Colloques en ligne

Pierre Antoine Fabre

Le sens de l’écriture chez Michel de Certeau

1Cet essai se situe au carrefour de trois interrogations. J’ai développé la première dans une étude récente1 dont je ne rappellerai ici que l’un des points de départ : l’écart proprement stupéfiant – que je ne peux pas qualifier autrement que comme un lapsus d’écriture – entre deux propositions, que Certeau semble donner pour équivalentes, entre les pages 284 et 320 de la Fable mystique2. L’illettré éclairé (que d’autres contributions mobilisent aussi dans ce volume, qui m’autorisent cette trop rapide évocation) déclare (par la plume de Surin qui transcrit ses paroles) : « Que quand l’Évangile périrait, Dieu lui en avait assez appris pour son salut. » Or Certeau lui fait dire, quelques pages plus loin : « N’y eût-il pas d’Écriture, je serais prêt à mourir pour les vérités de la foi. »

2L’homologie effective, et spectaculaire, des deux temps conditionnels (« L’évangile périrait » /« je serais prêt à mourir ») dissimule une différence tout aussi spectaculaire, entre la mort de l’Évangile et celle du jeune illettré. Surin, par Certeau, écrit la mort de l’illettré éclairé. Autrement dit : l’écriture de Michel de Certeau accomplit la transformation de la mort de l’Écriture dans une écriture de la mort. Comme l’écrit Certeau dans L’Invention du quotidien – c’est-à-dire dans une région de son œuvre très éloignée de la région mystique –, « l’écriture est un geste de mourant »3.

3Deuxième vecteur de convergence, qui appartient cette fois-ci à l’avenir du travail : un projet de recherche, pour lequel plusieurs des contributeurs de ce volume ont été appelés, sur l’« écriture sémiologique ». Nombreuses sont les œuvres les plus engagées sur le terrain linguistique, sémiologique puis sémiotique dans les années 1960-1970 à être devenues, sur un second versant de leur trajectoire, des œuvres « littéraires », ou pour le dire autrement en reprenant les termes de Roland Barthes, nombreux sont les écrivants dans le champ sémiologique à être devenus des écrivains : Barthes lui-même, Umberto Eco, Louis Marin dans l’évolution d’un style d’écriture – et nous pourrions en trouver beaucoup d’autres, Hubert Damisch par exemple, tardivement, ou Gérard Genette. On a souvent donné, dans la dernière décennie du xxe siècle, une interprétation antimoderne de ces évolutions, en faisant de ces tournants littéraires la marque d’un abandon du scientisme des « années structuralistes ». Mais ne peut-on pas tout à l’inverse proposer – nous passons ici du constat historique et historiographique à l’hypothèse – que l’écriture, dans l’essence de son geste, ou pourrait-on dire dans le tracé du signe, porterait d’emblée l’entreprise sémiologique au cœur du geste littéraire. On pourrait proposer une autre lecture, non pas seulement de ces évolutions, mais aussi de l’époque « scientiste » elle-même, dans ses schémas, ses figures, ses dessins, ses graphes. Bref, on pourrait ressaisir l’aventure sémiologique comme un ars scribendi, dont les cinquante dernières années nous auraient fait apparaître successivement et simultanément les multiples traits. Michel de Certeau traverse ce champ selon sa propre ligne de vol, puisque son point de départ est tout autre : c’est celui de l’exégèse spirituelle (dans ses contributions à la revue jésuite Christus), de l’édition savante surtout, jusqu’à la fin des années 60. Mais, de ce fait, il télescope (et il est sans doute le seul à le faire, d’où – c’est la deuxième phase de mon hypothèse – la singularité proprement historiographique de son aura aujourd’hui), les deux grandes périodes que je viens de distinguer : il devient simultanément écrivant et écrivain dans le domaine des sciences de l’homme où il prend pied au sortir de celui qui était son « milieu », de la science de Dieu ou théologie (dont il faut rappeler, pour être au plus près de la vérité, qu’il n’a jamais été un praticien spécifique, et qu’il est resté pour lui un domaine de référence dans ses recherches sur la « science expérimentale » ou mystique).

4Enfin, troisième détermination qui, à vrai dire, hante ce volume : la très célèbre formulation inaugurale de la Fable mystique : « Ce livre se présente au nom d’une incompétence ». J’ai tenté ailleurs4 d’exprimer diverses possibilités de cette formule, en particulier du côté de la confrontation spéculaire entre une incompétence, un « exil » par rapport à « ce dont ce livre traite », et la définition du mode mystique lui-même ‒ dans ce même livre ‒ comme « incompétence » et « exil »... par rapport à son propre objet, Dieu. Mais on peut aussi entendre cette incompétence dans le sens linguistique et poétique d’une inaptitude à produire des énoncés "bien formés", des capteurs de signifiés bien ordonnés. Non seulement le poète a des ailes de géant qui l’empêchent de marcher, mais il défaille dans l’usage de la langue, il emploie un mot pour un autre, par exemple ‒ et cela s’appelle une métaphore, qui sera au cœur de mon propos ici.

5Ma proposition d’aujourd’hui, donc, viendrait au point de rencontre du basculement dans l’écriture, de la déclaration d’incompétence de cette même écriture et de l’inscription de ce basculement et de cette incompétence dans le paysage littéraire et savant de la seconde moitié du xxe siècle.

6Le parcours sera le suivant : une expérience de lecture, qui nous détachera dans un premier temps de Michel de Certeau, sinon de son monde spirituel ; une proposition générale, issue de cette expérience ; une implication de cette proposition dans une seconde expérience de lecture, celle-ci directement rapportée à Certeau, et qui nous fera revenir, une fois de plus, aux premières pages de la Fable Mystique.

7Je commencerai toutefois par un bref tableau des prémisses de la première expérience, qui, comme on va le voir, participent déjà de la construction certalienne de l’histoire spirituelle du xviie siècle.

Prémisses de l’expérience

8Le point de départ s’enracine dans la tentative de concevoir dans toutes les implications de leurs rapport deux couples récurrents dans la littérature spirituelle du Grand Siècle (je ne m’engagerai pas ici dans la recherche de leur généalogie qui remonterait évidemment au texte biblique et à ses commentaires) : celui de la méditation et de la contemplation, celui du boire et du manger. Du premier, l’enjeu spirituel est considérable, puisque la solidarité du couple rend possible l’implantation dans la vie intellectuelle de la vie de l’esprit, comme dévoilement progressif de la vérité et, simultanément, l’annexion à la vie intellectuelle de l’état mystique, comme moyen court de l’accès à Dieu : bref, rien de moins que la réduction (dans le sens du redressement, de la rectification) de la vie mystique à la vie spirituelle. Or cette opération est comme on le sait bien une condition de possibilité de la vie religieuse comme vie sociale dans la société chrétienne du xviie siècle. Du second, l’indication visuelle est essentielle : le « manger » figure la méditation, le « boire » la contemplation, qui d’un seul trait aperçoit une image, ou plus précisément le champ visuel dans lequel une image peut s’inscrire, alors que la méditation mastique un texte, bouchée par bouchée. La contemplation est soudaine, c’est l’oeil grand ouvert qui reçoit la lumière et non pas le regard qui suit à la trace des choses éclairées, voire même les choses obscures, tapies dans l’ombre où il doit les débusquer.

9Nous sommes déjà ici dans l’intimité de deux grandes questions posées par Michel de Certeau, historien, au xviie siècle catholique :

10‒ comment réduire (dans le sens d’une condensation autant que dans celui d’un refoulement) les voies mystiques dans un intérieur, un dedans, une résonance de l’esprit en conjugaison et en écart avec l’extérieur, le dehors, le champ social mais aussi le monde naturel, l’infinité divine ? C’est tout le problème du « moment Acquaviva » dans la construction certalienne de l’histoire de l’ancienne Compagnie de Jésus5.

11‒ comment concevoir le rapport à l’expérience visuelle comme l’un des lieux de cette réduction condensatrice de l’expérience mystique dans la vie spirituelle ? C’est une question dont nous retrouverions la manifestation, elle-même solidaire du texte, dans le frontispice de la Fable Mystique, le Jardin des Délices de Jérôme Bosch et le commentaire qu’en élabore Certeau, au-delà du face-à-face avec un détail du retable de Bosch qui, cependant, ne se perçoit pas d’abord ou nécessairement comme un détail puisqu’il est le tout de la page ; par où Certeau se rattache à une ancienne tradition, celle des frontispices des livres illustrés, singulièrement ouvragés par les scriptores jésuites et leurs graveurs dans ce même « moment Acquaviva » et ses suites6.

Un « événement de lecture »

12Venons maintenant à ce que j’appellerai un « événement de lecture » parce qu’il surgit dans le texte imprévisiblement et fugitivement, à ce point qu’il pourrait rester inaperçu par un parcours balisé par les récurrences d’un discours de persuasion.

13évêque, écrivain, auteur spirituel familier des lecteurs de la spiritualité française du xviie siècle, dont Michel de Certeau, François de Sales est l’un de ceux qui construisent comme une littérature la matière et le fruit de la direction spirituelle, ou qui font de la lecture l’instrument d’une direction de soi-même7. Il publie son Traité de l’Amour de Dieu en 1616.

14Nous sommes dans le fil d’un discours sur la méditation et la contemplation dans la compréhension des mystères divins :

[...] En tous ces divins mystères, qui comprennent tous les autres, il y a de quoi bien manger et bien boire pour tous les chers amis et de quoi s’enivrer pour les très chers amis : les uns mangent et boivent, mais ils mangent plus qu’ils ne boivent et ne s’enivrent pas ; les autres mangent et boivent, mais ils boivent beaucoup plus qu’ils ne mangent et ce sont eux qui s’enivrent. Or manger, c’est méditer, car en méditant on mâche, tournant çà et là la viande spirituelle entre les dents de la considération, pour l’émier, froisser et digérer, ce qui se fait avec quelque peine...

Soudain :

[...] boire c’est contempler et cela se fait sans peine ni résistance, avec plaisir et coulamment; mais s’enivrer, c’est contempler si souvent et si ardemment, qu’on soit tout hors de soi-même pour être tout en Dieu. Sainte et sacrée ivresse, qui [...]

événement ou accident rapidement suivi d’un retour à l’ordre :

[...] au contraire de la corporelle, nous aliène non du sens spirituel mais du sens corporel, qui ne nous hébète ni abêtit pas, mais nous angélise et, par manière de dire8, divinise ; qui nous met hors de nous, non pour ravaler et ranger avec les bêtes, comme fait l’ivresse terrestre, etc.9

15L’événement a été précédé d’une première secousse, presque imperceptible : « manger, c’est méditer », immédiatement retourné dans : « car en méditant on mâche ». Mais la seconde est, si l’on peut dire, plus durable : « Boire, c’est contempler, et cela se fait sans peine ni résistance [...] S’enivrer, c’est contempler si souvent », etc.

16Au coeur de l’accident : non pas voir la contemplation comme si on la buvait, mais boire la contemplation comme si on la voyait. Le comparant (boire) est placé en situation de comparé(contempler), alors qu’il reste de fait un comparant (je ne bois pas l’image ou l’idée ou la théorie ‒ au sens platonicien du mot ‒ que je contemple), et qu’il est donc destitué, annulé comme comparé. C’est donc une double opération d’ostentation et de dénégation du fait sensible. Mais l’espace d’un instant, dans le moment de ce renversement, François de Sales suspend la médiation comparative du « comme » (avant de la faire revenir dès la fin du même paragraphe : « non pour ravaler et ranger avec les bêtes, comme fait l’ivresse terrestre »). C’est dans ce suspens qu’est, dans toute sa force, une métaphore.

17Résumons-nous en trois temps.

Le temps de la comparaison : voir la contemplation comme si on la buvait

Le temps de la métaphore : boire la contemplation. C’est le moment où la proposition peut s’inverser : contempler c’est boire / boire c’est contempler. La copule fait pivot entre deux énoncés permutables.

Le temps de la destruction de la métaphore, en retour au premier état : voir la contemplation comme si on la buvait.

18Pourquoi concevoir ce bref éclat textuel comme un événement, voire comme un accident ? C’est un accident rhétorique et moral : car que se passerait-il si boire c’était contempler ? Suffirait-il de boire pour accéder à la vérité ? Quel abîme proprement vertigineux ouvre cette perspective (rapidement refermée) dans le Traité de François de Sales ?

19Mais l’essentiel n’est pas là : il est dans l’infime différence qui s’insinue, dans le moment de la métaphore et de la permutabilité des énoncés « contempler c’est boire » et « boire c’est contempler », entre l’inscription ou la désinscription, l’effacement, de la médiation « comme », qui suffit à elle seule à rompre le charme de cette permutabilité : car « contempler c’est comme boire » n’est en aucune manière équivalent à « boire, c’est comme contempler ». Il y a dans ce moment, un « comme » qu’on n’entend plus, alors même qu’il continue d’œuvrer souterrainement à la pertinence de l’énoncé spirituel : contempler c’est comme boire (mais non pas comme les bêtes, etc.).

20Je propose de faire de cet effacement du « comme », non seulement la condition de possibilité de cette fugitive permutabilité des deux énoncés, mais aussi et surtout l’événement d’un sous-entendu : quelque chose passe par en-dessous, quelque chose se passe. Ce sous-entendu ouvre l’espace d’un fait singulier, ce qui se passe ici et maintenant, dans cette lecture. Or ce sont précisément ces deux déterminations – sous-entendu et singularité – qui rendent compte du sens de l’écriture métaphorique dans la littérature spirituelle.

21D’une part, le sous-entendu structure la conversation spirituelle. Si l’on veut bien considérer la pratique des exercices spirituels inspirée par Ignace de Loyola comme une source pour la construction de la scène spirituelle moderne10, on retiendra aussi que le malentendu dans la relation d’interlocution y est centrale (elle constitue le préambule proprement pragmatique des exercices ou Propuesto11). Or le malentendu est au point de rencontre d’un énoncé entendu et d’un sous-entendu qui est venu le troubler, que ce sous-entendu ait été le fruit de l’un des interlocuteurs ou de l’autre. Le malentendu est la résultante d’une parole parlée et d’une parole tue. C’est en ce lieu précis que nous pouvons découvrir, à l’état naissant, en quelque sorte, au plus près de son berceau spirituel, la métaphore de l’écriture comme parole silencieuse ou, plus précisément, l’écriture telle qu’elle se produit métaphoriquement comme parole, telle qu’elle se donne comme parole dans la littérature spirituelle moderne, jusqu’à ouvrir, là encore, le charme d’une permutabilité entre « écrire c’est parler » et « parler c’est écrire » : ce charme qui portera Catherine de Jésus à demander au Cardinal de Bérulle la « parole écrite » d’une lettre12 ; mais ce charme est aussi au plus profond de l’interprétation, aujourd’hui, de cette littérature : elle en peut pas ne pas, pour Jacques Le Brun, faire entendre une voix, à laquelle les textes ne font pas que suppléer mais qu’ils font revenir13.

22Et c’est, pour Michel de Certeau, une métaphore oblitérée par son inversion :

[...] la parole, en particulier, si liée aux traditions religieuses, a été muée depuis le xvie siècle en ce que ses « examinateurs » ou « observateurs » scientifiques ont depuis trois siècles nommé la « fable » [...] Elle est donc rejetée du côté de la « fiction » et, comme toute fiction, supposée camoufler ou égarer le sens qu’elle recèle.

Et non pas faire passer ce sens, sous-entendu : l’écart est décisif ici. Et Certeau poursuit, confirmant l’écart mais aussi la résistance de l’écriture comme parole :

Une question grandit en même temps : qu’est-ce qui reste de la parole [...] ? Aussi les spirituels cherchent-il ailleurs et autrement ce qui peut, ce qui doit parler.14

23D’autre part, la singularité ou les effets de singularisation dans l’acte de lecture, tels que peuvent en produire des événements métaphoriques, sont une clé de la condition de possibilité de la littérature spirituelle comme reproductibilité du surgissement de la grâce : comment faire de l’exception une méthode, comment faire de l’imprévisible un exercice, comment faire de la vie mystique une discipline spirituelle ? Les exercices ignatiens sont entièrement dans ce défi-là, et jusqu’aux controverses qui déchireront la Compagnie de Jésus jusqu’au début du xxe siècle et au « moment Bremond »15 ; et c’est précisément ce défi qui les conduit à rappeler la « conversation » dont ils sont le fruit et le modèle.

24C’est là aussi, peut-être, tout à la fois dans l’insistance de la parole et dans la singularité méthodique d’une écriture, que nous pouvons commencer d’entrevoir le style de Michel de Certeau et de concevoir ce style bien autrement que le pli, à la limite du mauvais pli, d’un écrivant-écrivain. Je vais y revenir.

25Mais prenons d’abord la mesure, pour situer les enjeux de notre minuscule lecture de François de Sales, de l’immense résonance de la crise métaphorique que nous avons découverte dans ces pages, du point de vue d’une anthropologie chrétienne. Cette métaphore et sa destruction sont essentielles dans la dynamique chrétienne comme dynamique d’incarnation. Au comble de la métaphore (« boire, c’est contempler »), nous quittons le registre de la figure pour entrer dans celui de la dé-figuration, de l’incarnation comme défiguration. Mais c’est aussi cette épreuve du réel qui doit produire, ultimement, une désincorporation, en fonction d’une ambivalence chrétienne fondamentale précairement résolue dans la différence du corps et de la chair16. Les deux temps de l’événement métaphorique sont ici étroitement solidaires. On pourrait dire (pour situer ce travail dans un nouveau cadre large, qui est l’un des cadres d’intelligibilité de la parole chez Michel de Certeau, jésuite, certes, mais par voie de conséquence prêtre) que le moment eucharistique ‒ « ceci est mon corps » ‒ accomplit et achève la métaphore : le déictique « ceci » porte la singularité de l’événement à son extrême en même temps que la parole qui le profère, comme parole consacrée, et non pas seulement consacrante, projette ce « ceci », ici et maintenant, dans un tout ailleurs.

26Mais la preuve que nous sommes ici en terrain risqué, c’est que la métaphore, comme prise de pouvoir du comparant sur le comparé, peut passer dans le réel, passer dans un « passage à l’acte ». Un seul exemple, que je dois à Antoine Roullet dans Corps et pénitence : Les carmélites déchaussées espagnoles (ca 1560 - ca 1640)17 : le corps tel qu’A. Roullet en fait ici l’histoire est un corps au pied de la lettre, c’est une métaphore consumée en elle-même, sans retour, comme si contempler était indéfiniment boire. Dans le cas exemplaire du piétinement de la bouche comme mortification, l’humiliation n’est pas de rabaisser la bouche aux pieds, dans le geste du baiser des pieds, lui-même issu du récit évangélique et constitué comme figure de l’extrême dévotion, il est, effectivement, de piétiner la bouche. Dans toutes les pages qu’il consacre aux « assises corporelles de l’âme », Roullet montre à l’œuvre une incarnation toujours recommencée, dont la consommation eucharistique demeure la pointe, mais qui, en permanence, vérifie l’incarnation comme vérité du Dieu chrétien ; la difficulté, pour nous lecteurs de ces écrits carmélitains, étant que ce passage à l’acte ne nous est lui-même transmis ‒ irréductiblement ‒ que par des textes, mais précisément, par des textes qui, eux-mêmes, savent s’affecter de métaphore18.

Retour à Michel de Certeau

27Mais revenons à Michel de Certeau pour une deuxième expérience de lecture, dans laquelle nous verrons comment Certeau produit la théorie de ce basculement métaphorique, dans toutes les implications que je viens de rapidement signaler, en même temps que ce basculement affecte sa propre écriture, affecte le sens de son écriture.

Restons au début de la Fable Mystique19, aux pages 12-14. Certeau y définit l’époque moderne. Je retiens quatre seuils.

281. « à la parole divine [...] se substitue le corps aimé » : ce corps est tout à la fois ici celui du Christ comme corps aimé, et non pas comme Dieu parlant, celui que cultive l’amour courtois, celui de l’« autre » en général, tenu comme multiple et non pas comme « unique objet d’amour ».

292. « La littérature ‒ issue de la configuration mystique20 ‒ atteste une lente transformation de la scène religieuse en scène amoureuse, ou d’une foi dans une érotique ; elle raconte comment un corps touché par le désir et gravé, blessé, écrit par l’autre, remplace la parole révélatrice et enseignante » : un « corps écrit », donc, ou plus précisément, une écriture métaphoriquement construite comme corps, une métaphore aussi radicalement construite que celle de François de Sales, sauf que Certeau s’y tient. Il s’arrête sur elle. Certeau n’écrit jamais : ceci est comme cela. Il écrit : ceci est cela. Le corps est gravé, il est blessé, il est écrit. Nous n’avons plus seulement affaire ici au corps comme métaphore de la parole divine à laquelle il s’est substitué, mais à l’écriture de Certeau elle-même comme métaphore ; une métaphore dont le trait ultime serait le silence.

303. Jean de la Croix écrit : les messagers de la parole divine « ne savent pas me dire ce que je veux ». Le commentaire de Michel de Certeau effectue ce non savoir dire dans un « parler de moins en moins », une « trace de messages illisibles sur un corps transformé en emblème ou en mémorial gravé par les douleurs d’amour [...] un corps écrit mais indéchiffrable », etc. ‒ c’est-à-dire précisément un corps métaphorique, un corps muet, une parole silencieuse, qui ne s’entend plus et dont pourtant des signes continuent de tracer un langage informulable.

314. Jusque dans « l’expérience féminine », « qui a mieux résisté à la ruine des symboliques [...] jusqu’au "pur amour" de Madame Guyon, c’est un écho de voix dans un "sommeil" de l’esprit...  ». Nous pouvons ici franchir un pas de plus : car ‒ il faut essayer de lire ici, très simplement, très concrètement (c’est-à-dire, justement, métaphoriquement !) ‒ qu’est-ce qu’un « écho de voix » ? Qu’est-ce que cet écho entendu « dans un sommeil de l’esprit », l’écho, donc, d’une voix autre ? Comment percevoir comme écho l’écho d’une voix autre ? Seul le fait d’écrire « un écho de voix » permet de penser la différence entre une voix et son écho. La parole est ici une métaphore dans l’écriture, dans l’écriture comme parole silencieuse.

32Seul cet écho en écriture me fait, plus profondément encore, entendre cette question : la voix autre est-elle l’autre voix, la voix perdue, ou est-elle ma propre voix, telle qu’elle-même se serait perdue, et que devient alors le rapport de ces deux voix, celle de Dieu et la mienne ?

33Comme on le voit, la construction historique et théorique (comme force d’interprétation) de l’époque moderne comme « parole divine » à laquelle se substitue le « corps aimé » reste entièrement habitée par un geste métaphorique, qui fait la « difficulté » de l’écriture de Certeau21. Je pense que, pour comprendre cette difficulté, il faut faire tout ce travail sur le sens de la métaphore dans la longue tradition chrétienne, et sur ces moments de basculement où le « comme si » disparaît, où la métaphore s’incarne dans l’écriture, et je dis ici ce mot d’incarnation dans toute sa force.

34On voit qu’ici un passage fulgurant se fait entre l’incarnation, l’écriture ‒ et la mort (la mort de l’incarné comme incarné) : cette écriture de la mort, ce « geste de mourant » qui a ouvert ces pages.


***

35Je fais ainsi retour pour finir à l’écriture dans son rapport à l’écriture, rapport qui a été l’un de mes points de départ : retour à la différence de ces deux écritures et à la trace, dans la seconde, d’une parole perdue, à la trace tout à la fois comme indice de ce qui n’est plus (le cerf effaré brisant dans sa fuite les branches de l’arbuste, traces de son passage) et comme vestige ce qui est irréductiblement encore (les fondations d’un temple détruit, ou le reliquat d’une tumeur) ; et c’est cette parole que j’entends, que j’essaie d’entendre, dans le sous-entendu, c’est-à-dire non pas le sous-texte mais dans la sous-parole, de la métaphore.

36On peut encore avancer d’un pas ici : ce que je sous-entend est quelque chose que j’entends d’abord pour moi avant de le sous-entendre pour celui auquel je m’adresse. Je m’entends, dans une parole muette qui est celle de la relecture silencieuse dans laquelle je suis de ma propre écriture22. Or cette réflexivité nous renvoie non pas de l’écriture vers la trace d’une parole, la trace de ce qu’elle n’est plus, cette parole-écriture de l’origine, ni l’une ni l’autre et les deux à la fois, source et fondation ab-solue, sans précédence possible ‒ cette réflexivité nous renvoie de la parole vers l’écriture, vers mon écriture, et non pas l’autre, la grande Autre. Mon écriture dont je suis le premier lecteur, quand je me relis, à voix très basse. L’écriture inscrit de la réflexivité là-même où elle prend son élan vers ce qu’elle a à dire, et qui devient lui-même sous-entendu, puisque c’est écrit. En ce point, on peut dire que l’opération métaphorique comme inscription d’un sous-entendu dans le texte dit quelque chose du sens de l’écriture chez Michel de Certeau, et de son à venir.