Colloques en ligne

Romuald Fonkoua

« Prises » et « reprises de paroles ». Michel de Certeau au miroir des « écrivains subalternes »

1Pourquoi un auteur aussi connu de la « French Theory » que Certeau n’est-il pas plus présent dans la « critique postcoloniale » ou dans la « critique subalterne » qui partagent pourtant avec lui de nombreuses préoccupations concernant, entre autres, le pouvoir de dire, les mécanismes de la domination, les réflexions sur le statut du dominé et de son rapport au langage ?

2Le constat de cette place insigne dans le champ de ces études contemporaines (nées au lendemain de la seconde guerre mondiale et développées au cours de la seconde moitié du xxe siècle en partie grâce aux théoriciens français) nous amène à nous interroger sur les raisons d’une telle infortune, à analyser son discours sur le sujet postcolonial – même si ce mot ne relève de son vocabulaire critique – tel qu’il apparaît au détour de quelques passages de La prise de parole, et à tenter de suivre la trace (les traces) d’un dialogue que Certeau entretient malgré tout de façon intense avec la littérature de l’Autre.

Absences et raisons de l’absence

3La critique hors de France au cours de la seconde moitié du xxe siècle reconnaît sans ambages l’influence de Certeau sur les études culturelles. Dans un numéro de la Revue d’Histoire des sciences humaines qui lui est consacré, Michel de Certeau et l’anthropologie historique de la modernité, Tiago Pires Marques de l’Université Catholique de Lisbonne écrit :

Dans le monde anglo-saxon, Michel de Certeau s’est fait remarquer par ses travaux des années 1980 sur le quotidien et les médias (traduits depuis 1984) notamment dans le domaine des Cultural Studies, en quête de formulations théoriques et outils d’analyse permettant de saisir des objets par définition instables1.

4L’essayiste portugais retrace précisément les étapes de cette canonisation critique. Il rappelle qu’en 1986 « un recueil de textes paru dans une collection de théorie et histoire de la littérature, sous le titre Heterologies : Discourse on the Other2 » avait contribué à sa visibilité dans le champ des « Cultural Studies » avant qu’un volume de Reader l’institue dans la pensée nord-américaine en regroupant sa production théorique autour de quatre domaines : « l’historiographie (au sens d’écriture de l’histoire), [la] politique culturelle, [l’]ethnographie des pratiques sociales, et [la] théologie.3 »

5Cette reconnaissance et cette visibilité ne sont pas de mises si on rapporte l’œuvre de Certeau à d’autres domaines critiques du savoir comme les théories postcoloniales. Un parcours même rapide de quelques-unes de leurs œuvres majeures montre que le jésuite n’est nullement une référence (critique ou théorique). L’ouvrage collectif, Penser le postcolonial. Une introduction critique, dirigé par Neil Lazarus4 qui est pourtant une somme conséquente de propositions diverses ne lui fait aucune place. Dans l’essai de Marie-Claude Smouts, La situation postcoloniale: les postcolonial studies dans le débat français5 dont la perspective sociologique est clairement revendiquée, Certeau ne fait pas partie de la critique coloniale, à la différence d’un Balandier, sociologue des « Brazzavilles noires ».6

6Globalement donc les théories postcoloniales font l’impasse sur l’œuvre de Certeau. Les études consacrées au subalterne ne font pas mieux. La critique indienne de l’université de Cambridge, Priyamvada Gopal, qui propose dans le volume de Smouts indiquée ci-dessus une contribution intitulée « Lire l’histoire subalterne » n’en fait nulle mention7. Le titre de son article, à lui seul, laissait supposer un retour sur ou un détour par Certeau, qui a consacré, on ne le sait que trop, nombre de ses travaux individuels ou collectifs à la question de l’histoire. « Faire l’histoire », « Écrire l’histoire », furent bien parmi ses interrogations critiques constantes.

7L’essai de Gayatri Chakaravorty Spivak Can The Subaltern Speak ?8– qui est, disons-le en passant, le prétexte de cette contribution – ne montre pas autre chose. La critique américaine d’origine indienne a construit depuis la fin des années 80 l’idée que la critique postcoloniale était liée à la pensée marxiste. Il suffit de se reporter à son autre essai, A Critique of Postcolonial Reason : Toward a History of the Vanishing Present9 pour s’en convaincre. Cette filiation assumée d’une approche marxiste du fait culturel se lit explicitement à travers la reprise de ses idées dans un ouvrage collectif, Marxism and The Interpretation of Culture10 où Spivak côtoie des penseurs contemporains du marxisme aussi importants que, entre autres, Cornel West pour le monde noir américain (« Marxist Theory and The Specificity of Afro-American Oppression ») ; Armand Mattelart11 pour les théories de la communication (« Communications in Socialist France. The Difficulty of Maching Technology With Democracy ») ; Etienne Balibar12 pour l’interrogation philosophique actuelle de l’idéologie (« The Vacillation of an Ideology ») ; Fredric Jameson13 pour les sciences cognitives (« Cognitive Mapping ») ; Franco Moretti et les mécanismes de pouvoir (« The Spell on Indecision ») ; Michele Mattelart et les rapports entre travail et culture (« Can Industrial Culture Be a Culture of Difference ») ; Sue Golding et la philosophie de la praxis (« The Concept of the Philosophy of Praxis in the Quaderni of Antonio Gramsci) ; ou Perry Anderson (« Modernity and Revolution ») par exemple. Ces analyses ne pouvaient accorder le moindre intérêt à Certeau dont l’œuvre n’a qu’un rapport assez éloigné à un marxisme orthodoxe et militant.

8Cette présence insigne de Certeau dans les champs des études postcoloniales et des études subalternes peut s’expliquer d’abord par des raisons qui tiennent à sa position particulière dans la Compagnie de Jésus. Ici, son discours sur l’Autre entre en concurrence avec celui d’autres jésuites dont le plus connu reste, pour l’époque, Pierre Teilhard de Chardin. Il n’est plus nécessaire de souligner l’influence de ce dernier sur un certain Léopold Sédar Senghor qui va emprunter à l’auteur du Phénomène humain14 ce que le philosophe sénégalais de Columbia University, Souleymane Bachir Diagne, nomme joliment « une cosmologie de l’émergence » où se côtoient Dieu, le socialisme et le dialogue des cultures. À Dieu, « la primauté des valeurs spirituelles », au socialisme le « moteur de l’émancipation » et au dialogue des cultures « le principe de la convergence de toutes les cultures vers une civilisation de l’universel ».15 Certeau n’est pas très teilhardien donc… et pour cause !

9D’autres raisons semblent tenir à la spécificité de la génération des intellectuels français à laquelle il appartient. Né en 1925, c’est-à-dire dans l’entre-deux-guerres, Certeau est l’exact contemporain du psychiatre martiniquais et théoricien de la révolution algérienne Frantz Fanon (né lui aussi en 1925) ; du poète et écrivain haïtien, René Depestre (né en 1926), compagnon du Parti Communiste Français ; de l’écrivain martiniquais, Édouard Glissant (né en 1929), futur Prix Renaudot pour son roman La lézarde (1956). Il ne peut donc être un maître à penser l’Autre, un préfacier de l’Autre, un passeur de l’Autre dans le champ intellectuel français comme le furent les grandes figures de la « French Theory » de la génération précédente : Emmanuel Mounier (dont la revue Esprit fut en relation avec des penseurs catholiques africains comme Senghor) ; Jean-Paul Sartre (préfacier de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor 1948 et des Damnés de la terre de Fanon (1952); et lecteur critique d’Aimé Césaire) ; Michel Foucault (et l’Afrique du nord) et, dans une moindre mesure, Jacques Lacan (dont le rapport à l’Autre fut plus anecdotique16). Certeau ne semble pas non plus avoir tissé de liens intellectuels connus, noué des dialogues vifs ou contradictoires avec ces contemporains venus d’Ailleurs comme ce fut le cas de Jacques Derrida avec Abelkébir Khatibi et Édouard Glissant sur la question du monolinguisme17 ; ou de Bourdieu (et de sa théorie des champs littéraires dont le succès est indéniable dans les sociologies des littératures du sud et pas seulement) avec les intellectuels d’Afrique du nord ; ou de Deleuze et Guattari dont il n’est plus nécessaire de situer la fortune des théories sur le territoire ou la langue dans les espaces littéraires, philosophiques et culturelles du Sud (et principalement chez – encore – Édouard Glissant).

10Ni préfacier donc, ni passeur, ni mentor de l’Autre (des Autres), Certeau est en outre un auteur dont la pensée est réputée difficile comme le remarque dès les premiers mots de son travail, Éric Maigret, avant de faire le tour de la propriété intellectuelle dans son long et excellent article, « Les trois héritages de Michel de Certeau. Un projet éclaté d’analyse de la modernité. »18 Sans reprendre tous les arguments développés dans cette contribution, on notera que l’une des difficultés à intégrer son discours dans la pensée de l’Autre tient sans doute au fait que Certeau arrive dans le champ de la pensée avec des idées complexes, là où la tendance générale est à la pratique d’une pensée binaire et où, globalement, le monde intellectuel (s’)est habitué aux pensées pratico-pratiques. En France, singulièrement, pour aller vite, il faut savoir choisir son camp. Alors qu’il aborde la quarantaine, Certeau doit entendre de nombreux intellectuels affirmer qu’il vaut mieux « avoir tort avec Sartre que raison avec Aron »… comme si la réalité se pliait à ces divers slogans ou comme si la communication se réduisait à un spectacle.

Un détour : le pouvoir de mai

11C’est précisément autour et avec les événements de mai 68 que se dévoilent dans la pensée de Certeau cette conscience de la présence de l’Autre et cette idée d’une connaissance de soi par le détour de l’Autre. Il faut revenir aux pages de La prise de parole (1968) reprises et complétées plus tard par Luce Giard sous le titre La prise de parole et autres écrits politiques – titre significatif – pour constater que l’attention de Certeau aux grandes questions du siècle l’a conduit à une réflexion sur l’Autre qui passe par l’analyse des conditions d’accès de celui-ci à la parole, de sa capacité à (se) dire et de ses implications historiques et politiques concrètes.

12Dès le chapitre 3 intitulé « Le pouvoir de parler », Certeau procède à une analyse de la « révolution de mai 1968 » en s’appuyant sur l’expérience du « colonisé » ou celle du « subalterne ». Même si ces deux vocables n’apparaissent jamais sous sa plume (était-ce une marque d’élégance ? ; une forme de timidité ? ; une précaution oratoire ? ; une politesse de la mauvaise conscience ? nul ne le saura clairement sans doute) – Certeau s’intéresse néanmoins à la façon dont une parole est apparue au cours de cette révolution – parole spontanée, non contrôlée – et à la manière dont un certain ordre l’a (re)contrôlé aussitôt. Il observe le phénomène en historien, en sociologue ou en anthropologue bref, à la manière de celui qui sait que la manifestation de la réalité n’est pas la réalité de la manifestation. Autrement dit, c’est à une enquête de ce qui se cache derrière les choses que se livre Certeau. Ce que les événements de mai-juin 1968 viennent nous rappeler, selon lui,

[...] c’est la nécessité d’un contrôle s’exerçant non seulement sur le fonctionnement, mais sur la cohérence interne d’un système de la représentation. Ils nous permettent ainsi de mieux saisir comment se déplace cet équilibre toujours fondamental, quoique toujours fragile.19

13Les événements de mai 68 font bouger les lignes de la « représentation » et du « discours » qui semblaient jusque-là immuables, figées, acquises. À l’intérieur d’un espace social du discours, la « prise de parole » conteste la représentativité antérieure à laquelle référait ledit discours. Cette parole populaire exprime « directement » ce que « censurait un enseignement et une culture ».

Les manifestations traduisaient dans ce même langage, qui ne pouvait que les trahir, un type de communication neuf et différent, mais encore dépourvu d’une politique ou d’une théorie qui lui soient proportionnées ; ainsi restaient-elles « symboliques », signifiant « autre chose » qu’elles ne parvenaient pas ni à énoncer, ni à faire.20

14Les événements de mai 68 ont révélé que le « droit à la parole » modifie « la relation que la société entretient avec son langage, le pouvoir qu’elle a sur lui ou encore le droit qu’elle a de ‘vérifier’ sa propre loi. »21 La manière par laquelle cette société se rebelle contre cette « désorganisation » en rétablissant un ordre ancien comme si rien ne s’était passé, c’est-à-dire comme si la révolution n’avait pas eu lieu, témoigne largement de la prise de conscience de cette transgression et de sa valeur. Si ceux qui sont à l’origine de la « prise de parole » n’en ont pas toujours une conscience claire, ceux qui sont à l’origine de sa reprise ont une conscience évidente de la valeur du phénomène et des enjeux. D’un côté, une politique inconsciente, de l’autre une conscience politique.

15Déplaçant son propos sur le terrain de la valeur des mots, Certeau constate que les mots qui étaient jusque-là une « monnaie solide », une garantie des structures, un fondement de l’autorité, un accord commun de pratiques culturelles communes, un socle solide sur lequel se construisait avec certitude la société, ont été dévalués.

Là où le représenté et le représentant s’articulent, un vide fondamental est dénoncé. La ligne de rupture de situe là, créant un axe invisible autour duquel une société, hier stable sur les valeurs reconnues qu’elle postulait, s’est mise brusquement à basculer. La réaction survenue après cet événement ne suffit pas à combler le vide qui l’a causé.22

16Une autre utilisation des mots fait découvrir leur fausse harmonie ancienne, ou la fausse stabilité sociale qu’ils désignaient. Certeau ne supporte pas la reprise facile de la parole par l’autorité ou le retour à l’ordre établi. La reprise de parole « efface les traces » de l’histoire. Elle « ramène le mouvement à zéro », en faisant comme si rien ne s’était passé. Contestant ce déni, il détourne à sa manière un slogan bien connu de mai (« sous les pavés la plage »), et constate qu’« on couvre de bitume les pavés ».23 Or, il s’est bien passé quelque chose dans la société française qu’aucun ordre politique, même fier de sa reprise, ne pourra effacer ; quelque chose de nouveau, une mutation, un changement qu’il faut expliquer ou comprendre.

Sous le biais de ce phénomène particulier – la parole prise et reprise –, nous sommes d’ailleurs ramenés à un problème fondamental que sans doute la stabilité sociale et les systématisations qui l’accompagnaient hier avaient oblitéré : comment un changement peut-il advenir ? Comment un nouveau jour se lève-t-il ?24

17C’est donc pour tenter de comprendre (ou d’expliquer) ce qui se produit dans l’interstice qui sépare la « prise de parole » de « la parole reprise » au cours du mois de mai (et de la fameuse révolution) que Certeau va se livrer à une lecture à haut risque de la négritude. Il propose en effet d’observer la situation nouvelle surgie au cœur de la civilisation occidentale où une barbarie a pris le pouvoir de parler, à la lumière du fait colonial ; de mesurer la société française contemporaine à l’aune des sociétés hier encore « barbares » puis colonisées où les phénomènes de « prise de parole » sont des étalons des évolutions sociales.

La négritude comme paradigme

18Ce qui intéresse au premier chef l’historien c’est le sens du mot « négritude ». Plus que le moment historique qu’il manifeste, plus que la fin du colonialisme ou la de la situation coloniale qu’il désigne, le mot « négritude » signe l’avènement d’une révolution. Le mot nouveau désigne une réalité nouvelle.

À cet instant qui laisse entrevoir une mutation, correspond la trace de quelques mots qui, dans l’entrebâillement d’un système, annoncent la couleur d’une culture, avec une prise de parole d’un type différent.25

19La négritude fait apparaître la cohérence d’un système nouveau où une culture différente se construit en même temps que le langage particulier qui l’ordonne. Une culture et un langage qui s’inventent dans les interstices d’un savoir occidental et contre lui, retournant à leur profit la bibliothèque et l’archive européennes.

Hier, par exemple, écrit-il,  la négritude était l’indice d’une mutation affectant tout le « texte reçu » de la culture occidentale, mais sans parvenir encore à le réorganiser ou à le remplacer. Quelques mots ‘pauvres’ traduisaient déjà un déplacement fondamental : la vie, la communion, etc. Nous le savons aujourd’hui, c’était notre savoir occidental qui était pauvre lorsqu’il se révélait incapable de discerner dans ces notions « vagues » ce qu’elles nous signifiaient, lorsque victimes de notre propre loi, nous nous contentions de « récupérer » ou de « reprendre » les paroles annonciatrices d’une invention déjà (et seulement) symbolisée par le réemploi d’une syntaxe encore inchangée. Mais ce réemploi même rendait fragile encore la « prise de parole » placée sous le signe de la « négritude ». Irréductible mais désarmée, celle-ci n’avait à son service que des termes organisés d’une manière étrangère à son propos – les nôtres.26

20Certeau observe ainsi une tension entre l’usage des mots français du langage par les Noirs et la représentation de ces mêmes mots en Occident ; la différence de ce qu’ils signifient pour eux là-bas et de ce qu’ils signifient pour nous ici. Il relève un décalage entre le faire, le dire et le représenté : le faire du langage, le dire des mots et le sens produit par eux.

« Prise » par les Noirs au nom d’une expérience propre, « libérée » par et pour un usage qui était le leur, la parole était constamment « reprise » par nous au nom même des connaissances et des logiques inscrites dans le langage qu’ils tentaient de parler en leur nom.27

21Entre les Africains colonisés et les Européens colonisateurs, se joue un jeu de pouvoir semblable à celui qui a opposé en mai le « pouvoir de la rue » au « pouvoir établi ». Pour que la « prise de parole » se maintienne dans cet interstice qui la sépare de sa reprise par une autorité « légitimante », il convient de lui donner une assise politique et un contenu culturel.

22C’est cette leçon que Certeau tire de son observation des relations établies dans le jeu du langage entre les Nègres (les Autres) et les Européens. À ces Noirs « qui ne pouvaient se reconnaître dans ce que leur faisait dire le savoir occidental » se posait le problème de « leur identité, comme chaque fois que le langage n’est plus adéquat à ce qu’il prétend dire.28 »

23Prisonniers de la culture à laquelle ils échappaient déjà au titre d’une expérience imprenable, d’« une certaine attitude affective à l’égard du monde »29, ils n’avaient pour expliquer leur autonomie et pour s’identifier eux-mêmes que la voie de la « régression » à une tradition ancestrale ou celle d’une « marginalisation » et d’un retrait sur les bords de la société moderne. Ceci, jusqu’à ce que leur identité s’affirme en se donnant les conditions nécessaires à la constitution d’un langage propre, c’est-à-dire en prenant le pouvoir de s’organiser une représentation.30

24Cette analyse de « l’expérience vécue du Noir » colonisé – selon la belle expression de Frantz Fanon dans Peau noire masques blancs – qui éclaire la situation sociale de la France de mai 68 conduit alors Certeau à conclure que la prise de parole est au cœur de la question politique.

L’autonomie politique était le fondement d’une identité culturelle. Bien d’autres exemples le montrent : il est impossible de prendre la parole et de la garder sans une prise de pouvoir. Vouloir se dire, c’est s’engager à faire l’histoire.31

25Dans le combat que se livrent au cours des jours de mai 68 « parole prise » et « parole reprise », on peut voir comme une masse liquide où à la surface survivrait une « tache », ces « quelques mots venus d’ailleurs », et « tout au fond, les eaux retombées d’une expérience désormais inavouable ». Certeau reconnaît ainsi que la parole est toujours un enjeu dont on peut mesurer les effets sur une échelle globale comme dans la période coloniale, ou sur une échelle locale comme dans la société française.

26Toutefois, à la différence de cette situation locale où la « parole prise » et la « parole reprise » participent d’une même grammaire, la situation globale relève d’une nouvelle organisation politique de la cité qui englobe l’identité culturelle du sujet.

[…] La parole déjà autre, encore aliénée dans la pauvreté de son vocabulaire propre et dans la richesse cohérente du système où elle tente de se faire jour, peut devenir l’indice de deux exigences complémentaires, en réalité indissociables : celle de la représentation, celle du pouvoir. Dans la mesure où les hommes entendent courir, sous cette double forme, le risque d’exister, dans la mesure où ils s’aperçoivent que, pour avoir la parole, il faut s’en assurer le pouvoir, ils donneront à leur identité la figure historique d’une nouvelle unité culturelle et politique. Sinon, ils seront nécessairement « repris » ou exilés, réintégrés dans le système ou voués à n’être que des fugitifs, prisonniers d’une répression ou aliénés dans une régression.32

27Comme Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952) et Jean-Paul Sartre dans « Orphée noir », la préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor (1948), Certeau donne en définitive dans les lignes de son essai une « leçon d’autonomie politique » en s’appuyant sur l’expérience d’exister du Noir. Le « pouvoir de parler » y acquiert une importance dont Certeau peut encore faire valoir la pertinence chez les minorités indiennes. Les peuples qui ne peuvent institués leur propre pouvoir du langage (comme ces Indiens d’Amérique dont parle Alfred Métraux dans Religions et Magies indiennes d’Amérique du Sud cité par Certeau en note33, sont donc condamnés à n’être que des marginaux à qui nous avons imposé notre manière de les voir ou des peuples objets que nous avons intégrés dans notre savoir occidental, manifestant par là-même leur échec, « celui de leur autonomie politique et culturelle ».34

28Cette négritude où il perçoit une cohérence entre une autonomie politique, une prise de parole singulière et une culture propre s’oppose en réalité aux prémisses du nouveau que laissent entrevoir les événements de mai 68 en France. S’il semble conscient de ce qui s’y est produit, Certeau reste néanmoins inquiet devant le devenir de cette « parole prise », qui, selon lui, manque de cohérence systémique. Il n’y aurait pas ici, comme là-bas, les conditions réunies d’une nouveauté. Il pose ainsi cette dernière question qui a posteriori n’est pas dénuée de tout fondement :

Ferons-nous de nos concitoyens nos Indiens de l’intérieur, pour cette sorte de consommation qui commence toujours par enlever la parole à ses objets ?35

29Cette interrogation à laquelle il ne répond pas directement dans cet essai trouve néanmoins quelques esquisses de réponses dans son œuvre à partir, notamment, de son intérêt pour les banlieues – et ici on regrette que ses analyses sur la négritude comme grille de lecture de la société française n’aient pas pu être mieux approfondies – ; de son intérêt pour la langue française et son universalité – et ici aussi on peut regretter que ne soit pas plus affirmée une « pensée de la francophonie » – ; et bien évidemment de son intérêt pour l’histoire des misérables ou des minorités – et on peut regretter l’absence de prise en compte plus spécifique (ou plus systémique) du « colonial ».

30L’intuition de Certeau laisse entrevoir ce qu’aurait pu être une approche philosophique de la Négritude. Elle laisse supposer également ce qu’aurait pu être son œuvre si elle s’était orienté vers un approfondissement de ce renversement épistémologique, en ouvrant résolument sur une « science coloniale » dont on sait bien que le périmètre n’est pas circonscrit aux colonies comme l’ont senti Albert Memmi par exemple dans son Portait du colonisé suivi de portait du colonisateur36 ou dans un registre différent et discutable Octave Mannoni à propos de la « psychologie du colonisé ». C’est dans le renversement du paradigme critique que la démarche de Certeau est féconde ; le paradigme qui consiste à observer la société française au prisme de la société coloniale.

Relire Sartre, Teilhard de Chardin et aller plus loin ?

31Mais il faut revenir, pour conclure, à la littérature, et se pencher sur l’expression « une certaine attitude affective à l’égard du monde » utilisée par Certeau dans une note consacrée à Léopold Sédar Senghor37 qui l’avait lui-même empruntée à Sartre.

32En se reportant aux dites pages de Liberté 1, on constate, d’une part, que le texte reprend in extenso une « Allocution de Senghor faite lors de sa réception en Sorbonne le 21 avril 1961 » intitulée plus tard « Sorbonne et Négritude ». Le nouveau président du Sénégal (en tournée en France après la dissolution de la Fédération du Mali) revenait sur la Négritude pour en préciser le sens à ses interlocuteurs, amis, camarades et anciens condisciples :

Qu’est donc que cette NEGRITUDE qui fait peur aux délicats, que l’on vous a présenté comme un nouveau racisme ? C’est en français qu’elle a d’abord été exprimée, chantée, dansée. Ce seul fait doit vous rassurer. Comment voudriez-vous que nous fussions racistes, nous qui avons été, pendant des siècles, les victimes innocentes, les hosties noires du racisme ? Jean-Paul Sartre n’a pas tout à fait raison quand, dans Orphée noir, il définit la Négritude « un racisme antiraciste » ; il a sûrement raison quand il la présente comme « une certaine attitude affective à l’égard du monde ».38

33On relève, d’autre part, comment la fausse critique que Senghor fait au philosophe de l’existentialisme légitime en fait Certeau dans sa propre démarche critique. Au moment où celui-ci s’empare de cette notion de Négritude au cours des années 70, il montre qu’il n’est pas de ces « délicats » à qui la notion fait peur, mais au contraire, un courageux qui veut donner un sens sérieux à la « prise de parole » qu’elle contient.

34Derrière cette observation sociale et historique du jeu entre la « parole prise » et la « reprise de la parole », derrière cette leçon politique et culturelle, on peut entendre le dialogue que Certeau entretient avec Sartre autour de la question de la négritude et surtout percevoir le dépassement qu’il postule. Dans son essai, Orphée noir, qui a servi de préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor publiée en 1948 pour célébrer le centenaire de l’abolition de l’esclavage, Jean-Paul Sartre avait envisagé la négritude sous un angle révolutionnaire. La reprise du mot Négritude par le Noir manifestait une nouveauté, un acte de langage conscient par lequel un sujet disait son avènement au monde.

35Toutefois, ce n’était pas en sociologue ou en philosophe que Sartre abordait la Négritude mais en critique littéraire. Il prenait soin d’opposer, au sein de la littérature, la prose et la poésie, comme il l’avait déjà fait dans son fameux essai, Qu’est ce que la littérature. Pour lui, la première, la prose, était autant en crise chez le Nègre que chez le Blanc. Seule valait la poésie à partir de quoi s’écrivait une révolution.

Cette poésie qui paraît d’abord raciale est finalement un chant de tous et pour tous. En un mot, je m’adresse ici aux Blancs et je voudrais leur expliquer ce que les Noirs savent déjà : pourquoi c’est nécessairement à travers une expérience poétique que le Noir, dans sa situation présente, doit d’abord prendre conscience de lui-même et, inversement, pourquoi la poésie noire de langue française est, de nos jours, la seule grande poésie révolutionnaire.39

36Sartre voyait ensuite dans la négritude littéraire une démarche dialectique des poètes noirs. Pour lui, la négritude avait deux temps : un temps faible et un temps fort. Le premier était celui de l’aliénation : aliénation du corps et du langage, parce que le Noir était d’abord un corps vu et senti avant d’être objet ou sujet d’un langage. Le second était celui de l’invention d’un langage dans la langue de l’oppresseur que l’ancien colonisé dynamite selon son bon vouloir :

Quand le Nègre déclare en français qu’il rejette la culture française, il prend d’une main ce qu’il repousse de l’autre, il installe en lui, comme une broyeuse, l’appareil-à-penser de l’ennemi.40

37Pour le philosophe, la réussite (et la force) de la communication littéraire tenait encore dans cette autonomie du langage. Les bouches noires, une fois le bâillon de la domination ôté, ne s’adressent qu’aux Noirs « pour leur parler des Noirs ». Sartre affirme ainsi que « leur poésie n’est ni satirique ni imprécatoire : c’est une prise de conscience ».41 L’usage par le colonisé d’un langage compréhensible par l’ancien colonisateur se justifie pleinement.

Il n'est pas vrai quele noir s'exprime dans une langue étrangère, puisqu'on lui enseigne le français dès son plus jeune âge et puisqu'il y est parfaitement à son aise dès qu'il pense en technicien, en savant ou en politique. Il faudrait plutôt parler de décalage léger et constant qui sépare ce qu'il dit de ce qu'il voudrait dire, dès qu'il parle de lui.42

38Commentant par exemple les vers de Césaire tirés de son célèbre poème « Soleil serpent » qui suivent : « Les mers pouilleuses d'îles craquant aux doigts des roses lance-flamme et mon corps intact de foudroyé », Sartre écrit :

Voici l'apothéose des poux de la misère noire sautant parmi les cheveux de l'eau, « isles » au fil de la lumière, craquant sous les doigts de l'épouilleuse céleste, l'aurore aux doigts de rose, cette aurore de la culture grecque et méditerranéenne, arrachée par un voleur noir aux sacro-saints poèmes homériques [...]43

39Sartre donnait à la pratique de la langue du Nègre une dimension orphique et à son langage une dimension rédemptrice. Cette conclusion est loin de satisfaire Certeau. Celui-ci y voit, lui, au contraire, l’apparition d’un mécanisme de révolution indéniable sous une forme qui peut servir de modèle général à la prise et à la reprise sociopolitique de parole.

40Cette légitimité acquise par Certeau (ne pas être frileux devant la négritude) grâce à son retour au texte de Senghor révèle également une autre présence fort intéressante pour l’avenir épistémologique de la Négritude : l’opposition de Certeau à Teilhard de Chardin. Commentant donc à sa manière, « l’attitude affective à l’égard du monde » dont les Noirs furent affublés par Sartre, Senghor avait écrit :

En vérité, il s’est agi pour nous – à travers la négritude – de remplir notre devoir d’Homme, envers nous-mêmes, bien sûr, mais aussi envers les autres hommes, nos frères. Il est très précisément question, aujourd’hui, d’aider à la Civilisation planétaire, annoncée par Pierre Teilhard de Chardin, qui se lève à l’aube des Temps futurs. Je ne crains pas de le proclamer, si une seule race, une seule civilisation particulière manquait au rendez-vous, alors, Mesdames et Messieurs les Professeurs, il y aurait certes une Civilisation universelle, imposée par la force, il n’y aurait pas de civilisation de l’universel […] Si, amicalement, vous avez accueilli ces valeurs de la Négritude, c’est qu’elles répondaient chez vous, à des besoins irrépressibles parce qu’humains.44

41Certeau pensait ainsi donner un véritable corps à la « civilisation de l’universel » que Senghor appelait de ses vœux, en mettant les sociétés qu’il observait au même niveau de compréhension esthétique, politique, philosophique et culturelle. Il s’agissait de dépasser les considérations strictement coloniales qui avaient conduit à réclamer une stricte égalité entre les peuples, pour proclamer, au contraire, l’identité de toute société face à la domination et les mécanismes semblables de révolte. Mieux que Sartre donc et son approche orphique de la négritude, mieux que Teilhard et sa « civilisation de l’universel », c’est de l’universelle condition humaine que parlait Certeau en rappelant que les mécanismes de l’évolution des sociétés colonisatrices ou civilisées (européennes) pouvaient être compris à la lumière des sociétés colonisées. Il postulait, en définitive, suivant en cela Montaigne, plus qu’une véritable inversion du regard critique : un décentrement du paradigme réflexif.