Colloques en ligne

Joëlle Prungnaud

Écrire la ville : Londres et Paris au tournant du XIXe siècle

1 Dans le cadre du séminaire « Regards croisés sur les villes à l’époque moderne », la présente étude propose de réfléchir au traitement de deux capitales, Londres et Paris, dans et par l'écriture, au tournant du XIXe siècle. Nous prendrons pour ce faire deux exemples représentatifs : celui de deux écrivains contemporains qui se trouvent, non pas en position de voyageurs ou de touristes dans la ville, mais de résidants. Leur discours porte donc sur le lieu qu'ils habitent au quotidien et qui constitue pour eux un cadre de vie familier. Il s’agit de deux romanciers qui partagent la même fascination à l'égard de leur capitale respective, à peu près à la même époque, et qui l'introduisent dans leur fiction en s’inspirant de leur expérience vécue de la cité : Arthur Machen à Londres et Émile Zola à Paris. Il est intéressant de les confronter en raison de leur parcours : tous deux sont issus de la province (Pays de Galles et Provence) et « montent » à la capitale pour écrire, connaissant un début de carrière littéraire parfois difficile.

2 Arthur Machen (1863 – 1947) transpose sa douloureuse expérience de jeune provincial dans un roman autobiographique, qu’il publie en 1907 (dix ans après l'avoir achevé) : The Hill of Dreams. Quelques années plus tard, il relate sa passion pour Londres dans une série d'articles publiés entre 1912 et 1915 dans The Evening News. Quant à Émile Zola (1840–1902), on sait qu’il accorde à Paris un rôle de premier plan dans plusieurs volumes des Rougon-Macquart (L'Assommoir, La Curée, L'Œuvre, Le Ventre de Paris, etc.) mais c'est le troisième volume de la trilogie des Villes qui retiendra notre attention : Paris (1898).

3 Quel regard ces écrivains portent-ils sur la ville ? De quelle manière l'exploitent-ils dans leurs écrits ? Comment en font-ils un objet littéraire ? Tel est le questionnement qui guidera notre lecture, sachant que notre objectif est de voir dans quelle mesure leur mode d'appréhension de la ville est spécifique de leur époque. Nous verrons qu’en effet la représentation de Londres et de Paris est assujettie à une expérience intime de la cité, vécue de l'intérieur, à une époque d'expansion urbaine sans précédent, dont Machen se fait le témoin, et sous l'influence de techniques visuelles nouvelles, en particulier la photographie, dont Zola tire profit dans sa fiction.

4 Pour dire l'immensité de Londres, qu'il a vu s'étendre toujours davantage au fil des décennies, l’auteur recourt à la notion d’infini : « The Infinitude of London1 ». Il est vrai que la croissance urbaine a été particulièrement spectaculaire dans le cas de Londres, deux fois plus étendu que Paris au début du XXe siècle et qui n’a cessé de croître en dépit des efforts pour contrôler sa démographie, les quartiers périphériques devant absorber une population déshéritée venue des campagnes. Capitale commerciale du Commonwealth, Londres s'impose à la fin du XIXe siècle comme la plus grande ville du monde.

5 Arthur Machen cherche à se rendre compte de cette immensité concrètement, sur le terrain : « I began […] to realise its vastness, its immensities2. » et, pour en prendre la mesure lui-même, il arpente la ville, la parcourt systématiquement : « I began to explore London », non pas au rythme de la promenade, comme le flâneur de Baudelaire, mais au rythme soutenu de la marche. Il se pose en explorateur de la ville et va jusqu'à communiquer sa méthode aux lecteurs de ses articles : marcher sans plan, sans guide, oublier ses connaissances historiques ou archéologiques, partir à l'aventure dans les rues de la ville. Le vocabulaire est là pour attester ce parti pris : il relate ses voyages (« my journeys »), il ne parle pas de quartiers mais de régions, de territoires.

6 Il cherche ensuite à rendre cette immensité par l'écriture (comme le peintre qui peint sur le motif) : ses articles relatent ses explorations méthodiques, sa fiction met aux prises des personnages avec la grande ville. Pour écrire La Colline des rêves, il prend modèle sur le roman de Daniel Defoe, Robinson Crusoe (1719) : la ville gigantesque est assimilée à une île déserte où son héros fait l'épreuve de la solitude et du désespoir qui le conduit à la mort3. Seul dans la ville surpeuplée, son lieu de vie familier lui paraît étranger, distant : il fait l'expérience existentielle de l'estrangement4. Machen pressent l'aspect inhumain qu'est appelée à prendre la métropole moderne et qui peut conduire à l'aliénation du sujet, à la dérive, à la folie.

7 Cependant, la part d'inconnu qu'elle recèle, cette disposition à l'exotisme et le dépaysement qu'elle procure peuvent se retourner en valeurs positives. Pour cela, il faut que l'explorateur parvienne à la maîtrise de cet art que l'auteur appelle The Ars Magna of London, le Grand Art, c'est-à-dire l'alchimie. L'aventurier développe l'aptitude à la découverte, cède à la séduction des étendues sauvages (« wilderness »), à l'émerveillement (« wonder ») ; quant à l'alchimiste, il transforme ces trouvailles en or, autrement dit, il réalise le Grand Œuvre, métaphore de l'œuvre littéraire. Dès lors, la ville n'est plus seulement un lieu de vie, elle devient source d'écriture. L’auteur raconte qu'il a toujours puisé son inspiration dans le spectacle urbain, que son imagination créatrice inventait des histoires nées de la rencontre avec telle porte ou tel passage ténébreux. Il confie que, lorsqu'il écrivait The Hill of Dreams, il est parvenu à surmonter une situation de blocage face à l'écriture en se lançant à corps perdu dans la ville, jusqu'à épuisement. La mise à l’épreuve de la motricité corporelle par la marche forcée s’offre comme remède à la paralysie des facultés créatrices. C'est à ses errances dans Londres qu'Arthur Machen doit l'achèvement du livre, mais là s’arrête le versant autobiographique du roman puisque, dans la fiction, il condamne son héros écrivain à l'échec et à la stérilité. Machen recueille l'héritage de Baudelaire qui liait étroitement « la fréquentation des villes énormes » à la création d'une « prose poétique, musicale sans rythme et sans rime […]5 ». L’évocation angoissée de la capitale inspire les plus belles pages du roman et se prête à un véritable travail d’écriture, comme nous le verrons.

8 Voyons maintenant comment opère l'alchimiste écrivain pour transformer la ville qu’il explore en objet littéraire. Nous commencerons par l’approche géographique, voire topographique, qui permet la saisie spatiale de l'immensité urbaine. Se pose sans cesse la question des limites, véritable point de fixation de l'auteur qui se demande toujours où s'arrête la ville. Dans cette quête obsessionnelle du contour, il traque la progression de la banlieue (suburb), il décrit (à la manière d'un peintre : picture) les maisons rouges qui grimpent sur la colline, pénètrent jusqu'au cœur du vieux bois en s'étonnant de cette faculté de la ville à exposer le nouveau, l'inattendu : « it continually exhibits something new and altogether unexpected6. » Il fait cheminer son personnage sur « les frontières de Londres7 », là où la transition entre la ville et la campagne compose des paysages souffrants : campagne désolée, traces de petits chemins oubliés, troncs d'arbres gangrenés, restes de haies8 ; « jardins délaissés, sans cultures, carrés de marécages visqueux… ». Pour désigner le chemin dégradé jonché de détritus qui passe à travers les champs défoncés, à la lisière nord de la ville, il emploie le terme de malpassage, traduit par « passage difficile9 ». La traduction française perd le préfixe du mot qui souligne le dysfonctionnement du passage, qui pointe la faillite de la transition : pour que la ville s'étende, il faut que meure la campagne. C'est le motif de la gangrène urbaine : « excroissances fongeuses, abominable efflorescence de pourriture10. » Il y a une pathologie de la grande ville qui naît de la décomposition, de la dégradation du paysage.

9 Cet effort pour rendre l'immensité de la ville conduit Machen à s'éloigner de son référent pour le transfigurer. L’auteur ne poursuit pas de visée réaliste mais au contraire tend vers la fantasmagorie. Il utilise les intempéries (pluie, froid, vent, brouillard) pour retravailler le paysage, le faire dériver vers l'informe, l'indéterminé. Il tire parti de la marche nocturne dans le brouillard londonien, qui provoque le dérèglement des distances, qui recèle une faculté de distorsion, qui accuse le phénomène d'expansion / réduction : le manteau de brume enferme mais il est aussi décrit comme une « étendue lactescente », car il a le pouvoir d’effacer les formes, de gommer les limites. Il suscite l'angoisse de l'immensité désolée mais en même temps, lorsqu’il se dissipe un instant pour faire brusquement apparaître les maisons, les arbres insoupçonnés dans l'opacité de la nuit, le marcheur a l'impression de buter sur les éléments d'un décor prêt à se dissoudre aussitôt. Le beau passage sur les grandes gelées de Londres joue sur la difficulté à distinguer la réalité du fantasme :

And when he went out and passed through street after street, all void, by the vague shape of houses that appeared for a moment and were then instantly swallowed up, it seemed to him as if he had strayed into a city that had suffered some inconceivable doom, that he alone wandered where myriads had once dwelt. It was a town great as Babylon, terrible as Rome, marvellous as Lost Atlantis, set in the midst of a white wilderness surrounded by waste places. It was impossible to escape from it ; if he skulked between hedges, and crept away beyond the frozen pools, presently the serried stony lines confronted him like an army, and far and far they swept away into the night, as some fabled wall that guards an empire in the vast dim east. Or in that distorting medium of the mist, changing all things, he imagined that he trod an infinite desolate plain, abandoned from ages, but circled and encircled with dolmen and menhir that loomed out at him, gigantic, terrible11.

[Et quand il sortait et allait de rue en rue, dans une solitude absolue, au long de maisons aux formes vagues qui apparaissaient un moment pour être aussitôt absorbées, il lui semblait qu’il s’était égaré dans une cité qui aurait subi une catastrophe impossible à imaginer et que lui seul désormais allait au hasard, là où des myriades d’êtres avaient vécu un jour. C’était une ville sublime comme Babylone, terrible comme Rome, merveilleuse comme l’Atlantide engloutie, établie au cœur d’une étendue lactescente, cernée de lieux abandonnés. Il lui était impossible de s’en échapper ; qu’il se dissimulât entre les haies et s’éloignât furtivement au-delà des étangs gelés, les rangs serrés de pierre lui faisaient front pareils à une armée et loin, très loin, disparaissaient dans la nuit pareils à une muraille de légende qui garde un empire dans l’Orient vaste et lointain. Ou bien, avec cette faculté de distorsion qu’avait la brume, changeant toute chose, il s’imaginait marchant dans une plaine infinie et désolée, depuis longtemps abandonnée, mais encerclée de tout côté par des dolmens et des menhirs qui se découpaient devant lui, gigantesques et terribles12.]

10 Ce traitement géographique de l’immensité urbaine est complété par une approche temporelle : l'expansion spatiale se mesure à l'aune de la temporalité, ce qui donne beaucoup de force aux descriptions. Machen dessine l'archéologie de la ville qui conserve les traces d'un passé archaïque, pré-chrétien (par exemple un puits sacré qui subsiste à la périphérie de la ville13), il consigne les strates successives de périodes révolues : « [Lucian] s'était délecté des quelques restes du passé qu'il voyait survivre encore à la frange des faubourgs14. » Machen médite longuement devant un fiacre en usage dans sa jeunesse et qui est désormais exposé au musée. Ce hansom cab numéroté, étiqueté, lui fait prendre conscience du changement d'échelle de la cité : la ville s'est tellement étendue qu'il faudrait une journée pour la traverser à l'ancienne mode, d'où l'invention du taxicab, motorisé, qui a détrôné le cocher et les chevaux15. Comme le fait Baudelaire dans les Tableaux parisiens à l'époque de l'haussmannisation de Paris16, Arthur Machen enregistre les nouveautés de la périphérie urbaine tout en recherchant les vestiges de l'ancien Londres dans les quartiers du centre. Non pas pour céder au passéisme mais parce que la coexistence du neuf et du vieux fait prendre conscience de l'abîme des distances temporelles, de l'étirement du temps. Quand il découvre une rue totalement anachronique, l’auteur est saisi de vertige comme si le présent se dérobait. Il recherche ces brèches temporelles17 qui donnent à l'espace une exceptionnelle densité, qui accuse son aspect hétérogène quand, par exemple, il découvre au détour d'une rue un champ oublié par les promoteurs immobiliers depuis soixante-dix ans. De ses longues marches dans l'immensité de Londres, il dit qu’elles le confrontent à l'éternité et à l'infini du temps et de l'espace.

11 Héritier de Baudelaire pour la déambulation dans la capitale, proche de Verhaeren dans son obsession des frontières urbaines sans cesse repoussées (Les Villes tentaculaires), de Huysmans pour la juxtaposition de l'ancien et du nouveau, pour la passion des vestiges du passé enkystés dans la cité moderne (Croquis parisiens), Machen partage les préoccupations de ses contemporains et déjà, fait l'ébauche de la métropole moderne, telle que nous la connaissons aujourd'hui : une entité extensible, malléable, changeante.

12 Voyons maintenant comment Zola assimile, d’une autre façon, la modernité de la capitale. C'est moins le lieu en lui-même, en perpétuelle transformation comme Arthur Machen s’efforce de le montrer, qui importera ici, que la manière de le percevoir et de le rendre par l’écriture. La pratique de la photographie modifie le regard que Zola porte sur la ville, renouvelle le mode d’approche de l’objet à décrire et, de ce fait, agit sur les techniques descriptives.

13 Il convient au préalable de replacer Paris, qui nous intéresse ici, dans l’évolution générale de la trilogie des Villes. Pour décrire Lourdes, dans le premier volume, Zola avait eu recours à la technique du panorama, c’est-à-dire « un tableau qui imite exactement l'aspect d'un site vu dans toutes les directions et aussi loin que l’œil peut distinguer18 ». Le romancier avait visité le panorama offert par la ville de Lourdes à la curiosité des pèlerins, « immense toile circulaire, de cent vingt mètres de longueur19 ». L'observateur placé au centre avait l'illusion de dominer le vaste paysage qui se déployait autour de lui. Zola prête cette posture à ses personnages (Pierre et Marie), le matin de leur arrivée à Lourdes, épisode qui se conclut ainsi : « ils furent enchantés par l'admirable horizon qui se déroulait autour d'eux20. » Dans le deuxième volume, la vue panoramique en surplomb fait apparaître Rome comme « un plan géographique en relief21 » et permet d’amorcer une description programmatique et orientée. Une fois les quartiers identifiés, Zola pourra faire jouer les antagonismes, les contrastes, la hiérarchie des pouvoirs qu'ils incarnent. Dans Paris, on retrouve cette technique de la vue surplombante mais elle n’est pas employée de manière systématique au cours d’un développement de plusieurs pages, comme dans les précédents volumes. Elle subsiste sous forme de brefs tableaux qui relèvent de la peinture à la fois par la couleur, la perspective, les motifs retenus. Il en est ainsi des descriptions qui ouvrent et ferment le récit : dans l’incipit, la ville est décrite du haut de la butte Montmartre, lieu de l'action principale, de façon à afficher le découpage ouest / est, emblématique de l'injustice sociale, à laquelle le héros, l'abbé Pierre Froment, entend remédier. À ce tableau en grisaille, par un matin d’hiver, s'oppose la vision finale toute dorée par la lumière du couchant, censée symboliser la promesse d'un avenir plus juste et plus heureux avec la métaphore de la moisson22. Même si, à l'ouverture et à la clôture du roman, Zola sacrifie à la tradition des grandes fresques, il introduit, au cours de la narration, un changement notoire dans sa stratégie descriptive. En effet, Paris fait l'objet d'une série de passages descriptifs très courts qui dénotent plutôt l'influence de la photographie.

14 La consultation des albums photographiques, dont on sait que Zola était amateur et collectionneur, induit « un nouveau rapport à la mimesis », comme l’observe Philippe Hamon, et qui se traduit par une écriture du détail, de la succession d'instantanés, du recueil, du kaléidoscope. Le passage d’un imaginaire du daguerréotype à un imaginaire de la photographie sur papier n’est pas sans conséquence sur la perception et son rendu par l’écriture23. Pour préparer la rédaction du deuxième volume de la trilogie, Rome, Zola avait étudié les monuments de la cité sur des plans et dans des collections de photographies. Il avait fait du dôme de la basilique Saint-Pierre un motif récurrent qui s'imposait à l'horizon comme un inévitable point de mire, pour montrer l'omniprésence du pouvoir pontifical. Il reprend ce procédé dans Paris en l’appliquant à la basilique du Sacré-Cœur, c’est-à-dire la répétition du même fragment descriptif ordonnée dans une série qui fait sens. Mais il supprime la couleur et les lignes pour ne retenir que le volume et reproduit toujours la même image. Il cesse de faire varier le point de vue pour privilégier la vision rapprochée qui souligne l'aspect écrasant de l'architecture. Par exemple, il joue sur deux visions successives et contrastées de son personnage, des hauteurs de Montmartre, soit une vue panoramique de la ville immense qui se déroule en contrebas, puis un plan rapproché de la basilique qui vient intercepter le regard : « Et, les yeux éblouis, il tourna la tête, il ne vit plus, à l'autre bord du ciel, que la masse du Sacré-Cœur, crayeuse, écrasante, ainsi regardée de près, bouchant ce coin de l'horizon, de son énormité toute neuve24. »

15 L’échappée vers l’avenir signifiée par l'ouverture illimitée du paysage est contrariée par cet obstacle qui vient, significativement, boucher l’horizon. Le même effet se répète à plusieurs reprises, et Zola ne manque pas de rappeler qu’il sera aggravé par l'achèvement de l’édifice et la promesse du dôme qui le couronnera : « Et l'abbé Rose, alors, désespéré, debout, ne trouva plus qu'un argument, montra d'un geste la basilique qui se dressait près d'eux, dans sa masse géante, inachevée, carrée et trapue, en attendant le dôme qui la couronnerait25. »

16 On notera également l'absence de vie dans la proximité immédiate de la basilique, en dépit de l’activité qui devait animer le chantier de construction. Renonçant au traitement réaliste de la chose vue, Zola efface toute trace de présence humaine, fidèle en cela aux clichés de l'époque qui, comme on le sait, ne pouvaient pas saisir l’image des passants, les réduisant au statut de « fantômes » selon le jargon consacré26. Zola avait, dans ses collections de photographies, une vue du Sacré-Cœur en construction27.

17 Zola aiguise son sens de la prise de vue par l’expérience de la photographie. D’après ses biographes, il ne pratique vraiment ce nouvel art qu’à partir de 1894 et prend dès cette date jusqu’à sa mort en 1902, des milliers de clichés. Il dispose d’une dizaine d’appareils, installe des laboratoires de développement et utilise des pellicules, ce qui est alors nouveau. Il prend des instantanés ou des poses de durée variable par tous les temps. La trilogie bénéficie de toute évidence de cette technique qui accroît la sensibilité naturelle de Zola au visuel et lui permet de concrétiser sur le papier le processus de matérialisation qui affecte ses souvenirs. Voici ce qu’il écrivit à ce sujet :

Mes souvenirs visuels ont une puissance, un relief extraordinaire […] Quand j’évoque les objets que j’ai vus, je les revois tels qu’ils sont réellement, avec leurs lignes, leurs formes, leurs couleurs, leurs odeurs, leurs sons. C’est une matérialisation à outrance : le soleil qui les éclairait les éblouit presque28.

18L’écriture ne vise pas à consigner tous les détails du spectacle perçu, elle les classe selon une hiérarchie destinée à servir l’effet recherché pour infléchir l’interprétation. À l’ampleur de la vision panoramique horizontale et circulaire se substitue la contrainte du cadrage qui limite le champ visuel et subordonne le modèle photographié à la réduction de l’angle de vision. Zola a lui-même pris des clichés de monuments romains lors de son deuxième voyage en Italie, en 1894, ce qui n’a pas manqué de le rendre plus sensible aux volumes et aux contours. Il enregistre la variation de ces éléments en fonction de la distance et des effets d’optique. Il s’ensuit un nouveau rapport à la réalité et une dépendance à l’égard de la photographie que Zola reconnaît lors d’une interview effectuée par la revue anglaise The King, en 1900 : « À mon avis, vous ne pouvez pas dire que vous avez vu quelque chose à fond si vous n’en avez pas pris une photographie, révélant un tas de détails qui, autrement, ne pourraient pas être discernés29. »

19 Cependant, dans Paris, ce sens du détail descriptif sert moins la stratégie descriptive que celui du cadrage et de la distance, également tributaire de la technique photographique.

20 Un autre apport de celle-ci peut se déceler dans l’esthétique du noir et blanc, habilement sollicitée par Zola pour fixer sur la page la traduction verbale de brefs instantanés de la capitale. Devenue, comme l’écrit Philippe Hamon, « la médiation, la couleur locale et obligatoire du réel30 », la photographie invite à voir le monde autrement, comme l’avait fait, avant elle, la gravure. L’un des personnages du roman, Antoine, le neveu de Pierre, après avoir fait des études de dessin veut devenir graveur sur bois, pour obtenir de effets nouveaux, une plus grande « intensité de vision et d’accent », à laquelle il subordonne le renoncement à la couleur. Il expose « son rêve d’art » en ces termes :

La couleur, certes, est une puissance, un charme souverain et l’on peut dire que, sans elle, il n’y a pas d’évocation complète. Pourtant, c’est singulier, elle ne m’est pas indispensable. Il me semble que je puis, avec le noir et le blanc, recréer la vie aussi intense, aussi définitive ; et je m’imagine même que je le ferai d’une façon plus sévère, plus essentielle, en dehors de la duperie fugitive, de la caresse trompeuse des tons…31

21et il prend l’exemple de « ce grand Paris » qu’il pourrait fixer de cette manière en quelques scènes. C’est bien ainsi que procède le romancier lui-même quand il donne de Paris les vues les plus réussies : non pas celles de l’or du crépuscule ou de l’éclatante aurore32, mais les fugitives visions nocturnes, à peine esquissées : « Et un immense frisson passait, dans l'obscurité qui s'était faite, en face de ce Paris noir, où s'allumaient les lampes, pour toute une nuit passionnée de travail33. »

22 Placés en fin de chapitre, ces effets de nuit apaisants rythment le récit et mettent en harmonie la méditation solitaire du héros et le silence de la capitale : « Et, par la baie large ouverte, toute la douceur noire du jardin entrait, tandis que, là-bas, à l'horizon, Paris s'était endormi, dans l'inconnu monstrueux des ténèbres, sous un grand ciel tranquille, criblé d'étoiles34. »

23 Au doré de la « gloire35 » qui nimbe le Paris solaire, se substituent les tonalités argentées du halo lunaire :

La nuit était d'une paix, d'une clarté admirables. Dans le vaste ciel pur, la lune pleine avait un éclat de lampe d'argent, et sur Paris endormi, déroulant son immensité vague, elle laissait pleuvoir à l'infini sa calme lumière de rêve […] Pierre et Guillaume s'étaient arrêtés, regardant ce Paris d'oubli, vaporeux et tremblant, couché en un rayon de légende. Et comme ils se retournaient, ils aperçurent la basilique du Sacré-Cœur, encore découronnée de son dôme, d'une masse colossale déjà, sous la pleine lune. Elle semblait agrandie par cette clarté nette et blanche, qui accentuait les arêtes, en les détachant sur les grandes ombres noires36.

24Zola exploite les ressources symboliques du noir et blanc : la luminosité voilée, d’une part, pour dire la paix et la pureté, et de l’autre, la violence contrastée d’un chromatisme élémentaire pour dénoncer une nouvelle fois l’impertinence du monument. L’exécution de l’anarchiste Salvat, place de la Roquette, se passe entièrement dans la pénombre, entre la pâleur d’une lune déclinante et la lueur naissante du jour : la masse grise de la prison, la ligne noire de la foule composent un paysage de cendre. La mise en scène nocturne renouvelle la vision de la guillotine, non plus rouge et sanglante mais dissimulée dans l’ombre comme une bête sournoise et lâche, « éclairée d’une lueur louche par un bec de gaz voisin37 ».

25 Zola a eu le mérite de mesurer tout le bénéfice que pouvait apporter à la description littéraire une technique visuelle récente qui avait suscité, comme on le sait, la méfiance dans le monde de l’art38. De même que le réalisme ne s’est jamais limité pour Zola à la plate copie du réel, la photographie a vite montré qu’elle ne se bornait pas à la reproduction mais pouvait prétendre à une authentique création. Le romancier a trouvé en elle un moyen d’enrichir sa manière de saisir la réalité. Il a su accorder le modernisme de cette innovation contemporaine à la modernité de son modèle.

26 Nous avons donc pu analyser, à la faveur de cette double approche littéraire de la capitale au XIXe siècle, deux manières différentes de « faire parler l’espace », pour reprendre l’expression de Gérard Genette39. Les deux auteurs s’emploient à faire du lieu urbain une structure signifiante, soit pour illustrer une thèse –dans le cas de Zola qui entend dénoncer la suprématie de l’Église, coupable d’entretenir l’injustice sociale, soit pour communiquer au lecteur une expérience vécue de la cité –dans le cas de Machen. L’émergence de la métropole moderne est liée au renouvellement des modes de représentation à la fois visuelle et verbale, et induit un nouveau type de rapport à la ville.