Colloques en ligne

Alexis Yannopoulos

Une encyclopédie ouverte de savoirs situés : les story suites d’Angélica Gorodischer

1L’œuvre de l’écrivaine argentine Angélica Gorodischer, née à Buenos Aires en 1928, présente une structure qui favorise la remise en question de tout dogmatisme et de tout discours d’autorité. C’est notamment le cas de la plupart de ses livres de science-fiction : Opus n°2 (1967), À l’ombre des jubéas en fleurs (1973), Chaste lune électronique (1977), Trafalgar (1979), Kalpa impérial (1983-1984), Les républiques (1991), Mon cher ami (2006), Les dames de la rue Brenner (2013)1. Si les différents textes qui composent ces livres peuvent parfaitement être lus de façon autonome, la façon dont ils sont disposés invite la personne qui lit à découvrir les liens qui les unissent pour former un ensemble cohérent et significatif. Cette unité peut également s’observer en ce qui concerne l’ensemble de la production de l’autrice dans le registre de la science-fiction : de nombreuses articulations existent non seulement entre les récits mais également entre les livres eux-mêmes. Il s’agit donc tout d’abord d’étudier la forme particulière des livres de l’écrivaine argentine avant d’examiner les liens concrets qui les unissent. La mise en valeur de cette unité globale mais fragmentée nous conduira à considérer l’œuvre dans son ensemble comme une encyclopédie ouverte de savoirs situés pouvant être réinvestis dans l’action politique.

2La littérature d’Angélica Gorodischer propose en effet une méthode de connaissance du monde qui entre parfaitement en résonnance avec la théorie des savoirs situés développée par la biologiste et philosophe des sciences Donna Haraway. Cette théorie constitue un tournant épistémologique majeur qui présente d’ailleurs l’avantage d’être fondé sur l’étude de la littérature de science-fiction et d’une de ses figures classiques, le cyborg2. Le point de départ de la théorie de Haraway repose sur une critique de l’objectivité prétendue par certains discours scientifiques qui relèvent de ce que Pierre Bourdieu considère comme la position scolastique3, c’est-à-dire un point de vue sur le monde se posant comme neutre et a-historique4. Face à ce savoir absolu qui efface les rapports de pouvoir lui préexistant, les savoirs situés proposent une nouvelle objectivité fondée sur une connaissance partielle relevant de la position sociale de la personne qui les énonce et de son positionnement dans le champ social. La prise en compte de l’aspect matériel de la science rend alors possible la construction d’une nouvelle objectivité :

La science devient le mythe non pas de ce qui échappe à l’activité et à la responsabilité humaine dans un royaume au-dessus de la mêlée, mais celui de l’implication et de la responsabilité pour des traductions et des solidarités entre les visions cacophoniques et les voix visionnaires qui caractérisent le savoir des assujettis. Une division des sens, une confusion de voix et de vues, plutôt que des idées claires et distinctes, c’est ce qui convient comme métaphore du fondement rationnel. Nous ne recherchons pas les savoirs réglés par le phallogocentrisme (nostalgie de la présence du Monde vrai unique) et une vision désincarnée, mais ceux qui sont réglés par une vue partielle et une voix limitée. Nous ne recherchons pas la partialité pour le plaisir, mais pour trouver les connexions et les ouvertures inattendues que les savoirs situés rendent possibles. Le meilleur moyen d’obtenir une vue plus large est de se trouver quelque part en particulier.5

3La prise en compte de la situation des savoirs donne donc naissance à une objectivité flexible, mouvante et fondée sur les connexions entre les différents morceaux. Afin de saisir l’enjeu épistémologique et social des savoirs situés, rappelons que l’importance du fragmentaire est étroitement liée à l’histoire des luttes féministes qui remettent en cause l’autorité discursive en s’efforçant d’éviter toute interprétation globalisante. Michèle Soriano a notamment mis en avant cet aspect dans Kalpa impérial et Les Républiques d’Angélica Gorodischer :

L’insistance du fragmentaire, du lacunaire, du discontinu, qui donne du monde représenté une image tendant vers la limite du compréhensible, peut être interprétée comme un refus de toute maîtrise absolue : le territoire narré et les événements consignés le sont à partir d’un point de vue partiel, socialement et historiquement situé, toute prétention à l’exhaustivité est bannie. [...] Il ne s’agit donc pas de substituer une « autre » vision à la vision officielle, de proposer une vérité « autre », mais de rouvrir l’espace discursif à l’invention de nouvelles catégories, à travers la confrontation de perspectives contradictoires.6

4La renonciation à la « maîtrise absolue » ou à la « rationalité universelle » ne signifie pas pour autant que toute prétention à la connaissance objective doit être abandonnée : celle-ci doit plutôt être recherchée dans les « savoirs locaux » et les « récits en réseau »7. Quoi qu’il en soit, ces remarques nous invitent à analyser l’œuvre d’Angélica Gorodischer sous le prisme de la théorie de Haraway, en particulier en ce qui concerne le fonctionnement des story suites qui, comme nous allons le constater, ressemble à maints égards au processus de reconstitution d’une vision objective à partir de savoirs situés.

Une fragmentation vertigineuse : les Story suites mises en abîme

5L’organisation particulière que nous appelons story suite a tout d’abord été étudiée par le chercheur anglo-saxon Forest Ingram, qui forgea le terme short story cycle pour désigner ce qui selon lui correspond à un « genre littéraire »8 différent du recueil. Cette forme a notamment connu un développement important dans la littérature de science-fiction : les Chroniques martiennes de Ray Bradbury, Les robots de Isaac Asimov ou La faune de l’espace de Alfred Elton Van Vogt sont des cycles de nouvelles autonomes, certes, mais qui révèlent toute leur signification quand on établit les liens qui les unissent. Selon Irène Langlet, cette forme lacunaire favoriserait même l’activité xéno-encyclopédique de la personne qui lit : « […] l’impulsion poussant le lecteur à “fabriquer des mondes” est dopée par toute faille, toute rupture ou toute absence. [Cette forme] peut en effet se servir des “déliaisons” pour dynamiser l’ensemble de la construction de mondes »9. Cette structure est fortement appréciée par les écrivain∙e∙s10 de science-fiction, notamment par Ursula K. Le Guin qui met ses avantages en valeur de la façon suivante :

Il existe un terme péjoratif utilisé en anglais pour désigner les livres contenant des nouvelles « collées ensemble » avec un ruban adhésif fait de mots : fix-up [assemblage].Cependant, il ne s’agit pas d’un assemblage aléatoire, pas plus qu’on ne saurait le dire d’une suite de Bach pour violoncelle seul. Cette structure littéraire permet de faire des choses que le roman ne permet pas. C’est une vraie forme littéraire et elle mérite un vrai nom : peut-être pourrions-nous l’appeler story suite [suite de récits] ?11

6Le Guin rappelle que la critique tend à sous-estimer les possibilités offertes par cette structure, probablement car elle fut utilisée comme une solution de secours, c’est-à-dire lorsqu’un∙e écrivain∙e ne réussissait pas à produire un roman cohérent à partir de nouvelles isolées. Pour marquer la singularité et les significations particulières produites par l’utilisation de cette forme, nous utiliserons donc l’expression story suite en conservant le terme en anglais12. Pour désigner chaque fragment textuel de la composition en suite, nous utiliserons provisoirement le terme « morceau » afin de marquer la différence par rapport à une « nouvelle ».

7Comme nous l’avons évoqué plus haut, Angélica Gorodischer utilise cette structure à plusieurs reprises pour donner une forme cohérente à ses livres. Cependant, il est également possible de constater à une échelle plus réduite une fragmentation supplémentaire de l’ensemble textuel. En effet, certains morceaux de la story suite sont eux-mêmes divisés en plusieurs fragments narratifs qui ont la taille et l’autonomie d’un micro-récit mais qui peuvent également être réunis pour former un ensemble unitaire. C’est le cas par exemple de « Dialogue entre deux personnes qui savent de quoi elles parlent », de « Amendements à Flavius Josèphe » ou du récit « Les deux mains »13. De façon générale, l’enchâssement de différents récits fonctionne de pair avec d’autres procédés narratifs qui donnent lieu à une énonciation complexe traversée par des discours antagoniques. Un des premiers effets de la story suite est donc de créer un effet polyphonique qui, dans le cas des œuvres d’Angélica Gorodischer, participe d’un questionnement plus général de l’autorité discursive.

8En outre, les textes se ramifient parfois de façon extrême comme dans le morceau « Vingt-trois scribes », contenu dans Bajo las jubeas en flor14. Ce texte d’une trentaine de pages fait partie d’une story suite mais est lui-même divisé en huit fragments textuels indépendants. Un de ces micro-fragments, « Un homme important », fut d’ailleurs publié dans le magazine nord-américain BOMB15 comme une nouvelle à part entière : séparé de l’ensemble textuel dans lequel il était originellement inclus, la personne qui le découvre a l’impression qu’il s’agit d’un texte autonome. Il s’agit en effet d’un récit bref de cinq pages contenant une présentation de la trame narrative, un développement et un dénouement final. Toutefois, lorsque nous le lisons à l’intérieur du livre, nous découvrons une série de liens qui unissent « Un homme important » à d’autres fragments textuels ; son protagoniste (« l’homme important ») fait d’ailleurs partie des vingt-trois personnages auxquels le titre « Vingt-trois scribes » fait allusion.

9En réalité, c’est uniquement après avoir lu la totalité des « Vingt-trois scribes » que nous pouvons reconstituer les pièces du puzzle. Nous devinons alors que le dernier fragment décrit la réunion des protagonistes de tous les récits antérieurs et que ceux-ci ont été télétransportés dans un lieu mystérieux nommé « Forteresse Consternation ». Pourtant, très peu d’indices suggèrent le sens du titre car, dans la tradition des meilleurs récits borgésiens, Angélica Gorodischer met en œuvre sa maîtrise des codes du récit policier pour nous inviter à une lecture codée prenant la forme d’un jeu de pistes. Le premier fragment indique d’ailleurs de façon détournée les règles de ce jeu et propose même une justification sommaire de la réunion incongrue entre vingt-trois personnages qui proviennent chacun d’un espace-temps différent :

Les esprits habitués à l’exercice intellectuel peuvent se référer à deux théories différentes sur la nature du Temps, celle d’Einstein et celle de Langevin. Quant à ceux qui sont propices à la rêverie et à l’imagination, rien de ce qui sera raconté ici ne pourra les troubler, raison pour laquelle toute bibliographie en la matière semblera superflue. Au cours d’une superposition de temporalités (...), une réunion eut lieu entre différents personnages qui, si l’on étudie minutieusement leurs caractères ainsi que les circonstances qui les entourent, avaient tous plusieurs traits en commun.16

10Les deux grands théoriciens du temps et de la relativité sont invoqués ici pour donner une légitimité scientifique au récit, même si celui-ci vise surtout à attiser l’imaginaire de la personne qui lit. Les autres références sur le temps contenues dans le morceau sont d’ailleurs également fictives : Jor Aast ou l’écrivain roumain Mihail Stanciu peuvent difficilement être retrouvés dans une encyclopédie quelconque alors qu’Abdul Alhazred, lui, correspond à l’auteur fictionnel du Necronomicon imaginé par Howard P. Lovecraft. Dans le même fragment, une bibliographie apocryphe est par ailleurs inventée par l’autrice :

Ho, L’.: Réalité et Irréalité du Temps. París, Moeb, 1925; Mulnö, R.: Tres Ensayos Sobre él Tiempo, 2.a ed., trad. de M. Ramírez Calles. Buenos Aires, Ciencia Eterna, 1918; Narváez, N. A.: Historia Comentada de Diez Grandes Mitos Recurrentes, Vol. II. México, López Hnos., 1946; Woods, K. F.: Times Time. Londres, Sears, Lloyd & Co., 1911 »17.

11Eu égard à la facticité de ces sources, la personne qui lit est plutôt invitée à « étudier minutieusement les caractères [des personnages] et les circonstances qui les entourent », comme nous l’indique le texte lui-même. Mais quelles sont donc les caractéristiques communes partagées par les personnages téléportés à la « Forteresse Consternation » ?

12Commençons par souligner que chaque protagoniste a commis un crime et que cet acte semble avoir pour effet de le téléporter à la « Forteresse Consternation », où se déroule l’action dans le fragment final. Afin de mieux observer la nature de ce crime et ainsi que le portrait des différents personnages, nous reproduisons un tableau qui présente de façon schématique les différents fragments.


13Tableau 1. Structure enchâssée de « Vingt-trois scribes »

Pages

Titre du micro-récit

Résumé de la trame narrative et identification des personnages (scribes) téléportés au fragment final

Nombre de scribes

45-47

Fragment introductif

Évocation d’une parabole sur le temps.

0

47-55

« Les oiseaux mécaniques »

Des militaires en fuite entrent dans une maison et s’approprient deux femmes.

Le colonel Vrondt / le capitaine Preznik

2

55-60

« Le printemps de la vie »

Torture d’un étudiant dans un centre de police.

Manero (le policier tortionnaire)

1

60

« Chapitre VII »

Résumé d’un manuel d’histoire sur les grandes invasions barbares et la chute de l’Empire romain.

Les Guerriers du Nord

17

60-65

« Ce que raconta la Salamandre »

Pendant une guerre, un officier fait exécuter un homme en raison des sentiments homosexuels refoulés qu’il éprouve pour lui.

Le commandant Páez Loyola

1

65-70

« Un homme important »

Un couturier cocu assassine sa femme.

Le couturier

1

70-75

« L’hôte »

Un sage oriental assassine son hôte.

Le très sage Sao Kaneshiro

1

75-88

Fragment final

Réunion à la Forteresse Consternation.

Total des personnages téléportés

23


14En effectuant le décompte des personnages qui se retrouvent téléportés vers le fragment final, on arrive au chiffre 23 qui correspond bien au nombre de scribes mentionnés par le titre. Le fragment final revêt même l’allure d’un Jugement dernier, ce qui est accentué par la présence d’un personnage mystérieux appelé « le Rameur », qui rappelle la figure de Charon, le nocher de l’Achéron. Pour se sauver, les personnages doivent eux-mêmes deviner pourquoi ils sont là, une énigme qu’ils n’arrivent pas à résoudre puisqu’ils finiront finalement par s’entretuer.

15Quel est alors précisément le lien qui les unit ? Si l’on analyse « […] les caractères et les circonstances qui les entourent », on se rend compte que les vingt-trois scribes sont tous des hommes et que leurs actes manifestent soit de la violence sexiste soit un autoritarisme cruel. Ces éléments renvoient à des rapports conflictuels contemporains à la production de l’œuvre et jouent un rôle structurant dans le processus de production de sens, c’est-à-dire qu’ils sont à la fois idéologiques et sémiotiques. La personne qui lit est donc invitée à mettre en lumière le rôle fondamental de ces idéosèmes18 et à s’interroger sur leur présence, sous peine de ne pas pouvoir effectuer l’articulation logique entre les différents fragments textuels. En quelque sorte, « Vingt-trois scribes » nous présente les rouages de la mécanique textuelle et nous invite à participer consciemment à la production de sens en reconstituant les pièces du puzzle.

16Quoi qu’il en soit, l’enchâssement des récits au sein de « Vingt-trois scribes » produit une mise en abyme de la forme du livre, une structure qui se retrouve tout au long de À l’ombre des jubéas en fleurs. Dans « Les sargasses », plusieurs textes de nature différente (poèmes, chansons, lettres), introduits sans préalable narratif, interrompent le récit sans justification apparente mais se comprennent parfaitement en prenant en compte la parodie de la figure masculine du génie. Dans « Semejante día », le protagoniste est propulsé dans un univers différent à chaque fois qu’il franchit la porte d’une des salles du « Musée du Parc » ‒ la superposition d’espaces-temps à laquelle le protagoniste est confronté ressemblant, à bien des égards, à la mosaïque d’univers morcelés que l’on retrouve dans le reste du livre. Dans « À l’ombre des jubéas en fleur », les paraboles racontées par un vénérable personnage (le vieux Maître) sont intercalées sans raison apparente dans le cadre de la trame narrative principale mais, à la fin, s’avèrent pleines de sens.

17La structure narrative du livre est d’ailleurs illustrée de façon métatextuelle et ludique dans ce récit grâce à la présence d’un objet, le livre mystérieux que reçoit en offrande le protagoniste, un commandant d’une mission intergalactique emprisonné dans une prison incongrue sur une planète inconnue : « [Le Vieux Maître] sortit de sous sa chemise un tas de papiers reliés entre eux par un ruban »19. La présence du « Vieux et très vénérable Maître » rappelle à nouveau de façon parodique la figure tutélaire de Jorge Luis Borges et ce livre est un aleph mystérieux, composé de nombreux feuillets différents reliés entre eux par un ruban, qui offre une image métatextuelle de l’organisation fragmentaire du recueil (story suite). Le commandant emprisonné est alors situé dans la même position que la personne-lectrice : il doit remettre en ordre les morceaux du récit en devinant la logique du livre fragmentaire que lui a offert le Vieux Maître. Ce travail d’interprétation reflète celui que la personne a le loisir d’effectuer si elle souhaite octroyer une cohérence globale au livre, un processus de construction du sens illustré de manière figurative par l’image du ruban reliant les feuillets, le seul élément immédiatement compris par le commandant :

Tout comme les paraboles du Vieux et Vénérable Maître, [le livre] était un catalogue d’explications sans queue ni tête. Il regorgeait d’énumérations qui devenaient de plus en plus absurdes au fur et à mesure que l’on lisait. Les derniers chapitres contenaient des préceptes et des poèmes et, à la toute fin, il y avait une phrase qui parlait d’un ruban qui reliait toutes les idées entre elles ; j’en déduisis qu’il s’agissait du ruban qui reliait les différents feuillets que m’avait donnés le Vieux Maître et, dans ce cas, les feuillets représenteraient les idées.20

18De façon métatextuelle, la personne qui lit est invitée à suivre un jeu de reconstruction en octroyant un sens symbolique aux morceaux qui composent le livre. Tout comme les feuillets représentent les idées, le « ruban » a un sens métaphorique : il renvoie à l’ensemble des connecteurs logiques grâce auxquels l’œuvre acquiert un sens global unifié. Dans le cas de « À l’ombre des jubéas en fleurs », nous avons constaté plus haut comment ces connexions s’établissent grâce à la critique de l’ordre masculiniste, maintes fois tourné en dérision.

La construction d’une encyclopédie utopique de savoirs situés

19Nous avons constaté que les story suites d’Angélica Gorodischer se fragmentent en plusieurs morceaux qui demandent l’investissement de la personne-lectrice, amenée à reconstituer un sens global. Si cette fragmentation existe à l’intérieur de ses livres, il s’agit de se demander s’il est possible de repérer également une unité extérieure. Pourtant, les rares passerelles qui existent entre les livres ne nous permettent pas d’affirmer qu’il existe un univers commun comme chez d’autres écrivain∙es de science-fiction ‒ il n’y a pas de série, comme Le cycle du à d’Alfred E. Van Vogt, ou de saga comme le cycle Fondation d’Isaac Asimov. Remarquons toutefois que, dans ce domaine littéraire, il est aussi habituel que les connexions entre les séries ne soient pas aussi clairement établies. Certains éléments, parfois infimes, constituent des constantes mais chaque livre peut également se lire de façon indépendante. C’est le cas, par exemple, de l’univers science-fictionnel d’Ursula Le Guin qui déclare elle-même que très peu d’éléments suggèrent une connexion entre ses livres :

Des gens très sympathiques m’écrivent des lettres en me demandant l’ordre de lecture pour ce qu’ils appellent le cycle de Hain ou la saga d’Ekumen, ou quelque chose dans le genre. Comment vous dire ? Le fait est qu’il n’y a pas de cycle ou de saga. [Les récits] ne forment pas une histoire cohérente. Il y a, certes, quelques connexions claires entre eux, oui, mais d’autres sont extrêmement troubles. Il y a aussi quelques grandes discontinuités (par exemple, qu’est devenue la télépathie après La main gauche de la nuit ? Qui sait ? Demandez à Dieu et elle vous dira peut-être qu’elle a arrêté d’y croire).21

20L’idée d’un « cycle de Hain » fut plutôt forgée au niveau de la réception des œuvres : « […] Des gens sérieux et consciencieux, en le baptisant l’Univers de Hain, ont tenté d’en retracer l’histoire et d’en dérouler le fil chronologique. Personnellement, je l’appelle l’Ekumen et c’est un cas désespéré. Son fil chronologique ressemble à ce qu’un chaton retire du panier à tricot, et son histoire est surtout constituée de trous. »22 Le Guin porte ici l’accent sur ces maillons que les lecteurs et lectrices ont investis pour construire la cohérence de l’univers de Hain. En ce qui concerne l’œuvre de Gorodischer, cela serait probablement possible à réaliser mais l’écrivaine n’a donné aucun indice en ce sens. Pourtant, il existe de nombreux ponts entre les différents livres : des personnages (Trafalgar Medrano, par exemple), des lieux et des paysages similaires ou encore des références apocryphes comme celles que nous avons mentionnées plus haut. Les liens entre les livres sont également établis par des objets plus triviaux comme le « serel » (un instrument de musique qui apparaît à la fois dans Kalpa impérial et dans Les républiques) ou la plante imaginaire « zyminia », qui pousse sur la planète de Colatino (À l’ombre des jubéas en fleurs) mais qui est aussi mentionnée dans Trafalgar et Kalpa impérial.

21Il existe bien des passages entre les différents livres et ceux-ci mettent en relief une structure rhizomatique23 qui se manifeste par d’autres phénomènes présents dans l’écriture d’Angélica Gorodischer : le caractère ouvert des récits, l’absence de véritable protagoniste, la structure dialogique, la narration polyphonique, la subversion de la temporalité, etc. En réalité, l’importance donnée aux liens pouvant être tissés entre des fragments autonomes demande à être interprétée en prenant en compte une esthétique et une philosophie qui mettent en valeur l’ambiguïté et le fragmentaire.

22L’œuvre de l’écrivaine argentine correspond en effet à une période historique où les vérités absolues portées par les sociétés occidentales ont profondément été remises en question, et qui a été alternativement décrite comme la fin des idéologies et le début de la postmodernité. Toutefois, on ne saurait affirmer que les écrits d’Angélica Gorodischer nous incitent à abandonner toute prétention totalisante, ce qui est démontré par l’importance des passages et par la nécessité de rétablir par soi-même les articulateurs sémiotico-idéologiques entre les textes. Tout comme il n’y a pas un narrateur omnipotent qui contrôle toutes les variables comme dans la littérature du XIXe siècle, l’œuvre nous invite plutôt à développer des connaissances critiques sur le monde en évitant de formuler des vérités comme universelles et irréfutables. Comment réconcilier dès lors l’incessante ambiguïté et l’importance du fragmentaire avec l’élan utopique incontestablement présent dans l’œuvre de l’écrivaine argentine ?

23Ce paradoxe n’en est pas un si l’on considère que cette réflexion est en accord avec le questionnement des vérités totalisantes développé par la philosophie existentialiste de Simone de Beauvoir24 ou, à la même période, par Walter Benjamin et certains penseurs de l’École de Francfort. En ce qui nous concerne, l’œuvre inachevée que Benjamin était en train de composer avant sa mort prématurée nous aide à mieux concevoir les possibilités offertes par la forme fragmentaire. La valeur utopique des passages est particulièrement mise en valeur dans l’analyse que le penseur allemand dédie à l’architecture des phalanstères de Fourier, puisque Benjamin souligne le caractère utopique que revêtent les passages urbains au XIXe siècle :

Dans les passages, Fourier a reconnu le canon architectonique du phalanstère. [...] Les passages qui ont primitivement servi à des fins commerciales, deviennent chez Fourier des maisons d’habitation. Le phalanstère est une ville faite de passages.25

24L’exemple de Fourier est particulièrement intéressant car il montre comment la vision utopique se reflète dans l’art architectural, qui entretient un rapport particulier avec l’organisation sociale, ce qui permet d’illustrer que l’art et l’utopie peuvent cohabiter harmonieusement dans une structure rhizomatique et fragmentaire. Comme l’affirme le philosophe argentin Daniel Link, « […] Benjamin imaginait une œuvre totale, construite uniquement à partir de fragments, et il appelait cette utopie l’œuvre des passages. »26 Toutefois, le rapport est ici évident car il concerne l’architecture, qui entretient per se un rapport avec l’organisation de la vie humaine. Comment le saisir dès lors qu’il concerne la littérature ?

25La réflexion que développe Italo Calvino autour de ce thème peut s’avérer particulièrement éclairante. Invité à donner une série de conférences à l’université d’Harvard, l’écrivain italien s’interroge sur le rôle de la littérature dans le nouveau millénaire27, notamment par rapport aux avancées technologiques et au statut de l’œuvre d’art dans le monde dit post-industriel. Son positionnement est celui d’un écrivain contemporain mais il examine avant tout les grandes œuvres de ses prédécesseurs, notamment celles des écrivains du XIXe siècle. Calvino évoque les projets encyclopédiques de Novalis, Humboldt, Balzac ou Flaubert qui ont chacun tenté de donner une image surplombante et complète de leur société et de la vie humaine. Ces écrivains ont conféré à la littérature une fonction encyclopédique en la considérant comme une méthode privilégiée pour développer des connaissances sur le monde. Selon Calvino, cette visée encyclopédique est aussi présente chez les écrivains du XXe même si elle s’y affiche de façon sensiblement différente :

Ce qui prend forme dans les grands romans du XXe, c’est l’idée d’une encyclopédie ouverte, adjectif qui contredit évidemment le substantif encyclopédie, dont la prétention étymologique est d’épuiser la connaissance du monde en l’enfermant dans un cercle. Aujourd’hui, il est impossible de concevoir une totalité qui ne serait pas potentielle, conjecturale et multiple.28

26Calvino utilise donc un oxymore, encyclopédie ouverte, pour mettre en relief une double tension présente chez de nombreux auteurs (écrivain∙es et écrivains) du XXe siècle qui, abandonnant la prétention de réaliser une œuvre complète ou universalisante, ne renoncent pas pour autant à l’idée de posséder des connaissances étendues et variées sur le monde. La notion d’encyclopédie ouverte doit néanmoins être distinguée des visées totalisantes des grandes œuvres réalistes du XIXe siècle qui visaient à brosser un tableau complet de l’expérience humaine.29 Pourtant, et malgré les différences colossales entre XIXe et XXe, la littérature semble toujours être considérée comme une méthode de connaissance du monde.

27Eu égard à ces réflexions, nous pouvons appréhender certaines similitudes entre les œuvres de Calvino et de Gorodischer. L’écrivaine argentine le mentionne deux fois dans ses œuvres, tout d’abord dans Trafalgar30, puis dans le paratexte initial de Kalpa imperial : « Je remercie profondément le soutien que m’ont octroyé Hans Christian Andersen, J. R. R. Tolkien et Italo Calvino ; sans leurs mots d’encouragement, ce livre n’aurait pas pu être écrit ».31 Cette note de remerciement, à la fois sincère et ironique, met en valeur les similitudes avec l’auteur des Cosmicomics et des Villes invisibles32. Chez les deux écrivains, nous ne trouvons pas de fresques sociales mais une pluralité de situations et de paraboles sur la vie humaine qui, rassemblées dans l’esprit de la personne qui lit, construisent une multitude de savoirs.

28Certes, l’œuvre de Gorodischer ne vise pas à peindre un tableau des vices et des vertus de la société. Toutefois, si nous l’envisageons dans son ensemble comme un tout cohérent, nous y retrouvons exposées une multiplicité de problématiques comme l’arrogance, la cupidité, la vanité, l’autoritarisme ou la soif de pouvoir mais également, sur un plan collectif, des questions comme les injustices sociales et économiques, le racisme, le colonialisme, les différents types de violence, le sexisme, etc. Une vision d’ensemble de l’œuvre permet ainsi de brosser non pas une fresque sociale mais un ensemble cohérent de problématiques visant à la fois à établir une critique du monde contemporain et à rechercher de nouveaux modes de vie sociale.

29Cette fonction de l’écriture est propre à l’utopie telle qu’elle est décrite par Lucy Sargisson33. Elle est même amplement favorisée par l’aspect fragmentaire qui provoque l’engagement actif de la personne qui lit, déclenchant sa réflexion critique et créant une vision utopique non prescriptive et sans cesse renouvelée. La lecture de ces story suites, ouvertes et critiques, offre donc à la fois une vision globale des tensions sociales et des paradoxes de l’action politique mais aussi, pour reprendre le commentaire de Fredrik Jameson, « […] ouvre[nt] une brèche où, comme le Messie de Benjamin, l’utopie pourra s’engouffrer. »34