Colloques en ligne

Cyril Barde

« Du Loïe Fuller peint » – La critique d’art de Georges Rodenbach au prisme de Loïe Fuller

1Dans son ouvrage Aisthesis, Jacques Rancière propose une contre‑histoire de la modernité artistique qui réfute le processus d’autonomisation croissante généralement admis. Selon Rancière, la modernité ne procède pas d’un repli des pratiques artistiques sur leur medium et d’une séparation de l’expérience ordinaire mais, au contraire, de l’inclusion de formes marginalisées ou minorées. Le rêve de la modernité, de ce que Rancière comme le régime esthétique, est donc celui d’une « fusion entre l’art et la vie subsumés sous l’idée de modernité, qui tend à effacer les spécificités des arts et à brouiller les frontières qui les séparent entre eux comme elle les séparent de l’expérience ordinaire1 ». Le régime esthétique, qui remet en question les hiérarchies entre les formes majeures et les formes mineures de l’art, met aussi en crise le modèle de l’action, en vigueur depuis Aristote, qui considère l’œuvre comme un bel animal, un agencement et un enchaînement logique d’actions. Cette conception aristotélicienne de l’art, selon Rancière, instaure alors une hiérarchie entre les hommes d’action, qui se situent dans une logique de l’enchaînement, qui agissent en vue d’une finalité précise, et les hommes qui, pourrait‑on dire, se laissent vivre, abandonnent le corps à une certaine passivité. Pour Rancière, les diverses formes de la modernité esthétique subvertissent cette distinction entre activité et passivité, par la mise en scène de corps qui semblent échapper aux enchaînements logiques, aux causalités rationnelles. Ainsi les scènes du régime esthétique de l’art que propose Rancière dans son livre vont voir du côté des arts vivants, mime, cirque, cinéma, théâtre, music-hall et bien sûr, danse. Voici peut-être l’une des raisons qui font que la danseuse, à la fin du xixe siècle, devient une figure privilégiée des écrivains, non seulement pour penser leur art, mais pour penser l’Art dans son unité. La danseuse propose aux écrivains de la fin du siècle une autre économie du geste, un corps-œuvre d’art, une performance éphémère qui rompt avec les exigences capitalistes de productivité et d’efficacité. Enfin, le mouvement qu’incarne la danseuse permet peut-être un accès privilégié à un mouvement fondamental, trans‑esthétique, qui permet aux artefacts humains de retrouver une pulsation essentielle, un Rythme dont les différents arts ne sont que la déclinaison. Je voudrais montrer ici comment la danse de Loïe Fuller, à laquelle Rancière consacre tout un chapitre dans Aisthesis, devient la pierre de touche d’une modernité esthétique commune à l’écriture, à la peinture et à la danse. En étudiant la critique d’art de Georges Rodenbach, poète symboliste belge, auteur de Bruges-la-Morte et des Vies encloses, je voudrais montrer que le détour par Loïe Fuller permet de formuler une conception de la modernité comme art de la couleur et du mouvement, art de la couleur en mouvement qui cherche moins à représenter le monde que le jeu des forces qui le meuvent.

Georges Rodenbach, écrivain de Loïe Fuller

2Lorsque Loïe Fuller surgit sur la scène des Folies-Bergère en novembre 1892 – donc dans l’espace marginal du music‑hall – la modernité de son spectacle repose sur trois principes. Sa danse n’est plus mimétique en ce qu’elle ne raconte plus une histoire mais consiste en un jeu de voile et d’étoffe virtuose qui offre le spectacle de formes en perpétuelles métamorphoses. En outre, le corps de la danseuse, pourtant au principe de ces mouvements, est invisible. Enfin, l’utilisation de l’électricité, projetée de plusieurs endroits dans la salle ou, selon les danses, sous les pieds de la danseuse, qui colore et embrase les étoffes. Paradoxalement, la modernité industrielle est mise au service d’un projet artistique très proche du Symbolisme. Ce spectacle stimule, comme on le sait, l’ensemble des artistes de cette fin de siècle. Tous s’acharnent à saisir, par leurs propres moyens et dans leur propre médium, les insaisissables métamorphoses de ses voiles. En littérature, comme l’a très bien montré Guy Ducrey, un mythe Loïe Fuller se constitue autour de 19002. Les écrivains tentent d’assouplir leur prose pour lui insuffler la virtuosité du mouvement de la danse serpentine. C’est le cas, par exemple, de Jean Lorrain, l’un des plus fervents admirateurs de la danseuse, si bien que Paul Morand, dans un texte de 1932, parlera de sa « poésie loïe fulleresque3 », comme si Loïe Fuller avait donné naissance à un véritable style littéraire.

3Mallarmé, qui affirme dans les Divagations que « la danseuse n’est pas une femme qui danse »mais une « métaphore » et que la danse peut être définie comme un « poème dégagé de tout appareil de scribe »4, ne peut qu’être sensible à la performance de Loïe Fuller et à l’évanouissement du corps de la danseuse sous l’étoffe. Dans le texte qu’il lui consacre, le poète évoque l’un de ses jeunes disciples, dont l’écriture serait particulièrement à même de saisir la subtilité du spectacle de Loïe Fuller : « Le seul, il le fallait fluide comme l’enchanteur des Vies encloses et aigu – qui, par exception, ait, naguères, traité de Danse, M. Rodenbach, écrit aisément des phrases absolues, sur ce sujet vierge comme les mousselines et même sa clairvoyance , les accumule, les allonge, les tend par vivants plis5 ». Si la danse de Fuller est, comme toute chorégraphie, une « écriture corporelle6 », elle ne peut être dite, et bien dite, que dans une langue aussi souple, aussi ductile, aussi rythmée que l’étoffe en mouvement. Georges Rodenbach, écrivain du silence attaché à saisir les modifications les plus ténues des atmosphères aquatiques dans son recueil Les Vies encloses, a en effet écrit deux textes sur Loïe Fuller : en mai 1893, il publie un poème intitulé « Loïe Fuller » dans La Revue illustrée, recueilli ensuite dans La Jeunesse blanche. En mai 1896, il signe un article intitulé « Danseuses » dans les colonnes du Figaro.

4Cet article se compose de deux parties. La première développe une méditation théorique sur la danse, très influencée par les thèses de Mallarmé. La seconde envisage le cas particulier de Loïe Fuller. L’essentiel de la réflexion théorique concerne le corps de la danseuse. Rodenbach s’offusque d’une sculpture de Falguière représentant la danseuse Cléo de Mérode nue. Ravaler le corps de la danseuse à un simple objet érotique, exposé aux regards lubriques des spectateurs, témoigne pour l’auteur d’une incompréhension de la véritable nature de la danse, et de la véritable fonction de la danseuse. En bon disciple de Mallarmé, Rodenbach affirme que le corps de la danseuse ne doit pas s’offrir mais s’absenter, ou du moins se tenir dans une présence-absence qui le dérobe au spectateur pour laisser se déployer l’Idée, ou encore un rythme essentiel, cosmique, dont la danseuse n’est que le vecteur. Cette abolition du corps et l’impersonnalité qu’il confère à la performance laissent libre cours à une poétique de la suggestion et de la synthèse des arts.  C’est parce que le corps s’efface que la danse devient « le plus suprême des poèmes. Poème de plastique, de couleurs, de rythmes, où le corps n’est pas plus qu’une page blanche, la page où le poème va s’écrire7 ». De même, c’est parce que, avec Loïe Fuller, « le corps charme d’être introuvable8 » que la danseuse opère chaque soir ce « miracle d’incessantes métamorphoses9 ». Dans le poème de 1893 déjà, Rodenbach s’essayait à la transposition littéraire des prodiges d’étoffe de Loïe Fuller :

La voilà, prodige d’irréel,
Qui, pour se rassurer en émergeant du gouffre,
Toute s’est habillée avec de l’arc-en-ciel.
Seuls ses cheveux, un peu d’orage encor les soufre…
Mais le jardin en fleur de sa robe est calmé ;
Sa robe est un jardin exclusif d’azalées
Où, dans les plis qui sont de l’ombre en des allées,
Des papillons brodés mettent un temps de mai ;
Cependant qu’avec des envergures nouvelles,
Déployant ses tissus, soi-même se créant,
Elle aussi se transforme en papillon géant
Et n’est plus dans le soir qu’un rêve de deux ailes10.

5Des images similaires sont reprises dans l’article en prose du Figaro :

elle était une fleur, un arbre au vent, une nuée changeante, un papillon géant, un jardin avec les plis de l'étoffe pour chemins. Elle naissait de l’air nu, puis, soudain, y rentrait. Elle s’offrait, se dérobait. Elle allait, soi-même se créant. Elle s’habillait de l’arc-en-ciel ! Robe en feu, pareille aux flammes où se cache Brunehilde et qu’il faut traverser pour la conquérir 11

6L’écriture de la métamorphose semble avoir gagné en fluidité dans le texte en prose. L’analogie est encore un peu trop soulignée dans le poème de 1893, la suggestion des formes en devenir s’empêtre dans l’alexandrin et dans une syntaxe qui s’échine à articuler les différents moments du spectacle (conjonctions de coordinations, propositions relatives, subordonnées conjonctives). La prose de 1896 est, comme le dirait Mallarmé, beaucoup plus fluide, en sympathie avec son objet. Les accumulations d’aspects évanescents sont plus convaincantes, la syntaxe simplifiée (sans subordination) est aussi plus souple jusqu’à s’épurer dans la phrase nominale (« Robe en feu ») plus à même de rendre la surprise du spectateur, l’envol soudain de l’étoffe.

7C’est en 1899 que Loïe Fuller revient sous la plume de Rodenbach critique d’art. Il publie alors L’Élite, recueil de textes célébrant les phares de la fin du siècle. Parmi eux, deux peintres-décorateurs, selon la terminologie de l’époque, retiennent l’attention du poète : Jules Chéret et Albert Besnard. Je voudrais montrer comment et pourquoi la danseuse des Folies-Bergère est convoquée dans ces deux textes, explicitement pour l’un (celui de Chéret) et plus souterrainement pour l’autre. Il semble que c’est en regardant à travers le prisme de la danse de Fuller que la modernité des œuvres picturales se dévoile entièrement aux yeux du poète symboliste.

Jules Chéret : « du Loïe Fuller peint »

8Rodenbach est loin d’être le seul à célébrer l’œuvre du maître de l’affiche. Le début du texte consacré à Chéret s’attache à souligner la gaieté qui émane de ses toiles, son art du mouvement et de la couleur, signe indéniable de sa modernité selon Rodenbach. Si la peinture de Chéret est lue comme une danse, ce n’est pas simplement en raison de ses sujets, de ses sarabandes de Colombines. Au-delà du sujet, c’est le talent du peintre à faire jouer lignes et couleurs qui fait danser la peinture, vibrer la touche. Rodenbach laisse de côté l’évocation des Chérettes et des Pierrot pour décrire ce qui constitue peut-être le véritable sujet de cette peinture, la couleur et le mouvement :

Il s’agit bien, en effet, d’un spectacle vu comme un rêve, quelque chose d’électrique, de lunaire, de phosphorescent ; les formes qu’on entrevoit parfois dans les flammes bleues du punch ; les jeux fous de la couleur sous des éclairages artificiels12.

9Les corps s’effacent, du moins se brouillent, pour faire de l’œuvre une chorégraphie lumineuse. Tout est prêt pour introduire la référence à Loïe Fuller, dont l’une des principales innovations consiste précisément à allier la virtuosité du mouvement à la couleur « des éclairages artificiels ». Rodenbach colle alors un passage de son article de mai 1896 :

Or, un jour, voici que surgit une imprévue danseuse ; cette Loïe Fuller (dont il fit d’ailleurs maintes affiches et peintures) qui, moins femme qu’œuvre d’art, montra soudain, réalisées, toutes ses recherches. Qui oubliera l’extraordinaire spectacle ? Miracle d’incessantes métamorphoses ! La Danseuse prouva que la femme peut, quand elle le veut, résumer tout l’Univers : elle fut une fleur, un arbre au vent, une nuée changeante, un papillon géant, un jardin avec les plis dans l’étoffe pour chemins. Elle naissait de l’air rose, puis soudain y rentrait. Elle s’offrait, se dérobait. Elle allait, soi-même se créant. Elle s’habillait de l’arc-en-ciel. Prodige d’irréel ! Remous de tissus ! Robe en feu, pareille aux flammes où se cache Brunehilde et qu’il faut traverser pour la conquérir.
M. Chéret s’enthousiasma : elle lui donnait raison. Est-ce que lui-même ne faisait pas, bien auparavant, du Loïe Fuller peint 13?

10Notons d’abord une légère modification dans le texte. « L’air nu » duquel naissait la danseuse dans l’article du Figaro est devenu, dans les pages consacrées à Chéret, de « l’air rose ». Est-ce pour mieux souligner la parenté entre la danse de Fuller et l’univers visuel du peintre, que Rodenbach ne cesse d’associer aux pastels du XVIIIe siècle ? La danseuse naissant de l’air rose, n’est-ce pas cette Chérette dont le mouvement affole cette affiche réalisée pour l’Olympia en 189214 ?Car oui, nous dit Rodenbach, il faut relire l’œuvre du maître de l’affiche à l’aune de Loïe Fuller. D’ailleurs, est-ce vraiment Rodenbach qui le dit, ou Chéret lui-même ? L’usage de l’italique et de l’imparfait laissent entendre qu’il s’agit d’un discours indirect libre, d’une manière de rapporter la réaction de Chéret lui‑même reconnaissant dans la danseuse les principes de son art. Rodenbach poursuit :

Or, de son côté, il avait rendu déjà la poésie des couleurs en mouvement, ce qui se décolore et qui se recolore sous des éclairages factices, des feux de Bengale, des projections de lumière fondantes.
Ses œuvres aussi sont de la danse : des féeries, des pantomimes, des ballets15.

11Voici la situation de Chéret dans l’histoire de l’art soudainement renouvelée : alors que toute la première partie du texte a célébré un Watteau délicieusement attardé au xixe siècle, la fin de l’article projette Chéret dans la modernité et invite à lire son œuvre comme un plagiat par anticipation de Loïe Fuller au sens où l’entend Pierre Bayard. Bayard, comparant un extrait de Maupassant à un passage de Proust, affirme que « le texte second, celui de Proust, fait surgir un texte nouveau dans le premier texte, celui de Maupassant, qui ne s’y trouverait pas si Proust n’avait pas existé16 ». Si le texte de Maupassant relève du plagiat par anticipation, c’est qu’il est en quelque sorte révélé à lui‑même, révélé à sa modernité par l’existence d’un texte postérieur. Le rapport établi par Rodenbach entre Chéret et Loïe Fuller semble relever de la même temporalité paradoxale : Loïe Fuller n’est pas une Chérette surgie sur la scène des Folies-Bergère. Loïe Fuller permet d’exhausser ce qui est radicalement moderne dans l’esthétique de Chéret. Loïe Fuller instaure Chéret comme un moment décisif de la modernité artistique entendue comme art du mouvement et de la couleur qui tire parti des technologies d’éclairage les plus modernes. Précision d’importance : cette modernité surgit au sein de l’art décoratif, c’est‑à‑dire des formes d’art mineures (affiche et music‑hall) qui ont vocation à s’inscrire dans l’expérience quotidienne.

Albert Besnard : une « chimie de fièvre »

12La peinture murale d’Albert Besnard intéresse Rodenbach parce qu’il la considère comme la synthèse de l’Art et de la Science. Cette peinture scientifique et moderne de Besnard consiste – entre autres – dans la recherche de nouvelles couleurs :

Est-ce que sa couleur, en effet, ne participe pas de cette clarté soufrée, de cette électricité nerveuse qui est aussi dans l’air du temps ? Elle semble une chimie de fièvre.
On la dirait influencée par des lueurs de laboratoire, par le voisinage des bocaux pharmaceutiques. Il semble qu’elle ait passé à travers des cornues, des éprouvettes, qu’elle soit faite de fleurs classées, de minéraux, d’arcs-en-ciel en fusion, tant soudain un ton est violent comme un poison, un autre lotionne délicieusement l’œil. Recherches incessantes ! Trouvailles merveilleuses 17!

13Besnard, peintre scientifique, expérimente des mélanges et des nuances, invente des éclairages artificiels, ces éclairages que l’on trouve également au cœur du projet d’un Chéret ou d’une Loïe Fuller. Si celle‑ci n’est pas mentionnée, elle semble toutefois à l’horizon de ces analyses. L’extrait cité rappelle l’écriture de la métamorphose déployée pour saisir le « miracle d’incessantes métamorphoses » de la danseuse. La « chimie de fièvre » qui caractérise le travail de Besnard sur la couleur est bien proche de la « chimie en fièvre » qui apparaissait dans l’évocation de la danse de Loïe Fuller sous la plume du jeune poète en 1893 :

De nouveau, voici qu’elle irradie !
Une chimie en fièvre a su multiplier
Ces jaunes en halos, ces affluents de rouge,
Que c’est presqu’un vitrail en fusion qui bouge,
Presque une éruption qui pavoise la nuit18.

14Peinture et danse échangent à nouveau leurs valeurs. D’une part, la danseuse qui « irradie » est doublement étoile : d’un centre disparu (le corps) émanent des flux, des flots de couleur incandescents qui rejouent les mouvements de la lumière sur un vitrail. D’autre part, les recherches de Besnard ressemblent furieusement à du Loïe Fuller peint. En témoigne la description du plafond allégorique de l’Hôtel de Ville de Paris19, réalisé en 1890, représentant la Vérité entraînant les sciences à sa suite :

Est-ce que son plafond de l’Hôtel de ville n’est pas l’apothéose de la Science ? On voit la Vérité entraînant la Science à sa suite, et qui répand la lumière sur les hommes. Or M. Besnard croit au bienfait de cette lumière. Où sont les ironies de Poë et de Villiers de l’Isle-Adam bafouant la Science ? Dans la composition de M. Besnard on voit les hommes, en troupes transies, venir se réchauffer au feu nouveau. Tout est traité dans un esprit scientifique : les groupes évoluent comme des planètes ; autour de la figure principale, tel corps gravite ; toutes les lignes ont des courbes planétaires. On dirait un firmament de visages. Et ce sont des rayons que la Vérité répand d’elle, comme un Astre20.

15L’œuvre de Besnard, datant de 1890, ne peut pas représenter Loïe Fuller qui est alors encore aux États-Unis. Cependant, Rodenbach semble y reconnaître une sœur de Fuller. L’allégorie de la Vérité est saisie dans un élan, sur la pointe des pieds, esquissant presque un pas de danse. Telle l’irradiante danseuse des Folies-Bergère, elle « répand la lumière » en gerbes, « comme un Astre ». Mieux, toute l’œuvre obéit au mouvement des corps stellaires, tout tourne, autant dire que tout danse et que tout l’art du peintre (couleurs, composition) relève d’une chorégraphie savamment étudiée. C’est donc la danse qui permet ici les noces de l’Art et de la Science.

16Enfin, si Besnard est un peintre de la vie moderne selon Rodenbach, c’est parce qu’il est un peintre de la femme. Le modèle Fullerien semble informer, de manière souterraine, la réception rodenbachienne du Besnard portraitiste cette fois. Pour le comprendre, revenons au poème de 1893. Les métamorphoses de la danseuse mettent le geste féminin en harmonie avec les éléments naturels. Telle inflexion chorégraphique assure la continuité entre le corps aboli par l’étoffe et le cosmos.

On dirait que le vent du large recommence ;
Car déjà, parmi les étoffes en remous,
Son corps perd son sillage ; il fond en des volutes
Propice obscurité, qu’est-ce donc que tu blutes
Pour faire de sa robe un océan de feu,
Toute phosphorescente avec des pierreries ?...
Brunehilde, c’est toi, reine des Walkyries
Dont pour être l’élu chacun se rêve un dieu…
Mais comment, plongeur ivre en route vers la perle,
Traverser tant de flots de satin embrasé,
Et toute cette robe en flamme qui déferle 21?

17Or, voici comment Rodenbach évoque dans L’Élite les portraits mondains de Besnard :

Les voilà, les femmes du siècle, créatures de jeu et de proie. C’est le peintre qui les habille. Certes, il sent la mode ; souvent, il la devine ; mais il ne s’y conforme pas. Il ne peint jamais un ajustement sans le déformer, mettre d’accord les plis avec des mouvements de la nature. La robe ici déferle comme la mer. Telle jupe qui s’enfle est copiée sur les volutes de la flamme qui monte, sur les arabesques d’un nuage22.

18Chez Loïe Fuller comme dans le portrait de Madame Roger Jourdain23 ou de Madame Pillet‑Will24, représentée en robe sirène, la robe résume le corps en volute, flamme ou écume. La danse colorée de Fuller, les jeux de lumière et de matière du peintre haussent le corps féminin au-delà de lui-même, l’abstraient dans les plis de l’étoffe pour le faire communiquer avec les mouvements élémentaires des forces de la nature. « Mettre d’accord les plis avec des mouvements de la nature »… Albert Besnard lui‑même esquissera une semblable théorie du geste en 1925, dans un ouvrage intitulé Sous le ciel de Rome. Après avoir affirmé que « le geste, depuis l’humble plante jusqu’à l’homme, meut l’univers entier25 », il ajoute : « cette puissance du geste  met l’homme en si parfaite harmonie avec le paysage auquel il ajoute une si noble signification26 ». Mallarmé de son côté, écrivait à propos de Loïe Fuller dans les Divagations : « la figurante  illustre maint thème giratoire où tend une trame loin épanouie, pétale et papillon géants, déferlement, tout d’ordre net et élémentaire27 ». Il faut entendre le mot « déferler », utilisé par Mallarmé mais aussi par Rodenbach, dans toute la richesse de ses significations. Au sens premier du mot, « déplier les voiles » (ici un voile) se superpose le sens second, « être agité, couvert de vagues » et enfin le sens figuré, « survenir brutalement, avec une force envahissante ». Le déferlement des voiles de Loïe Fuller et des robes des mondaines portraiturées par Besnard conjugue ces trois niveaux de sens : mouvement de l’étoffe, métaphore maritime, puissance d’un rythme. Le portrait mondain prend alors une dimension nouvelle. Le mouvement de l’étoffe, à la manière des plus beaux effets de Loïe Fuller, abstrait le corps féminin pour l’instaurer en signe, en geste. La peinture et la danse modernes, rapprochées par l’écriture du poète et critique d’art, mettent en œuvre une semblable écriture des types essentiels qui condensent en quelques traits, en quelques courbes, le déferlement des forces primordiales, du rythme essentiel qui meut la nature.

19La tension entre une force unique, stable, et la variation de ses manifestations, est l’ultime analogie que l’écriture de Rodenbach suggère entre l’art de la danseuse et l’art de Besnard. Dans le poème de 1893, on lit :

Et, comme de l’eau tombant qui s’engendre de soi,
Les gazes ont jailli par chutes graduées ;
Telle une cataracte aux liquides nuées !
Or, dans ces tourbillons, son corps s’est tenu coi :
Tour qui brûle, hissant des drapeaux d’incendie ;
Cep de vigne aux clairs tissus en espalier28.

20Les vers opposent nettement un axe vertical et figé (le corps qui s’est tenu coi est comparé à une tour, à un cep de vigne) à un mouvement centrifuge, un phénomène atmosphérique qui se déploie autour de ce corps (les gazes, les liquides nuées, les tourbillons, l’incendie). Cette description de la danseuse évoque le motif du thyrse, dont Baudelaire faisait déjà l’emblème du génie de Liszt et que Rodenbach convoque à son tour pour résumer l’esthétique d’Albert Besnard :

Avec une vision positiviste de la vie, il nous évoque le drame unique de la Nature où les Forces évoluent en des Formes et des Couleurs changeantes.
De sorte que s’il fallait offrir un emblème allégorique de son art, on le trouverait dans un Thyrse, orné de fleurs : le Thyrse inexorable comme une figure de géométrie, les fleurs qui sont toute la poésie de la Matière29.

21Comment ne pas entendre dans cette phrase l’écho des méditations suggérées par Loïe Fuller, dont le corps, immuable et caché, imprime le rythme aux mouvements d’étoffes et de lumières qui se déploient sur la scène ?

La peinture au prisme de Loïe Fuller : une pratique de la critique d’art symboliste ?

22L’intuition que j’ai tenté d’étayer à propos de Rodenbach pourrait valoir pour d’autres écrivains qui, autour de 1900, ont pu regarder la peinture de leurs contemporains au prisme des danses de Loïe Fuller. Il me semble tenir une piste avec Camille Mauclair, autre écrivain symboliste proche de Mallarmé, également critique littéraire et critique d’art. On pourrait confronter un texte tiré du Soleil des morts, roman de 1897 dans lequel Mauclair brosse le portrait d’un Symbolisme sur le déclin à un extrait de l’étude que le même Mauclair consacre à l’œuvre d’Albert Besnard, dont il est l’un des plus fervents et des plus anciens soutiens, étude sobrement intitulée Albert Besnard. L’Homme et l’œuvre. Le passage du roman concerne l’évocation de la danse de Lucienne de Lestrange, avatar fictionnel de Loïe Fuller. Ici, Lucienne exécute la célèbre danse du Feu, inventée par Loïe Fuller en 1895 :

L’éblouissement des gazes incendiées se traîna derrière son corps svelte, lancées parfois au ciel en volutes frissonnantes par l’envol brusque des bras, retombant parfois comme de géantes ailes brûlantes sur les épaules de la ballerine. Calice changeant sous le déversement des essences lumineuses, le beau spectre simula le papillon, puis la fleur, puis une pâle statue surgissant du tombeau parmi des suaires, puis un tournoiement arc-en-céleste  au centre de cette hallucination étoilée une femme était, rythme par soi-même recelé, perdu dans le flot d’étoffe que pourtant cette scène émouvait ! Puis elle tourna, s’enfonça, dans les ténèbres, affolée, fuyant magnifiquement le feu qui la dévorait, écartant de ses bras étendus les torsades de flamme qui s’y rallumaient sulfureuses, poursuivies par les lueurs admirables qui la traquaient  puis soudain, avec un grand sourire ivre et muet, se rejetant jusqu’à la rampe, voletant sous les traits phosphorescents des lampes, ouvrant les mains aux ruissellements du multicolore brasier pour boire à même la vaste flamme, comète vertigineuse et raidie, les cheveux droits dans l’horreur sacrée de la danse 30!

23Voici maintenant le passage où Mauclair décrit, comme Rodenbach, le fameux plafond de l’Hôtel de Ville de Paris :

Ce sont des Formes qui s’ébauchent, et l’artiste les voit comme des statues de feu, imprécises et précises pourtant.  Les Formes s’assemblent tumultueusement, et leur foule fantômale, saisie de vertige, défaille et tombe dans le vide infini. En avant de toutes s’élance une figure toute de feu. C’est la Vérité, c’est la Comète irradiante, secouant sa chevelure de flammes, hagarde et radieuse, nue, pétrie de l’or des fusions, et à pleines brassées elle jette les gerbes du Feu-Lumière dont elle est faite, tandis que se précipitent derrière elle les créatures qui savent sur l’autre monde ce que nous essayons d’en deviner  Un immense délire rythmique dessine dans le sombre azur la courbe de cette chute de flammes31.

24C’est, pour le dire avec les mots de Rodenbach, la même « chimie de fièvre », le même incendie délirant que décrit Mauclair dans les deux cas, non pas la danse mais la transe du feu. On pourrait rétorquer que la ressemblance entre les passages n’est due qu’au traitement d’un thème commun qui engendre des métaphores semblables. Cependant, la ressemblance devient troublante si l’on compare avec précision ces deux descriptions :

puis soudain, avec un grand sourire ivre et muet, se rejetant jusqu’à la rampe, voletant sous les traits phosphorescents des lampes, ouvrant les mains aux ruissellements du multicolore brasier pour boire à même la vaste flamme, comète vertigineuse et raidie, les cheveux droits dans l’horreur sacrée de la danse 32!
C’est la Vérité, c’est la Comète irradiante, secouant sa chevelure de flammes, hagarde et radieuse, nue, pétrie de l’or des fusions, et à pleines brassées elle jette les gerbes du Feu-Lumière dont elle est faite 33.

25Dans les deux extraits, la figure décrite est introduite à la faveur d’un décrochement, d’une rupture qui dramatise l’apparition. Le mouvement lumineux de cette figure féminine est, à chaque fois, rapproché de celui de la comète. Les deux gestes sont aussi très semblables : il s’agit d’ouvrir les mains, ou les bras, pour recueillir ou distribuer la lumière. Enfin, la même image d’une chevelure emportée par le mouvement de la danse revient : « les cheveux droits » de la danseuse du Feu ne sont pas loin de la « chevelure de flammes » de l’allégorie de la Vérité chez Besnard qui, décidément, a tout d’une Loïe Fuller peinte.

26Dans les trois cas étudiés, il semble que le détour par Loïe Fuller, le passage par le geste dansé n’éloigne pas l’écrivain critique d’art de la peinture. Au contraire, en s’en écartant, il permet de mieux retrouver son essence, de la ressaisir comme chorégraphie de formes et de couleurs. Regarder la peinture au prisme de Loïe Fuller, c’est opérer un processus d’essentialisation, ou, pour le dire comme Mallarmé, une retrempe, c’est revenir à l’élémentaire de chaque art et ainsi à ce qui fonde l’unité de l’art. Avec la danse de Loïe Fuller, écrit Jacques Rancière dans Aisthesis, les formes ne racontent plus d’histoire. Si elles peuvent être dites abstraites, c’est cependant au nom d’une nouvelle mimesis : « ce qui est imité, de chaque chose, c’est l’événement de son apparition34 », non plus son apparence mais le mouvement qui la fait apparaître. La danse, la peinture et l’écriture se ramènent alors à un pur rythme qui met d’accord les inflexions d’un geste avec les mouvements de la nature, les formes de l’art avec les forces élémentaires de la vie. Ce qui compte, ce n’est pas que Loïe Fuller paraisse lys ou flamme, que Besnard peigne des planètes ou des robes en feu. Ce qui compte, c’est que le mouvement de l’étoffe ou du pinceau nous rende sensible, dans l’instant fugace qui permet au nouveau de jaillir, quelque chose d’une pulsation secrète, mais vitale.


Illustrations

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Fig. 1. Jules Chéret, Olympia, anciennes Montagnes russes, Boulevard des Capucines, 1892, lithographie en couleur ; 120x180cm, Gallica-BNF.


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Fig. 2. Albert Besnard, La Vérité entraînant les Sciences à sa suite répand sa lumière sur les hommes (détail), 1890. Paris, Hôtel de Ville, Salon des Sciences. © Claire Pignol / COARC / Roger-Viollet.


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Fig. 3. Albert Besnard, Portrait de Madame Roger Jourdain, femme du peintre, 1886 ou 1896, huile sur toile, 200x153cm, Paris, Musée d’Orsay, don de Mme Roger Jourdain, 1921. © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski


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