Colloques en ligne

Teresa Solis

«Faire Lune la lune» : l’imagination scientifique d’Italo Calvino

1Le rapport entre la poétique de Calvino et la science a fait l’objet de nombreuses études1. À maintes reprises, cet auteur souligne la source d’inspiration littéraire que la science représente pour lui. Les écrits contenus dans Romanzi e racconti, les trois volumes qui réunissent l’ensemble de ses œuvres, et dans les deux volumes des Saggi2 en témoignent. Science au sens de science dure, habitée par des alambics, des équations et des formules complexes qui utilisent un langage obscur et qui souvent ne sont compréhensibles qu’à un groupe restreint d’initiés ; et science au sens large, en tant que processus de connaissance propre à l’être humain. On retrouve ce lien dans une des sections du deuxième volume des Saggi, dont le titre est « Letture di scienze e antropologia »3.

2Mais la place que la Lune occupe dans la poétique de cet auteur4 est un peu moins connue. Elle est pourtant un élément récurrent, tout particulièrement dans Les Cosmicomics5, un ensemble de récits brefs où Calvino réalise son projet de création littéraire à partir de l’univers scientifique et des images que celui-ci suscite et évoque dans son imagination. Si la Lune est un élément qui marque de manière générale l’imaginaire de la fantascienza, elle caractérise aussi une part éminente de la tradition littéraire italienne. À travers cet astre, Calvino se place idéalement dans la continuation de ce socle littéraire et en même temps il utilise la science au sens le plus large pour nourrir la caractérisation de cet élément.

3Nous proposons ici un premier jalonnement de la question qui pourra servir de base pour des approfondissements à venir. Après avoir présenté les rapports existant entre la science et le récit bref chez cet auteur, nous nous pencherons sur les nouvelles consacrées à la Lune, en nous arrêtant sur deux aspects propres à ces textes : la relation entre la Terre et la Lune, et la juxtaposition de la Lune et des personnages féminins.

Science, science-fiction, récit bref

4Né dans une famille de scientifiques, l’écrivain de Sanremo se considère un peu comme une brebis galeuse, ayant abandonné des études d’agronomie pour fréquenter la faculté de Lettres. Toutefois, son intérêt pour l’univers des sciences n’est pas lié à ses origines familiales, mais plutôt à un séjour aux États-Unis. Ce moment représente un tournant décisif dans l’engagement poétique de Calvino. D’après Sergio Blazina, « […] la force totalisante du capitalisme, complètement déployé de l’autre côté de l’océan, semble convaincre Calvino que les transformations sociales et anthropologiques actuelles, produites par la deuxième révolution industrielle, sont irréversibles. »6 Aux États-Unis il rencontre Giorgio De Santillana, philosophe des sciences d’origine italienne7, qui estime que la représentation mythique du ciel est en réalité une forme raffinée de science que l’évolutionnisme a aveuglement et présomptueusement déclassé en matière préscientifique. Cette affirmation est particulièrement importante car elle est formulée par un philosophe des sciences, qui connaît bien les fondements épistémologiques de la pensée scientifique. L’idée d’une valeur scientifique propre au mythe est particulièrement chère à Calvino, qui s’est intéressé depuis ses débuts en tant qu’écrivain à l’anthropologie, à l’ethnologie, au folklore et finalement à ce que la science représente anthropologiquement pour les hommes. L’auteur rentre en Italie et commence à composer Le Cosmicomiche8, premier recueil de récits brefs d’inspiration scientifique.

5Dans l’article « Le Cosmicomiche », rédigé pour le numéro que la revue Il Caffé lui consacre en 1963, Calvino explique :

La science contemporaine ne nous fournit plus d’images que l’on peut représenter, le monde qu’elle nous ouvre va au-delà de toute image possible. Et pourtant l’homme de la rue qui lit des ouvrages scientifiques trouve parfois une phrase qui suscite une image. J’ai essayé d’en enregistrer quelques-unes et de développer un récit : un type spécial de récit, le récit cosmicomique.9

6Voici donc les premières lignes programmatiques du projet « cosmicomique ». Éclairons tout d’abord le néologisme. Forgé par l’auteur afin de définir un type spécifique et nouveau de récit, il combine en un seul mot « les deux adjectifs cosmique et comique », le premier évoquant le cosmos, l’univers (« cosmico ») et le deuxième le « comique », qui est « un effort de stylisation, de précision formelle, inspiré par la bande dessinée et les comiques du cinéma muet. »10 Le résultat est un genre à part, dont on saisit probablement davantage le sens dans la traduction française qu’en ont proposé Jean Thibaudeau et Jean-Paul Manganaro : Cosmicomics fait référence à la bande dessinée et à l’image de manière plus évidente qu’en italien, où « comico » renvoie plutôt à ce qui provoque le rire. « Dans l’élément cosmique il n’y a pas tant le rapport à l’espace que la tentative de se mettre en lien avec quelque chose de bien plus ancien. Chez l’homme primitif et chez les classiques, le sens cosmique était l’attitude la plus naturelle ; chez l’homme contemporain, au contraire, pour affronter les choses trop grandes et sublimes, nous avons besoin d’un écran, d’un filtre, et c’est là la fonction du comique. »11.

7Le deuxième élément mis en relief dans l’extrait proposé, et déjà amorcé avec l’adjectif « comique » du néologisme, est la recherche de la visibilité, la relation à l’image produite par l’énoncé scientifique à la base du récit même. Calvino explique qu’à la base de la composition de Le Cosmicomiche, il y a « […] surtout Leopardi, les comics de Popeye, Samuel Beckett, Giordano Bruno, Lewis Carroll, la peinture de Matta et dans certains cas Landolfi, Kant, Borges, les incisions de Grandville »12. La bande dessinée, la peinture, les incisions sont des références qui soulignent le rôle joué par l’image, tant en ce qui concerne le travail de création des histoires que l’univers restitué aux lecteurs.

Le but était de montrer comment le discours par image propre au mythe peut être généré par n’importe quel autre domaine, même par un langage très éloigné des images tel celui de la science. Même en lisant un livre scientifique très technique ou un livre philosophique très abstrait, on peut tomber sur une phrase qui excite de manière inattendue la fantaisie et la création d’images.13

8Au total, Calvino écrit trente-trois histoires cosmicomiques rédigées et publiées à des moments différents. Le premier recueil, intitulé Le Cosmicomiche, comprend douze récits brefs et paraît pour la première fois en 1965. Ti con zéro14 (« temps zéro», la formule par laquelle on désigne le commencement du temps), sort deux ans plus tard, en 1967 : il contient onze récits brefs distribués en trois sous-parties, chacune renvoyant à une science différente. En 1968, un troisième recueil voit le jour, La memoria del mondo15. Il s’agit d’un volume qui réunit les récits précédemment publiés plus huit inédits. Les deux derniers récits cosmicomiques paraissent enfin en 1984 sous le titre Cosmicomiche vecchie e nuove16.

9Tous les récits cosmicomiques présentent deux importants points communs : la structure et le narrateur. Chaque récit s’ouvre sur un passage tiré d’un ouvrage scientifique, comme s’il était présenté par la voix off d’un savant conférencier. Mais très vite la conférence est comme interrompue par une exclamation (« C’est vrai ! », « Je le sais bien ! ») et un témoin commence à raconter : la voix off appartient à Qfwfq, protagoniste-narrateur « […] qui a l’âge de l’univers. Ce n’est pas forcément un homme (peut-être le devient-il après, dans un deuxième temps, notamment depuis que l’homme existe ; mais pendant des milliards d’années il est demeuré une potentialité) »17. Un fragment de la théorie scientifique placée en ouverture du récit, évoque en avant-première les souvenirs de Qfwfq, souvent une image d’un moment précis de l’histoire de l’univers, et la narration commence.

10En ce qui concerne plus spécifiquement la présence de la science dans le récit bref, Calvino élit explicitement cette forme comme la plus appropriée à exprimer ses intentions : « L’expérience de donner une image narrative des idées abstraites de la science que j’ai entamée dans Le Cosmicomiche et Ti con zero, ne pourrait se réaliser que dans le temps défini d’une short story »18. Cela est vrai pour tous les cosmicomiques, mais vaut aussi pour Palomar, ouvrage dont la trame est à nouveau tissée de science, où un seul protagoniste-narrateur, M. Palomar – ainsi nommé d’après le nom d’un observatoire astronomique – revient dans tous les récits qui composent le livre avec ses observations et ses questionnements autour des phénomènes naturels. L’énoncé scientifique disparaît, mais la forme du récit bref est conservée. Ce dernier se révèle ainsi être le lieu privilégié où Calvino peut déployer son projet, à savoir celui de donner libre cours à l’imagination surgie de la lecture des énoncés scientifiques.

11Calvino ne voulait cependant pas qu’on le considère comme un écrivain de science-fiction, ni que ses récits soient rattachés à ce genre. Comme lui-même souligne dans la préface à la deuxième édition de La Memoria del mondo en 1975, « […] ce qu’on appelle fantascienza en italien est un genre à part, qui peut être considéré (avec le roman policier) comme la forme la plus typique de “littérature populaireˮ de notre siècle »19. Un genre qui prend une forme assez spécifique à commencer par le terme même, « fantascienza »20, qui renvoie davantage à une science fantastique plutôt qu’à des récits d’argument strictement scientifique.

12Calvino entretient néanmoins un rapport particulier avec la science, pour laquelle il manifeste certes un intérêt explicite, mais qui reste toutefois subordonné à son imagination. Il s’agit d’une fiction qui plonge ses racines dans les théories scientifiques, toutes sciences confondues. Ces théories fournissent les images qui déclenchent l’invention d’histoires : « L’écrivain contemporain part de la science actuelle pour retrouver le plaisir de raconter, et de penser en racontant. » Si, dans les récits de science-fiction, il est surtout question du futur, dans les récits de Calvino on trouve plutôt « un mythe des origines », ce qui fera écrire au poète Eugenio Montale que la science-fiction de Calvino est une science-fiction à l’envers21. Tandis que la science-fiction se propose d’approcher et d’apprivoiser ce qui est loin de notre horizon de compréhension et donc difficile à imaginer, Calvino explique se servir de la science pour sortir des habitudes de l’imagination. C’est ce qu’il déclare à l’occasion du Premio Strega de 1966 : il voulait écrire un livre (à ce moment-là il est question seulement du premier recueil) contre la lecture paresseuse d’une littérature à laquelle on s’attend. La science devient ainsi un moteur pour stimuler davantage le lecteur par opposition aux images habituelles.

13Une science précise lui tient tout particulièrement à cœur : il s’agit de l’astronomie. C’est par son biais que Calvino se rapproche des sciences, même si cette discipline présente aussi un aspect anthropologique, notamment dans la relation symbolique de l’humanité à la Lune et dans la place que l’astre a dans différentes cosmogonies.

La lune dans le cosmos de Calvino

14La Lune en tant qu’élément de la narration est présente dans plusieurs textes de Calvino, tous dans la forme du récit bref. Si cela est évident dans Le Cosmicomiche et Ti con zero, cela vaut aussi pour « Luna e … gnac ! », dans Marcovaldo, et « La Lune l’après-midi », dans Palomar. Bien qu’écrits à des années d’écart l’un de l’autre, ces deux ouvrages présentent une structure similaire, dans la mesure où les histoires qui les composent peuvent être lues les unes indépendamment des autres, chacune constituant un récit relié aux autres mais fini en soi22.

15Cependant la Lune est aussi présente de manière plus générale dans la réflexion de Calvino. On a rappelé plus haut l’hommage que l’auteur rend à ceux qu’il appelle « les poètes lunaires » de la littérature italienne, dont certains se retrouvent aussi parmi les inspirateurs de son projet de composition cosmicomique. La Lune revient de manière explicite dans l’échange épistolaire que Calvino a engagé avec Anna Maria Ortese en 1967. Dans une lettre publiée dans le Corriere della sera, Ortese avoue ses inquiétudes vis-à-vis de l’exploration de l’espace qui serait ainsi soustrait à son désir de repos et de beauté. Dans sa réponse, Calvino souligne le rapport de l’humanité à l’univers et au désir, poursuivi depuis l’Antiquité, d’explorer la Lune. Peu importe si les images « laiteuses et criblées de trous » de l’astre que nous transmettent les fusées ont ou non à voir avec les images élaborées par les poètes ; ces images obligent à repenser la Lune d’une manière différente, ce qui implique de repenser différemment beaucoup d’autres choses. Surtout, « […] qui aime la Lune vraiment, ne se contente pas de la contempler telle une image conventionnelle, et veut entrer dans un rapport plus étroit avec elle, il veut voir plus dans la Lune, il veut que Lune en dise plus »23, ce que lui-même fait dans ses récits cosmicomiques.

Les cosmicomiques lunaires

16Les quatre cosmicomiques lunaires ont été rédigés entre 1963 et 1967, c’est-à-dire entre le moment où Calvino rentre en Italie et le débarquement sur la Lune de 1969. D’une certaine façon, Le Cosmicomiche naissent sous le signe de cet astre, puisque le tout premier récit cosmicomique est « La distance de la Lune », qui ouvre aussi le recueil. Le choix de « commencer avec la Lune » n’est pas un hasard. Il correspond à la volonté de Calvino de rendre hommage aux poètes lunaires de la littérature italienne, de Dante jusqu’à Leopardi24, en passant par Ariosto. Et les récits lunaires ouvriront ensuite tous les recueils de cette série. C’est aussi le cas de Ti con zero, qui commence par « La lune molle ».

17C’est encore le cas de La Memoria del mondo, dont la section d’ouverture s’intitule « Quatre histoires sur la Lune » et regroupe les quatre récits cosmicomiques que Calvino a écrit à propos de la Lune. Ce regroupement est effectué suivant l’ordre chronologique de leur rédaction25: « La distanza dalla Luna » (1963), « La Luna come un fungo » (rédigé en 1964, il paraît l’année suivante dans « Il Giorno »), « La Molle Luna » (écrit en 1965 et publié la même année dans Ti con zero) et « Le figlie della Luna » (paru la première fois dans le magazine Playmen en mai 1968, quelques mois après sa composition). On se limitera ici à souligner deux éléments, à savoir le rapport Terre-Lune et la nature féminine attribuée à la Lune.

Le rapport de la Terre et de la Lune

18Dans ces récits, la Terre et la Lune entretiennent souvent un rapport de continuité, une relation très étroite d’influence et d’échange qui suit une parabole précise. Ainsi, à l’époque qui constitue le cadre du récit « La distance de la Lune », celle-ci est tellement proche de la Terre qu’elles se touchent presque.

19Les Terriens, sur de petites barques, se rendent à l’endroit où l’astre passe au plus près et à travers un système d’échelles, ils y montent, ou plutôt descendent (car à une certaine hauteur la force d’attraction les happe) et recueillent le « lait lunaire », un produit issu des substances terrestres attirées par la Lune pendant sa circonvolution autour de la Terre. « La Lune comme un champignon » décrit le processus de naissance de la Lune : l’astre se détache du fond de la mer, attiré de plus en plus par le Soleil, laissant une profonde crevasse, où s’infiltrent toutes les eaux laissant ainsi émerger les continents. Le récit se termine par une réflexion de Qfwfq : « Je sais que je dois à la Lune ce que j’ai sur la Terre, que je dois ce qu’il y a, à ce qu’il n’y a pas »26.

20La Lune en tant que double de la Terre revient aussi dans « La Lune molle », où l’attraction terrestre provoque des marées solides sur la surface lunaire et le satellite peu à peu commence à se désagréger, laissant couler sur Terre des sécrétions ainsi que des météorites mous. Des tonnes de débris terrestres sont emportées sur la Lune, tandis que des morceaux de matière lunaire retombent sur Terre. Les matériaux qui, auparavant, recouvraient la surface de la Terre, ne se trouvent plus que sur la Lune, inutilisés, en vrac, « […] et rien que pour cela il faudrait y aller : pour les récupérer. » Le dernier récit présente une société qui ressemble à une dégénérescence de la société post-industrielle, où les hommes ne voient plus la Lune que comme un satellite contre-productif.

21L’astre nourricier auquel l’humanité est attachée, se transforme peu à peu en encombrement désormais inesthétique. La Lune nourrit à travers son lait, mais elle nourrit aussi à travers le charme et la source d’inspiration qu’elle représente pour l’humanité. Alors que les premiers récits montrent la dévotion de l’humanité envers la Lune, cette attitude change peu à peu jusqu’à devenir indifférence envers ce que la Lune devient.

Le féminin de la lune

22Aux côtés du protagoniste masculin des récits se trouve une présence féminine, qui, la plupart du temps, reste dans l’ombre, sans parler. Ces images des femmes participent en quelque sorte de la nature de la lune. Leur présence est nécessaire au déroulement du récit et reflète le caractère même de la Lune. Vers la fin de « La distance de la lune », Qfwfq parvient à rester un mois entier sur la lune seul avec Madame Vhd Vhd, dont il est secrètement amoureux.

23Mais celle-ci aime le cousin de Qfwfq, le Sourd, épris, lui, de la Lune et totalement insensible au charme de Madame Vhd Vhd. Contrairement à ses attentes, Qfwfq n’est pas du tout heureux de la situation. Il ne fait que penser à la Terre et Madame Vhd Vhd erre, pâle, à travers la lande lunaire, murmurant des lamentations et caressant sa harpe, dans un état qualifié de « lunaire ». Leur séjour terminé, ils doivent regagner la Terre, mais à cause du changement en cours dans l’orbite lunaire, le passage est de plus en plus difficile. Qfwfq parvient tout de même à retourner sur Terre, alors que Madame Vhd Vhd décide de rester à jamais sur la Lune, lieu du désir de celui qu’elle aime : « […] Elle montra jusqu’à quel point son amour pour le Sourd n’avait pas été un caprice frivole, mais un vœu sans appel. Si ce que mon cousin aimait maintenant était la Lune lointaine, elle demeurerait au loin, sur la Lune »27.

24La présence de Madame Vhd Vhd « fait Lune la lune », tout comme les jeunes filles dans « Les filles de la Lune ». Là, le narrateur rencontre à Central Park une jeune fille complétement nue. La Lune ayant quitté son orbite, parcourt dans le ciel des chemins insolites et imprévisibles. La jeune fille, appelée « Daïana » – comme la déesse de la Lune dans la mythologie grecque – s’élance à la poursuite de l’astre. Pour l’aider dans sa course, le narrateur la prend à bord de sa voiture et se rend rapidement compte que d’autres véhicules transportent d’autres filles animées de la même quête que sa Daïana. La vieille Lune échoue dans une déchèterie, d’où les jeunes-filles la libèrent avant de retraverser la ville pour aller toutes ensemble plonger dans la mer. Après un moment, une nouvelle Lune apparaît à la surface de l’eau, puis elle se soulève en montant vers le ciel. Elle ne ressemble plus guère à la Lune d’avant, elle est fleurie, fraîche et luxuriante. Les filles y ont aussi trouvé leur place, alanguies dans des hamacs, telles des « ancelle » (suivantes) de l’astre.

25Dans ces deux récits, les personnages féminins restent sur la Lune, devenant des éléments constitutifs de la « lunarité », faisant de la Lune une gardienne protectrice de l’humanité, symbole de fertilité et de renaissance.  

La Lune, la fantascienza et Calvino

26Carlo Fruttero, écrivain et traducteur, dirige de 1961 à 1986 Urania, collection de science-fiction de la maison d’édition Mondadori qui a joué un rôle majeur dans la diffusion de la science-fiction en Italie, publiant des auteurs tels qu’Asimov ou Ballard. Au lendemain du débarquement de l’homme sur la lune, il est interviewé dans une émission télévisée ; on lui demande quel peut-être l’avenir de la science-fiction maintenant qu’une époque nouvelle s’ouvre dans l’histoire de l’humanité. Plutôt qu’ouvrir une nouvelle époque, il estime alors que les premiers pas de l’humanité sur la lune en clôturent une, « […] la conquête de la lune étant une entreprise du XIXe siècle »28.

27Le débarquement sur la lune a lieu en 1969. Calvino écrit son dernier récit cosmicomique lunaire en 1968. C’est un aspect important que Calvino met aussi en avant29. Lorsque la lune réapparaît dans Palomar, elle est lointaine, dans le ciel. Si, comme il l’affirme, les récits cosmicomiques n’appartiennent pas au genre de la science-fiction – puisqu’ils se situent aux origines de la Terre – force est de relever que dans le dernier récit (chronologiquement proche du débarquement sur la Lune) la Terre a toutefois un aspect particulier. Plutôt que précéder le présent, l’époque du récit semble en effet le dépasser.

À la suite d’une longue évolution, la Terre était déjà parvenue, pouvait-on dire, au point actuel, à savoir qu’elle était entrée dans cette phase où les automobiles s’usent plus rapidement que les semelles des chaussures ; des êtres presque humains fabriquaient, vendaient et achetaient ; les villes recouvraient les continents d’une pigmentation lumineuse. [...] Dans ce monde où chaque objet, au moindre signe de détérioration ou de vieillissement, dès la première bosse ou petite tache, était immédiatement jeté et remplacé par un autre neuf et impeccable, il n’y avait qu’une seule fausse note, qu’une seule ombre : la Lune.30

28On est ainsi en plein dans la force totalisante et désormais dégénérée du capitalisme remarquée par Blazina, où tout se consomme sans que l’on prenne le temps de connaître et donc de vivre. La Lune n’est plus qu’un objet parmi les autres, auquel les gens ne font plus attention, car ils sont accoutumés à la voir naître et mourir. Son renouveau permanent semble pourtant montrer que même y avoir posé le pied ne signifie pas qu’on la connaît, et qu’elle continuera encore à nous charmer, à nous fasciner, et à nous inspirer.