Colloques en ligne

Jean Nimis

Dessiner en racontant, ou la poétique «cosmicomique» d’Italo Calvino

Le véritable défi pour un écrivain, c’est de parler depuis l’enchevêtrement touffu de notre situation en utilisant un langage qui paraisse transparent au point de créer une sensation d’hallucination, comme a réussi à le faire Kafka.1

1L’écriture de Calvino doit beaucoup à l’image, selon une poétique qui repose de façon évidente sur le regard et l’iconicité, comme on peut le voir dans ses récits et dans de nombreuses déclarations, entretiens ou essais, où l’auteur évoque le fait que ses histoires naissent d’une image pour engendrer ensuite toutes les autres images qui peuplent ses romans et nouvelles2. Ainsi, on peut dire que l’image en tant que telle (au sens de représentation graphique) inspire le récit chez Calvino, et pour ainsi dire l’informe. Dans tous les cas, dans les romans comme dans les récits brefs, les images jouent un rôle d’articulation de la poétique de Calvino, en dessinant le regard que porte l’auteur sur le monde par le biais de ses narrateurs. On sait notamment que deux de ses ouvrages, en forme de recueils de nouvelles construits (dotés d’un récit-cadre), Le Château des destins croisés et La Taverne des destins croisés, sont structurés à partir des différentes dispositions des jeux de tarots respectifs qu’utilisent les conteurs (la structuration des deux recueils étant clairement inspirée de celle du Décaméron de Boccace). Mais c’est aussi le plaisir de raconter chez Calvino qui passe de manière évidente par le geste graphique, et cette poétique naît d’un regard particulier, évoqué notamment dans un texte inédit jusqu’en 1990, à caractère autobiographique :

Si on me demande quelle forme a le monde, si on le demande au moi qu’il y a à l’intérieur de moi et qui garde la première empreinte des choses, je répondrai que le monde est disposé sur un grand nombre de balcons qui se penchent irrégulièrement sur un unique grand balcon qui s’ouvre dans le vide de l’air, […] le monde est composé de ligne brisées et obliques, avec des segments qui tendent à déborder des coins de chaque gradin que forment les agaves qui poussent souvent sur le bord, et avec des lignes verticales ascendantes comme les palmiers qui font de l’ombre aux jardins et aux terrasses qui se trouvent au-dessus de là où elles ont pris racine […].3

2Et l’auteur de préciser un peu plus avant dans le même texte :

[…] je parle d’un monde où en même temps on voit tout sans le voir, puisque tout ressort et se cache et se montre et se voile, les palmiers s’ouvrent et se referment comme un éventail au-dessus des mâtures des bateaux de pêche, […] la moitié d’un autobus tourne dans le demi-tournant de la route carrossable et disparaît entre les épées d’un agave, mon regard se brise entre les plans et les distances différentes, il court le long d’une bande oblique de claies et vitres de serres, touche un champ tout hérissé de ficelles et tuteurs sur le versant d’en face, revient en se raccourcissant sur le premier plan d’une feuille de néflier qui pend d’une branche là au milieu, passe du nuage d’un olivier gris à un nuage blanc qui navigue dans le ciel, […] les sons se rompent en montant et descendant à travers les anfractuosités du terrain et en contournant angles et obstacles, ils s’estompent et se propagent indépendamment de la distance, […], l’espace est formé de points visibles et de points sonores qui se mélangent à tout moment sans jamais parvenir à coïncider parfaitement, […].4

3L’écriture, comme la pensée, s’engendre donc dans des figures esquissées à partir d’un rapport au monde, et ces figures restituent dans les traits qui les (in)forment la perception de l’être au monde de l’auteur. C’est ainsi que, dans nombre de ses textes, le récit se construit à partir d’une image devenue prégnante pour le narrateur et qui va le devenir pour le lecteur, comme le héros clivé du Vicomte pourfendu, comme Cosimo Piovasco di Rondò perché dans ses arbres, ou comme la narratrice et protagoniste du Chevalier inexistant (à travers l’original jeu du double qui y est mis en jeu). Tel est aussi le cas de Qfwfq, l’intemporel protagoniste des histoires « cosmicomiques », ou de Palomar, le héros éponyme du recueil de 1983, qui, tous deux, sont à la source d’un engendrement d’images d’un monde extrapolé dans ses possibles (Qfwfq énonce des contes de la naissance de l’univers, tandis que Palomar l’explore dans ce qui ressemble à une phénoménologie).

4Cette poétique calvinienne fondée sur l’image, l’iconicité, ou, si l’on préfère, sur l’imaginal, se construit dans un contexte culturel et historique précis qui la motive. Il y a d’abord un fait culturel de société. Le dessin et en particulier la bande dessinée ont eu un succès indéniable en Italie depuis les années vingt et jusqu’aux années quatre-vingt-dix au moins, avec des dessinateurs comme Antonio Rubino, Sergio Tofano, Giovanni Manca, Mario Pompei, Bruno Angoletta, Attilio Mussino ou Carlo Bisi vers la première moitié du XXe siècle ; puis, plus près de nous, avec Hugo Pratt, Guido Crepax, Franco Bonvicini (alias Bonvi), Jacovitti, Sergio Staino, Tiziano Sclavi ou Altan5. Mais par ailleurs, les années 1960-1980, période au cours de laquelle Italo Calvino constitue sa stature d’écrivain international, sont une époque où la conception de toute forme de récit est en crise et où les écrivains contemporains italiens tentent d’autres approches narratives, avec en particulier la « Néo-avant-garde », le « Groupe 63 » ou les « Novissimi ». Dans le cadre de cette pratique, Calvino, pour sa part, met en relief les mécanismes de la fiction, développe les aspects parodiques, exacerbe les éléments narratifs, et il le fait plus particulièrement par le biais des images perçues et racontées6. C’est ainsi que dès les années cinquante, il met en scène les narrateurs dans sa « trilogie » romanesque, Nos ancêtres (I nostri antenati) : à des endroits stratégiques du Vicomte pourfendu, du Baron perché et du Chevalier inexistant, le lecteur est comme piégé et entraîné dans le champ même de l’écriture par l’apparition explicite des narrateurs et des protagonistes respectifs qui agissent dans leurs contextes particuliers. On se reportera par exemple à la fin du Baron perché, où ayant fini de raconter la vie de son frère Cosimo, Biagio se met à réfléchir à l’état actuel du monde et aux statuts de l’écriture :

De temps en temps je cesse d’écrire et je vais à la fenêtre. […] Ombrosa n’existe plus. Et en regardant le ciel vide, je me demande si elle a vraiment existé. Cet entrelacs de branches, feuilles, bifurcations, lobes, plumetis, menus et infinis, et le ciel au-dessus, tout en éclaboussures et en trouées, tout cela n’était peut-être là que pour que mon frère puisse y passer, de son pas léger de mésange, rien qu’une broderie faite sur le néant qui ressemble à ce fil d’encre, comme je l’ai laissé courir pendant des pages et des pages, plein de ratures, de renvois, de griffonnages rageurs, de lacunes, qui tantôt s’égrène en gros grains clairs, tantôt s’épaissit en signes minuscules comme des semences punctiformes, tantôt se tord sur lui-même, tantôt bifurque, tantôt lie des grumeaux de phrases à des bordures de feuilles ou de nuages, puis s’interrompt, puis recommence à s’entortiller, court, court, se déroule et enveloppe une dernière grappe insensée de mots d’idées et de songes et c’est fini.7

5Comme on peut le voir d’emblée dans cet explicit, le dessin fait partie du récit, et cela sera également le cas pour nombre de textes publiés au cours des années 60 et 70 jusqu’au début des années 80. Dans la plupart de ces récits, Calvino envisage l’écriture dans une « osmose métamorphique »8 de l’image au texte : le dessin, notamment, fonctionne pour l’auteur un peu à la manière d’une « expérience de pensée » pour certains scientifiques qui tentent de déchiffrer les réalités de l’univers, le tout avec l’humour de l’oulipien qu’il a été, lecteur et traducteur de Raymond Queneau. Dans les faits, autant les « dessins » récurrents dans Les Villes invisibles (publié en 1972) jouent sur une complexe géométrie d’espaces9, autant les Cosmicomics (1965) et Palomar (1983) proposent, chacun à leur manière, leur palette humoristique, avec par moment une certaine dose de loufoquerie, tout en gardant par ailleurs l’esprit de la contrainte cher à l’OuLiPo. Au vrai, l’image est au cœur de la poétique de Calvino du fait même de son intérêt pour les arts représentatifs, comme en témoignent les artistes qui ont été en quelque sorte des inspirateurs potentiels dans ses créations (Klee, Kandinsky, Vasarely, Matta, Steinberg, Melotti, Morandi, Arakawa, Escher), ou d’autres qui ont été ses compagnons de route (Giulio Paolini, Tullio Pericoli) et dont il a parlé dans différents textes10. La leçon « Visibilité » met en outre en relief le pouvoir de l’imagination et son rapport à l’image et à la création littéraire, sa capacité à former des « images intérieures ». Dans ce que Calvino nomme la fantasia (conçue comme un lieu où puiser l’imagination) se trouve « […] le point de vue distancié, oblique, d’où l’écrivain contemple le monde », exploitant la palette de l’imaginaire, du fantastique ou du merveilleux qui alimentent l’écriture, où « […] les visions polymorphes des yeux et de l’âme se trouvent contenues en lignes uniformes de caractères minuscules ou majuscules, de points, de virgules, de parenthèses ; des pages entières de signes, alignés côte à côte comme autant de grains de sable, représentent le spectacle bariolé du monde sur une surface toujours égale et toujours changeante, pareille aux dunes que pousse le vent du désert. »11

6Dans ces récits, le regard porté sur le monde (ou plus exactement sur des occurrences de monde, des conjonctures) se fonde sur une imagination créatrice et « joueuse » (Bachelard) et sur les interactions possibles avec la réalité. Ainsi, dans un certain nombre de textes des Cosmicomics et de Temps zéro, on voit par moments le récit se construire littéralement à partir d’une bande-dessinée imaginée par Calvino, dans un transfert littéral de l’image aux mots. C’est notamment le cas de la série « Un signe dans l’espace », « La forme de l’espace », « L’origine des oiseaux », « Les années-lumière » dans le recueil Cosmicomics12. On en trouve au moins trois autres dans la section Temps zéro : « L’origine des oiseaux », « Le conducteur nocturne » et « Le comte de Monte-Cristo ». Chacun présente comme caractéristique d’insérer de manière explicite dans le récit l’évocation du dessin, voire de la bande dessinée. Ce processus se retrouve ensuite, mais d’une autre manière, dans le récit qui ouvre le recueil Palomar de 1983, « Lecture d’une vague », si ce n’est que, dans ce cas, ce n’est plus l’histoire qui se trouve dessinée (il ne s’agit non plus d’évoquer le dessin dans un monde donné), mais la perception même du monde qui se dessine à l’esprit du protagoniste : on est passé d’une description de l’imagination d’un monde à l’imagination d’une description d’un monde. Comme illustration de cette mise en jeu du dessin dans le récit, Qfwfq précise dès le début de « L’origine des oiseaux » :

À présent, ce genre d’histoire se raconte mieux en bande dessinée que par un récit fait de phrases l’une après l’autre. Mais pour réussir le dessin avec l’oiseau sur la branche et moi penché et tous les autres le nez en l’air, il faudrait que je me rappelle mieux comment étaient faites tant de choses que depuis tant de temps j’ai oubliées […]. Il est préférable que vous cherchiez vous-même à imaginer la série des dessins, avec toutes les figures des personnages à leur place, sur un fond convenablement hachuré, mais en essayant par la même occasion de ne pas vous imaginer les figures, ni même le fond. Chaque figure aura sa bulle, avec les mots qu’elle prononce, et avec les bruits qu’elle fait, mais il n’est pas nécessaire que vous lisiez lettre par lettre tout ce qui est écrit, il suffit que vous en ayez une idée générale, selon ce que je vous dirai […].13

7Par la suite, le narrateur ne se prive pas en effet de suggérer force péripéties de cette découverte des oiseaux par le même biais :

Raconter avec des bandes dessinées, cela me plaît beaucoup, mais j’aurais besoin de faire alterner dessins d’actions et dessins d’idées, […].14

8Dans le propos du narrateur intemporel qu’est Qwfwq, l’univers se précise par le biais des dessins suggérés :

Et voici que du lointain blanchâtre émergea une ombre, comme un horizon de brume, qui peu à peu se dessinait [je souligne] selon des contours toujours plus précis. […]15

9Et ce jusqu’à l’évocation des sons suggérés par des onomatopées qui traduisent les bruits produits par ces étranges volatiles et leurs actions (« Koaxpf… », « Bang ! », etc.) ou jusqu’à la description des vignettes intercalaires :

Imaginez par conséquent un carré comme ceux qui sont tout écrits, qui servent à informer synthétiquement des antécédents de l’action […].16

10Tout au long du récit, Calvino introduit ainsi des suggestions adressées au lecteur – selon un procédé qui rappelle assez vivement celui de Laurence Sterne dans Tristram Shandy – pour lui faire imaginer – comme pour pallier le non-dit ou l’impossibilité de dire de la narration – les cases d’une bande dessinée :

La bande dessinée qui suit est tout entière consacrée aux préparatifs de la fuite, au sommeil des oiseaux et des monstres, par une nuit qu’éclaire un firmament inconnu. Un carré noir et ma voix: « Tu me suis ? » La voix d’Or17 répond : « Oui. »

Ici, vous pouvez imaginer une série passionnante : Qfwfq et Or en fuite à travers le Continent des Oiseaux. Alarmes, poursuites, dangers : je vous laisse faire. Pour raconter la chose, je devrais d’une manière ou d’une autre décrire Or, et je ne peux le faire. Imaginez un personnage dépassant de quelque façon le mien, mais que de quelque façon je cache et protège. […]18

11Comme on peut le lire ici, l’auteur semble par conséquent faire subir à son récit une translation vers des images suggérées et suggestives censées remédier (du moins chez un lecteur amateur de bandes dessinées) à un certain manque de visibilité de la parole, passant en quelque sorte sous silence des pans d’une narration en bonne et due forme : la narration devient par moments implicite tandis que devient explicite un geste qui narre. Ainsi, quand le narrateur entreprend d’évoquer comment il parvient à rejoindre le mystérieux territoire où est retournée Or, son amoureuse, il en reste précisément à une évocation lacunaire :

Il n’est pas utile que je raconte avec tous les détails le stratagème grâce auquel je parvins à retourner dans le Continent des Oiseaux. Une bande dessinée le raconterait par un de ces trucs qui marche à cause du dessin et rien d’autre. (Le carré est vide. Moi, j’arrive. J’enduis de colle l’angle en haut à droite. Je m’assois dans l’angle en bas à gauche. Entre un oiseau qui vole, par la gauche, en haut. Au moment de sortir du cadre, il y reste collé par la queue. Il continue à voler et il tire derrière lui tout le carré, qui est fixé à sa queue, avec moi assis, au bout, et je me fais transporter. Et j’arrive ainsi au Pays des Oiseaux. Si cette histoire ne vous plaît pas, vous pouvez en imaginer une autre : l’important est de me faire arriver là-bas. […]19

12L’originalité de la narration de « L’origine des oiseaux » tient au fait que – par rapport à d’autre textes du recueil Cosmicomics où il est très souvent question de signes, de dessins, de traits, etc. – le récit est en quelque sorte suggéré et même laissé au plaisir de l’imaginaire graphique des lecteurs. Les dessins invoqués n’ont pas la fonction qu’ils ont dans « Un signe dans l’espace » (où les protagonistes sont les auteurs de dessins censés baliser l’univers – balises que la loi d’expansion du cosmos, le désormais célèbre big bang, brouille et fait disparaître au grand dam de ces « grapheurs » de l’espace) ou dans « La forme de l’espace » (où est décrite la chute le long de lignes géodésiques dans l’espace intersidéral d’improbables spationautes)20. Dans ces deux récits, il s’agit somme toute de raconter des « expériences de pensée », sur le fil d’une pratique assez courante des scientifiques du XXe siècle21, comme c’est aussi le cas de « La spirale » (l’organe de la vue naît d’un besoin de voir la lumière, les formes et les couleurs)22, dans « Le comte de Monte Cristo (où l’abbé Faria et Edmond Dantès tentent de dresser la carte de leur prison)23, ou dans « Temps zéro » (où le bond d’un lion sur un explorateur est décomposé dans la succession d’instants qui le composent)24. Tandis que dans l’histoire d’Or et de Qfwfq, l’expérience de pensée est celle d’une narration à proprement parler où l’on invite le lecteur à remplir les « blancs du texte » à partir de son « encyclopédie »25. « L’origine des oiseaux » a certes une affinité de ton (l’humour, en particulier) avec d’autres récits cosmicomiques, par exemple « Les années-lumière », où il est là aussi largement question d’un univers inspiré de la bande dessinée (Qfwfq se trouve confronté à la loi de Hubble, selon laquelle « une galaxie s’éloigne de nous d’autant plus rapidement qu’elle est plus lointaine », et cherche sans succès à s’expliquer avec de mystérieux et très lointains interlocuteurs sur une de ses incartades passées, au moyen de pancartes, avant de constater en épilogue qu’il arrive un moment où « […] sur cet arbitraire registre des malentendus il n’y aurait plus rien à ajouter ni à retrancher, et les galaxies qui peu à peu se réduisaient à l’ultime extrémité d’un rayon lumineux tourné hors de la sphère de l’obscurité emportaient avec elles […] l’unique vérité possible sur moi-même […] »).26

13Toutefois, « L’origine des oiseaux » est l’histoire « cosmicomique » qui énonce le mieux ce que visait Calvino dans ce recueil de récits à la fois loufoques et poétiques, à savoir repenser l’œuvre littéraire27, et même la faire repenser par les lecteurs (« Si cette histoire ne vous plaît pas, vous pouvez en imaginer une autre. ») Cette façon de concevoir le récit est par ailleurs en accord avec les conceptions de l’OuLiPo dont Calvino a été l’un des membres, et elle est surtout conforme aux points de vue poétiques de notre auteur dans les Leçons américaines, où il expose à partir d’exemples puisés dans les littératures de différents pays quelques-unes des conditions de bon fonctionnement d’un texte, où il déclare notamment dans la conférence intitulée « Rapidité » :

La rapidité du style et de la pensée veut surtout dire agilité, mobilité, désinvolture : toutes qualités qui s’accordent avec une écriture prompte aux divagations, à sauter d’un argument à l’autre, à perdre cent fois le fil et à le retrouver après cent virevoltes. […] J’ai toujours préféré les emblèmes qui rapprochent des figures incongrues et énigmatiques comme les rébus. […] En privilégiant l’aventure et la fable, je cherchais toujours l’équivalent d’une énergie intérieure, d’une dynamique mentale.28

14Ou encore, dans « Légèreté » :

Pendant quarante ans, j’ai écrit de la fiction, j’ai exploré diverses voies et tenté plus d’une expérience ; le moment est venu pour moi de chercher une définition globale de mon travail ; j’aimerais proposer celle-ci : le plus souvent, mon intervention s’est traduite par une soustraction de poids. […] Je n’ai pas tardé à m’apercevoir qu’entre les faits vécus, censés me fournir une matière première, et une écriture que je voulais agile, nerveuse, tranchante, un écart se creusait que j’avais de plus en plus de peine à surmonter […].29

15Tandis que dans « Visibilité », il précise que la « fantaisie » de l’écrivain est pour lui « […] la part la plus élevée de l’imagination, distincte de l’imagination corporelle telle qu’elle se manifeste, par exemple, dans le chaos des rêves. »30

16Italo Calvino a donc mis en œuvre, en amont de ses Leçons américaines et dans les Cosmicomics en particulier, une poétique de l’écriture qui, d’une part, obéit à des concepts liés à l’efficacité du texte (légèreté, rapidité, exactitude, visibilité, multiplicité) et d’autant plus efficients que le texte est bref (nouvelle ou récit) ; et, d’autre part, cette poétique joue sur les rapports avec le lecteur31, mettant en pratique le fait que tout se joue sur le passage du monde vécu de l’expérience au monde des mots, du « monde non écrit » au « monde écrit »32.

17De ce fait, Calvino est bien un « penseur de l’image et par l’image »33 et il met en œuvre dans les Cosmicomics une « image mentale du réel », qui est « […] fonction narrative d’un dessin “déductif” : un dessin pour définir le monde et un espace pour définir le temps […] »34.

18Dans « L’origine des oiseaux » comme dans différents autres récits « cosmicomiques » l’auteur met en scène des dessins du temps et de l’espace, mais dans ce récit en particulier il ajoute la dimension de la lecture et de l’écriture, d’où un texte qui est en quelque sorte comme la vitre, la surface transparente mais solide qui sépare l’acte d’écriture de l’acte de lecture, en même temps que le « monde non écrit » (celui d’une lointaine ère géologique) du « monde écrit » (celui de la transmission de messages, de témoignages ou de fictions).

19Dans cette surface, Calvino s’amuse (c’est un des aspects de sa poétique de la « légèreté ») à superposer comme en surimpression deux actes artistiques, l’écriture et le dessin, pour donner à voir (c’est son idéal de « visibilité ») une âme possible du geste créatif, qui advient par le biais de la « faculté imaginative », dont il rappelle qu’elle a « […] deux modes ou trajets […] : l’un part de la parole pour aboutir à l’image visuelle, l’autre part de l’image visuelle pour aboutir à l’expression orale. »35 De là vient par conséquent le fait que « […] nous lisons par exemple une scène de roman, ou un reportage dans un journal, et le texte nous incite plus ou moins efficacement à voir la scène comme si elle se déroulait sous nos yeux ; sinon la scène entière, du moins des fragments et des détails qui émergent de l’indistinct »36.

20Cette remarque de Calvino sur sa théorie poétique à propos de la perception parcellaire (caractéristique aussi bien de la lecture que de l’existence, car les deux ont lieu de manière fragmentaire)37 est importante car elle entre en résonance avec la manière dont le narrateur de « L’origine des oiseaux » a conduit son histoire, à savoir, ici encore, de manière discontinue (non seulement à cause des « cases » évoquées, mais aussi à cause des imprécisions nonchalantes que lance Qfwfq à ses auditeurs). Ici encore, le récit que fait Qfwfq est à la mesure de son auteur (fantasque et capricieux) et respecte, ceci étant, la démarche poétique de Calvino, qui « […] tend à unifier la génération spontanée des images et l’intentionnalité de la pensée discursive »38 : la fantaisie du récit incite aussi à évoquer des modes de raconter fantasques qui incluent l’implicite et le discontinu39. La narration de « L’origine des oiseaux », avec ses clins d’œil à la bande dessinée, renvoie à ce mode de perception lacunaire. Comme l’évoque Marco Belpoliti40, le regard calvinien (que le critique nomme « visualismo », suggérant la constance du souci de l’observation chez l’auteur) n’est pas tant dans le fait de s’occuper d’art, de peinture, de photographie, de cinéma, d’objets et d’images (qui est, certes, également une constante chez Calvino) mais dans la façon particulière dont il en parle : le but de Calvino est d’« établir une carte, la plus détaillée possible, de la connaissance et avec les instruments les plus divers »41 afin de constituer une grille de lecture, un filet, dans lequel on puisse tenter de capturer le monde visible.

21Si dans ce récit en particulier, et dans les Cosmicomics en général, Calvino se laisse aller au plaisir de la fiction ludique et facétieuse, une vingtaine d’années après, dans Palomar, il porte, par le biais de son héros éponyme, un regard sur le monde beaucoup moins enchanté et fantasque (tout en gardant son humour incisif, car Palomar est caractérisé par des aspects excentriques), revenant même en quelque sorte à certains moments méditatifs de La Journée d’un scrutateur de 1963. Le regard du héros des récits de 1985 (celui de « Lecture d’une vague », par exemple) est un regard solipsiste, qui se préoccupe moins d’interpeller le lecteur, et qui tente de dégager des géométries d’un monde complexe et passablement dysphorique au lieu de suggérer des dessins virevoltants d’une aventure. Même si les clins d’œil ne manquent pas dans les récits de ses aventures, le dessin (ludique) a en quelque sorte laissé la place à un dessein (phénoménologique) : le regard de Palomar est analytique et cherche à ordonnancer le monde, tandis que le monde ne cesse de lui échapper ou de se refuser à une saisie (comme dans « Le sein nu » ou dans « La contemplation des étoiles »).