Colloques en ligne

Émilie Pézard

Introduction : les pouvoirs de la fiction au XIXe siècle

1Les études littéraires enseignent le plus souvent à dissocier les deux notions qui sont reliées ici, le personnage et la vie. Les professeurs de lettres ont appris à exprimer poliment leur réprobation lasse devant les élèves qui, à la question « à quoi sert la littérature ? », répondent si souvent « à s’identifier aux personnages » ; ils sont rompus à la lutte contre la lecture naïve et psychologisante qui consiste à se demander sérieusement quelle vie aurait eue Emma Bovary si elle avait habité à Paris. La leçon des approches formalistes et structuralistes a porté ses fruits : on sait qu’il serait « folie » de « lire les romans des romanciers comme s’ils étaient des modes d’emplois1 », de « confond[re] perpétuellement les notions de personne et personnage » et d’« abdiquer toute rigueur pour recourir au psychologisme le plus banal2 ».

2L’expérience de la lecture que nous connaissons au quotidien laisse cependant penser qu’il existe des niveaux intermédiaires entre l’enthousiasme naïf d’Emma Bovary « se graiss[ant] les mains à la poussière des vieux cabinets de lecture » et la rationalité pure de l’herméneute se livrant à l’analyse scientifique du texte romanesque. Cette dichotomie repose sur une conception ancienne de l’identification, liée à une perspective psychanalytique3, qui fait de l’identification un phénomène d’emprise pathologique et le symptôme d’une confusion inquiétante entre la fiction et la réalité. Françoise Lavocat résume la distance qui nous sépare d’une telle conception quand elle écrit que, depuis maintenant une trentaine d’années,

les théories de la fiction fondent théoriquement, légitiment l’analyse de rapports : entre la fiction et le monde, la fiction et le lecteur. Il ne s’agit plus de dénigrer la lecture naïve, obstinée à faire “sortir le personnage du papier”, mais d’enquêter sur la propension du personnage (de certains types de personnages, génériquement ou historiquement déterminés…) à voyager d’un monde à l’autre, d’une œuvre à une autre. On ne raille plus l’“illusion référentielle”, on enquête sur les dispositifs d’immersion4 […].

3La fiction peut ainsi apparaître comme une « ressource cognitive » (Terence Cave) : un répertoire de situations, de comportements, de façons d’être et de parler, d’ethé et de styles que le lecteur utilise pour appréhender la réalité. Le concept d’identification, qui désigne « l’ensemble des modélisations comportementales que génère la fiction5 » et celui d’empathie, qui renvoie aux émotions du personnage partagées par le lecteur, permettent davantage de décrire dans sa complexité la réception de la fiction où s’observe, selon les termes de Françoise Lavocat, un « lien consubstantiel entre l’observation d’autrui, l’imitation et l’émotion6 ».

4Le personnage occupe une place cruciale dans ce dispositif. Si l’empathie n’implique pas nécessairement l’identification — B. Vouilloux et A. Gefen rappellent ainsi que « lisant de la prose ou des vers, regardant de la peinture, écoutant de la musique, il nous semble que nous devenons le rythme de la phrase verbale ou musicale, de la ligne graphique, des séquences colorées7 » —, l’identification n’en est pas moins la forme la plus remarquable que prend l’empathie, et la plus problématique : l’homologie personnage/personne peut ainsi conduire à des glissements, l’émotion partagée amenant à l’imitation d’un comportement. Les glissements entre ces deux entités essentiellement hétérogènes que sont l’individu réel et le personnage de fiction opèrent en amont de la lecture comme en aval : l’article de Victoire Feuillebois sur « Les personnages “hoffmaniaques” dans la littérature française des années 1830 » montre comment l’identification peut s’opérer sur des personnages conçus comme une figuration de l’auteur dans la fiction, instituant ainsi une « dynamique de contagion » de l’auteur au lecteur, où les personnages de fiction ne sont qu’un relais entre deux individualités réelles.

5Le XIXe siècle apparaît comme un terrain privilégié pour étudier le pouvoir de modélisation du personnage. Dans La Lecture et la vie, Judith Lyon-Caen a bien montré que le développement du roman réaliste, l’essor du roman-feuilleton promis grâce au succès du journal à une diffusion large dans tous les foyers, ont modifié les regards des contemporains sur le pouvoir de la littérature. La démocratisation du roman a mécaniquement étendu sa sphère d’influence. Au-delà même de ce phénomène quantitatif, observable dans une moindre mesure dès le début du siècle avec l’essor des cabinets de lecture, c’est la conception même de la littérature qui incite à ces transferts entre la page et la vie. Ainsi que l’écrit José-Luis Diaz : « il y a eu, au cours de la période romantique, une révolution majeure affectant la sphère d’influence de la littérature : son action ne s’exerce plus seulement dans le monde des idées, mais elle passe dans la sphère de la vie pratique8. » Prolongeant cette réflexion dans son article « Quand les lecteurs étaient victimes de personnages (1800-1871) », J.-L. Diaz présente un panorama approfondi de la façon dont on pense, durant tout le XIXe siècle, l’influence de la littérature sur ses lecteurs.

6La conscience de ce pouvoir accru de la littérature nourrit les craintes. L’imitation est volontiers pensée comme une pathologie : des lectures romantiques d’Emma au couvent à la définition par Jules de Gaultier du « bovarysme », il semblerait que tout le siècle se soit inquiété de la propension du lecteur à prendre le personnage comme modèle. L’intégration dans l’univers romanesque des crimes et des vices, au nom de l’impératif d’une extension des sujets possibles qui traverse tout le siècle, du romantisme au naturalisme, donne aux interrogations des critiques une dimension morale qui rend crucial l’enjeu du débat. Les analyses de la menace potentielle que ferait planer le personnage de fiction sur l’authenticité et la morale de l’individu essaiment dans les ouvrages de critique comme dans la presse, nourrissent le roman lui-même, et pénètrent jusque dans les tribunaux. L’article de Judith Lyon-Caen, « Suggestion, alcoolisation littéraire, identification. Le crime romantique de Lucien Morisset (1881) », expose ainsi le cas d’un jeune clerc de notaire dont le crime a été compris comme l’effet direct de ses lectures.

7On ne peut pour autant limiter l’analyse des discours du XIXe siècle à l’expression d’une condamnation. Le XIXe siècle a nourri la défiance prônée par les théories formalistes quant à l’illusion d’un débordement du personnage hors de la fiction : avec l’héroïne de Madame Bovary et son rêve d’un « livre sur rien », Flaubert a donné ses deux exemples emblématiques, négatif et positif, à cette approche théorique qui définissait la littérature par son autotélisme. Mais depuis l’essor, dans les années 1990, des théories de la fiction nourries par les sciences cognitives, le XIXe siècle fait l’objet d’un usage tout différent, en offrant un corpus privilégié dans lequel puiser des aliments pour la réflexion sur l’identification du lecteur au personnage. C’est un personnage de Dickens, Mr Pickwick, qui ouvre Univers de la fiction de Thomas Pavel, livre majeur qui propose dès 1986 une défense des liens unissant le personnage au monde du lecteur ; plus récemment, c’est en consacrant un numéro de la revue Romanesques à « l’expérience romanesque au XIXe siècle » que Catherine Mariette propose de « revaloriser un enchantement et une certaine forme de merveilleux, du côté d’une profondeur ou d’une intensité de la vie, vécue à la lumière de ce que nous disent les romans9 ». Siècle tiraillé entre le goût du romanesque et son refus au nom de la réalité, le XIXe siècle offre de multiples exemples permettant de penser dans son ambivalence le rapport du lecteur au personnage, à commencer justement par Madame Bovary, qu’on peut aussi lire comme le portrait d’une femme dont le tempérament authentiquement romantique s’exprimerait à travers des conventions ridicules10. Jane Austen, Pouchkine, Balzac11 ou Stendhal12 sont encore au cœur de récents travaux sur la question de l’identification au personnage.

8Dès lors qu’on ne la traite plus avec le dédain qu’on réserve aux erreurs de lecture, l’identification aux personnages apparaît comme un phénomène complexe dont les multiples formes restent à étudier. Ici les chercheurs contemporains peuvent s’appuyer sur les réflexions des critiques du XIXe, plus sensibles à l’ambivalence du phénomène en jeu que ne pourraient le faire croire quelques livres virulents sur les effets délétères de la fiction13. Sainte-Beuve écrit ainsi en 1840 :

S’il devient banal de redire que la littérature est l’expression de la société, il n’est pas moins vrai d’ajouter que la société aussi se fait l’expression volontiers et la traduction de la littérature. Tout auteur tant soit peu influent et à la mode crée un monde qui le copie, qui le continue, et qui souvent l’outrepasse. Il a touché, en l’observant, un point sensible, et ce point-là, excité qu’il est et comme piqué d’honneur, se développe à l’envi et se met à ressembler davantage. Lord Byron a eu depuis longtemps ce rôle d’influence sur les hommes ; combien de nobles imaginations atteintes d’un de ses traits se sont modelées sur lui14 !

9Dans cette optique, l’identification n’est pas le signe d’une inauthenticité constitutive à laquelle on pallierait par une identité de substitution : la fiction ne permet pas au lecteur de se projeter dans un rôle qui lui est étranger, mais lui offre au contraire la possibilité de développer ce qu’il est, en instaurant un cadre culturel dans lequel cette identité peut exister.

10Ces propos de Sainte-Beuve répondent à une première série de questions sur le type de lecteur le plus susceptible de s’identifier au personnage de fiction. L’étude des grandes catégories (les jeunes lecteurs15, les lecteurs peu cultivés16 et, bien sûr, les lectrices17) est complétée par l’analyse des variations individuelles18. Mais dès lors que l’on conçoit l’empathie et l’identification comme des phénomènes inhérents à toute lecture de fiction, l’intérêt des chercheurs peut se déporter du sujet à l’objet, vers une seconde série de questions concernant les modalités poétiques permettant à un texte de susciter particulièrement des émotions. Quels personnages se prêtent le plus à l’identification ? Les articles d’Isabelle Daunais sur « Le personnage secondaire comme modèle » et Thomas Pavel (« Le personnage : niveaux de vraisemblance ») proposent une première réponse à cette question neuve. Enfin, Émilie Pézard s’interroge sur les caractéristiques du personnage pouvant être reprises par le lecteur : comportement et discours, mais aussi vision du monde et valeurs. En se situant ainsi à différents niveaux de la réflexion sur la propension du personnage à devenir un « modèle à vivre », cet Atelier du XIXe siècle de la SERD espère constituer un jalon dans la compréhension d’un phénomène définitoire de notre rapport à la fiction, aussi important qu’encore mal connu.