arche de mots… Mais pour restituer les actives émanations de ces figures soufflantes et passantes que sont les bêtes, pour relier apparence visible et rythmique de l’apparaître, les poètes ne s’attachent pas qu’au sémantisme des termes. Pour rendre justice à la beauté d’un coquillage ou d’un paon, il faut se placer dans une dynamique stylistique attentive au mouvement de « l’autoprésentation de soi » de l’animal. Ce ne sont pas forcément des couleurs et des attributs corporels qui sont convoqués, ce sont aussi des tempos, ce que j’appelle des allures, différentes de celles qu’on mobilise habituellement quand on écrit à propos du monde humain, du monde de la polis, de la cité, du monde ouvrier ou autre.
Dans les descriptions de modes d’être animaux, on trouve souvent une profusion d’adjectifs. Avec la stylistique animale, on est dans une esthétique du divers et donc de l’adjectivation : une pensée dotée d’un adjectif est avant tout une pensée douée de qualités, c’est-à-dire une pensée sensible attentive à la fragilité du pluriel. Jean-Christophe Bailly pour sa part envisage plutôt la stylistique animale comme relevant du verbal. Il a écrit un très beau texte – » Les animaux conjuguent les verbes en silence » – où il revient sur les infinitifs comme fouir, saillir, gazouiller, etc., bref sur la dimension non nominale, non essentielle, active des formes de vie animales, qu’elles soient réelles ou littéraires. Cette approche est différente mais n’est pas exclusive d’une attention stylistique aux adjectifs, aux attributs, à tout ce qui est traditionnellement considéré par la philosophie comme relevant de l’inessentiel. Dans les deux cas, on quitte la figurativité pour entrer dans le monde des intensités rythmées et animées : stases, élans, bonds, déports, vols piqués ou planés, flottements, brassées… L’essentiel est de ne plus être dans la frontalité (entre sujet et objet, entre humain et animal) mais dans l’enchevêtrement, le voisinage, la transversalité, mais aussi la fuite dans les deux sens si je puis dire : je pense à la « Lettre à l’éléphant » où Gary raconte comment ils se sont rejoints dans la disjonction – « nous fuyions tous les deux mais en sens contraires »… Cela me fait penser aux « noces contre-nature » de Deleuze. Les poètes déconstruisent la langue, la syntaxe, les rythmes habituels pour tenter d’accéder à d’autres formes de vie, à d’autres configurations de mondes, à d’autres stylistiques de la vie.

9Stylistique ? N’y a-t-il pas un côté réducteur, si l’on considère « stylistique » au sens littéraire traditionnel ? Si on envisage en revanche stylistique comme styles et formes de vie, c’est différent. Cela rejoint ce qu’on appelle en sémiotique le « semi-symbolisme ». On désigne ainsi une propriété qui permet de retrouver dans les formes d’expression du langage les formes du contenu de l’objet dont on parle. Ce phénomène – au départ poétique – réduit la dimension purement symbolique et arbitraire du signe, en le rapprochant des contenus eux-mêmes. Cela peut aller de la simple allitération (« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? ») à l’organisation globale d’un discours (comme l’épuration syntaxique et lexicale de l’écriture de Robert Antelme dans L’espèce humaine, répercutant au sein du signifiant verbal l’épuration de la vie et de ses valeurs imposées par les SS dans le camp de concentration).

— Vous avez raison, « stylistique » me gêne un peu, peut-être que la notion de dynamique traduit davantage ce que je cherche à dire. Ce que vous me dites sur le semi-symbolisme est passionnant ! Le fait qu’il ne soit pas propre à la seule expression de l’animalité est le signe que le partage occidental entre « règnes » ou entre entités est vraiment arbitraire. Je pense à Michaux : pour rendre compte de ce qu’est une pomme, il se met, d’une certaine manière, dans la pomme. Ponge ne pratique pas le semi-symbolisme seulement avec une crevette ou des hirondelles. Il le fait aussi avec un galet, avec un cageot, et ça fonctionne très bien. Pour en revenir aux animaux, de nombreux écrivains ont désarticulé le langage humain et se sont délogés de leur propre langue pour rendre compte de la richesse de l’expressivité animale.
Les simples sonorités témoignent du lien oral et originaire entre nos langages et les allures animales. Je pense au serpent « Prince des contresens » chez Char, c’est extraordinaire cette idée-là, une vraie idée sensible… Au niveau allégorique – et sans trop de respect pour ce que pensait Char de la Bible ! –, ce sens inversé me fait revenir au début de la Genèse, avec l’idée que le serpent est un contresens, mais aussi que c’est ce contresens qui permet d’avancer, d’entrer dans le temps humain (grâce à un animal, donc !)… Proust nous dit qu’il n’y a rien de plus beau qu’un contresens, et Char le savait très bien. Au niveau sémantique, il y a l’idée du serpent qui se retourne en permanence, qui fait des voltes et des contre-voltes, qui va dans un sens et dans un autre, qu’on retrouve dans une chaîne ininterrompue d’assonances et d’allitérations. On entend bien au niveau sonore comment Char a essayé de rendre compte du paradoxe – pour un esprit trop logique en tout cas – qu’il évoque ensuite, une souveraineté animale et amoureuse fondée sur le leurre de la « fuite », sur la maîtrise de l’esquive, sur la fluide habitation du « marginal », de l’interstice. Ce qui l’intéresse ici n’est pas simplement l’apparence du serpent mais ses modes d’apparitions et leur insertion, à la fois culturelle et sensuelle, dans la langue française.

10La question sur la figurativité ne portait pas uniquement sur la façon dont les écrivains mettent en expression la relation avec les animaux. Elle portait également sur la manière dont des ouvrages d’éthologie mettent en scène leur propre objet. On a l’impression d’être immergé dans des récits. Les déplacements d’Umwelten, de mondes propres à chaque espèce, donnent même le sentiment d’entrer dans un univers narratif et générique particulier, une variété de l’étrange.

— C’est effectivement ce qui est fascinant, chez Uexküll par exemple, qui envisageait le monde comme une gigantesque harmonique, et les Umwelten comme des partitions. Il faudrait nuancer mais on peut différencier deux formes d’éthologie : l’éthologie de laboratoire, qui a souvent tendance à créer des protocoles d’observation ou d’expérimentation qui dessinent par avance les contours de la réponse attendue, et l’éthologie de terrain, où les animaux peuvent surprendre celui qui vient à leur rencontre. Parmi les éthologues héritiers du genre de l’histoire naturelle, on peut penser à Fabre au xixe siècle, à Konrad Lorenz et à Uexküll, puis à Jane Goodall, Pierre Jouventin, etc. Écrivant à partir du terrain, ils sont obligés de revenir sur leur insertion dans celui-ci et sur la relation qu’ils y entretiennent avec les bêtes. Si on est dans une éthologie de laboratoire, on ne peut créer ni du narratif – de l’histoire –, ni de la biographie partagée. En laissant les animaux dans leur site, et en s’envisageant soi comme étant un actant extérieur mais qui joue un rôle, par exemple celui de l’intrus, de l’étranger, du marginal, du rival ou du compagnon – peu importe, l’essentiel est que les bêtes soient partie prenante de la décision ou de la négociation –, il y a automatiquement de la narration qui s’enclenche. Les dessins d’Uexküll sont fascinants, dans leur naïve simplicité de vouloir restituer une pièce selon qu’elle est perçue par un humain, un chien ou une mouche. Ce sont pour moi des embrayeurs d’imaginaire extrêmement forts. Les points de vue démultipliés de l’œil à facettes sont enviés par plus d’un écrivain !
Cette tentative poétique de faire un pas-de-côté vers d’autres espèces nous mène vers des « possibilisations » de nous-mêmes et vers des histoires éventuelles. Je pense au fameux texte de Ginzburg sur les racines du paradigme indiciaire. J’ai toujours été fascinée par cette fiction anthropologique selon laquelle un chasseur accroupi dans la boue voit des traces d’animal et se dit : « Quelqu’un est passé par là ». Une vie s’est exprimée et le premier texte lu par un humain a donc été écrit à même la glèbe par une bête… Que de chemins de sens nous ont alors été ouverts !
Commence alors un jeu de piste très particulier, celui de la trace qui est, pour l’écrivain, quelque chose de fantastique, et qui nous emmène vers plusieurs types de rapport au récit ou à l’expression. Il y a d’une part l’écrivain de la traque et de la poursuite : c’est l’écrivain-chasseur, et avec lui l’horizon ouvert de la littérature comme quête. On aurait d’autre part l’écrivain-berger, qui garde et préserve le grand jardin que se partagent humains et bêtes – dans une immense difficulté, et je pense à ce tragique roman de Giono, Que ma joie demeure. Et puis, mais je laisse la liste ouverte, il y a un écrivain historiquement plus moderne, peut-être venu avec le chiffonnier de Baudelaire, le promeneur de Benjamin et l’errant expressionniste de Döblin : c’est l’écrivain-collecteur, qui recueille des reliques, des fragments ou des débris de mondes. Je pense ici aux terribles pages sur les abattoirs dans Berlin Alexanderplatz, où se lisent conjointement la faillite animale et le désastre humain (on est en 1929), je pense à ces « émigrants » de Sebald, hébétés devant un jardin où la vie pousse, où les insectes, ces petits vivants, se poussent, dans un jaillissement anhistorique, indifférent et anesthésiant. On retrouve ainsi, au cœur de nos usages et de nos inventions poétiques, de grands schèmes préhistoriques et néolithiques, à un moment où se jouait la fabuleuse Babélisation des langues humaines – rien de pire qu’une seule façon pour dire la vie.

Sécréter et creuser sa langue.

11Revenons sur la thèse que vous avez soutenue au début de cet entretien, selon laquelle il est possible d’approcher les animaux à travers « des délogements, des délocalisations, des déplacements internes à notre langue elle-même », pour ainsi accéder à l’altérité, pour créer un effet de proximité par l’élimination des préformations de la langue. On retrouve la suspension phénoménologique, en se débarrassant d’un certain nombre de croyances, de formations de sens figées dans la phraséologie, de représentations sédimentées dans des matériaux langagiers pré-contraints. On reconstitue les conditions d’un regard neuf. Mais n’est-ce pas une illusion supplémentaire ?

— Je crois que c’est tout sauf une illusion ou une aporie ! Il faut quitter une conception du monde et de la vie oxydocentrée. Le courant majoritaire occidental-oxydé qui envisage l’humain et ses relations avec les animaux est alimenté par la discrimination, la séparation, l’opposition (autant de préfixes très signifiants), le face à face avec l’animal. Je rejoins ici Merleau-Ponty qui, dans Le Visible et l’Invisible, s’érige conjointement contre la pensée de survol et la pensée frontale. Avec lui, on est dans une pensée stylistique, qui laisse le temps à la phrase de s’auto-engendrer, aux mots de ricocher les uns sur les autres et les uns contre les autres. Dans ce dernier livre qu’il n’a pas eu le temps de terminer avant de mourir et qui est donc resté à l’état de chantier, on voit qu’il n’arrête pas de chercher sa langue, de tourner autour des mots et des cadences, de les essayer, de se corriger. Comme le narrateur du Terrier7 de Kafka, récit lui aussi inabouti, Merleau-Ponty creuse la langue phénoménologique. C’est fascinant que ce soit un brouillon finalement, parce que le lecteur voit le philosophe en acte, en train de chercher les mots pour sortir des catégories imposées par le langage classique, pour dire que l’enroulement du moi, du monde, des vivants n’est pas une illusion.
Cette transversalité n’était pas une illusion pour les Amérindiens, elle ne l’est pas pour beaucoup d’autres peuples que le nôtre, ou pour des Occidentaux qui s’insèrent dans le monde de façon perspectiviste – notre culture heureusement n’a jamais été monolithique, et a toujours été traversée par des lignes de faille et de fuite, par des secousses sismiques. Je pense à Philippe Descola, à Eduardo Viveiros de Castro, à Tim Ingold, à Eduardo Kohn et surtout à David Abram, qui a montré que l’alphabet grec vient opérer une coupure et une abstraction par rapport aux alphabets précédents, entés sur des gestuelles et des contours animaux. La zoopoétique est donc liée à un renouveau des interfaces disciplinaires, avec l’anthropologie perspectiviste certes, mais aussi l’éthologie de terrain, les études religieuses, la mésologie, le droit… Philosophie, éthique, histoire : on connaît le dialogue des études de lettres avec ces disciplines. Les nouvelles interfaces que je viens d’évoquer permettent en outre de comprendre que la transversalité, la démultiplication des frontières et le partage des mondes sont inhérents à notre mode d’être humain. La stricte coupure anthropozoologique a toujours été récusée par un courant plus minoritaire, plus sourd, que de très nombreux écrivains ont alimenté – je pense ici à Montaigne parce qu’il se tient sur la lisière entre la Renaissance et la Modernité classique. Et puis il y a ces « autres » paroles dont il est vital qu’elles nous parviennent et nous hantent, parce qu’elles ont été arrachées à la vie et à la terre, comme celles du chef indien Seattle : « Si toutes les bêtes disparaissaient, l’homme mourrait d’une grande solitude de l’esprit. »8
Être écrivain c’est, d’une certaine manière, avoir la conviction qu’une sortie de soi à l’intérieur de la plus extrême intimité est possible. Quoi de plus organiquement soi que le langage qu’on invente ou plutôt qu’on ex-prime ? L’écrivain sécrète sa langue comme l’araignée sécrète son fil, comme le ver sécrète sa soie, comme l’escargot sécrète sa bave, comme la seiche sécrète son encre.
Ce n’est pas une image ! Je pense réellement que les phrases que nous écrivons ou que nous prononçons sont sécrétées par nous. La matérialité quasi humorale de l’écriture n’en est qu’un aspect, mais elle reste très signifiante. Pensez à ce manuscrit doublement organique qu’est le testament philosophique de l’abbé Faria chez Dumas, écrit avec sa main et avec son sang… L’encre était auparavant faite avec des éléments naturels. Avant elle, le stylet primitif mésopotamien créé par un potier creuse une argile qui renvoie à la chair même de l’humain. Écrire sur des tablettes pour un homme, c’est écrire sur quelque chose qui est de l’ordre même de sa vie, de sa propre « facture ». L’Adam primordial, qu’on retrouvera dans la Torah (son nom renvoie à adamah, terre, à dam, sang, à adom, rouge), est créé à partir de la terre, de l’eau et du souffle. Le verbe, la chair, le monde s’enroulent les uns dans les autres, et on comprend que David Abram ait été fasciné par ce vent ou ce souffle qui les animent dans de nombreuses cultures, qu’elles soient mésopotamiennes, hébraïques ou amérindiennes. Hélène Cixous expliquait dans un de ses livres, La Venue à l’écriture, qu’elle écrivait avec son sang et son lait. Je ne m’accorde pas avec elle pour associer cette humoralité au « typiquement » féminin, mais on retrouve ce rapport charnel à l’écriture. Vous comprenez pourquoi Le Terrier est aussi fondamental dans mon imaginaire philosophique : on creuse son séjour ou son habitation à l’intérieur de la langue exactement comme des animaux fabriquent un nid, construisent une ruche, tissent un cocon ou enroulent une coquille.

12Vous considérez que ce n’est pas une métaphore ?

— Non, je suis sûre que non. Merleau-Ponty rappelle qu’il faut relier le langage, y compris écrit, à l’oralité, au fait que je sens que les mots que je prononce viennent de mes poumons, remontent dans ma gorge et sortent de ma bouche. En réalité, l’air qui sort de mes poumons provoque ou accompagne des articulations linguales et palatales, des contractions musculaires. Parler, émettre du sens, c’est originairement physiologique. Certes, nous avons des textes séparés de nous, alors qu’on ne peut pas arracher sa coquille à l’escargot. Mais essayez d’arracher un texte à quelqu’un si ce texte est plus important encore que sa vie, essayez d’arracher un rouleau écrit par un Artbeitsjude qui tente de témoigner dans les camps de concentration… Je pense aussi à Proust qui, juste avant sa mort, dans une lettre à Gaston Gallimard, se décrit comme un insecte « recroquevillé » dans son lit qui n’a plus aucune énergie, qui n’a plus la force de rien, sauf de « palper » ses livres et de lutter pour leur diffusion, leur « expansion ». Cette guêpe qu’est devenu Proust protège ses livres comme l’insecte protège ses larves. On peut penser aussi à la métaphore très masculine, selon laquelle la création est une procréation, et surtout une autoprocréation. Françoise Héritier, à laquelle je songe en ce moment avec émotion, a montré très justement que ce type de substitution a longtemps été une façon de se venger de la puissance génésique des femmes. Nombreux sont en tout cas les écrivains qui imaginent leur écriture sur la page (pensez aux « pattes de mouche » !) comme une émanation d’eux-mêmes, et qui proposent des autoportraits en animaux : « Termite patient quoique bizarre, je fore mes couloirs, diligemment mes méandres, studieusement mes tunnels » écrivait Albert Cohen…

13Mais quel est le statut de ce « comme » ? Est-ce « en tant que » ou « à la manière de » ? Il faudrait interroger cette ambiguïté. Par ailleurs, n’y a-t-il pas quelque chose de problématique entre ce décentrement radical, qui creuse la langue de l’intérieur, et un anthropocentrisme qui reste très prégnant ? On a envie de poser la question : et la réciproque ? Vous nous décrivez la reconnaissance d’une proximité existante que les écrans culturels nous masquaient, la restitution d’une proximité par creusement d’un terrier commun. Mais est-ce que la réciprocité, le chemin de l’animal à l’humain, est aussi important ou, pour vous, peu pertinent ?

— Je sais déjà ce que n’est pas ce « comme » : un isomorphisme, une mêmeté, une identité, une homogénéité, ou une métaphore déroulée, une image facile. Ce « comme » met en valeur le fait que nous ne vivons pas simplement dans le monde de la relation : nous vivons le monde comme relation, nous vivons dans la relation. Ce « comme » ne connecte pas deux entités, « l’humain et le langage », « l’humain et l’animal » : il est le lieu dans lequel nous parlons, écrivons, pensons, fréquentons les autres bêtes (qui habitent aussi nos intestins, notre estomac, notre peau, l’air que nous respirons et qui me permet de parler). Ce que j’évoquais en outre, c’est le fait que nous les humains, nous ne sommes pas comme des animaux : nous sommes animaux. Mais pas ainsi qu’il est dit habituellement, au sens de l’animalité pulsionnelle, l’inconscient, le bas corporel, la sexualité… Nous sommes linguistiquement animaux, entre autres. Je n’essaie pas de désymboliser l’humain, je n’essaie pas de dire qu’il n’y a pas de transcendance – au sens étymologique – du langage. Je suis persuadée que le propre de l’espèce humaine, c’est un langage qui est apte à nous faire transcender le pur présent – sans obligation d’ailleurs. Nous ne sommes pas des animaux « comme » les autres, mais les fourmis ne sont pas non plus des animaux comme les concombres de mer, comme les éléphants, comme les hérons. Je ne réduis pas le langage à une sécrétion physique même si cet aspect est pour moi fondateur. Dire qu’il est d’emblée une sécrétion physico-symbolique est sans doute plus juste. Bien sûr que le langage humain est fantastique, car au-delà de l’autoréflexivité, il est capable de nous donner accès à l’absence, à l’abstrait ou au non-existant ; mais cette potentialité ne fait pas sortir l’humain de l’animalité, c’est juste une déclinaison spécifique (d’espèce…) particulière.
Quant à votre question sur la réciprocité, bien sûr qu’elle existe, il suffit de la vouloir et aussi de vouloir la reconnaître quand elle arrive : rien de plus curieux, voire de fasciné par un humain, qu’un rouge-gorge, un poulpe ou un chat ! De nombreux penseurs et poètes ont parlé de « l’énigme » du regard animal, de son caractère nocturne, d’une vacance métaphysique, etc. C’est intéressant, mais, comme vous le dites à juste titre, très anthropocentrique finalement. Ils oublient tout simplement que l’animal nous considère en fait avec sa truffe, avec ses oreilles, avec ses moustaches, avec ses plumes ou avec sa trompe, voire grâce à des ondes aquatiques ou aériennes ! Il reste que cette histoire de réciprocité nous emmène encore vers un dualisme auquel j’essaie d’échapper, pour entrer dans d’autres manières – assez deleuziennes – d’envisager confrontations, hétérogénéités, aparallélismes, indifférences, complicités ou territorialisations.

14Toujours sur ce lien entre l’écrivain et l’animal, vous avez réinterrogé certains motifs traditionnels, certains lieux communs des travaux sur les animaux. Je pense par exemple au motif de la métamorphose. Vous montrez que dans le roman du xxe siècle, la métamorphose devient une mue, avec l’idée d’un processus inachevé qui fait place à une hybridité entre l’humain et l’animal. On retrouve cet entrelacs de l’humain et de l’animal. L’hybridité revient souvent sous votre plume, l’idée d’une porosité des frontières. Associant les deux ensemble…

— Ce n’est pas les deux ensemble, si l’on entend par là « fusion ». Les deux s’enlèvent l’un sur l’autre, comme la forme s’enlève sur le fond. Chez un très grand nombre d’auteurs contemporains, comme Jacques Lacarrière ou Marie Darrieussecq, mais on pourrait parler aussi de Giono et de Romain Gary, il y a l’idée qu’on ne se transforme pas en une autre espèce : il fait partie de notre « être-humain », avec un trait d’union, de tendre vers d’autres espèces. Et ce n’est pas du tout un délire d’écrivain. Il relève de la biologie, de la logique de l’évolution, de la phénoménologie du « se-mouvoir » et du « sentir » qu’on puisse comprendre d’autres espèces, accéder à leurs univers, aux sens de leurs motions et de leurs émotions : « C’est au sein de ce monde que nous comprenons l’animal et, fait bien plus significatif encore, que l’animal nous comprend » écrivait Erwin Straus… On est cousin de l’ensemble du vivant, on est des anthropoï, mais aussi des primates, des vertébrés. On est biomorphe, dirait Baptiste Morizot. Ce n’est pas du hasard si nous pouvons accéder à d’autres espèces que nous-mêmes, car nous partageons le fait d’être un mammifère avec beaucoup d’autres espèces. L’hybridité, la métamorphose, la capacité que nous avons de nous diriger vers, d’aller à la rencontre de, de tendre vers, ce sont déjà des formes réussies d’accès à l’altérité, si on veut que l’altérité reste altérité. Dans une métamorphose complète, je deviens autre, ou l’autre devient je. Il n’y a plus ce « je » et ce « tu » chers à Buber et Levinas, ou à Romain Gary. Si on veut maintenir la possibilité d’intégrer l’altérité dans le langage humain comme altérité – c’est encore un autre comme –, on entre dans des représentations textuelles de la métamorphose et de l’hybridité qui sont de l’ordre de la mue, du processus inachevé, d’un échec à quitter sa peau d’hominien, par exemple chez Jacques Lacarrière, ou avec des mouvements de flux et de reflux chez Marie Darrieussecq (dans Truismes, la narratrice est tantôt femme, tantôt truie, tantôt un peu les deux à la fois). Ces êtres ambigus, « amphibies » dirait Proust, qui habitent la limitrophie, qui empiètent sur des lignes, se tiennent à cheval sur des seuils et se déplacent constamment, me semblent plus intéressants que des textes où on nous parlera d’une métamorphose accomplie. Nous sommes traversés et traversant… Le mouvement de la métamorphose fascinait aussi Ovide, lorsqu’il décrit les oreilles et les poils qui se mettent à pousser, les membres qui s’allongent.
On revient alors à cette question de l‘apparaître, de la vie comme puissance d’émergence et de transformations. Si notre langage, par sa figuralité, est un langage plastique – au sens grec de plastikos, malléable –, on retrouve le lien primitif avec l’argile : c’est bien par ce langage qui nous est propre et non malgré lui, que nous pouvons accéder à une altérité qui est en fait toujours une altérité relative.

Zoopoétique et politique

15Pour finir, il semble que la zoopoétique soit toujours tendue vers autre chose, vers une démarche non pas directement politique, mais tournée vers un horizon politique. Par exemple, dans votre article « Animal : l’élevage industriel », vous dites que le récit de fiction « permet d’incarner en individualisant, de rendre visible ce qui a été conçu pour être invisible ». La fiction vient contrer un système agroalimentaire fondé sur le secret. Vous parlez des récits comme des « sépultures » pour faire une « encyclopédie testimoniale ». Il y a une sorte de vocation critique de la zoopoétique, critique par exemple de l’univers verrouillé et secret de l’agroalimentaire. Vous avez aussi rappelé que la zoopoétique n’a pas de démarche morale ou militante, en opposition ici aux Animal Studies. Comment gérer alors cet aspect plus politique de la recherche ? Comment s’exprime-t-il ? Est-il affirmé ou reste-t-il en second plan, dans une réflexion plus personnelle ?

— Merci beaucoup de venir sur ce sujet. Quand je parlais d’Animal Studies tout à l’heure, je soulignais que leur militantisme a parfois tendance à idéaliser les animaux (et donc à les anthropomorphiser), ou à mettre en avant un certain type d’animal, grand mammifère ou primate. On peut tout à fait le comprendre, c’est politiquement nécessaire, mais alors il ne faut pas se proclamer antispéciste. Les virus, les bactéries, les microbes, les protozoaires, les rats et autres vermines sont passionnants aussi, et pas seulement en littérature… Je pense à Jean Rolin, qui dans l’hilarant Chemins d’eau, décrit des canards forniqueurs sans « considération » aucune pour leur partenaire, ou des flamants farfouillant avec joie dans des sorties d’égoûts et des décharges publiques ! Me gêne aussi une certaine mythification de la Wilderness, de la Frontier, et de la nature dont on ne sait jamais trop si elle est salvage (refuge sauvant ou à sauver) ou savage (sauvage, inhumaine, non civilisée) : cet espace américain était habité depuis des temps immémoriaux par d’autres humains, dont les cultures étaient enchevêtrées dans les autres fils du vivant.
Il y a eu une évolution de mon travail. Au début, c’est du point de vue du rapport au sensible que j’ai commencé à étudier des corporalités autres que les nôtres. Ce qui m’intéressait, c’était la vie, les vies, les souffles, les intensités, les jaillissements et les transformations. La diversité des façons dont les textes qui s’intéressaient aux animaux restituaient ou instituaient linguistiquement cette animation me fascinait. Rapidement, j’ai été rattrapée par des textes beaucoup plus sombres et pessimistes, dystopiques, qui nous parlent de ce que nous faisons au vivant actuellement, de la manière dont nous le réifions et le mettons à vif. Je pense qu’on ne peut pas travailler sur la question de l’animal en littérature sans avoir un point de vue éthique, non pas un point de vue éthique a priori, déshistoricisé, en envisageant par exemple le sacrifice animal avec nos lorgnettes « européofocalisées » du xxie siècle, comme une violence uniforme envers les bêtes, quelles que soient les époques, les peuples, les aires culturelles… Ça ne veut pas dire que je suis pour la restauration du sacrifice animal ! Ce qui m’intéresse d’un point de vue « zoopoéthique », avec un « h », c’est la manière dont les écrivains actuels se confrontent à la pauvreté des nomenclatures objectalisantes. Par exemple, dans un laboratoire d’expérimentation, un animal est considéré comme du « matériel », même pas « biologique » ; dans un élevage industriel, comme le précisent Olivia Rosenthal ou Isabelle Sorente, les « soins » donnés aux porcelets sont des euphémismes qui renvoient à la castration et à l’ablation de la queue. Les écrivains actuels (mais Pergaud le tentait déjà) essayent de redonner sa justesse, au sens de rendre justice et d’avoir le mot juste, au langage, quand ce langage est dévoyé par la réification du vivant ou par des simplifications très rentables. J’ajoute d’ailleurs les simplifications bien intentionnées sur les animaux, qui sont le signe d’une épouvante et d’un déni très culturels face à l’imbrication naturelle de la vie et de la mort… Leur autoengendrement fascinait pourtant Baudelaire : dans « Une charogne », à propos des mouches et de leurs larves, il écrit ainsi « On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, / Vivait en se multipliant » (soit dit en passant, c’est aussi un poème très misogyne !).
L’approche éthique renvoie également aux partages, aux croisements ou aux voisinages de destins au cours de l’Histoire, celle « avec sa grande hache » pour reprendre l’expression de Perec. Je pense bien sûr au Giono du « grand troupeau », ou au Genevoix de Ceux de 14 : il affirme avoir renoncé à la chasse parce que « l’ombre » sur l’œil d’une perdrix tuée le renvoie désormais à celle qu’il a vu recouvrir l’œil d’un soldat mort au front. Plus étonnamment, j’ai découvert des animaux chez des auteurs où on n’en attend pas, comme Vassili Grossman, dont on oublie qu’il n’a pas écrit que Vie et Destin, comme Victor Klemperer dans son Journal 1933-1945, ou Svetlana Alexievitch dans La Supplication. Que faire avec ces textes qui mettent en scène des animaux au sein de la « grande » et terrible Histoire humaine ? Pourquoi des auteurs aussi touchés et atteints par cette Histoire racontent-ils des histoires de bêtes ? On pourrait en citer beaucoup d’autres, mais Klemperer, alors qu’il relate l’essor du nazisme et la route ouverte qui lui est faite, mentionne son désarroi face à la maladie de son chat, tandis que Vassili Grossman narre dans La route la terrible traversée du front de l’Est en se plaçant dans le corps et la perspective d’un mulet. Il a aussi écrit Tiergarten, une nouvelle poignante sur le lien vital entre hommes et bêtes pendant la seconde guerre mondiale. Que dire enfin de ce terminus qu’est Tchernobyl, décrit par des « voix » recueillies par Alexievitch comme si elles étaient elles-mêmes, aux côtés des vermisseaux, des cloportes et des mille-pattes, encapsulées et ensevelies dans une terre devenue mortifère ? Qu’est-ce que ces auteurs nous disent des liens entre ces apocalypses historiques et le saccage du vivant ? C’est pour cette raison que j’ai mis en chantier un travail sur les figurations et les interprétations de l’arche : celle d’Utnapishtim dans L’Épopée de Gilgamesh, celle profuse de Noé… jusqu’à leur dévoiement dans cette biobanque capitaliste évoquée par Xavier Boissel dans Rivières de la nuit. La disparition d’une espèce, comme celle de l’orang-outan, est celle d’une grâce sensible et d’une gestuelle originale qui sont des façons irremplaçables de se rapporter au monde : aucun humain, petit primate sans envergure devenu « hémiplégique » selon Chevillard, ne pourra ensuite embrasser le monde de cette façon, l’ouvrir sur ces dimensionnalités qui lui sont pourtant internes. Dans Bardo or not Bardo, Volodine met en scène un personnage qui n’en finit pas de mourir, dans un paysage peut-être post-nucléaire où il n’y a plus d’animaux ; dans Terminus Radius de même, ça ne pépie plus, ça ne chante plus, tout comme au début de L’Homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kiviräkh. C’est terrible, un monde où le « grand orchestre des animaux » cher à Bernie Krause se tait, où on n’entend plus les bêtes l’exprimer et s’exprimer.

16Vous terminez donc par la nécessaire « Parole aux animaux », les animaux qui s’expriment et doivent s’exprimer. On voit clairement votre orientation de recherche, la dimension du langage intégrée à celle du vivant, qui est le lieu du partage et de la préservation…

— Le langage ne peut être le lieu de la préservation que s’il inclut le changement et l’altérité : j’aime beaucoup associer fantasmatiquement la vision grecque de la phusis comme puissance d’éclosion, avec la conception de la nature, romantique ou scientifique, comme force d’évolution, de transformation, d’adaptation et de recyclage. Selon David Abram et Paul Shepard, pour n’en citer que deux, il y a eu une co-évolution des langages humains et des formes d’expressivité animale, qu’il s’agisse d’un pépiement d’oiseau ou d’une manière de se mouvoir. Ils ont bien sûr montré que les langues humaines se sont construites aussi à partir de phénomènes de voisinages et de côtoiements bien plus complexes que de simples mimétismes ; mais il est certain que nous sommes devenus humains en entendant les oiseaux chanter autour de nous et à travers nous…

17.