Colloques en ligne

Marc Lavastrou

Enjeux mémoriels du thème du retour

Entre nouvelle et film : de «Karl und Anna» (Leonhard Frank) au «Chant du Prisonnier» (Raoul Ploquin) en passant par «Heimkehr» (Joe May)

1En 1926, la maison d’édition allemande Propyläen-Verlag publie « Karl und Anna » récit court de l’écrivain Leonhard Frank, auteur reconnu du monde littéraire germanique qui a obtenu plusieurs prix littéraires quelques années auparavant. Durant la République de Weimar, c’est un écrivain célèbre dont les œuvres sont traduites en plusieurs langues. Leonhard Frank s’intéresse aux trajectoires d’ouvriers et d’adolescents pour lesquels il a une sympathie toute particulière notamment en raison de ses origines sociales.

2Leonhard Frank est né en 1882 à Wurtzbourg dans une famille d’ouvriers, son enfance est marquée par la pauvreté, les privations et surtout les humiliations et les coups d’un maître d’école tyrannique1. L’accès aux études supérieures lui est interdit du fait de ses origines sociales. Il devient apprenti serrurier, puis ouvrier dans une usine avant de tenter sa chance comme artiste peintre. En 1904, il fréquente alors la bohème munichoise, véritable creuset de l’avant-garde allemande tant dans les arts graphiques, avec Der Blaue Reiter, que dans la littérature. Leonhard Frank suit le flux mouvant des avant-gardes allemandes, en 1910 il quitte la Bavière pour Berlin. C’est dans cette ville qu’il rédige son premier roman Die Raüberbande (La Bande de brigands), récit d’un groupe d’adolescents indociles qui rejettent les conventions bourgeoises et découvrent la solidarité. L’ouvrage est remarqué par la critique et obtient le prix Fontane en 1914. Dès ses premières œuvres, Leonhard Frank s’inscrit dans l’expressionnisme littéraire et dans la révolte contre les principes de la société wilhelminienne.

3Contrairement à de nombreux artistes des avant-gardes allemandes et plus largement européennes, il ne s’engage pas dans l’armée du Reich. Pour lui, la Première Guerre mondiale n’est pas le passage nécessaire vers un renouvellement de la civilisation mais bien l’expression exacerbée de l’impérialisme. Son pacifisme est sincère, comme le montre sa réaction violente envers un journaliste par trop réjoui du torpillage du Lusitania en 1915. Durant son exil helvète, il rédige le recueil de nouvelles Der Mensch ist gut (L’homme est bon) dans lequel il décrit des existences brisées par la guerre, tout en manifestant une extraordinaire confiance en l’être humain. Pendant ces années d’exil à Zurich, Frank rencontre les fondateurs du Cabaret Voltaire ainsi que les premiers dadaïstes.

4Dès l’annonce de la Révolution allemande, le 8 novembre 1918, il quitte la Suisse pour assister à ces bouleversements politiques et sociaux. Entre 1918 et 1933 – date à laquelle il quittera à nouveau l’Allemagne en raison des persécutions nazies – il devient un écrivain célèbre et respecté au point d’être élu membre de l’Académie prussienne des arts.

5La nouvelle « Karl und Anna » semble s’inscrire dans le prolongement de son premier recueil de nouvelles. En effet, il s’agit une nouvelle fois d’évoquer les parcours d’existences brisées par la guerre. Pour Jean-Michel Palmier, « Karl et Anna [est] un récit assez sentimental, où un soldat tombe amoureux d’une femme qu’il ne connaît que par les propos de son mari. Il tente de la reconquérir alors que le mari est toujours au front. »2 Ce rapide résumé ne prend pas en compte toute la charge sociale contenue dans cette nouvelle. Frank a, me semble-t-il, saisi un grand nombre des difficultés psychologiques et matérielles auxquelles les soldats, comme leurs femmes, ont dû faire face durant ces années de conflit.

6La nouvelle se divise en six chapitres. Le récit débute avec une description d’un chantier dans une plaine sibérienne. Loin de toute présence humaine, deux prisonniers allemands creusent une tranchée en forme de croix et n’ont pour seul abri d’une cabane en tôle. La promiscuité entre les deux hommes est grande. Richard raconte à Karl, avec forces détails, le quotidien de sa vie passée et l’intimité de sa vie avec sa femme Anna. Karl connaît désormais tout de leur vie commune et va même jusqu’à rappeler des souvenirs oubliés à Richard.

7Afin d’obtenir du ravitaillement, ils rentrent au camp de prisonniers situé à une journée de marche. À peine arrivés, ils sont séparés et Richard est incorporé à un groupe de prisonniers en partance vers une destination inconnue. C’est à ce moment que Karl prend la décision de s’évader avec le désir secret de retrouver Anna dont il est tombé amoureux. Après plusieurs mois de fuite, il rejoint enfin Hambourg et se présente devant Anna, fraîchement rasé, en affirmant être Richard. Pour étayer cette affirmation, il donne moult détails de la vie passée : le sifflement du gaz, les chaises à repeindre ce qui n’est pas sans troubler grandement Anna qui a reçu en 1914 – bien des années auparavant – l’avis de décès de Richard. Face à la force de persuasion de Karl, Anna semble reconnaître son époux à certains de ses gestes et de ses attitudes, mais elle n’est jamais complètement sûre de la véritable identité de l’individu qu’elle héberge. Elle se donne finalement à lui, après avoir été définitivement séduite par cet homme qui continue à se faire appeler Richard. Par la suite, Anna se sent coupable d’avoir trahi son époux mais elle se rend compte que le fait « que des femmes dont les maris étaient à la guerre eussent des rapports avec d’autres hommes […] était chose absolument naturelle aux yeux des locataires de la maison. »3

8Dans l’immeuble, des situations d’adultère sont connues de tous. C’est notamment le cas de Marie, l’amie d’Anna qui par nécessité économique a, dans un premier temps, hébergé un mécanicien qui est ensuite devenu son amant : « Cet homme avait loué une place pour dormir – le lit du mari qui était à la guerre. Au début, la table séparait les deux lits, comme une limite. Pendant la première semaine seulement on éteignit la lumière au moment de se coucher. La femme, avec l’argent que l’homme aurait dépensé au restaurant pour une plus mauvaise nourriture, fit face aux dépenses du ménage pour la famille toute entière qui était restée dans le dénuement. Les deux lits furent de nouveau rapprochés. »4

9Alors qu’elle est enceinte de trois mois, Anna reçoit une lettre de son mari Richard qui lui apprend qu’il est à bord d’un bateau transportant des prisonniers allemands. L’inquiétude gagne le couple qui espère secrètement que le vrai Richard trouvera la mort sur le chemin du retour et sait désormais que rien ne peut les séparer. Richard parvient après plusieurs semaines de voyage à regagner le domicile conjugal. Il boite, il est hirsute, crasseux au point qu’Anna le reconnaît à peine. Karl rentre alors de l’usine et trouve Richard en train du trier son linge. Anna et Karl avouent leur amour à Richard qui demeure assis, complètement hébété, en apprenant la nouvelle. Karl et Anna font hâtivement leurs bagages et quittent l’appartement sous les huées des habitants de l’immeuble.

10Le récit de Leonhard Frank offre matière à des lectures très variées et c’est l’une des raisons pour lesquelles cette nouvelle a été adaptée par trois fois au cinéma. En 1985, Rainer Simon réalise Die Frau und der Fremde en RDA. En 1947, Desire me est réalisé par Jack Conway et George Cukor. Enfin en 1928, Joe May réalise pour le compte de l’UFA Heimkehr.

11Ce dernier film est nettement plus moralisateur car il souligne la solidarité des deux hommes décidant de retourner ensemble en Allemagne. Mais le hasard et l’épuisement empêchent Richard de regagner l’Allemagne avec Karl. Ce dernier arrive dans l’appartement de Richard et Anna en se présentant sous sa vraie identité. De la sorte, il apparaît comme le protecteur d’Anna et non comme son amant. Très vite, Anna et Karl tombent amoureux mais s’interdisent tout rapprochement par respect pour l’absent qui n’a pas donné de nouvelles depuis sa capture par deux cosaques. Lorsque Richard rentre, il découvre rapidement que Karl et Anna s’aiment. Il est tenté de les tuer, mais leur fidélité en tant qu’épouse et en tant que camarade de captivité le convainc de la sincérité de leurs sentiments. Il quitte alors l’appartement pour s’engager sur le premier bateau en partance vers le large.

12Heimkehr ou Le chant du prisonnier, pour le titre français, n’est pas une réalisation très commentée par les spécialistes du cinéma allemand. En analysant ce film à travers la problématique de l’adaptation de la nouvelle, nous nous efforcerons de mettre en lumière en quoi la représentation du thème du retour du soldat est un sujet éminemment politique. Grâce à la grille d’analyse proposée par Linda Hutcheon dans A Theory of Adaptation5, nous tenterons d’examiner les raisons pour lesquelles l’UFA a choisi d’adapter cette nouvelle au cinéma. Dans un second temps nous analyserons le phénomène de « relittéralisation » à travers l’exemple du film raconté6 par Raoul Ploquin. Cette pratique est largement répandue dans les années vingt et trente mais elle peut prendre des formes très diverses. Dans le cas présent, l’étude de ce texte montrera que le thème du retour du soldat est sujet à des enjeux mémoriels de premier plan.

De la nouvelle au film : le thème du retour du soldat

13Il est vrai que le thème du retour du soldat est aussi vieux que la littérature, il suffit de penser à L’Odyssée pour s’en convaincre. Toutefois, ce motif revêt une teneur toute particulière lorsque les écrivains le reprennent pour l’ancrer dans une histoire récente, en l’occurrence celle du retour des soldats en Allemagne en 1918-1919. Pour Jean-Michel Palmier, les auteurs allemands ont utilisé ce thème dès la fin des hostilités. Dès 1919, Bertolt Brecht rédige sa seconde pièce Trommeln in der Nacht (Tambours dans la nuit) avec pour trame principale le motif du retour du soldat7. « Karl und Anna » s’inscrit également dans cette thématique, et Leonhard Frank essaye plus précisément de saisir les errements des femmes qui sont restées à l’arrière et ne reconnaissent plus leur mari au retour de cette expérience traumatisante qu’est la guerre.

14À la fin du mois d’août 1928, au moment de la projection de Heimkehr à Berlin au Gloria-Palast, le comte Harry Kessler, pacifiste convaincu, fait le voyage à Verdun et écrit : « L’âme des morts, qui crie vengeance, vit dans ce paysage, pas dans ces croix : elles réclament vengeance contre ceux qui sont responsables de ce crime, et lancent un appel éternel à la paix. »8 En cette fin de la décennie 1920, il est indispensable de défendre la paix, mais les commémorations du dixième anniversaire sont un enjeu mémoriel important pour l’ensemble des belligérants afin de rendre les honneurs à leurs soldats disparus. Dès lors la paix semble apparaître comme secondaire.


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Photogramme tiré de Heimkehr


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15Le cinéma est un outil de communication exceptionnel qui permet de diffuser aux masses un discours historique. La France utilise notamment le septième art pour glorifier les actions de ses soldats. C’est le cas du film de Léon Poirier Verdun, vision d’histoire, qui sort dans les salles de l’hexagone le 23 novembre 1928. Pour les producteurs d’outre-Rhin, la situation est plus délicate. En tant que nation responsable de la guerre et en tant que pays vaincu, il est difficile à l’Allemagne de produire des films de guerre sans risquer de susciter des réactions violentes de la part des autorités françaises, anglaises ou américaines, et surtout sans risquer de s’interdire l’accès aux salles de ces pays. Par conséquent, il s’agit pour ce pays de trouver un sujet suffisamment neutre pour ne pas s’attirer les foudres de la censure des anciens pays ennemis. Le thème du retour du soldat semble être tout trouvé pour honorer les soldats allemands et répondre aux obligations de l’industrie cinématographique, secteur mondialisé et capitaliste par excellence depuis son invention9.

16À ma connaissance, le cinéma, et plus spécifiquement le cinéma germanique, n’a pas souvent exploité le thème du retour ou sinon de façon très épisodique. C’est le cas notamment dans Westfront 1918 (Quatre de l’infanterie, G. W. Pabst, 1931), où le cinéaste nous montre un permissionnaire découvrant l’arrière avec ses privations, sa pauvreté et ses profiteurs de guerre de toutes sortes. Heimkehr est donc un spécimen unique dans l’histoire du cinéma allemand de l’entre-deux-guerres.

17Joe May est surtout connu pour être l’un des premiers grands producteurs de l’histoire du cinéma allemand et ce dès 1914 alors même que le cinéma d’outre-Rhin est quasiment inexistant. May produit alors des films d’aventure et des policiers pour combler le vide provoqué par le blocus continental qui interdit la distribution des films américains dans les pays de l’Alliance. Il est connu pour être la personne à avoir engagé un certain Fritz Lang comme scénariste dès 1917. Après la fin de la guerre, il poursuit son activité de producteur et passe également derrière la caméra. L’histoire du cinéma retient de Joe May Asphalt, dont les images sont souvent utilisées pour évoquer le Berlin de la fin des années 1920, et accessoirement, certains historiens citent rapidement Heimkehr.

18Dans son Histoire du cinéma allemand : la UFA, Klaus Kreimeier n’évoque presque pas Heimkehr si ce n’est pour déclarer que « May […] fut le […] réalisateur […] des derniers films muets produits par Pommer pour la UFA. May mit en scène deux films de rue importants de la fin de la République : Le Chant du prisonnier (Heimkehr, 1928) et Asphalte (1928-1929). »10 Il est étonnant que Kreimeier classe l’adaptation de Frank parmi les films de rues – Straßenfilme. En effet, la ville n’y joue aucun rôle, elle y sert au mieux de décor lointain à une intrigue très intime qui se déroule pour l’essentiel dans l’atmosphère confinée d’un humble appartement ouvrier. Dès lors, l’interprétation de Lotte Eisner selon laquelle Heimkehr s’inscrit naturellement dans la tradition des Kammerspielfilme11, car l’intrigue se resserre autour de trois personnages, nous semble plus pertinente12.

19Ce long métrage n’a pas réussi à susciter l’intérêt des historiens. La genèse du projet demeure encore aujourd’hui difficile à cerner. Au regard de l’état de la recherche, il est impossible d’exposer avec certitude les raisons pour lesquelles Joe May a accepté la réalisation de cette adaptation. De même, au regard des écarts scénaristiques par rapport à la nouvelle, il est étonnant que Leonhard Frank ait accepté que son nom soit crédité au générique du film. Au-dessus de ces deux protagonistes, l’UFA règne en maître sur le cinéma allemand et plus largement sur le cinéma européen. La direction de cet immense consortium cinématographique – qui comprend studios, salles de cinéma, réseaux de distribution et presse – est proche des milieux ultra-conservateurs et tend à utiliser le cinéma comme un puissant outil de propagande lorsque celle-ci est synonyme de rentabilité économique en Allemagne mais aussi dans le reste du monde.

20Dans le cas de l’adaptation cinématographique de « Karl und Anna », la notoriété de Leonhard Frank garantit la réussite commerciale du film en Allemagne et dans le reste du monde. Son recueil de nouvelles Der Mensch ist gut (L’homme est bon) suscite très vite une douzaine de traductions dans le monde13. En France, ce sont les éditions Rieder qui en publient une première traduction en 192614. La renommée internationale de Leonhard Frank a vraisemblablement été un élément important dans le choix de cette adaptation cinématographique. Néanmoins, l’UFA ne pouvait laisser à cet écrivain politiquement très marqué le soin de réécrire sa nouvelle pour les besoins de cette réalisation. Très rapidement la maison de production doit d’ailleurs faire face à une rumeur selon laquelle Heimkehr serait « un film à tendance bolcheviste », et elle publie un communiqué dans lequel elle s’efforce de démentir cette assertion15. Aussi la tâche de l’écriture du scénario est-elle confiée à Joe May et Fritz Wendhausen qui ajoutent un happy-end16.

21Dans l’Allemagne de la fin des années vingt, le thème du retour du soldat est un sujet éminemment complexe à propos duquel l’UFA exige que l’on se montre conforme à l’idéologie conservatrice au détriment de la fidélité à certains faits historiques. Dans Heimkehr, Joe May ne montre pas les privations subies par les populations civiles et notamment les femmes seules. Or entre 1913 et 1918, le taux de mortalité s’est presque multiplié par trois pour les femmes allemandes âgées de quinze à trente ans17.

22Par ailleurs, l’UFA doit pouvoir être en mesure d’exporter ce film hors des frontières des pays de langue germanique et plus particulièrement en France et aux États-Unis où un réseau de distribution particulièrement efficace lui ouvre le chemin de nombreuses salles de cinéma18. Dès lors, à l’échelle internationale, le thème du retour du soldat peut être un sujet relativement neutre. Tous les protagonistes de la Première Guerre mondiale ont connu cette période difficile où les soldats démobilisés rentrent enfin dans leurs foyers et s’efforcent de reprendre le cours normal de leur vie malgré les divers et trop nombreux traumatismes. Dix ans après la fin du conflit, l’Allemagne, comme la France ou les États-Unis, ne souhaite pas se rappeler ces épisodes douloureux de la démobilisation tels que Leonhard Frank a pu les montrer dans sa nouvelle. Le happy-end fait l’éloge de la camaraderie et de la fidélité de l’épouse, exaltant ainsi les principes et les valeurs de la société bourgeoise.

23La part de liberté artistique laissée au cinéaste semble restreinte face à ce cahier des charges idéologique très contraignant. Joe May redouble d’invention pour donner à Heimkehr sa véritable valeur cinématographique. L’épisode de l’évasion est quasiment un épisode onirique. Un épais brouillard entoure la cabane de Karl et Richard, ce qui ne permet pas de véritablement déterminer géographiquement le lieu. Ensuite, les deux soldats errent au milieu d’un espace désertique qui ne correspond absolument pas à la représentation du désert sibérien mais plutôt à des contrées subsahariennes. Enfin, après la capture de Richard par deux cosaques venus de nulle part, Joe May réalise une séquence solarisée où l’on voit en gros plan des pieds marcher sans cesse jusqu’à un fondu enchaîné avec l’image d’un essieu de wagon et de rails de chemin de fer ce qui permet de signifier que Karl est parvenu jusqu’en Allemagne. De cette dernière séquence, le scénariste et théoricien Béla Balázs écrit en 1948 :

Dans Le Chant du prisonnier, Joe May nous montre la longue pérégrination de deux prisonniers de guerre qui tentent de rentrer au pays. De quelle manière peut-il nous montrer ce voyage infini qui met les nerfs à l’épreuve, à travers les steppes de Sibérie, sur les routes de Russie ? Combien de paysages, de régions, de villes, de villages n’aurait-il pas dû nous montrer pour nous faire ne serait-ce que pressentir les distances et les années. Joe May a fait mieux en ne montrant rien de tout cela. Nous ne voyons aucun pays, nous ne voyons pas non plus les deux soldats [sic]. Nous ne voyons que leurs pieds qui marchent. En gros plan on ne peut pas voir de paysage concret. Et comme nous n’en voyons aucun, nous pouvons en imaginer mille19.

24La forme métonymique de cette séquence permet au cinéaste de tendre vers une forme d’universalisme. Ces images représentent le périple de tous les soldats prisonniers de guerre, qu’ils soient allemands, français, anglais ou russes. De la sorte, cette production de l’UFA s’intègre dans le paysage cinématographique international de 1928 où nombre de réalisations portent sur la Première Guerre mondiale et s’attachent à commémorer le dixième anniversaire de la signature de l’armistice.

25En France, le film est projeté durant l’année 1929 sous le titre assez énigmatique Le Chant du prisonnier. Il est distribué par l’Alliance Cinématographique Européenne (A.C.E.), une filière de l’UFA. Pour l’occasion, cette société s’associe aux Éditions Gallimard pour diffuser également dans les libraires un opuscule du même titre. Dans cette brochure Raoul Ploquin raconte l’ensemble de l’intrigue du film de Joe May.

Du film au film raconté : le thème du retour ou l’enjeu mémoriel

26Avant d’étudier plus en avant les relations entre la nouvelle, le film et le film raconté, il est, tout d’abord, important de présenter avec précision cette brochure. Il s’agit d’un livret de 95 pages rédigé par Raoul Ploquin, avec une préface de René Clair, et édité par la Librairie Gallimard dans la collection « Le Cinéma Romanesque ». Il est indiqué sur la couverture : « Le Chant du Prisonnier, par Raoul Ploquin, d’après le film d’ERIC [sic] POMMER U.F.A. édité par A.C.E. ». Les noms de Joe May et de Leonhard Frank n’apparaissent nulle part, si ce n’est dans la préface de René Clair sur laquelle il conviendra de revenir ultérieurement.

27Outre son activité de critique de cinéma, Raoul Ploquin travaille dès 1925 pour l’industrie cinématographique en rédigeant ou traduisant les intertitres de quelques films muets français et italiens20. En 1928, il élargit son activité en réalisant des transpositions narratives de films (films racontés), qu’il publie chez divers éditeurs comme Tallandier et Gallimard. Il poursuit cette activité jusqu’à devenir producteur, dans un premier temps, de versions françaises de longs métrages allemands, puis de films français réalisés, entre autres, par Jean Grémillon, Henri-George Clouzot ou Robert Bresson21.

28Le livre Le Chant du Prisonnier est le premier film raconté réalisé par Raoul Ploquin. À sa lecture, on se rend rapidement compte que la structure même du film transparaît de manière relativement fidèle. Le découpage des séquences du film est respecté par une segmentation du texte en sous-chapitres. Ceci suggère qu’au moment de l’écriture, Raoul Ploquin avait vraisemblablement en sa possession le scénario de Heimkehr. En effet, tous les films racontés ne sont pas toujours aussi fidèles au long métrage. Dans le cas de films comme Die Spione ou Die Frau im Mond de Fritz Lang, les Éditions Cosmopolites publient les romans de Thea von Harbou qui sont sensiblement différents des longs métrages dont ils sont les adaptations22.

29 Toutefois, la relittérarisation de Raoul Ploquin passe inévitablement par des descriptions quelque peu emphatiques qui se situent entre les images, voire au-dessus de celles-ci comme la marche de Karl vers Hambourg. Raoul Ploquin se sent forcé de décrire ce que les images animées ne font que suggérer, et parfois il va même jusqu’à corriger certaines incohérences du film. En cela, cette forme de relittérarisation s’inscrit dans la longue tradition des bonimenteurs qui, aux débuts du cinématographe, commentaient et expliquaient le déroulement des vues animées projetées à l’écran :

Les dix derniers kilomètres ont été suivis de bien d’autres. Comme un fantôme hâve, Karl a marché vers le sud, et les paysages autour de lui se déroulaient comme des décors de songe, sans qu’il les vît autrement qu’à travers la brume d’un corps épuisé et d’un esprit absent. Ses pieds nus foulaient avec indifférence le sable brûlant et la terre dure, l’eau des marécages et les herbes piquantes. Longtemps après avoir été séparé de Richard, il a franchi la frontière. Mais la liberté retrouvée n’avait plus cet âpre goût de fruit vert qu’il avait savouré naguère, quand elle lui était apparue, à la fois inattendue et incertaine, au commencement de l’effort. Il s’était usé à l’atteindre ; et quand il la tint dans sa main, elle était comme une figue sèche, mise en conserve, non la pulpe juteuse cueillie sur l’arbre en plein midi dans un bourdonnement de soleil et d’abeilles. Échappé au danger, il était aussi misérable qu’avant, aussi loin de sa patrie, dans un monde bouleversé par la guerre, dont le mouvement ahurissait le sauvage qu’il était devenu. Évadé, puis rapatrié, il avait dû reprendre du service, errer sans volonté, au gré des chefs et des événements, dans un temps où les pauvres hommes étaient, plus que jamais, simple objet de consommation courante.23

30Au-delà de ces descriptions, Raoul Ploquin donne une place importante aux dialogues. Dans les films muets, les gestes ou les attitudes signifient et suggèrent quantité de messages que Ploquin doit relittérariser afin de rendre son texte intelligible et vivant. Toutefois un certain humour laisse supposer une possible réécriture et / ou un ajout de certains intertitres dans la version française du long métrage qu’est Heimkehr24. En effet, la lecture de la presse spécialisée de l’époque nous apprend que ce genre de pratique est courant afin de réorienter « l’esprit » du film allemand en fonction de la « mentalité » française25. Malgré les nombreuses critiques formulées à cet égard, ces pratiques n’ont pas disparu. La version cinématographique d’Asphalt de Joe May (1929) distribuée dans l’hexagone a ainsi été rallongée et alourdie par des intertitres. Par conséquent, il est difficile de connaître avec exactitude la version du film vue par les spectateurs français. Néanmoins, le livre raconté respecte la structure alternée du film où les séquences de cohabitation entre Anna et Karl succèdent aux séquences d’emprisonnement de Richard.

31Au regard de la fidélité de Ploquin au film de May, on peut légitiment s’interroger sur les raisons pour lesquelles les Éditions Gallimard et l’Alliance Cinématographique Européenne ont décidé de publier cet opuscule qui ne possède aucune singularité significative par rapport au long métrage. Il semble qu’un élément de réponse transparaît à la lecture de la préface du cinéaste René Clair qui compare ici le film et la nouvelle dont il est adapté.

Il importe assez peu que Le Chant du Prisonnier, film, soit une adaptation plus ou moins fidèle de Karl et Anna [sic], roman. Quelle que soit la valeur d’une œuvre littéraire, je ne suis pas loin de croire qu’un film tiré de cette œuvre ait pour premier devoir d’être infidèle à son origine.

Afin qu’aucune protestation ne soit valable, il suffit en ce cas de donner au film un titre différent de celui du roman, ensuite de faire un bon film. Félicitons les auteurs du Chant du Prisonnier d’avoir pris toutes ces précautions.26

32René Clair fait peu de cas de la nouvelle de Leonhard Frank. Pourtant les éditions Rieder publient la traduction de « Karl und Anna » en 1929. Le film raconté et la traduction de la nouvelle cohabitent sur les étagères des libraires. La force commerciale des Éditions Gallimard ajoutée à la différence significative du prix – 3,50 fr contre 12 fr pour Karl et Anna – donnent un avantage stratégique notable à une diffusion massive du texte de Raoul Ploquin au détriment de la découverte de l’œuvre source de Leonhard Frank. Le mépris que porte René Clair à la nouvelle de ce dernier montre que cette histoire de trahison entre soldats, notamment la description de plusieurs situations d’adultère, déplaisent profondément au cinéaste vétéran de la Première Guerre mondiale27. Face à une œuvre aussi subversive que Karl et Anna, il est nécessaire d’imposer, dans les salles de cinéma comme dans les salons de lecture, une autre version de l’histoire qui valorise la camaraderie entre soldats et la fidélité de l’épouse28.

33Les sociétés française et allemande semblent avoir oublié les difficultés rencontrées par les femmes seules ou avec une famille après la mobilisation de leur mari. L’effort de guerre a eu des conséquences désastreuses sur les populations civiles et notamment les femmes. En Allemagne, on évalue à 700 000 le nombre de morts par malnutrition. Sur le front de la contestation contre ces privations et ces rationnements inhumains, ce sont les femmes qui, dès 1916, sont à l’origine d’émeutes de la faim qui transforment les villes en théâtres de guerre civile. Ce faisant, elles minent l’autorité comme la légitimité de l’État impérial et préparent son effondrement29. Dès lors, la nouvelle de Leonhard Frank doit être perçue comme une critique de l’impérialisme wilhelminien auquel il s’est toujours opposé. Les situations d’adultère décrites dans « Karl und Anna » sont donc à analyser comme l’expression de la révolte contre l’autoritarisme et le conservatisme de la société impériale. L’adaptation cinématographique et le film raconté se situent aux antipodes de ce discours contestataire et s’efforcent d’accréditer la représentation illusoire d’un effort de guerre consenti et accepté par toute la société30.

Conclusion

34Le thème du retour du soldat est donc un sujet éminemment politique qu’il convient de contrôler plus particulièrement aujourd’hui, au moment des commémorations du centième anniversaire de l’armistice. Grâce à la grille d’analyse proposée par Linda Hutcheon dans A Theory of Adaptation, nous avons pu mettre en évidence les raisons pour lesquelles l’UFA a choisi d’adapter cette nouvelle de Leonhard Frank en s’offrant les services de Joe May. Si Heimkehr est l’un des derniers Kammerspielfilme du cinéma allemand si ce n’est le dernier – ce film germanique est le premier à réussir l’exploit de montrer des soldats allemands sur les écrans des anciens pays ennemis sans susciter de réactions violentes. De la sorte, l’UFA est parvenue à honorer le courage et la bravoure des soldats du Reich ainsi que la fidélité de l’épouse au mari parti ou disparu et plus largement aux fondements de la société wilhelminienne.

35La représentation du soldat allemand au cinéma passe donc également par une réaffirmation du discours idéologique au détriment des faits historiques. La relittérarisation du film par Raoul Ploquin à travers la brochure éditée par Gallimard tente d’imposer sous la forme du livre des visées similaires.

36Cette multiplication des supports prouve que « Karl und Anna » n’est pas uniquement un « récit sentimental »31 mais contient aussi une charge contestataire indéniable. Si l’UFA, à travers l’Alliance Cinématographique Européenne et les Éditions Gallimard, a tenté d’imposer son idéologie, Leonhard Frank a essayé de répliquer en adaptant sa nouvelle au théâtre. Karl et Anna, pièce en quatre actes, est jouée au Théâtre de l’Avenue par la compagnie Gaston Baty au cours de l’année 192932. Cette nouvelle adaptation sous forme théâtrale montre que Leonhard Frank cherche, une nouvelle fois, à montrer les souffrances de l’arrière et plus particulièrement celles des femmes seules, sans ressource, après le départ de leur mari au front.


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37Illustration : Joe May, réal. Heimkehr,Allemagne, NB. Universum Film (UFA), 1928, 78 mn. [disponible sur FilmPortal.de] https://www.filmportal.de/video/heimkehr [consulté le 12/02/2018].