Colloques en ligne

Dorianne Butruille

La nouvelle «Usher 2» de Ray Bradbury : de la science-fiction à une fiction de la science

1Les avancées technologiques dans le domaine de la conquête spatiale ne cessent de réduire les frontières entre les sciences et la science-fiction. En parcourant le réseau Internet, on peut découvrir le prototype d’une future maison sur Mars appelée « Shee », visionner une campagne publicitaire faisant la promotion des hauts lieux touristiques de la planète rouge ou encore répondre à une enquête de la NASA destinée à définir les moyens permettant d’assurer la vie humaine dans ces lieux. À l’époque de la Guerre Froide, le combat incessant entre l’URSS et les États-Unis pour aller sur la Lune était devenu pour les écrivains une source conséquente d’inspiration. L’étude historique de la conquête spatiale nous permet donc d’observer comment l’Histoire, la littérature et les sciences entrent en interaction.

2Ray Bradbury (1920-2012) est un de ces écrivains qui ont plongé leur lectorat dans cet univers en faisant du voyage sur Mars le cadre de nouvelles regroupées dans les Chroniques Martiennes1, recueil paru en 1950. Ce livre lui permit d’acquérir une notoriété qui se confirma en 1953 avec le roman Fahrenheit 4512. L’éditeur des Chroniques Martiennes, qui n’était pas rassuré à l’idée de publier les nouvelles d’un inconnu, a contraint Bradbury à créer une unité dans son recueil afin qu’il s’apparente à un roman. Cette œuvre pose donc dès ses origines la problématique des frontières entre nouvelles et roman.

3Ce flou s’amplifie quand on sait que Ray Bradbury ne se voit pas comme un écrivain de science-fiction alors que paradoxalement il est considéré comme l’un des plus grands auteurs dans ce domaine. En effet, il affirme que le seul roman d’anticipation qu’il ait écrit est Fahrenheit 4513. Le recueil Chroniques Martiennes,comme il le dit lors de ses interviews, est une « odyssée »4 dans laquelle il raconte comment l’homme s’est installé sur Mars.

4Ce récit de colonisation, qu’il est possible de mettre en relation avec l’histoire des États- Unis, pourra-t-il un jour se vérifier ? Les avancées technologiques donneront-elles aux hommes l’occasion, non de se rendre sur Mars, car cela ne serait même plus surprenant pour un homme du XXIe siècle, mais de vivre sur Mars ? Autrement dit, la science autorisera-t-elle que l’histoire répète ses erreurs en permettant une expansion destructrice des États-Unis sur Mars ?Les Chroniques Martiennes offrent une vision pessimiste du futur dans laquelle l’humanité n’a pas su tenir compte de son passé. Le récit offre la possibilité de confronter simultanément le passé, le présent et le futur, et il amène le lecteur à réfléchir sur sa place dans l’univers et dans l’Histoire. Cet effet de circularité historique est en outre souligné par la technique de la réécriture. Si nous avons déjà évoqué l’Odyssée, nous devons aussi présenter d’autres influences. Ray Bradbury avait pour l’habitude de dire : « Jules Verne est mon père! Jean-Paul Sartre est l’un de mes oncles fous… »5. L’écrivain place donc ses écrits entre le roman d’aventure et la philosophie. Il a aussi largement été influencé par Nathaniel Hawthorne, qui critiquait le puritanisme de son époque dans des nouvelles, précisément. De plus, Ray Bradbury a, selon ses dires, longtemps essayé d’imiter Edgar Allan Poe sans y parvenir6.

5Ce célèbre auteur n’a jamais cessé de l’inspirer, comme le prouve la nouvelle « Usher 2 », réécriture de « La Chute de la maison Usher »7, que nous pouvons lire dans les Nouvelles histoires extraordinaires de Poe8. Cette nouvelle met en scène un personnage, M. Stendhal, qui veut se venger des personnes qui ont brûlé ses livres trente ans plutôt sur Terre. Pour cela, il part habiter sur Mars. Accompagné de Pikes, ancien acteur et expert en effets spéciaux, et avec l’aide d’un architecte inculte, il crée une maison inspirée principalement de l’univers fantastique d’Edgar Allan Poe. Il invite chez lui des personnes avec qui il a créé des liens d’amitié. Elles sont toutes favorables à la loi votée en 1950 qui interdit toute lecture et diffusion de la littérature sur Terre et sur Mars et dont l’application est vérifiée par l’institut d’Hygiène Morale, nouvelle instance de contrôle idéologique. Parfaitement conscient de ce parti pris de ses invités, il finit par les tuer, chacun de manière très spécifique.

6L’art de ce maître du fantastique qu’est Poe est donc réinvesti dans un récit de science-fiction. Mais qu’apporte le fantastique au récit de Bradbury ? Comment s’y combine-t-il avec les domaines de la science et de la technologie ? En d’autres termes, comment cette influence revendiquée par Bradbury, et que l’on pourrait considérer comme étant en décalage avec les genres de la science-fiction et de l’anticipation, lui permet-elle paradoxalement de rédiger un récit donnant simultanément un sens au passé, au présent et au futur ?

Réécritures et dédoublements

7L’étude de Dominique Jardez intitulée « Les avatars de la Maison Usher chez Hoffman, Poe et Bradbury »9 explique le principe de la réécriture qui associe ici trois récits : « Le Majorat » d’Hoffman paru en 1817, « La Chute de la maison Usher» d’E. A. Poe, publié en 1839, et « Usher 2 » de Bradbury, paru en 1950. Il ressort de cette étude que Poe a fait preuve d’un « […] souci d’ordre et de simplicité », et qu’il s’agit pour Bradbury de mettre en évidence « […] l’importance de l’expérience de la lecture » et « […] d’expérimenter les effets de cette reconstruction dans un monde moderne et incrédule ». À cette fin, l’écrivain reconstitue sur Mars un décor et une atmosphère semblables à ceux que nous retrouvons chez Poe. Ainsi, Ray Bradbury renoue avec le fantastique pour le détruire par la suite. Tout le principe de recréation chez cet auteur n’existe que pour préparer la destruction à venir.

8Ce projet est d’autant plus monumental et symbolique qu’il ne s’agit pas de faire référence à une seule nouvelle mais bien à plusieurs, voire à un genre dans son intégralité. En effet, en nous appuyant sur l’étude évoquée ci-dessus nous pouvons dire que « Usher 2 » fait allusion à sept nouvelles d’Edgar Poe.

9L’inspecteur de l’hygiène, M. Garett, en reconnaît trois : « L’enterrement prématuré », « Le puits et le pendule », « Le double assassinat de la rue Morgue »10. Comme l’explique Dominique Jardez, l’inspecteur entre alors pleinement dans le jeu du propriétaire. Stendhal son hôte, cherche par sa mise en scène à redonner vie à la littérature et la réaction de Garrett prouve l’efficacité d’un tel dispositif.

10Si, pour un lecteur de Poe, trois nouvelles sont facilement reconnaissables dans la mise en scène de l’exécution des invités, trois autres sont plus subtiles à identifier, notamment « La barrique d’Amontillado »11. Cette nouvelle que Garett ne connaît pas est pourtant le cadre que Stendhal a choisi pour mettre en scène la mort de l’inspecteur. Les différentes étapes de ce récit sont reconnaissables. En effet, chez Poe, le personnage principal de l’histoire veut se venger d’un affront fait par un ami, Fortunato. Connaissant son arrogance et son attirance pour le vin, il l’emmène dans ses caves, le soûle et l’emmure vivant. Dans « Usher 2 », Stendhal propose plusieurs fois du vin à Garett puis l’emmène dans la cave. Certains détails très précis sont réutilisés tels que la présence de squelettes ou l’utilisation de la truelle pour construire le mur. Enfin, la dernière phrase adressée à Fortunato et Garett est dans les deux cas : « In pace requiescat ». L’obsession de Stendhal est si forte que celui-ci oblige Garett à effectuer les gestes et à employer les mots prononcés par Fortunato dans la nouvelle de Poe. Le réemploi fidèle des éléments de ces quatre nouvelles suggère les trésors d’imagination dont a dû faire preuve Stendhal pour mettre au point son projet afin d’assouvir sa vengeance.

11L’atmosphère fantastique de Poe se dissimule dans les moindres recoins de la maison, jusqu’au « cœur révélateur »12 que nous retrouvons dans « le plancher [qui] résonnait du battement énorme d’un cœur fabuleux et caché »13. L’intérieur de la maison est décrit à l’aide de passages entiers du texte du « Masque de la mort rouge »14. Par le biais de cette description, les convives de Stendhal sont directement assimilés aux invités du prince Prospero. Or, un lecteur de Poe se doute très rapidement qu’un sort funeste attend les convives de Stendhal dans la mesure où, à la fin du « Masque de la mort rouge », tous les invités meurent. Il en est effectivement de même dans « Usher 2 ».

12La dernière nouvelle que nous n’avons pas encore vraiment évoquée est évidemment celle qui a donné son nom à ce récit: « La Chute de la maison Usher », référence explicite derrière laquelle se dissimulent toutes les autres. Elle est la fondation même de la structure du récit de Bradbury puisque l’incipit et l’excipit de la nouvelle sont entièrement cités au début et à la finde « Usher 2 ». Dès le début, une inégalité est créée entre deux types de lecteurs, ceux qui ont lu Poe et ceux qui ne l’ont pas lu. Aucun problème ne se pose pour un lecteur connaissant Poe car le titre et les premières lignes lui sont familières et significatives. À l’opposé, un lecteur non averti devra faire face à des éléments manquants. Le titre « Usher 2 » sous-entend l’existence d’un autre « Usher » qui lui est inconnu. Il se voit donc dans l’obligation de chercher à comprendre une référence et risque, au cours de sa lecture, de ne saisir qu’une dimension du récit.

13Le texte de Bradbury est donc un récit trouvant ses racines dans une nouvelle gothique, Le Majorat, de Hoffmann, qui, sous la plume de Poe, s’est transformé en récit fantastique. En faisant de ce récit un récit de science-fiction, Bradbury perpétue la transmission d’une histoire qui se transforme selon l’époque à laquelle elle est écrite. Chaque réécriture de ce texte appelle le texte de référence mais chacune de ces réécritures devient un dédoublement de l’original car elle a subi une diffraction due à l’époque de sa rédaction et à l’évolution des mentalités et des technologies que celle-ci connaît. Bradbury agit de la même manière avec les personnages.

14Intéressons-nous tout d’abord au personnage principal du récit : William Stendhal. D’un point de vue onomastique, son patronyme contient tout un patrimoine littéraire et culturel. Le prénom William est une allusion à William Shakespeare et Stendhal bien sûr à Henri Beyle. Le personnage présente déjà dans son nom un dédoublement temporel – celui-ci renvoie aux XVIe et XIXe siècles –, et un dédoublement des genres littéraires que sont le théâtre et le roman. Il est ici intéressant de rappeler que Bradbury a, en plus de ses romans, écrit des pièces de théâtre, par exemple Théâtre pour demain et après15 (1972). Nous retrouvons donc dans ce personnage des éléments inhérents à l’écriture de Bradbury.

15Dans la mesure où « Usher 2 »est une réécriture, il semble tout naturel que William Stendhal s’approprie les caractéristiques des personnages des récits qui ont inspiré son créateur. Il en ressort que William Stendhal naît de la combinaison des deux personnages centraux de « La maison Usher » de Poe, et du « Majorat » d’E. T. A. Hoffmann. Bien que le récit de Bradbury reprenne fidèlement, au début et à la fin, l’incipit et l’excipit de celui de Poe, rédigés à la première personne, nous avons d’emblée l’impression que William Stendhal, le narrateur, est une figure authentiquement bradburyenne. Mais plus le récit progresse, plus la folie de Stendhal et sa capacité à imaginer des scènes fantastiques l’assimilent à Usher, le personnage de Poe en proie à la démence. Ce personnage enfermé dans son salon, touché par une sombre dépression, devient fou et transmet sa folie à celui qui se tient près de lui. La combinaison de ces deux personnages dans un seul ne fait qu’amplifier, chez Bradbury, cette idée de folie née de l’obsession d’une vengeance.

16Il est évident que, pour le lecteur, le rôle de la personne qui vient rendre visite au baron pourrait aussi être tenu par Garett car c’est lui qui arrive et qui introduit dans le récit le motif du château hanté. Sauf que, si dans le récit d’origine le narrateur vient par amitié, ici Garett est très hostile à son hôte. Autrement dit, le récit présente une situation inverse de celle du récit de Poe. De même, Stendhal devient « Montresor », un personnage appartenant à la nouvelle « La barrique d’Amontillado ». Comme lui, il a un besoin vital de vengeance, comme lui, il est capable de préparer un stratagème diabolique pour parvenir à ses fins. Au travers du personnage de Stendhal et, par ricochet, à travers celui de Garett, nous voyons que Bradbury a doté ses protagonistes d’individualités propres, qui s’effacent petit à petit pour laisser place à celles des personnages initiaux dont ils s’inspirent. Des personnages de fiction deviennent d’autres personnages de fiction, comme si Bradbury cherchait à revenir aux origines de la fiction.

17Le génie de Bradbury se déploie ainsi dans l’art de fusionner, au sein de la narration, les dimensions de la réalité et de la fiction. Le dialogue entre Garett et Stendhal illustre l’ambiguïté existant entre ces deux notions:

– Où est mon double ? On n’assiste pas à sa mort ?
– Il n’y a pas de double.
– Mais… et les autres !
– Les autres sont morts. Ceux que vous avez vus tuer étaient les vivants. Les doubles, les robots, se contentaient de regarder.16

18Cet échange a lieu juste après que Stendhal a enchaîné Garett avant de l’emmurer vivant. Ébahi, Garett demande à Stendhal des explications et comprend alors que dans cette maison tout n’est, pour le personnel du récit, que fiction et que la réalité s’est effacée en laissant place à cette fiction. Lui-même devient une part de cette fiction. Pour chaque personnage tué, un robot était préparé pour prolonger l’illusion et tromper les autres invités. Or, il est à noter que cette ruse est utilisée dès le début autant par Stendhal et Pikes que par l’Hygiène Morale. Lorsqu’il vient voir Stendhal pour la première fois, Garett est en fait un robot envoyé par prudence par cette institution, mais Pikes et Stendhal ne le savent pas. Après l’avoir tué grâce à une machine, ils brûlent son corps et renvoient sur terre un autre robot à l’image de Garett. Pikes se rend compte plus tard que l’homme qu’ils ont tué était déjà un robot. Le vrai Garett n’arrive que par la suite, au moment du bal. Le lecteur doit alors démêler la fiction dans la fiction de la réalité dans la fiction. Grâce au stratagème de Stendhal, tous les personnages hostiles à la littérature sont détruits par cela même qu’ils ont eux-mêmes voulu détruire. La boucle est bouclée. La fiction a pris le pas sur la réalité.

19Si Stendhal a mis en place tout ce stratagème, Pikes est pour beaucoup dans cette confusion de la fiction et de la réalité. C’est lui qui crée ces machines trompeuses qui entraînent les invités à se laisser abuser par le monde de la fiction et à le confondre avec leur réalité. Si Stendhal incarne la défense de la littérature, Pikes représente quant à lui, de par son expérience d’acteur, le cinéma. Les connaissances de Stendhal et de Pikes, les savoirs et les sciences qu’ils ont à leur disposition sont donc mis au service de la fiction.

20Le dédoublement des personnages par l’intermédiaire de robots a également pour objectif de contribuer à la confusion de la fiction et la réalité, d’effacer les frontières qui les séparent. Ce rapport entre fiction et réalité est en outre implicitement représenté par le voyage et la conquête spatiale. Le trajet de la Terre à Mars peut être comparé à l’écart qui sépare la réalité de la fiction. Dans Les Chroniques Martiennes, la fiction est interdite sur la Terre alors que tant que la colonisation n’est pas achevée sur Mars, la fiction y est encore présente. Le voyage sur Mars est considéré comme une échappatoire, une manière de fuir la dure réalité et les contraintes de la Terre. Par juxtaposition, la lecture est vue comme une manière de se soustraire à la réalité. Mais malheureusement, la réalité s’insère petit à petit dans ce nouveau monde comme un parasite. Autrement dit, la Terre représente la réalité et Mars la fiction. L’arrivée des hommes sur Mars brouille les frontières. La volonté des hommes de coloniser ce nouveau monde transforme peu à peu la planète en un double de la Terre. Finalement, Bradbury semble sous-entendre que les hommes ne font que répéter inlassablement les mêmes erreurs, qu’ils sont incapables de prendre en compte les acquis de leur propre histoire. Écrire à propos de la planète Mars est pour Bradbury une manière de réécrire l’histoire de la Terre.

21Le procédé de réécriture dans la nouvelle « Usher 2 » est une manière de détourner l’attention du lecteur de la réalité pour en fait l’y confronter plus radicalement. Cette confrontation s’opère à travers une mise en relation des connaissances du lecteur et des invités avec la culture de Bradbury et de son personnage.

Sciences et connaissances

22Dès le début d’« Usher 2 », deux personnages antinomiques représentant d’une part le savoir et d’autre part l’ignorance s’opposent. Stendhal incarne le savoir. Il est le détenteur d’une bibliothèque qui a été saccagée et brûlée, mais les membres de l’Hygiène morale n’ont cependant pas pu contrôler son savoir ou effacer sa mémoire. Par contre, grâce aux dispositifs qu’ils ont mis en place, ils ont réussi à formater les générations nées après 1975 comme le démontrent l’attitude et le raisonnement de Bigelow. Ce personnage est une allégorie de l’ignorance et, comme le dit Stendhal, « un imbécile ». Son langage est vide, creux, et se situe aux antipodes de celui de Stendhal. Il est à noter que Bigelow est incapable de se forger sa propre opinion et qu’il se satisfait de lieux communs. Sa pensée est linéaire, ordonnée, formatée. Sans en être un, Bigelow agit comme les robots qui apparaîtront par la suite.

23Néanmoins, son ignorance ne le tue pas et ce pour la simple et bonne raison qu’il n’a pas choisi cet état, contrairement aux invités de Stendhal qui ont pleinement conscience de leurs actions. Au fil de la nouvelle, le lecteur comprend clairement que Stendhal a sélectionné ses invités. Ils ont tous joué un rôle dans la propagation de la vague d’ignorance qui a touché la Terre et qui maintenant s’apprête à frapper Mars. Dans une autre nouvelle des Chroniques Martiennes intitulée « La lune toujours brillante »17, on apprend que la civilisation martienne a été décimée par la varicelle apparue sur Mars pendant l’une des premières expéditions terriennes. Dans le contexte d’« Usher 2 », l’ignorance est un fléau d’autant plus pernicieux qu’il a dévasté la Terre et s’apprête à ravager Mars. Ce qui arrive à Garett est une preuve des dangers de l’ignorance puisqu’il tombe dans le piège de Stendhal-Montresor précisément parce qu’ayant brûlé ses livres, il n’a pas lu le récit de Poe. La nouvelle se transforme en un plaidoyer contre l’ignorance.

24Pour parvenir à transmettre ce message, Bradbury / Stendhal doit recourir à ce que l’on pourrait appeler une mécanisation du savoir. Celle-ci s’impose peu à peu dans la description du manoir puis dans celle des dispositifs mis en place afin de tromper les convives. L’expression « un sanctuaire mécanique »18 condense bien à elle seule ce qu’a voulu créer Stendhal. Le manoir est « un sanctuaire » car il est dédié à la fiction, et il est « mécanique » car c’est en utilisant des dispositifs techniques que son propriétaire parvient à faire naître ce sanctuaire. Nous comprenons donc que Bradbury joue avec les différentes acceptions du mot « science », qu’il envisage en tant qu’ensemble de connaissances, de références ou bien en tant que technologie, somme de dispositifs techniques. Dès lors, la littérature de science-fiction devient un moyen de diffuser la connaissance scientifique et de dénoncer l’hégémonie de la technique dans notre vie quotidienne. Comme si Bradbury avait peur que ce déferlement de technologie puisse dénaturer la connaissance et que cela mène un jour à l’ignorance. Ces notions ne sont pas sans nous rappeler les thèses de son roman de 1953, Fahrenheit 451.

25Les sciences et la culture se confrontent donc car pour Stendhal / Bradbury, les unes détruisent l’autre. Stendhal, en les combinant, en fait aussi une arme de destruction qui lui permet d’assouvir une vengeance. Dès que celle-ci est accomplie, la maison Usher retourne d’où elle vient, c’est à dire dans le néant, la non-existence. Dès lors, même Stendhal, le défenseur ardent de la littérature et des arts, semble avoir oublié ce qu’est leur l’essence. Obsédé par la vengeance, il fait de la culture littéraire et de l’art de la fiction une arme de destruction au même titre que les bombes de la Seconde guerre mondiale. Bradbury semble donc exprimer dans son récit « d’anticipation » les craintes que lui inspirent pour le futur de l’humanité l’histoire de son pays et l’hégémonie de la technique dans la société américaine dès les années cinquante.

Des craintes pour l’avenir

26La représentation de l’autodafé est récurrente dans l’œuvre de Bradbury et notamment dans Fahrenheit 451. Entre Fahrenheit 451 et « Usher 2 », beaucoup de points communs sont à relever. La nouvelle est même considérée comme la source du roman puisque l’écrivain a semble-t-il pris appui sur cette nouvelle pour rédiger son roman. Toutefois, si les deux textes peuvent être analysés comme des récits d’anticipation, il ne faut pas oublier que Fahrenheit 451 se déroule sur Terre dans un cadre temporel difficile à préciser, alors qu’« Usher2 » se déroule en avril 2005 (ou 2036 dans la seconde édition) sur Mars. Les deux œuvres défendent donc les mêmes idées (elles dénoncent notamment les méfaits d’une culture de masse qui exclut les livres, une culture clairement désignée dans Fahrenheit 451 et annoncée dans « Usher 2 ») mais Bradbury utilise des procédés différents.

27Il met ainsi en scène les autodafés de ses principales références. Tout en expliquant que tous les genres de la littérature ont été touchés, il souligne le sort subi par les récits fantastiques, les récits de science-fiction et de fantasy. Il cherche à atteindre son lecteur et vise un large public en utilisant des références connues de tous. De plus, il confère ainsi à des œuvres littéraires un statut de personne humaine et les assimile à des victimes en usant d’une métaphore filée, puisque les scènes décrites rappellent les exécutions dans les régimes totalitaires. L’auteur semble ainsi chercher à faire réagir son lecteur. Car mettre en scène des autodafés d’œuvres fantastiques, de science-fiction et de fantasy19, c’est paradoxalement faire en sorte que, dans le monde qu’il a créé, son œuvre ne puisse exister. Il s’agit aussi de rappeler au lecteur que les livres sont la production d’êtres humains et que brûler des livres, c’est s’attaquer à une personne. Par l’intermédiaire de son personnage, Bradbury transmet un message à son lecteur : respecter l’art, c’est se respecter soi-même.

28Nous ajouterons que l’auteur semble désigner les sciences comme une menace considérable pour l’art. Dans ses récits, elles le pervertissent et le détruisent. À plusieurs reprises, il associe un conte célèbre à un motif scientifique synonyme de destruction, expliquant par exemple qu’on a « […] servi Jack Tête de Citrouille garni de meringue au bal des Biologistes » ou que « […] la Belle au Bois dormant s’est réveillée au baiser d’un savant pour mourir sous la fatale piqûre de sa seringue »20. À nouveau un paradoxe apparaît puisque dans un monde où les sciences ont permis aux hommes de trouver une nouvelle terre d’accueil, elles apparaissent aussi comme destructrices d’une civilisation. Ainsi, Bradbury observe la capacité de l’humanité à créer de nouvelles technologies, à approfondir ses connaissances scientifiques, et il pressent là un véritable danger pour l’Homme. Or dans les années 50, les États-Unis sont déjà engagés dans une course à l’innovation scientifique pour affirmer leur suprématie sur l’URSS. On comprend alors que Bradbury ait des réserves vis à vis de l’évolution de son pays, dont le gouvernement estime que les sciences feront une nation puissante, alors qu’il pense pour sa part qu’à long terme, elles provoqueront le déclin de la société américaine et de l’humanité.

29L’image de l’autodafé est donc une façon symbolique de montrer sa passion pour les arts et la littérature mais aussi de donner son avis sur la politique de son pays et de mettre en garde son lecteur. La science-fiction sert alors la culture mais s’oppose aux sciences. Idée inattendue pour un texte qui, à première vue, développe un grand nombre de dispositifs scientifiques dans une vision futuriste.

30A priori le récit se porte sur le futur puisque dans l’édition de 1950, le lecteur est transporté dans les années 1996 à 2026 alors que dans l’édition de 1997, il découvre la période qui va de 2030 à 2056. Pourtant, Bradbury, comme évoqué précédemment, a toujours clamé que Fahrenheit 451 est le seul récit d’anticipation qu’il ait écrit21. Pourquoi a-t-il alors choisi de modifier ces dates ? Il est probable qu’il ait souhaité conserver à son texte une certaine vraisemblance afin qu’il présente toujours le même intérêt pour une nouvelle génération de lecteurs. Il est essentiel que le lecteur finisse par ressentir cet aspect de mise en garde contre une menace future qui disparaitrait dans la première version du récit si nous le lisions aujourd’hui avec des dates inchangées. Cette manipulation du cadre temporel prouve que cet avertissement concerne le passé, le présent et le futur de l’humanité. Bradbury ne distingue pas ces trois dimensions, il les combine, les fusionne en faisant preuve de fatalisme dans ses écrits comme le prouvent les paroles du martien dans « Rencontre nocturne » : « Peu importe le Passé ou l’Avenir, si nous sommes vivants tous les deux. Ce qui doit suivre suivra, demain ou dans dix mille ans »22.

31Prenant pour référence un artiste du XIXe siècle dans un contexte du XXIe siècle et réutilisant des faits contemporains en les dissimulant dans un contexte futuriste, l’auteur joue avec les dimensions temporelles. Il se veut plutôt un observateur de la société qu’un prophète capable de prévoir le futur. L’écrivain n’adopte donc pas une vision scientifique mais plutôt une vision philosophique, interrogeant notre manière de voir le monde, la place de l’homme dans l’univers. C’est là une approche qui s’apparente aux questionnements philosophiques de l’Antiquité et des Lumières et qui rappelle alors que l’Homme n’est qu’une infime poussière dans l’univers.

32En envoyant les hommes sur Mars, Ray Bradbury confronte deux civilisations. Dans les rencontres opposant les martiens aux humains, toute une philosophie de la vie se développe, incarnée par la pensée martienne. L’auteur fait alors de cette civilisation un exemple à suivre en ne cessant de construire des parallélismes entre la Terre et Mars. Bradbury offre ainsi à son lecteur sa propre vision de la vie. Celle-ci se fonde en priorité sur les rapports entre la culture et les sciences. Si dans l’esprit de certains, ces domaines s’opposent, ils sont pour lui complémentaires. Dans « Usher 2 », la culture et les sciences se complètent et entrent en interaction. Néanmoins, Stendhal n’incarne pas un exemple puisque tout ce qu’il fait est guidé par la vengeance et l’idée de destruction. En d’autres termes, cette nouvelle montre l’incapacité de certains hommes à comprendre la culture et leur capacité à la dénaturer. Stendhal apparaît alors comme un anti-héros : il n’est pas un nouvel habitant de Mars, il est toujours un terrien, un démolisseur ; il est lui-même ce qu’il redoute. Pourtant, Bradbury termine son recueil sur une note d’espoir puisqu’une famille terrienne semble avoir compris ce qu’être martien signifie : « Les martiens étaient là – dans le canal – réfléchis dans l’eau : Timothy, Michael, Robert, maman et papa. Pendant un long, long moment de silence, à leurs pieds, les martiens soutinrent leurs regards, dans la moire ondulante de l’eau … »23.

33
Par l’intermédiaire de la réécriture, Bradbury permet au lecteur de faire une excursion dans la littérature, en particulier à travers les genres du fantastique, de la science-fiction et du merveilleux, c’est-à-dire les genres dominant dans son œuvre. Il s’agit aussi de transporter le lecteur dans des temporalités différentes et de faire appel à ses souvenirs comme à son imagination. Pour cela la Terre se dédouble et devient Mars. Mars est le monde de la science-fiction, un monde dirigé par la science depuis que l’humanité y a posé le pied. La maison Usher est toute imprégnée de cette science puisque tout le savoir y est mécanisé, au point que l’homme y devient robot. En faisant de l’homme un robot, l’écrivain lance un avertissement au lecteur, et si le futur est présent dans son esprit grâce au registre de la science-fiction, d’autres passages du texte le confrontent au passé et au présent, donnant au récit un aspect atemporel. Bradbury doit donc être considéré comme un observateur de sa société, un philosophe poétique qui offre des règles de vie. Finalement la science-fiction est un trompe-l’œil. Ce qui importe dans ce récit, ce n’est pas la science, ce n’est pas Mars, c’est l’homme en lui-même. On constate alors que les Chroniques Martiennes sont à certains égards aussi un texte anthropologique.

34Une nouvelle fois la fiction correspond bien au sens du mot « feindre ». Feindre le futur pour mieux parler du présent. Pourtant Bradbury, qui met en garde contre le danger des sciences, qui trouve que la voiture est la pire invention de l’homme et qui n’a pas besoin d’un ordinateur car il possède une machine à écrire, inspire les scientifiques. L’invention du walkman par un Japonais, après la lecture de Fahrenheit 451, ou les projets les plus fous de la NASA en sont la preuve. Un paradoxe naît alors : Bradbury ne se veut pas auteur de récits d’anticipation, mais ses récits influencent le futur. Ainsi a-t-il réussi, en quelque sorte sans s’y attendre, à atteindre son objectif en conciliant la culture et les sciences. La NASA s’intéresse de plus en plus à la science-fiction et depuis 2014, elle travaille avec des auteurs de science-fiction pour tenter de réaliser ce qu’ils inventent. Dès lors, grâce à cette coopération avec les héritiers de Bradbury, nous pourrons certainement nous rendre sur Mars en 2030 en 39 jours et vivre sur cette planète dans la colonie Eleon. La réalité aura dépassé la science-fiction.

3516  Ray Bradbury, « April 2005 : Usher 2 », The Martian Chronicles, New York, Doubleday, 1958, p. 45 (traduction d’Henri Robillot, p. 172-173) :

36‘There is no duplicate’

37‘But the others!’

3822  Ray Bradbury, « Night meeting », The Martian Chronicles, Londres, Harper Collins, coll. « Voyager », 2008, p.141 : « What does it matter who is Past or Future, if we are both alive, for what follows will follow, tomorrow or in ten thousand years ».Traduit de l’américain par Henri Robillot,op. cit., p. 127.