Colloques en ligne

Marianne Vidal

Les Traversées de Paris, scènes de genres

1La Traversée de Paris est une nouvelle policière d’une quarantaine de pages publiée par Marcel Aymé dans un recueil de 1947 intitulé Le vin de Paris1. C’est aussi un film du réalisateur Claude Autant-Lara, une adaptation appréciée d’un large public depuis sa sortie en 1956, grâce entre autres à ses nombreuses diffusions télévisuelles. La comparaison de l’une et de l’autre va nous amener à interroger sous l’angle du genre les notions d’image et surtout de scène.

2La nouvelle commence autour d’un cadavre : « La victime, déjà dépecée, gisait dans un coin de la cave sous des torchons de grosse toile, piqués de taches brunes. » L’impatience d’un personnage nommé Jamblier, sommairement décrit comme « grisonnant, au profil aigu et aux yeux fiévreux », qui lance des regards inquiets vers la porte de la cave tout en passant pour la troisième fois une serpillière sur le sol, taché du sang « qu’avait pu laisser sa boucherie », confirme en frisant le cliché qu’un crime vient d’être commis. Le lecteur ne s’en étonnera pas : ce début d’intrigue est congru avec le reste du recueil de 1947, huit nouvelles toutes situées à Paris pendant la période de l’occupation allemande, mais le plus souvent dotées de motifs criminels. Ainsi L’indifférent, commissionné par un caïd, tue-t-il sans remords des fermiers et des villageois pour les dépouiller, mais laisse la vie sauve à un candidat à l’exil qui croit prendre un avion clandestin, parce qu’il s’agirait alors d’un « abus de confiance » ; Dermuche assassine des rentiers avant d’être divinement transformé en nourrisson la veille de son exécution par la guillotine, les rentiers massacrés bénéficiant dans le même temps d’une résurrection qui annule le crime ; tel autre personnage devient Faux policier pour faire chanter des délateurs, un dernier nourrit les Parisiens affamés et se bâtit une fortune grâce à sa peinture devenue magiquement et concrètement « alimentaire » (La bonne peinture). Comme on le voit, il s’agit plutôt de raconter des histoires mi-réalistes mi-fantastisques aux allures de fables à l’instar du reste de l’œuvre d’Aymé, à la lisière de l’époque évoquée, en s’appuyant sur la confusion des règles propre aux heures troubles, que de traiter précisément de l’Occupation.

3Pour en revenir à La Traversée de Paris, et s’il n’a jamais vu le film, le lecteur, préparé à entendre le récit de quelque funèbre forfait par les textes précédents, doit encore tourner la page pour être détrompé, alors que deux nouveaux personnages ont fait irruption. « Boucherie » est à comprendre au sens strict et la victime se révèle être un cochon, d’ailleurs immédiatement qualifié de « Monsieur » par Martin, un des deux arrivants, engagés pour transporter la viande dans quatre valises à l’autre bout de Paris, d’où le titre et les doléances des porteurs, qui s’attendaient à un trajet moins long.

4La nouvelle ne s’en termine pas moins par un meurtre, à victime humaine celui-ci, suivi à peu d’heures d’une arrestation du coupable rendue possible par le portrait que la future victime a tracé préalablement de son bourreau endormi. Entre temps nous avons vu les deux compères se débattre avec leurs valises trop lourdes depuis la cave de Jamblier, épicier « de la rue Poliveau » jusqu’au pied de la colline de Montmartre. Leur parcours a été animé par les alertes aériennes, par quelques mauvaises rencontres, et surtout par les actions et les discours intempestifs du second porteur, embauché au dernier moment par Martin, l’énigmatique Grandgil, qui finit donc assassiné chez lui par son compagnon. Dans chacun de ces épisodes l’auteur a pu surtout donner libre cours à son art du dialogue et à sa maîtrise des différentes parlures caractérisant des milieux divers.

5Les scénaristes du film, Jean Aurenche et Pierre Bost, ont suivi de près le canevas de la nouvelle et emprunté beaucoup du contenu de ces scènes qui dessinaient avec vigueur les personnages et leurs rapports de force, tout en constituant pour Marcel Aymé les points nodaux de son intrigue – qui se trouve être double : une partie est en surface, les porteurs vont-ils parvenir à livrer le cochon ?, l’autre est sous-jacente, et retraçable uniquement a posteriori, comment s’explique la fureur meurtrière de Martin ? Cependant la fin du film (imposée par la production, mais les scénaristes semblent s’en être accommodés) est bien différente puisque Grandgil y est épargné tandis que Martin est raflé et promis au S.T.O. (plutôt que fusillé dans une première version).

6C’est que d’un médium à l’autre, la thématique, ou plutôt la hiérarchie des thématiques, a changé. La dynamique de la nouvelle, au-delà de la peinture du marché noir, se construit autour d’une réflexion de l’auteur sur l’image, au premier chef sur l’image que chacun donne de lui-même, qui pour certains est véridique, pour d’autres fausse. Ainsi le personnage de Martin (un nom qui n’a certainement pas été choisi par hasard, c’est le nom le plus courant en France, et il y a deux Martin dans le recueil de Marcel Aymé), un « petit employé » que la guerre force à se « débrouiller », le fait en marge de la légalité, en « profitant de sa supériorité sur les autres » (pense-t-il orgueilleusement), néanmoins avec une honnêteté présentant certes ses propres contours mais dont la conscience profonde est seule capable de le soutenir dans la difficulté. La tromperie de son compagnon de traversée, artiste-peintre de la place du Tertre déguisé pour un soir en apache, et qui le domine par l’audace de ses actions, le fait donc sortir de ses gonds. Cette puissance de l’image est aussi illustrée par une obsession de Martin, une vision récurrente venue de son expérience de la guerre de 14-18, appelée par les circonstances et qui va in fine faciliter son passage à l’acte : il se revoit dans le détroit des Dardanelles plantant un couteau dans le ventre d’un soldat turc lors de l’attaque d’une presqu’île. Il y a enfin ce dessin de la main de Grandgil qui va permettre à un inspecteur de police de reconnaître Martin arrêté à cause du couvre-feu (et de son propre sentiment de culpabilité).

7Or aucune de ces images n’apparaît dans le film qui se présente plus franchement comme une peinture en partie sociologique, en partie politique, de la France occupée. Les commerçants du marché noir y sont campés de manière plus précise et plus accusatoire. Martin y devient le représentant de la classe la plus modeste de la société parisienne, exploitée, souvent grugée (mais sa timidité en fait – plus que dans la nouvelle – une victime presque consentante). D’ailleurs, chemin faisant, il a plus ou moins cédé le rôle principal au peintre Grandgil, qui dans le film tire de bout en bout les ficelles, et dont le spectateur est amené peu à peu à attendre les interventions et les esclandres qui à chaque fois relancent l’action, comme dans la nouvelle – mais la nouvelle est quasiment tout du long racontée du point de vue de Martin.

8Les scénaristes choisis pour adapter la nouvelle de Marcel Aymé sont en 1956 au plus fort de leur carrière. Jean Aurenche a débuté dans les années trente avec Autant-Lara, déjà, mais aussi Marcel Carné ou Maurice Lehmann. Après une certaine traversée du désert, il a obtenu, à plus de quatre-vingts ans, deux Césars du scénario avec Bertrand Tavernier ou Gérard Mordillat. Pierre Bost (par ailleurs écrivain et dramaturge) a été son associé le plus constant. Dans les années cinquante, cependant, ils ont subi ensemble une attaque en règle de la part du très jeune François Truffaut, particulièrement à travers un article paru en 1954 dans les Cahiers du Cinéma (récemment créés à l’époque par André Bazin), « Une certaine tendance du cinéma français »2. Cet article qui a fait date affirmait avec force la prééminence du cinéma d’auteur sur les « douze films [français] qui méritent de retenir l’attention des critiques et des cinéphiles, l’attention donc de ces Cahiers.

9Ces dix ou douze films constituent ce que l’on a joliment appelé la Tradition de la Qualité, ils forcent par leur ambition l’admiration de la presse étrangère, défendent deux fois l’an les couleurs de la France à Cannes et à Venise ». Truffaut y fustige les cinéaste comme Autant-Lara, René Clément, Yves allégret (tout une génération de cinéastes français, donc) qui ont fait succéder « le réalisme psychologique » au « réalisme poétique » de Jacques Prévert ou Marcel Carné, mais l’article s’attaque plus particulièrement aux scénaristes, car, dans la mesure où « ces films sont justement reconnus comme des entreprises strictement commerciales », « on admettra que les réussites ou les échecs de ces cinéastes [sont] fonction des scénarios qu’ils choisissent ».

10Ce sont donc avant tout des « films de scénaristes », au premier rang desquels Aurenche et Bost. Au cours de l’attaque on en apprend plus sur les priorités de ceux-ci en matière d’adaptation, la fidélité à l’esprit plutôt qu’à la lettre et l’utilisation du procédé « dit de l’équivalence » : « Ce procédé suppose qu’il existe dans le roman adapté des scènes tournables et intournables [ce que Truffaut réfute plus loin] et qu’au lieu de supprimer ces dernières (comme on le faisait naguère) il faut inventer des scènes équivalentes, c’est-à-dire telles que l’auteur du roman les eût écrites pour le cinéma. ». En référence à une adaptation, d’ailleurs refusée par l’auteur, du Journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos, dans laquelle une scène « injouable » avait été réécrite, et la comparant avec la version de Robert Bresson sortie en 1951, Truffaut note qu’André Bazin3 « terminait son excellent article par ces mots : “Après Le journal d’un curé de campagne, Aurenche et Bost ne sont plus que les Viollet-Le-Duc de l’adaptation.”4 Truffaut reproche enfin à Aurenche et Bost d’être « essentiellement des littérateurs ». Il donne pour exemple l’équivalence suivante : « Dans Le Diable au corps de Radiguet, François rencontre Marthe sur le quai d’une gare, Marthe sautant, en marche, du train ; dans le film, ils se rencontrent dans l’école transformée en hôpital. » Or il est évident pour Truffaut que l’idée de Radiguet était une idée de mise en scène (ne serait-ce que par son dynamisme), alors que la scène inventée par Aurenche et Bost est littéraire. Reproche final : « Ces équivalences ne sont qu’astuces timides pour contourner la difficulté, résoudre par la bande sonore des problèmes qui concernent l’image, nettoyages par le vide pour n’obtenir plus sur l’écran que cadrages savants, éclairages compliqués, photo léchée, le tout maintenant bien vivace la Tradition de la Qualité. »

11L’ouverture de la nouvelle se présentait comme un véritable lever de rideau. Le lecteur s’y trouvait dans la position du spectateur devant les premiers indices que le metteur en scène a décidé de lui livrer (ici la présence d’une forme étendue sous un drap, des taches sur un sol de cave, un personnage affairé), mieux éclairé un moment après par le dialogue qui s’amorce lors de l’arrivée de deux personnages supplémentaires. On quitte ensuite le modèle du dispositif théâtral pour un retour en arrière relatant la rencontre fortuite de Martin et Grandgil, et le recrutement du second par le premier après la défection de son partenaire habituel.

12L’épisode se tient dans un café où Martin fait des phrases tandis qu’un vieux marin raconte, lui, « sa campagne de Chine ». De guerre en guerre, notre héros se souvient alors de celle de 14, il se remémore l’assaut donné à un plateau « bordé de tirailleurs turcs », il est alors assailli par la vision d’une « haute silhouette grise dans laquelle Martin Eugène, né à Paris rue des Envierges en 1894, plantait son couteau jusqu’au manche »5. Une altercation avec un forcené qui prend de travers une de ses remarques et le prend pour un mouchard le rapproche de son voisin de comptoir, muet jusque-là, qui l’entraîne dans la rue pour l’apaiser. Au bout de quelques minutes de marche, Martin propose « un condé » à son nouvel ami Grandgil, qui s’est présenté « avec un temps d’hésitation » comme un « peintre »6.

13Or les scénaristes du film d’Autant-Lara n’ont pas gardé ce dispositif. Le générique offre d’abord le survol d’un Paris où défilent les troupes allemandes, où circulent des voitures à cheval et des vélos-taxis, où des aveugles mendient sur les marches du métro en jouant la Marseillaise au violon, ou enfin, comme au terme d’un zoom très progressif, le film se focalise sur le couple de Martin et Mariette (cette dernière apparaît aussi dans la nouvelle de Marcel Aymé, mais seulement à travers les confidences de Martin), l’une louant l’héroïsme du violoniste, l’autre fronçant les sourcils sur le recours à la mendicité. On les suit un moment dans le Paris de la disette, jusqu’à l’épicerie Jambier (Jamblier dans le texte, la disparition du « l » étant certainement due à la nécessité de faire hurler distinctement ce nom par Grandgil-Jean Gabin un peu plus tard), où Martin entre seul. Vient alors la première véritable scène, ou du moins ce que le spectateur naïf, qui n’est pas un théoricien de cinéma, ni un praticien7, appellerait ainsi, une scène durant laquelle un épisode bien caractérisé, ici l’égorgement d’un cochon dans une cave parisienne par un ancien garçon des abattoirs qui craint de ne plus savoir, bénéficie d’un déploiement temporel au-delà de toute nécessité dans l’intrigue. Elle semble plutôt destinée à éveiller l’intérêt et le sourire du spectateur tandis qu’il fait connaissance avec les personnages et surtout les comédiens qui les campent : Martin-Bourvil jouant maladroitement de l’accordéon pour étouffer les cris du cochon, Jambier-De Funès faisant preuve de l’agitation qui deviendra bientôt sa marque de fabrique ainsi que, plus localement, de son insensibilité d’épicier âpre au gain. C’est en quelque sorte un morceau de bravoure, le premier d’une série.

14Le couple Martin-Mariette se retrouve ensuite dans le café-restaurant où ils ont coutume de prendre leurs repas : l’occasion pour eux d’apprendre l’arrestation de l’acolyte de Martin, de faire la connaissance de Grandgil, qui semble courtiser et même donner rendez-vous pour le soir à Mariette, ce qui conduit Martin à gifler sa femme, à inviter Grandgil à dîner pour contrecarrer un éventuel rendez-vous et même à lui proposer de l’accompagner pour transporter à bon port la viande de cochon – ce qui fournit de plus une réplique « d’anthologie » à Jean Gabin : « Si j’étais poli, je te dirais : elle me plaît bien ta femme, mais comme je suis pas poli, je te dis : elle me plaît pas. »8. Cette réplique est absente de la nouvelle, comme tout ce que je viens de résumer, mais c’est une exception. En effet le plus gros des dialogues de Marcel Aymé, avec leur couleur argotique typique ont été réutilisés par les scénaristes, à une place ou une autre, et ils ont peu inventé de ce point de vue.

15On constate donc que le récit est strictement linéaire dans le film, que les détails ajoutés vont dans le sens d’une plus grande vraisemblance, que tout détail onirique est exclus, que le couple Martin-Mariette est développé, certainement pour fournir un contrepoint « romantique » à la sombre aventure qui va suivre (notons aussi que Marcel Aymé le cynique donne cinquante-cinq ans à la compagne de Martin en lieu et place des trente ans de Jeannette Batti), en bref que l’ensemble est destiné à satisfaire tous les genres de spectateurs.

16On en vient cependant peu à peu à la scène qui constitue la première véritable péripétie dans l’intrigue et où l’on voit cadre du film et cadre de la nouvelle se réajuster, dans un décor qui s’y prête à merveille par sa clôture, la cave de l’épicier Jamb(l)ier. Grandgil s’y révèle tel qu’il s’était bien gardé de paraître jusque-là, sûr de lui, provocateur, se jouant de la confiance que lui avait bien imprudemment accordé Martin comme de la cupidité de l’épicier, obligé de lui céder beaucoup plus d’argent que prévu pour empêcher que son nom crié à tue-tête ne parvienne aux oreilles de quelque autorité censément opposée au marché noir.

17Voici ce que donne la confrontation de Grandgil et de Jambier au cinéma, entre chute de paquets de sucre, sacs de lentilles fendus se déversant et jambon largement tranché et même percé d’un coup de couteau :

Monsieur Jambier, 45 rue Poliveau, pour moi, ce sera 1000 francs… Monsieur Jambier, 45 rue Poliveau, maintenant c’est 2 000 francs… Je voulais dire 3000.

– C’est sérieux ?

Comment si c’est sérieux !… JAMBIER JAMBIER JAAAAMMBIER ! 9

18Le même dialogue est un peu plus long et moins grandiloquent dans la nouvelle :

Monsieur Jamblier, 45 rue Poliveau, dit tranquillement le bélier [c’est sous cette forme animale, et en référence à sa chevelure bouclée et à son front obtus, que Martin, et donc l’auteur, voit la tête de son compagnon], pour moi, c’est mille francs.

Jamblier en resta bouche bée. Martin lui-même, atterré, perdait un peu la tête. […]

– Patron, prononça-t-il d’une voix ferme, ne vous occupez pas de ce qu’il bave. Vous me donnez deux fois quatre cent cinquante et je m’arrange avec lui. […] 

19Une vingtaine de lignes plus loin, tandis que le flot de lentilles se répand :

 – Jamblier, 45 rue Poliveau, articulait Grandgil. Maintenant, c’est deux mille francs.

[…] Résigné à faire la part du feu, [Jamblier] tira de sa poche un portefeuille bourré et tendit deux billets de mille francs au bélier. Celui-ci les empocha et en cueillit au vol un troisième que Jamblier, dans sa nervosité, avait laissé échapper.10

20Basées sur une même trame et avec un dialogue semblable les deux scènes ont pourtant un impact différent. En effet la scène filmée voit surtout l’émergence au premier plan du personnage interprété par Jean Gabin, jusque-là taciturne et apparemment passif, y compris dans l’épisode avec Mariette, à la place de celui que joue Bourvil. Peut-être le spectateur, habitué aux premiers rôles du comédien cinquantenaire, devait-il s’attendre à ce glissement. « Nous écrivions naguère que la vedette de cinéma n’était pas seulement un comédien ou un acteur particulièrement chéri du public, mais un héros de légende ou de tragédie, un “destin” auquel scénaristes et metteurs en scène, fût-ce même à leur insu, ne pouvaient que se conformer », notait André Bazin dans Radio-Cinéma-Télévision du 1er octobre 1950. « Limitons-nous, ajoutait-il, à un exemple : on racontait avant-guerre que Gabin, avant de signer un contrat de film, exigeait que soit prévu dans le scénario la grande scène de colère où il excelle. Caprice de vedette, cabotinage de comédien qui tient à son morceau de bravoure? Peut-être, mais bien plus vraisemblablement, au travers d’une vanité d’acteur, le sentiment que cette scène lui était essentielle et que l’on ne pouvait l’en priver sans trahir son personnage. »

21Or, remarquait plus loin le critique, « N’oublions pas que, dans la tragédie et l’épopée antiques, la colère […] était un état second, une possession sacrée, une brèche ouverte pour les dieux dans le monde des humains, par où se glissait le destin. Depuis, Gabin a changé, il a vieilli, ses cheveux blonds sont cheveux blancs, son visage s’est empâté. Au cinéma, disions-nous, ce n’est pas le destin qui prend un visage, mais un visage qui révèle son destin. Celui de Gabin ne pouvait rester identique à lui-même, mais il ne pouvait non plus échapper à une mythologie aussi solidement établie. » Il note dans la foulée qu’à cause de ce ou ces moments de colère le personnage joué par Gabin faisait le plus souvent son propre malheur. Mais dans La traversée de Paris nous ne sommes plus avant-guerre, lorsque la figure de Gabin au cinéma semblait soumise à une véritable hubris, et les années cinquante ne laissent plus de place à ce genre de mythification ; si effectivement Grandgil n’échappe pas à un destin funeste dans la nouvelle, la fin du film l’épargne tout à fait et les explosions répétées de sa colère n’auront aucune conséquence fâcheuse pour le personnage.

22Quant à la scène dans sa forme nouvellistique, elle révéle bien le caractère ingouvernable de Grandgil et son mépris des règles admises dans le milieu du marché noir, mais elle ne le rend pas moins énigmatique. L’auteur ne cherche pas à nous intéresser pour l’instant à son destin particulier, il garde Martin comme protagoniste.

23Mais est-ce à bon droit que l’on parle ici de scène dans le texte de Marcel Aymé ? La définition bien connue de la narratologie genettienne faisant de la scène un passage où, idéalement, la durée du « segment narratif » et celle du « segment fictif » se rejoignent11, où la durée du récit et celle de l’histoire s’égalisent donc, a parfois du mal à découper de tels segments dans la nouvelle, où la nécessité impose presque toujours la rapidité (sauf peut-être dans la nouvelle-instant, d’où entre autres sa spécificité). Lise Charles, s’intéressant dans La scène: le mot et l’idée à l’utilisation de termes contemporains dans la critique de textes anciens, et plus généralement à l’emploi des termes du métadiscours, affirme12 que « cette coïncidence du temps du récit et de celui de l’histoire n’est, dans le principe, pleinement réalisée que dans les passages de dialogue au discours direct, c’est-à-dire dans les moments où le roman ressemble le plus au théâtre ». Une définition assez proche donc, du passage considéré, dont la nature conflictuelle repose avant tout sur un dialogue tendu et tapageur. Lise Charles ajoute cependant : « Il reste qu’il y a une différence fondamentale entre la scène théâtrale et la scène romanesque : tandis que la scène théâtrale forme une entité claire, facilement délimitable, et constitue l’unité élémentaire de la pièce, la scène romanesque ne se démarque pas d’une autre scène, mais du texte narratif lui-même. » Or l’affrontement Jamblier-Martin-Grandgil, s’il bénéficie bien d’un cadre (l’enceinte de la cave) et de la focalisation due à un premier « duel » entre l’inconnu nouvellement introduit dans le marché et les deux autres, un « resserrement » (un coup de zoom ?) de l’action bien propre à faire tableau (on se rapproche alors de la conception de Stéphane Lojkine parlant, dans son introduction à La Scène de roman13, de la « force synthétique » de la scène et expliquant par cela, et sa capacité à « faire tableau », son pouvoir de voyager d’un art à l’autre), est avant tout un nœud narratif, un véritable développement de l’intrigue.

24L. Charles note que l’emprunt du mot scène au vocabulaire théâtral ne va pas d’emblée de soi. Elle constate d’ailleurs que les critiques des XVIIe et XVIIIe siècles ne l’employaient pas, ou seulement pour désigner un lieu (comme dans l’expression « scène du crime »). Ces critiques ont d’abord préféré, pour commenter ce que nous nommerions tout de même spontanément scène aujourd’hui, utiliser « endroit » (« l’endroit de la mort du Duc d’Olsingam », chez étienne Pavillon14, par exemple), « morceau » (chez le même Pavillon : « Ce que j’ai vu de plus vif dans d’autres ouvrages me paraît languissant, à le comparer à ce morceau-là. »15), ou encore « trait » (chez Fontenelle : « Nous voici à ce trait si nouveau et singulier, qui est l’aveu que Madame de Clèves fait à son mari… »16). Il apparaît ainsi que les lecteurs informés de cette époque rapprochaient ces passages « focalisés », plutôt que du théâtre, de la topique et du topos dans le premier cas, de l’art musical dans le second, du mot d’esprit (celui qui touche par sa nouveauté et son ingéniosité, ainsi que que par sa brièveté) ou de l’esquisse crayonnée (un sketch en quelque sorte, esquisse et sketch – qui avait pris en anglais dès le XVIIIe siècle le sens de scène dialoguée rapide et comique – étant tous deux issus de l’italien schizzo signifiant ébauche de dessin ou de peinture) pour le troisième. Lise Charles remarque toutefois que ces désignations ne sont pas spécifiques et peuvent désigner à l’occasion des événements sans épaisseur temporelle : le mot scène, avec ses connotations d’encadrement de l’action, éventuellement de ralentissement imposé à la dynamique interne de l’épisode, aura donc pu introduire dès cette époque une nuance bien utile.

25De toute façon, en comparaison avec la définition théâtrale traditionnelle (« entrées et sorties d’un personnage »), ou avec une définition cinématographique même moins technique que précédemment (comme par exemple celle que proposent Martin Barnier et Rémi Fontanel (Université Lyon 2) dans leur article L’entrée en scène au cinéma17 : « La scène serait donc une unité d’action, d’espace et de temps en ce sens que la fragmentation opérée par le montage serait telle qu’elle favoriserait la contiguïté spatiale et la continuité temporelle. »), la caractérisation de la scène de roman apparaît comme bien moins fixée.

26Nous utiliserons néanmoins le terme, car la scène du « Jambier, 45 rue Poliveau », outre sa localisation, possède une unité temporelle certaine à travers la chorégraphie « agonistique » des personnages de Jamblier et Martin autour du dorénavant imprévisible Grandgil, que d’autre part elle est chargé d’une grande intensité dramatique et s’articule comme un syntagme à d’autres syntagmes narratifs. Il serait d’ailleurs intéressant d’étudier la manière dont on peut « titrer » les scènes, souvent par un topos justement (la rencontre, l’aveu, etc.), voire un chronotope (la sérénade sous le balcon, par exemple), ou comme ici par un « trait », une réplique emblématique (« Jambier, 45 rue Poliveau » est d’ailleurs le titre choisi pour le découpage en chapitres du DVD de La Traversée de Paris, à côté de Proposition alléchante, Mariette, Dernière rencontre, et, bien sûr, « Salauds de pauvres ! »).

27Cependant le passage reste avant tout sous-tendu par les réflexions intimes de Martin (« Martin mesurait sa propre légèreté », « La première intervention lui était apparue comme un manque de tact […], il s’agissait maintenant d’un chantage effronté », il y « voyait maintenant quelque chose d’étrange et de presque inhumain », etc.), qui semble suivre mentalement plutôt que concrètement les évolutions de son compagnon affairé à renverser les conventions du marché noir et les paquets de sucre, et à bafouer la loyauté des relations entre un patron et celui qu’il emploie. Ces réflexions qu’il n’exprime pas sont d’ailleurs les premiers signes de l’indignation qui va monter en lui tout au long du récit alors qu’il compare la malhonnêteté de son compagnon à sa manière à lui de se « défendre », en dehors des cadres de la loi certes, mais en accord avec sa propre conscience, les nécessités de l’époque et sa position sociale – qu’il considère comme plus honorable que celle de son compagnon au veston taché et à l’air de « cloche ». Pour couronner son désarroi, alors qu’il essaye de s’interposer entre Grandgil et Jamblier, il est rabroué par l’épicier « avec une autorité qui lui avait fait singulièrement fait défaut jusque-là ».

28Le passage suivant est primordial pour expliquer les événements de la fin de la nouvelle : « Le bélier avait tourné le dos à son inventaire et, les yeux gais, il considérait les deux hommes affrontés. Sous ce regard, Martin ressentait vivement l’humiliation d’être pris à partie par celui qu’il venait défendre et qui n’avait osé ni un geste ni une parole contre le voleur. »18 Grandgil en effet, presque privé par l’auteur d’intériorité sauf dans l’épisode pour lui final, est avant tout « un regard », regard d’artiste, souvent prompt dans le dialogue à « dessiner » à grands traits la silhouette (ou la « dégaine ») de ceux qu’il rencontre, et regard d’observateur curieux pour qui toute cette histoire n’est qu’un spectacle qu’il se donne (« Je me suis déguisé en gangster dira-t-il plus loin, dans le confort de son salon, lors d’un coup de téléphone qui déchaînera la fureur de Martin, « J’ai joué au méchant, à l’anarchiste, au dur intégral… »). Plus tard, lorsque, chez lui, il voudra se justifier en lui-même de son attitude, il pensera, sans le dire : « Non, ce n’est pas par dilettantisme que je l’ai suivi dans la cave ; j’ai obéi à un mouvement de curiosité sérieuse et humaine ; et c’est la même curiosité qui m’a poussé à cette facétie avec Jamblier, le même désir de me rendre compte et d’aller plus loin que les apparences en chambardant la mise en scène »19. Martin lui ne joue pas un rôle mais c’est pourtant la sauvegarde des apparences qui est la plus importante pour lui : lorsqu’il se laissera plus ou moins arrêter après le meurtre c’est aussi parce que la conscience de son crime l’a rendu incapable d’affronter le regard des autres.

29L’autre passage « incontournable », et évidemment sélectionné par les scénaristes parce qu’il pousse Grandgil jusqu’au sommet de son insolence, est tout aussi célèbre que le premier. Il se situe dans un petit café anonyme où le duo a dû se réfugier pour échapper à la maréchaussée. Les deux lascars et leurs valises y sont encore sous le feu des regards, ceux des propriétaires du lieu et ceux de quelques clients attablés à l’air famélique. On notera ici que la focalisation intime des regards dans la nouvelle, et particulièrement du plus pesant d’entre eux, celui du peintre, si central dans le texte écrit, laisse place dans la version cinématographique au jeu des divers champs et contre-champs filmiques qui introduisent ainsi une circulation, incessante, du regard entre tous les personnages plutôt qu’une fixation menaçante sur tel ou tel.

30Au sujet de la spécificité du regard cinématographique l’article évoqué plus haut, L’entrée en scène au cinéma, cite à nouveau André Gardies : « Toutefois, André Gardies rappelle que la scène “est d’ordre statique” non pas forcément (et seulement) par la permanence d’un espace (l’unité du lieu), […] mais que ce caractère statique […] serait plutôt lié au regard que [la scène] suppose, et pour être plus exact encore, au regard qu’elle construit. “Car le propre du syntagme [cinématographique], particulièrement du syntagme chronologique, c’est de construire le regard spectatoriel. En effet si chaque plan, pris individuellement, élabore, en prenant appui sur les lois optiques et de la perspective, l’œil spectatoriel (ce que j’ai appelé ailleurs la localisation), le syntagme en tant qu’unité discursive formée de plusieurs plans va, lui, construire le regard.”20 ». Ainsi, dans le cas de la scène, le regard serait rendu capable de « passer outre les localisations successives que provoquent les changements de point de vue, les mouvements d’appareil, en bref de passer au-delà de ce qui fonde le regard « mobile » c’est-à-dire mobilisé par l’action ». Il est vrai que, dans la scène considérée, si aucun personnage ne fixe, ne focalise vraiment l’œil du spectateur, le corps de Gabin, épais en comparaison de celui de la plupart des autres personnages, remuant tandis que les autres restent figés, les arrêtant même d’un doigt pointé ou d’un coup d’œil glaçant, est le pivot autour duquel s’organisent tous les points de vue.

31Il faut dire que le mauvais vouloir des tenanciers du café, un couple de quinquagénaires accablés et peu gâtés par la nature, ainsi que l’attente qui se prolonge sous la menace des policiers en discussion derrière les fenêtres voilées du couvre-feu, sont bien faits pour déclencher la fameuse colère de Gabin. Au consommateur sommé par la tenancière de « mettre sur le trottoir ces colis », les quatre valises qui font l’objet de l’intérêt de tous, il crie d’abord, le clouant sur place : « Bas les pattes, ces machins c’est pas fait pour les pauvres. » Puis il s’approche d’une maigre adolescente qui étend du linge au fond de la salle, et dévoilant l’étoile jaune qu’elle porte sous son châle, se retourne vers les patrons : « On emploie des Juifs dans un établissement public, hein ? – Je l’emploie pas, elle rend service », répond le cafetier. Démarre alors une harangue tonitruante :

Ah parce que tu l’exploites, en plus, dis donc. Voyou, anarchiste, mauvais français. […] Non mais regarde-moi le mignon là, avec sa face d’alcoolique et sa viande grise. Avec du mou partout ; du mou, du mou, l’a que du mou ! Mais tu vas pas changer de gueule un jour toi, non ? Et l’autre là, la rombière, la gueule en gélatine et saindoux, trois mentons, les nichons qui dévalent sur la brioche… Cinquante ans chacun, cent ans pour le lot, cent ans de connerie ! Mais qu’est-ce que vous êtes venus foutre sur Terre, nom de Dieu ? Vous n’avez pas honte d’exister ?21

32Diatribe conclue par le fameux « Salauds de pauvres ! » à l’intention à nouveau du groupe de petites gens qui, alors que Grandgil a divulgué et offert finalement à la cantonade le contenu des valises, n’osent pas, malgré leur supériorité numérique, s’en emparer.

33La nouvelle amenait cet arrêt au bistro avec moins de vraisemblance, donc, sans autre prétexte que le caprice de Grandgil. La tirade, un peu plus longue et plus « littéraire » (plus de métaphores, moins de répétitions) malgré la ressemblance, en constituait aussi le centre. Le début est équivalent :

Regardez-moi ces gueules d’abrutis, ces anatomies de catastrophe. Admirez le mignon, sa face d’alcoolique, sa viande grise et du mou partout, les bajoues qui croulent de bêtise. Dis donc, ça va durer longtemps ? Tu vas pas changer de gueule, un jour ? Et l’autre rombière, la guenon, l’enflure, la dignité en gélatine avec ses trois mentons de renfort et ses gros nichons en saindoux qui lui dévalent sur la brioche. Cinquante ans de connerie. Qu’est-ce que vous foutez sur la terre, tous les deux ? Vous avez pas honte d’exister ?

34Mais la diatribe ne s’arrête pas là :

Mais non, pensez-vous, ils sont là, ils s’installent, leur gras-double ils vous le mettent dans l’œil, dans la tête, dans l’air qu’on respire. Ils salissent tout, même les couleurs. Voyez le rouge sur les joues de Madame, de l’écrasure de punaises pilées dans un fond d’abcès. Le blanc, le violet, le jaune, le gris, quand je les vois sur sa gueule à lui, je peux plus les pifer, je les vomis. Assassins, rendez les couleurs !22

35Car l’auteur, n’ayant pas accordé au personnage d’intériorité jusque-là, profite ici de sa harangue pour semer quelques indices, replacer Grandgil dans le champ pictural, souligner l’acuité de son regard.

36Les nécessités d’un médium comme de l’autre apparaissent bien ici : le film assure par la cohérence paroles-mouvements de la caméra-présence du comédien la lisibilité de l’épisode, Marcel Aymé doit passer par un discours sur-signifiant (dans la mesure où ni Martin, ni les victimes de son bagout ne comprennent où le peintre veut en venir) pour « composer » la silhouette de son personnage.

37Autre exigence du texte : il fallait pour l’auteur traduire la montée d’une tension pendant la marche dans Paris, en conséquence il l’a rendue bavarde. Certains dialogues installés dans « l’arène » du café par la version cinématographique, pendant l’attente et avant la colère de Gabin, par exemple la discussion entre Martin et Grandgil à propos des cinq mille francs « lâchés » quelques heures plus tôt par l’épicier et maintenant bien au chaud dans la poche du « bélier », Martin affirmant haut et fort qu’il refuserait d’en prendre sa part si on le lui proposait puisqu’ils ont été arrachés par chantage (mais on ne le lui propose pas), ont lieu dans la nouvelle pendant la déambulation.

38De même les confidences de Martin à propos de son couple qui bat de l’aile, ses interrogations sur sa femme, plus vieille que lui mais qui a claqué la porte de l’appartement le matin même et dont il ne sait s’il la reverra, qu’il laisse filtrer jusqu’à Grandgil au risque de paraître à ses yeux l’homme inquiet, peu assuré, qu’il aimerait bien ne pas être, et les réponses péremptoires et finalement rassurantes du peintre. L’intérêt narratif de ces échanges est de doubler l’itinéraire extérieur par un cheminement intérieur et la progression des rapports entre les deux porteurs ; l’auteur pouvait en profiter aussi pour « mesurer » la marche, lui « donner du temps », bien mieux qu’à travers une suite d’indications topographiques éventuellement inconnues du lecteur.

39Le film n’avait pas besoin de cet artifice, même si, ayant été pour la plus grande part tournée en intérieur avec des toiles peintes, le trajet n’y apparaît pas très réaliste. Peut-être est-ce pour cela que les scénaristes lui ont adjoint quelques indices « cartographiques », la rencontre avec une prostituée aux alentours de la place Pigalle, des hurlements de loup quand les deux porteurs doivent côtoyer le zoo du Jardin des plantes, des escaliers pour la montée vers Montmartre, ou encore le détail de l’itinéraire verbalisé par Gabin pour donner un peu d’épaisseur aux jeux d’ombre et de lumière, qui, soulignés par le noir et blanc très contrasté de la pellicule, font l’essentiel d’un décor esthétisant.23


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Photogramme tiré du chapitre « Ruses » du DVD


40C’est donc après la scène fondamentale du café, où le peintre a définitivement imposé son ascendant et commencé à se révéler comme un danger plutôt que comme une aide, que le film et la nouvelle se mettent à diverger. Déjà les péripéties mineures étaient restées axées dans le texte sur la construction du personnage de Martin, en action mais aussi perdu dans ses réflexions, essayant vis-à-vis des quidams croisés de garder un peu de la supériorité que lui donnait un costume plus décent et un chapeau « à bords roulés » (que le peintre salue ironiquement à plusieurs reprises), et refusant d’entrer dans un abri parce que Grandgil est trop mal habillé, ce qui va amener celui-ci à proposer le refuge de son propre appartement jusqu’à la fin de l’alerte.

41Dans le film, les épisodes annexes tendent à dépeindre le Paris de l’Occupation, et les différences entre les deux personnages dans un esprit plus sociologique. L’intervention cocasse d’une troupe de chiens attirés par l’odeur de la viande et que les deux héros doivent décourager, en les attirant dans une cour, en se cachant dans un hall, en leur lançant des quartiers de porc, permet par exemple aux scénaristes de camper quelques figures pittoresques absentes de la nouvelle (un concierge protégeant son chat des attaques canines, une jeune fille qui prend les deux compères pour des résistants transportant le fruit d’un parachutage et qui, détrompée, se montre à moitié déçue mais aussi désireuse de profiter de l’aubaine de cette viande au marché noir). Les chiens affamés et acharnés éveillant la méfiance d’une patrouille allemande donnent aussi l’occasion à Grandgil de montrer sa connaissance de la langue (et de la poésie) des occupants et plus tard aux scénaristes l’opportunité d’introduire une visite à l’hôtel où Martin et Mariette ont installé leur foyer, ce qui est encore un trait d’époque.

42Ce passage permet de surcroît de mettre un point final à l’intrigue secondaire autour du couple Martin-Mariette. En effet la jeune femme, qui s’apprête à quitter définitivement et en catimini le domicile conjugal, surprend le coup de téléphone que Grandgil donne du hall de l’hôtel à un ami pour s’assurer que le poème déclamé pour détourner les soupçons des sentinelles allemandes est bien de Heine. Ce qui retourne la midinette, ruine à ses yeux la réputation du « bélier », présumé espion, et la fait se jeter dans les bras de Bourvil, qui est descendu dépité de la chambre vide. On est bien là pour le coup dans un film au moins en partie commercial.

43À partir de là, le cours du récit va s’infléchir. Comme dans la nouvelle le peintre assomme d’abord proprement un gendarme au grand dam de Martin, mais quand il fait tout de suite après les honneurs de sa demeure à Martin la rupture est définitive entre nouvelle et film. Cette visite, assez brève dans la version filmique, évitant, malgré un panoramique rapide sur des toiles de qualité et de thématiques diverses (il s’agissait certainement d’évoquer tout de même les deux « signatures » du peintre, l’alimentaire et la personnelle, telles qu’elles apparaissent dans le texte d’Aymé) tout commentaire pictural autre que l’affirmation de la notoriété de Grandgil, en train de devenir, dit Gabin de lui-même d’un ton gourmand, « un peu cher », comprend une fois de plus un dialogue directement emprunté à Marcel Aymé, avec la rage de Martin contre celui « qui s’est roulé dans [son] travail », « […] s’est amusé comme une gonzesse » et l’a grillé auprès de ses employeurs, mais cette colère montante est aussitôt désamorcée. Car une colère de Bourvil ne pouvait rivaliser avec une colère de Gabin, même si le visage de naïf du premier se tord à certains moments dans des rictus de haine rares chez lui, et le peintre n’a pas de mal à lui opposer ses prétextes – ce qu’il cherchait c’était « de voir jusqu’où on pouvait aller en temps d’occupation, t’as vu jusqu’où on peut aller avec ces foireux là ? »24 –, trop habiles pour que l’autre puisse répliquer.

44Dans la nouvelle, dans un premier temps Martin s’endort, épuisé par l’effort et par les raisons de Grandgil qui s’est enfin montré tel qu’en lui-même, pas intéressé par l’argent, qu’il veut rendre de toute façon, et passionné seulement par son œuvre, celle en tout cas qu’il signe de son vrai nom de Gilouin. Cet art-là est très surprenant pour Martin qui contemple la dernière toile du peintre, ainsi décrite par Marcel Aymé :

La femme était assise devant une fenêtre. Cernée d’un trait lourd, la silhouette avait un aplomb solide. Jaillie d’un bouquet de tulipes, une coulée de lumière rouge lui mangeait une moitié de la face, tandis que le bleu du ciel se répandait sur le front en nappe tendre qui semblait prendre sa source dans le bleu de l’œil. Les couleurs qui, pour ainsi dire, appartenaient en propre au visage, débordaient dans les carreaux de la fenêtre où elles formaient des irisations.25

45Grandgil est donc un coloriste qui se sert de la lumière pour imprégner de couleurs tout son univers, et on peut comprendre ainsi son attirance pour les poches de clarté des cafés. Quant à Martin, interrogé sans façon : « ça te plaît ? », il ne veut plus répondre, avec « un accent de sobre férocité », que : « Je m’en fous ».

46Dans l’image et son pouvoir, donc, se trouvaient les ressorts principaux du texte, et par ricochet le regard, celui du peintre au premier chef, qui trouve dans son usage, esthétique ou pervers, sa meilleure justification. Confronté à l’indifférence rageuse de son compagnon, « Le visage de Grandgil change d’expression. La flamme de l’enthousiasme s’étei[nt] dans les petits yeux de porc dont le regard se charge de mélancolie. Mais presque aussitôt la tête de bélier s’éclair[e] du reflet de cette ironie un peu distante où le peintre semblait trouver son équilibre le plus sûr ». Une fois Martin endormi dans un fauteuil, il le scrutera avec l’intensité qui le définit en tant qu’artiste pour dessiner un portrait « juste quant à la ressemblance ».

47Mais surtout, il lui semble avoir réussi à saisir « dans cette simple esquisse » ce dont Martin s’est montré si préoccupé durant toute la nouvelle sans l’exprimer : son « personnage moral ». Cette idée de sa propre honnêteté que Martin avait ressassé durant toute l’aventure, Grandgil (ou Gilouin) parvient (assez étrangement d’ailleurs, et à cause de la bonhomie du visage de son compagnon) à la fixer au bout de son crayon : « En regardant son dessin, il lui semblait découvrir ce qu’est l’honnêteté d’un homme : un sentiment de fidélité à soi-même, commandé par l’estime qu’il a de sa propre image, telle que la lui renvoie le miroir de la vie sociale ».

48Il semble ici que Marcel Aymé prête à son personnage une lucidité qui ne devrait appartenir qu’à lui, l’auteur. Mais il s’agissait aussi, une fois de plus, d’opposer les deux hommes et, pour une fois que le lecteur était admis dans l’intimité du peintre, de l’installer avant la catastrophe finale dans une altérité irrémédiable avec son compagnon, l’homme modeste « qui se défend » :

Pour lui [Grandgil] qui se considérait comme un honnête homme, il avait la certitude d’obéir à un impératif plus pur qui n’avait pas besoin de ce miroir et en usait de loin en loin, comme d’un simple contrôle.26

49Vient alors le coup de téléphone qui réveille Martin et où Grandgil avoue « J’ai joué au méchant ». La réaction est violente : « Fumier, ordure, redis-le que tu venais jouer au dur… ». Pour Martin, donc, l’autre « s’est roulé dans son travail, s’est amusé comme une gonzesse… ». Du coup, c’est l’œuvre qui va payer, Martin se précipite vers cette tête de femme qu’il n’avait pas voulu honorer d’un commentaire : « Il ne s’y trompa pas et courut au chevalet, son couteau de poche bien en main. Il planta la lame en plein ciel, fendit le portrait par le travers et d’une autre balafre le recoupa en croix. » En un court paragraphe, « tandis que retentissait la sirène de fin de l’alarme », ce qui rend inaudible la plainte de l’homme assassiné, le couteau est immédiatement planté en deux endroits dans le ventre de Grandgil se ruant à la rescousse de sa toile.

50Ensuite montage cut, si je peux me permettre cet anglicisme expressif qui désigne le passage instantané d’un plan à un autre (en français, coupe franche). En littérature cela donne une ellipse vertigineuse. Dès le paragraphe suivant nous sommes à destination chez le boucher en cheville avec Jamblier, Martin y a transporté seul les quatre valises, refuse une collation réparatrice, avale juste un café fort.

51L’aventure pourrait finir là et le coupable se diluer dans la nuit parisienne. Après tout il ne connaissait sa victime que de l’après-midi et par temps d’alerte personne ne l’a certainement vu ni entrer ni sortir de la maison. Mais dans l’esprit de Martin deux images viennent se caramboler : celle « […] du soldat turc éventré d’un coup de couteau en 1915, du cadavre frais, allongé sur le côté droit, les jambes recroquevillées et les mains crispées sur son ventre trempé de sang » et dont il a retrouvé « […] l’image la plus nette, la plus vraie qu’il en eût jamais ressaisie […] », devant le corps de Grandgil. Ensuite, les deux cadavres vont se livrer une macabre compétition dans l’esprit du meurtrier :

Il regardait le mort. De temps à autre, le cadavre de Grandgil se déboîtait du cadavre turc et se perdait aussitôt. 27

52Martin en tire d’abord une certaine justification à son geste, ou plutôt il utilise pour son second meurtre les prétextes qui lui ont fait trouver acceptable le premier, celui de 1915 :

C’était la guerre. Je n’aurais demandé qu’à le laisser vivre. Je ne suis pas méchant. Si ça n’avait pas été lui, c’était moi. On ne fait pas ce qu’on veut. Voilà la vérité. On ne fait pas ce qu’on veut.28

53Mais ensuite le cadavre du Turc disparaît complétement et Martin a la sensation de se retrouver au ban de la société qui était la sienne et qu’il imagine faisant groupe et le fixant d’un air réprobateur : « Sur ces figures d’un univers familier où il cherchait habituellement le reflet de sa propre personne, il découvrait son visage d’assassin et entrevoyait son châtiment. » Il est deux heures du matin, il se sent « seul avec son crime », il se met alors à chercher des présences humaines dans un Paris où il ne rencontre que des soldats allemands ou des agents de police, lui qui avait passé la soirée à les éviter.

54Interpellé fortuitement, il a « […] la présence d’esprit de se montrer insolent, son seul désir étant de passer la nuit au poste. » Cependant les agents sont accompagnés d’un inspecteur qui, dans un carrefour où le visage de Martin est éclairé par la lune, reconnaît immédiatement l’homme portraituré dans le carnet d’esquisse de Grandgil.

55Pour finir, alors qu’à la question « Pourquoi est-ce que tu l’as tué ? », Martin n’a rien de bien concret à répondre et seulement le regret qu’« à l’âge où les garçons de bonne famille vont encore à l’école », on l’ait envoyé « à l’assaut d’une presqu’île avec un couteau à la main » (et ce sera la notation la plus politique du texte de Marcel Aymé), ne trouvant finalement à répondre que « On ne fait pas ce qu’on veut, allez », la métaphore du reflet, abondamment utilisée dans la dernière partie de la nouvelle, vient à point nommé donner à Martin « […] l’apaisement de voir son destin accordé à son visage nouveau, reflété par le miroir de son univers quotidien ».

56La puissance de l’image : voilà qui aurait dû convenir au médium cinématographique. On peut cependant mesurer la difficulté dans un film réaliste (et même de « réalisme psychologique », selon Truffaut, qui a tout de même trouvé ce film-là à son goût)29, qui s’est interdit tout va-et-vient narratif, au contraire de la nouvelle, tout retour en arrière, d’introduire ces visions obsédantes qui épaississaient le personnage velléitaire de Martin. Non que la technique eût fait défaut, mais parce que fondamentalement ce n’était pas le sujet. D’ailleurs la production, certainement déjà effrayée par le sujet potentiellement polémique en 1956 d’une France plus préoccupée de marché noir que de Résistance, avait refusé toute fin meurtrière.

57Une fois donc le passage par l’appartement de Grandgil expédié – quoique non sans donner au peintre sa véritable dimension de privilégié –, les deux porteurs atteignent la boucherie de Marchandeau et trouvent porte close. Exténués et déconfits, ils se mettent à hurler devant le rideau de fer baissé jusqu’à l’arrivée de tout un bataillon de soldats allemands qui les emmènent à la Kommandantur avec d’autres Parisiens raflés pour une raison ou une autre. Reconnu par un officier supérieur comme un peintre à la mode, Grandgil est sur le point d’être relâché avec Martin auquel l’officier a accepté d’étendre sa protection, lorsque l’annonce d’un attentat précipite le départ en camion vers une destination inconnue de tous les suspects réunis là par le hasard. Grandgil toutefois est invité à descendre au dernier moment30. Une dernière et brève rencontre entre un Martin revenu du STO, et devenu porteur à la SNCF, et un Grandgil encore enrichi aura lieu sur un quai de gare quelques années plus tard31. Dans un film réaliste, on peut se réconcilier avec sa femme mais on n’échappe pas à sa classe, même à l’orée des Trente glorieuses.


58Voilà qu’en conclusion on retombe sur cette observation triviale : rien ne prend sens que dans un ensemble, tout segment dépend de ce qui le précède et (plus acrobatiquement) de ce qui le suit, toute interprétation est soumise au « montage ». Les scènes qu’un certain cadre ou cadrage découpe dans la nouvelle de Marcel Aymé sont surtout les moments d’une intrigue d’autant plus serrée qu’elle doit se déployer en peu de pages, et elles doivent avant tout leur fonction à la mise en réseau d’éléments décisifs qui vont précipiter un destin : il s’agissait de mener à sa perte Martin, un individu soucieux de sa propre image d’homme débrouillard mais honnête, ce qui légitime sa vie, et dont finalement d’autres images vont faire le malheur. Les scènes équivalentes dans le film, y compris lorsqu’elles reposent sur le même dialogue, utilisent l’autre personnage, celui de Grandgil imprudemment introduit par son compagnon dans le monde bien huilé du marché noir, pour servir de révélateur à une société (celle du Paris de l’Occupation, ou peut-être, par extension, la société française de l’après-guerre).

59Ainsi le montage plus linéaire, avec son accumulation de points de vue et ses stases pour assurer le spectacle, et la fin substituée qui détermine une autre interprétation a posteriori, se justifient-ils. Peut-on alors parler de trahison envers l’esprit du texte ? En tout cas Marcel Aymé lui-même ne s’en était pas offusqué et s’était montré satisfait du résultat : après tout la réussite du film malgré les modifications manifestait du moins tout le potentiel de sa nouvelle.


60Illustration : Claude Autant-Lara, réal. La Traversée de Paris [DVD, René Château, janvier 2002]. France-Italie, 35 mm, NB. Gaumont, 1956, 82 mn.