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Raphaëlle Costa de Beauregard

La Petite marchande d’allumettes (1928) — Du conte de fées d’Andersen à la féerie de l’expérimentation de Jean Renoir

Du conte de fées d’Andersen à la féerie de l’expérimentation de Jean Renoir

1La petite marchande d’allumettes1, adaptation par Jean Renoir du conte de fées d’Andersen, est le quatrième film produit et réalisé par le jeune cinéaste dans le but de faire de sa jeune femme Catherine Hessling une star de cinéma inspirée du modèle hollywoodien développé par Griffith avec Mary Pickford2. Or ce modèle est lié à l’émergence d’une représentation de la vie intérieure du personnage dont l’image devient ainsi plus attachante pour le spectateur. Cependant le conte de fées est un genre qui a ses propres règles : il comporte non seulement une leçon de choses et une morale, mais également la dimension poétique du merveilleux. Toutefois, ce conte semble interroger les modalités même du merveilleux, convenant ainsi fort bien au cinéma.

1. Le conte versus le film

Le conte

2La situation initiale qui correspond à la formule « Il était une fois » par laquelle nous pénétrons dans l’univers du conte3 est clairement définie par le temps : la veille du jour de l’an, l’espace : la rue, et enfin la marchande désespérée. À cela s’ajoute un agent redoutable, l’opposant du parcours narratif principal de la fête, à savoir le froid. Son pouvoir destructeur est figuré par la chute de neige qui s’empare de tout l’univers de la rue.

3Nous découvrons donc la petite fille “au pied du mur”, au sens littéral comme au sens métaphorique. Ayant perdu tout espoir de vendre ses allumettes, elle s’est blottie à l’angle de deux murs dans la neige. Le conte oppose terme à terme le monde réel au monde rêvé, lequel s’empare de l’esprit de l’héroïne chaque fois que la flamme éclaire le mur qui l’a fait naître lorsque qu’a été grattée une allumette. Typiques d’un décor urbain, les façades sont trouées de fenêtres éclairées, tandis que, en miroir en quelque sorte, les visions qu’elle obtient grâce aux allumettes sont autant de percées dans la paroi de la nuit.

4Comme la fée du conte de Cendrillon, le mur fait exister d’un coup de baguette magique les objets qui donnent au sujet les compétences de la performance finale, i.e. la mort. Avec la première petite explosion, la lumière vient trouer la nuit, et la chaleur nier le froid. La seconde fois, le fumet d’une volaille rôtie se transforme en une oie qui s’approche d’elle, venant satisfaire sa faim. La troisième flamme lui fait voir un arbre de Noël dont les chandelles lui rappellent la vitrine d’un riche marchand ; celles-ci vont aussitôt se confondre avec les étoiles dans le ciel. La formule magique – indispensable au récit d’un conte de fées : « à chaque étoile qui tombe une âme s’élève », lui a été donnée autrefois par sa grand-mère, la seconde “bonne fée” du conte. Avec la flamme de la quatrième allumette, la grand’mère en personne apparaît sur l’écran de la nuit; Karen gratte alors toutes ses allumettes pour la “retenir”. Le matin, devant les allumettes brûlées gisant dans la neige à côté du corps sans vie, une passante commente : « elle a voulu se chauffer », antithèse réaliste s’il en est de la formule magique.

Le film

5Le mur magique et la série de spectacles enchanteurs qui font leur apparition évoquent d’emblée l’écran de cinéma. Cependant le conte propose non pas une mais plusieurs lectures qui seront prises en charge par le film, comme nous le verrons. En premier lieu, c’est, semble-t-il, la lecture d’un sens littéral qui est clairement énoncée. Le scénario de Jean Renoir se divise en quatre parties, dont la première est une sorte de long prologue qui annonce l’épilogue ironique de la fin du conte. Ce prologue représente en effet le face à face du sujet avec le monde : les passants indifférents aux efforts de Karen pour attirer leur attention sur sa marchandise (01:58), ou encore deux garnements la bombardant de boules de neige (de 05:35 à 07:09), sont autant de développements sur le thème du monde urbain moderne, cruel et indifférent, où elle lutte pour sa survie. Puis cette confrontation avec la cruauté du réel laisse place à une autre face de la réalité, à savoir sa part de rêves justement, grâce aux fenêtres (04:47) et vitrines (08:12) dont elle observe l’espace éclairé et animé.

6La seconde partie du film reprend le conte lui-même, après une transition grâce à un écran uniformément blanc devant lequel l’actrice exprime le désespoir du personnage par une pantomime (09:53). L’insert d’une courte séquence reprenant le premier plan de la cabane familiale d’où elle sort pour aller vendre ses allumettes, vaut pour l’énoncé du conte « elle n’osait pas rentrer chez elle […] son père la battrait » (10:16). Puis, après un fondu au noir, elle est filmée dans la rue, dans le temps présent, s’approchant d’une pauvre cabane de planches sous lesquelles elle se recroqueville dans la neige. La caméra cadre la lampe d’un bec de gaz dont la lumière vacille, suggérant l’entrée dans le monde du merveilleux et l’oubli provisoire du monde de la rue (11:42), ce que confirme le monologue intérieur : « ce serait si bon de se réchauffer à la flamme d’une allumette ». La planche qui l’abritait des tourbillons de neige est arrachée par le vent ; elle se décide alors, telle une voleuse de feu, à gratter des allumettes. La première hallucination est introduite par un plan serré de sa main ouverte se réchauffant grâce à la flamme de l’allumette (12:01), l’utilisation du flou fait ici écho aux vibrations de la lumière du bec de gaz, soulignant la nature essentiellement visuelle de cette rupture avec le monde réel (12:21). La deuxième vision est ensuite cadrée en plan large; Karen nous tourne ici le dos, faisant face à la nuit. Apparaît d’abord, au lieu de l’oie animée du conte, un dessin géométrique en carton découpé (12:34), suivi d’un bref contre-champ sur son visage exprimant l’émerveillement. Bientôt apparaît un sapin de Noël évoquant la troisième vision du conte. Puis les bougies deviennent des ampoules électriques dans un tableau cubiste. On notera le déplacement de la pluie d’étoiles dans le conte vers les formes plus modernistes de l’éclairage électrique.

7La troisième partie du film, inédite car absente du conte, est consacrée au rêve de la jeune fille alors qu’elle s’endort dans la neige (13:37). Dans ce rêve, signalé par l’écran noir devant lequel elle se redresse, les flocons de neige se transforment en ballons, et Karen devient jongleuse, avant d’entamer une danse circulaire (15:15). Puis, ayant libéré sa longue chevelure, elle disparaît au milieu de voiles blancs animés d’une légère brise. Un plan de coupe la cadrant en pied face à nous introduit celui de sa chute verticale, à la façon d’Alice au Pays des Merveilles, dans l’univers brillamment éclairé d’un magasin de jouets. Elle court aussitôt d’un jouet à l’autre pour lancer les mécanismes des automates. Cependant, les trois poupées dont elle s’approche détournent la tête en lui opposant un ’non’ catégorique et restent figées dans leurs boîtes (16:30). Certes la ballerine obéit docilement au bouton électrique qui la met en marche (17:12) mais un hussard inconnu surgit d’une boîte comme un diable à ressort et Karen recule épouvantée. Ayant reconnu les soldats de plomb au pied de la forteresse dans le magasin, elle s’en approche (20:01) et les imite tandis qu’ils obéissent au doigt et à l’œil à un officier qui nous tourne le dos. C’est alors que Karen le reconnaît : au lieu d’un soldat de plomb, il est le jeune homme qui cherchait une allumette dans la rue (02:31). Elle lui déclare « j’ai faim » et s’attable avec lui devant une oie de carton-pâte qui, contrairement au rêve du conte, ne s’anime pas le moins du monde. Le ton festif de cette première partie du rêve est brutalement interrompu par le hussard qui s’est lui aussi métamorphosé en être humain de chair et d’os : il déclare « J’ai rendez-vous ce soir avec Karen ; je suis la Mort ». Il détruit alors les jouets : les trois poupées dans leur boîte ont le cou cassé, la danseuse s’écroule et les soldats de plomb gisent pêle-mêle dans la neige. Commence alors une folle chevauchée dans les nuages (25:13) qui se termine par la mort des amants (de 26:38 à 28:56). Le cavalier de la Mort dépose le corps de Karen au pied d’une croix qui se transforme en arbre puis en rosier.

8Une fois le rêve arrivé à son terme, à savoir la mort de Karen, la quatrième partie ou épilogue du film s’ouvre par un plan serré de son visage réel dans la neige en surimpression sur le premier visage recouvert de pétales de roses. Dès lors, nous sommes de retour pour une brève quatrième partie dans le monde du conte et donc celui du prologue et de la deuxième partie, de sorte que le film se termine avec le commentaire laconique des femmes découvrant le matin le corps de la petite fille et les allumettes. Cependant, aux deux commères filmées en contre-plongée, ce qui souligne leur mépris, le film ajoute en contrepoint un troisième personnage portant un chapeau qui est, lui, filmé en plongée de sorte qu’il paraît s’incliner devant le corps de Karen. Le conte ajoute d’ailleurs également un commentaire plus nuancé : « […] Tout le monde ignora les belles choses qu’elle avait vues ». Certes il s’agit de rappeler la croyance à la vie de l’âme après la mort, mais la vie intérieure de la petite fille est également valorisée en tant que telle. Or, parmi les lectures du conte proposées par le film, l’une d’entre elles est naturaliste, comme nous allons le voir, et l’autre fait l’éloge de la vie de la conscience, c’est-à-dire, en termes bergsoniens, de la durée, les allumettes pouvant se lire comme autant de métaphores de l’éveil de la vie intérieure.

2. Jean Renoir et Émile Zola : une expérimentation naturaliste

9Renoir amplifie donc le réalisme du commentaire ironique final en nous proposant une représentation ’naturaliste’ de Karen en petite marchande des rues. Il s’agit d’une importante modification énonciative du texte source. En effet le récit d’Andersen ne nous présente qu’un bref rappel des faits, le conte de fées devant s’ouvrir directement sur le merveilleux sans s’embarrasser de causes.4 Au contraire le film débute par une représentation de ce passé, car Jean Renoir brosse ici un portrait de la réalité urbaine qui témoigne de sa fidélité à Émile Zola, auteur dont il venait d’adapter Nana.

10Il s’agit de nous faire voir le monde réel par des plans en plongée sur Karen quittant la masure familiale, et rejoignant la rue centrale du village : sa petite silhouette connote d’emblée ce qui va la caractériser pendant tout le récit : beauté, solitude, enfance, innocence, faiblesse . En effet, dans un décor nocturne vivement éclairé grâce à la lumière que reflète la neige, la caméra se focalise ensuite sur son visage où brillent ses grands yeux, et dont l’ovale très pâle5 est encadré d’épaisses boucles noires s’échappant de son chapeau, pour ensuite la recadrer en plan moyen, offrant ses boîtes d’allumettes (01:56). Des personnages secondaires viennent alors peupler le cadre, non seulement des passants (de 01:58 à 02:30) ou des garnements (de 05:35 à 07:09), mais aussi un jeune homme s’arrêtant pour lui demander une cigarette, qu’elle ne remarque pas, une passante un peu trop curieuse, et enfin un très jeune policier faisant le guet (06:30). Ces personnages ont chacun une fonction actantielle bien précise : montrer la jungle urbaine. La circulation incessante dans la rue souligne la solitude de chacun, et les boules de neige lancées par les deux garçons montrent la faiblesse de l’enfant sans défense. Le policier s’approche et un insert cadrant les souliers éculés de l’enfant suggère qu’il n’est pas insensible à l’injustice de sa souffrance; de représentant de la loi, il se fait alors protecteur en l’invitant à regarder avec lui la vitrine d’un magasin de jouets.

11Le film, comme le conte, met donc côte à côte la misère urbaine et le rêve de bonheur par le biais de métamorphoses successives grâce à une série de récits autonomes où le personnage en situation de manque découvre que celui-ci peut être transformé par son imagination. Cependant, avant de représenter les rêveries féériques causées par la lumière des allumettes que la jeune fille gratte dans le conte (de 12:01 à 14:15), et qui relèvent de l’hallucination, le scénario de Jean Renoir intègre deux rêveries urbaines ordinaires qui sont suscitées par des fenêtres6. Ainsi la référence, dans le conte, aux fenêtres éclairées donne lieu à des transpositions significatives : si le mur devient transparent lorsqu’elle gratte des allumettes, il s’agit dans le film de véritables transparences créées par des fenêtres réelles. Le film trouve là un artifice justifiant la mise en scène d’une fête entre amis au restaurant. La caméra s’attarde sur cet épisode (de 04:47 à 05:35) : tout d’abord, Karen doit gratter la vitre avant d’apercevoir, encadré de givre opaque, un fragment de la scène à l’intérieur, puis la caméra resserre le cadrage sur les visages des clients, et le cadre dans le cadre est momentanément effacé au profit du cadre de l’écran.7 Puis la caméra cadre le visage de Karen en contre-champ depuis l’intérieur du restaurant, soulignant ainsi le gouffre qui existe entre les deux univers.

12On a ici une trace du projet de Renoir qui voulait créer avec Catherine Hessling une Mary Pickford française8. « Catherine et moi […] espérions […] faire triompher un jeu genre américain plus inspiré de l’observation de la nature que le jeu français »9. Comme le fait remarquer Tom Gunning, la star a créé à partir de 1909 un personnage efficace par la simplification de la gestuelle et l’usage du gros plan, le visage devenant le site d’expressions variées.10 Cet épisode, tout comme celui de la séquence de la vente manquée, permet à l’actrice, par le jeu de la caméra avec son visage, de s’emparer de l’écran et du regard du spectateur dans un univers sans fard. On peut en dire autant de la séquence suivante consacrée à l’immense vitrine lumineuse du magasin de jouets qui occupe tout l’écran, le chapeau de Karen en amorce à droite (08:12), puis on a un plan éloigné de la rue avec la frêle silhouette de Karen se détachant en contre-jour (09:11).

3. Trois lectures du conte dans le film

Représentation de la vie intérieure et mise en abyme du spectateur

13Le film paraît s’adresser au spectateur au moyen d’une structure psychologique spécifique, et qui fut définie dès 1916 par Hugo Münsterberg.11 Cette référence à un théoricien allemand peut sembler hors de propos ici : et pourtant il s’agit de l’un des fondateurs de la psychologie expérimentale, et par là même de la phénoménologie.12

14Rappelons rapidement en quoi ces notions nous intéressent ici. Selon Münsterberg, on rendra compte du spectateur de cinéma selon quatre dimensions particulières : l’éveil de l’attention, l’éveil de la mémoire, de l’imagination, et l’éveil des émotions. Dudley Andrew13 voit là l’influence de Kant sur le psychologue et philosophe allemand; on retiendra en outre l’héritage classique des théories de la représentation au théâtre.14 Or ce film se prête bien à cette réflexion, car il nous invite à suivre l’éveil de ces quatre dimensions de la vie psychologique chez Karen elle-même, de sorte qu’il y a un véritable récit de sa vie intérieure qui paraît suivre ce schéma. L’éveil de son attention est figuré au début du film par les fenêtres dans le monde réel. L’éveil de sa mémoire est visible par le déplacement et la condensation des personnages de la première partie du film dans son rêve nocturne. L’éveil de son imagination est au centre du conte, comme en témoigne la perception du fumet de l’oie qui fait naître l’image d’une oie animée se déplaçant à sa rencontre, ce dont le film prend acte en développant le thème des automates. L’éveil des émotions dans le texte est d’abord physique, ce que connotent les images de chaleur et de nourriture, puis l’émotion de la jeune fille devient psychologique lorsqu’au souvenir de la formule magique de sa grand’mère, c’est l’image de celle-ci qui apparaît dans le ciel. Le film est fidèle à ce schéma cathartique mais distingue ces deux dimensions, l’une euphorique grâce à l’entrée en scène du prince charmant, et l’autre, dysphorique, avec l’intrusion du cavalier de la Mort.

15Pour Münsterberg le cinéma décuple ces degrés de l’éveil de la conscience chez le spectateur. Paraphrasons rapidement : notre attention se fixe sur des détails du monde extérieur et oublie le reste, notre mémoire fait intrusion dans le présent, notre imagination anticipe l’avenir, et tout cela, le film peut le faire mieux que n’importe quel art. Quant aux affects, chaque nuance de sentiment et d’émotion qui emplit l’esprit du spectateur lui permet de s’approprier les scènes du film au point qu’elles semblent incarner ses propres sentiments.15 Or le film de Renoir développe, par une mise en abyme du spectateur, cet élément qui se trouve déjà dans le conte. Car le sujet même du conte réside dans la vie de son imagination, et la caméra ne peut se focaliser que sur le point de vue de Karen, qu’il s’agisse de scènes de rue, de ses hallucinations, ou enfin de son rêve. Seuls les plans de l’épilogue sont extérieurs à ce monde visuel.

16De plus, le travail sur la mémoire du lecteur peut aussi être personnel car la nuit de Noël fait appel aux souvenirs de chacun d’entre nous. L’image du sapin de Noël contribue à cette évocation de nos propres souvenirs individuels, et lorsqu’il surgit de l’obscurité grâce à l’étincelle d’une petite allumette, nous retrouvons nos propres rêves d’enfants. La neige qui tombe et transforme la ville semble uniformiser les différents univers ainsi sollicités. Ainsi le sujet du film, fidèle en cela au texte source, nous permet-il de revivre notre propre histoire.

17Cependant, le film par son mouvement ajoute à la lecture du conte des dimensions supplémentaires qui lui sont propres, alors même que le mouvement du film n’existe que par notre présence et notre perception de son déroulement, et disparaît avec son interruption. Comme Münsterberg le déclare avec force et originalité à son époque, le film n’a de réalité que dans l’esprit du spectateur.16 Les spectacles qui apparaissent et disparaissent dans le conte sont d’autant plus « pré-cinématiques »17 qu’ils évoquent cet instant provisoire par lequel se définit le temps spectaculaire, tout en partageant cette caractéristique avec l’expérience des rêves.

Jean Renoir et Freud

18Or le rêve en troisième partie du film (16:00 - 29:55) est construit, nous semble-t-il, sur le mode de ceux analysés par Freud dans L’interprétation des rêves.18 En effet, les déplacements et les condensations qui caractérisent cette séquence sont autant de stratégies qui évoquent ce texte fondateur.

19Les déplacements de fragments de réel vécu s’observent par exemple dans le rêve de Karen : ainsi lorsqu’il intègre (22:15) parmi les jouets le personnage du jeune homme qui s’est retourné pour la regarder en quête d’allumettes (02:31), celui-ci devient un personnage du conte de fées, voire un “prince charmant” dès lors qu’il cherche à la soustraire à la mort en l’entraînant dans une folle chevauchée parmi les nuages. Si l’on suit cette piste, on voit que le bombardement de boules de neige réapparaît dans le rêve sous la forme d’un mitraillage qui couche tous les soldats de plomb sur le sol. L’uniforme est doublement déplacé : d’une part le jeune civil en pardessus dans la rue devient un officier en uniforme, rappelant aussi le policier bienveillant, et, d’autre part, le hussard insolite connote la menace et la frayeur que le policier inspire aux garnements. La structure du rêve nocturne créée par Jean Renoir se fonde donc sur le fait que « […] l’accent, l’intérêt, l’intensité d’une représentation est susceptible de se détacher d’elle pour passer à d’autres représentations originellement peu intenses, reliées à la première par une chaîne associative »19. Quant au second caractère distingué par Freud, la condensation, elle se traduit dans le rêve par le fait que « […] le récit manifeste, comparé au contenu latent, est laconique : il en constitue une traduction abrégée […] l’élément manifeste ne représente pas sous un même rapport chacune des significations dont il dérive »20, et de ce fait complète le déplacement. On remarque qu’il y a bien condensation de deux personnages bienveillants : le jeune homme en civil et le policier, et le récit du rêve, “manifeste” selon Freud, donne aux jouets une autonomie insolite qui modifie le rapport que Karen rêve d’entretenir avec eux au point de la rendre victime de l’un d’eux, le hussard.

20Ces déplacements occultent donc pour le rêveur la réalité de son vécu, ici l’agonie dans le froid. Outre les déplacements d’éléments du réel tels qu’ils sont figurés dans le prologue du film, on observe dans le rêve nocturne de Karen un déplacement d’éléments des rêves diurnes du conte. On s’aperçoit en effet que le manque de nourriture est bien présent avec l’oie, alors que dans le film, cette figure de la rêverie est prise en charge par la scène dans le restaurant. Ou encore, tandis que dans le conte, la grand-mère vient chercher sa petite-fille, nous ne voyons personne venir la chercher dans les rêves diurnes du film, et nous voyons ici la Mort en personne. Par ailleurs, les étoiles filantes remplacées par des ampoules électriques deviennent ensuite des flocons de neige et des boules de billard avec lesquelles jongle Karen. Il y a donc disparition du surnaturel merveilleux dans le rêve nocturne. Bien plus, on observe que le merveilleux du conte a été effacé au profit du fantastique, car les poupées ont des gestes brusques d’automates, mais la plupart se mettent en mouvement sans l’intervention de Karen. Le hussard surgit de sa boîte sans crier gare, puis il s’incline sur le côté comme si son ressort s’était cassé. C’est une fois cette différence entre merveilleux et fantastique nettement énoncée par le comportement des poupées que l’irréel peut s’imposer définitivement avec la métamorphose de deux automates en êtres vivants : le jeune officier commandant les soldats, et le hussard annonçant son rendez-vous. En sautant depuis le plafond à l’intérieur du magasin, Karen a franchi le seuil du fantastique, que Todorov définit comme un effet discursif qui « ne dure que le temps d’une hésitation »21, soulignant qu’il s’agit d’une limite non pas entre le réel et l’irréel, mais plutôt entre le merveilleux et l’étrange. Dans le magasin de jouets, Karen est confrontée à cette étrangeté dans la mesure où le policier lui ayant montré comment déclencher le mécanisme qui anime les jouets, ce n’est pas l’automate en soi qui est insolite mais son autonomie non motivée. Une fois que deux véritables êtres humains ont remplacé deux des automates, le fantastique emprunte à la science-fiction le motif des humanoïdes. Avec ce parcours d’un genre à l’autre, le film explore une autre dimension du conte, celle de l’imagination du personnage central, c’est-à-dire l’éveil du désir, le “vouloir” de l’épitaphe. Ainsi donc, parmi les lectures du conte proposées par le film, l’une d’entre elle fait l’éloge de la vie de la conscience, c’est-à-dire, en termes bergsoniens, de la durée, comme si les allumettes étaient autant de métaphores de l’éveil de l’individu.

21Cependant, à cet art de la suggestion, Renoir ajoute une technique bien à lui, la fluidité du montage du film et surtout l’utilisation du travelling. En effet par la fluidité de son mouvement, la séquence du rêve nous plonge dans un monde de rythme. Tout d’abord Karen, suivie par un travelling de la caméra, va et vient d’un jouet à l’autre comme s’il s’agissait d’animer par sa seule présence tout l’univers des jouets. Pour Sesonske, le style si particulier que le réalisateur a su développer se caractérise par ces rythmes visuels : « […] en reliant mouvements de caméra et mouvements des objets à l’intérieur de l’espace dédié à l’action dans le film [Renoir] réussit à nous faire faire l’expérience du mouvement […] sans avoir recours au montage ».22 Cette fluidité caractérise également les séquences du monde réel dans la rue. Karen est filmée dans un lent panoramique de gauche à droite où elle pivote comme un automate dans un sens ou dans l’autre à la rencontre de clients possibles (de 01:58 à 03:40). Elle décrit un arc de cercle en suivant chaque passant du regard pendant un bref instant de sorte que son animation continuelle vient s’inscrire en contrepoint dans le mouvement ininterrompu de la foule.

Jean Renoir et les résurgences de la mémoire refoulée

22Le mur, qui dans le conte permet l’évocation des hallucinations du sujet, offre un véritable matériau de cinéma au réalisateur, car il permet une grande liberté dans l’expérimentation cinématographique. En effet, le conte d’Andersen n’aurait été qu’un prétexte pour des effets spéciaux, comme l’écrit Renoir à propos du rêve: « […] Je m’en suis donné à cœur joie : prise de vues avec la caméra filmant à l’envers … »23. Il décrit ses idées à cette époque : des acteurs comme des automates, un cinéma de trucages, peu d’importance accordée au sujet, les sensations du metteur en scène traduites pour le public. Tout ceci contredit ironiquement son intérêt pour Griffith et le réalisme à la Zola du prologue, et d’autre part la construction du film en général : en effet celui-ci opère un certain nombre de condensations, telles que la suppression du personnage de la grand’mère, et de déplacements tels les boules de la jongleuse, par exemple, qui appartiennent au rêve, comme au souvenir, ainsi qu’il a été suggéré plus haut. Il y a là une dimension méta-filmique importante dont l’idée directrice serait la valeur onirique du cinéma comme une sorte de rêve diurne dont les frontières avec le rêve nocturne sont mal définies.

23Ajoutons à cela que certains plans du film semblent parfois redondants ou au contraire totalement étrangers comme s’ils étaient des fragments d’un autre récit enfoui, celui de l’expérience de Jean Renoir durant la Grande Guerre24, dont ils seraient des résurgences. Cette lecture du film s’appuie sur des plans comme celui des soldats de plomb, qui est une satire de la discipline militaire, ou plus précisément sur les références aux soldats massacrés, sans oublier le costume de hussard choisi pour l’envoyé de la Mort. Bien plus, les plans de la cavalcade dans les nuages comportent des références claires aux combats aériens avec la chute en vrille du cavalier désarçonné par la Mort. Ici, c’est d’ailleurs le montage accéléré qui est utilisé lors du duel entre les deux cavaliers. Plus intime peut-être est ce plan de la main se réchauffant devant la première allumette sur un fond indistinct de chevelure ébouriffée (12:21) qui superpose le geste du désespoir et un motif visuel dominé par l’informe. Certes, le conte lui-même peut être lu comme une condamnation sans appel du commerce des explosifs et du souffre, que symbolisent les allumettes, mais dans le film, les explosions dans le ciel nocturne, pour poétiques qu’elles soient, n’en sont pas moins également évocatrices des obus de la grande guerre.

24L’éveil de la conscience chez le personnage, sujet central de La Petite marchande d’allumettes,serait dès lors un appel à l’objecteur de conscience sommeillant en nous, les deux œuvres ayant valeur de témoignage, indirect certes, mais d’autant plus remarquable, d’une expérience tragique de la violence. Ainsi un film qui n’eut que peu de succès, et dont Renoir parle comme d’un ensemble de trucages féériques, semble proposer des lectures du texte source qui sont riches de sens, texte qui lui-même, d’ailleurs, n’a du « conte de fées » pour enfants que l’apparence.