Colloques en ligne

Alejandro Saldarriaga

La musique dans la relation ville/campagne : Cartagena et son Palenque de San Basilio

1 Le village de San Basilio de Palenque, qui se situe à 70 km de Cartagena, en Colombie, est l’un des palenques, ou villages d’esclaves évadés qui entouraient cette ville depuis la fin du XVIe siècle. Néanmoins, pour la raison scientifique, pour le gouvernement, et pour ses habitants, il est le « seul » palenque à avoir gardé une culture propre qui viendrait directement de cette époque. Ce trait est renforcé par sa récente nomination, comme « patrimoine oral et immatériel de l’humanité » délivrée par l’UNESCO. Bien que cette appellation soit justifiée, puisqu’ils sont les seuls dans la région à parler une langue créole de base lexicale espagnole, et les seuls aussi à avoir gardé jalousement leurs rites funéraires (qui s’inscrivent dans une ontologie spécifique), ils partagent des schèmes structuraux avec l’ensemble de la population côtière que nous allons mettre en évidence.

2 Ce territoire resta longtemps ignoré de l’ensemble du pays, toute comme les multiples terres colonisées sur la côte pacifique par des hommes qui s’étaient échappés un siècle plus tard, sous les mêmes conditions, de la ville de Popayán, au sud de la Colombie. Avec la nouvelle constitution de 1991, et plus précisément avec sa loi 70 de 1993, plusieurs communautés des descendants de ces hommes affranchies obtinrent des droits réservés jusque là aux territoires indigènes, soit la possession légitime des terres collectives et le soutien du gouvernement pour préserver leur culture et pour gouverner leur territoire selon leur coutumes1. Mais ce petit village a été le seul dans la côte atlantique à recevoir ces privilèges, puisque tout le reste des terres collectives des « afro-colombiens » se trouvent dans la côte pacifique, où le phénomène des palenques s’est transformé et s’est ajusté à ce milieu, entamant une relation fructueuse avec les indigènes Emberá, qui se sont regroupés en amont des rivières à la suite du processus de colonisation, laissant les avals à ces populations des hommes affranchis2.

3 Cette dernière constitution, suivant la tendance des autres pays de l’Amérique du Sud, comme le Brésil, avait reconnu la Colombie comme « nation multiculturelle », dont les différentes « cultures » auraient une place équitable et légitime dans la direction du pays, ayant désormais le droit d’accéder aux postes politiques. Suite à cette constitution, et quoique les minorités noires et indigènes possèdent légalement plus de 30% de la surface du pays, elles ont le droit seulement à deux postes chacune dans la chambre des représentants (composée de 165 membres). En plus, ces territoires se situent dans les zones les plus conflictuelles et les plus violentes du pays, souffrant du déplacement forcé qui les expulse vers les bidonvilles des grandes villes.

4 Dans la dynamique de ces nouveaux droits, la sociologue française Élisabeth Cunin a accusé les habitants de San Basilio « d’instrumentaliser leur culture », d’être des « entrepreneurs ethniques » et de faire partie du mécanisme d’une « discrimination positive » vis-à-vis des leurs voisins, qui n’ont pas conservé selon eux, un héritage culturel aussi distingué3. En termes généraux, elle dit qu’ils se sont appropriés des droits et des postes offerts par le gouvernement à l’ensemble des « afro-colombiens » de cette zone, comme s’ils étaient les seuls « afro-colombiens » légitimes. Comme l’a montré cette auteur, le processus de revendication identitaire dans lequel ils se sont intégrés, n’est pas commencé dans le village de San Basilio, mais au contraire dans la ville de Cartagena, par l’initiative d’une petite partie de la communauté de palenqueros émigrée en ville et ayant eu la possibilité d’être éduquée à l’université.

5 L’hypothèse que je voudrais soutenir ici est que cette forme d’habitat en palenque ne se trouve pas seulement à San Basilio, mais se manifeste avec de degrés différents sur l’ensemble des côtes de la Colombie et même, en tant que cas isolé et minoritaire, dans quelques villes de l’intérieur andin. Cette forme spatio-temporelle est présente dans la ville de Cartagena notamment, où elle a contribué à la médiation symbolique entre celle-ci et ses environs ruraux, favorisant par la même voie son urbanité à travers des rythmes musicaux qui ont ouvert des espaces d’aménité pour ses habitants. Grâce au lien social qu’a promu ce type d’habitat à partir du rythme et de la sonorité collective, j’appelle ce déploiement spatio-temporel un habitat consonnant.

6 L’instrumentalisation, la revendication identitaire, et la discrimination positive qui sont reprochés aux habitants de San Basilio, doivent alors se comprendre, non pas depuis une logique naturaliste et essentialiste, comme celle où s’insère la notion de « multiculturalisme » et dans laquelle ces critiques pourraient être pertinentes, mais dans un autre type d’ontologie, qui suivant le livre récent de Philippe Descola est nommée « l’analogisme4 ». La principale caractéristique de cette ontologie –que Descola définit comme un type d’être, dont le corps est constitué d’un réseau discontinu et changeant des hypostases externes et internes –, serait le souci constant d’actualiser ce réseau instable qui constitue l’être à chaque situation importante5. Ce situationnisme, qui n’est pas comparable à celui de Guy Debord, ou plutôt cette « situologie6 », se trouve toutefois, bien qu’un peu cachée, dans l’ensemble des terres basses de la côte atlantique de Colombie, qui, à la différence des villes de l’intérieur andin, auraient  configuré un type d’habitat plus ouvert et plus riche en lien social, ou en urbanité.

7 Suivant le livre L’île qui se répète (La isla que se repite) d’Antonio Benítez Rojo, nous pourrions étendre ce schème d’habitat à toutes les Caraïbes et même à l’ensemble de la diaspora africaine de la mer atlantique, si on veut suivre le Black Atlantic de Paul Gilroy, configurant ainsi une espèce de hyper-chôra, qui engloberait la chôra de basses terres de la côte atlantique colombienne. Cependant, Joel Streicker7 et Élisabeth Cunin ont dénoncé aussi cette supposée « caribéanité », promue par le gouvernement local, la jugeant comme une stratégie pour effacer les différences raciales de la ville, pour homogénéiser les multiplicités, et pour éloigner ce destin touristique du conflit interne que vit le pays, montrant la ville plus proche culturellement des Caraïbes que du reste du pays. Mais au-delà de toutes ces stratégies du « pouvoir » qu’y voient les chercheurs, ne persiste-t-il pas un modèle qui serait utile à la géographie culturelle, avec lequel on peut définir un type spécifique de peuplement de la terre, et un type singulier d’habitat qu’on ne trouve guère à l’intérieur ? Comment fonctionne alors cet habitat consonnant, qui s’est dispersé de la côte atlantique jusqu’aux côtes les plus lointaines du Pacifique, en s’appropriant des avals de rivières et en établissant un lien avec les communautés indigènes qui habitent en amont ?

8 En Colombie, la logique du multiculturalisme a perpétué la division faite par les trois siècles de construction de la pensée moderne, entre culture et nature, entre sujet et objet, entre ville et campagne, et au plan scientifique entre sciences sociales et sciences de la nature8. En déclarant certains espaces du pays « territoires culturels », ceux des indigènes et quelques territoires des « afro-colombiens » sur la côte pacifique, ainsi que San Basilio de Palenque sur la côte atlantique, la constitution de 1991, et spécifiquement la loi 70 de 1993 qui en découle, laisse la plus grande partie du territoire dans un domaine a-culturel, qui correspondrait aux grandes villes développées. Cela voudrait dire que les « territoires culturels » resteraient dans un état « traditionnel », pour ne pas dire « primitif », qu’il faudrait à tout pris sauver de la modernisation, pour pouvoir ainsi préserver, à la manière dont on préserve des espèces en voie d’extinction, les traits culturels qui constituent le visage du pays. Cela poserait le multiculturalisme dans la logique essentialiste du naturalisme, où les identités sont éternelles et immobiles, occupant une place fixe, ou des lieux immobiles au sein du patchwork qui compose la nation, chacun étant déconnecté de l’autre. Mais comme ont pu le démontrer les sciences sociales, chaque culture est non seulement une machine à produire de la différence9, mais en plus elle est un réseau de connections, ou de branchements, comme le proposent, quoique d’une façon différente chacun, Jean-Loup Amselle10 et Serge Gruzinski11.

9 Comme on le disait plus haut, les habitants de San Basilio n’ont pas commencé à revendiquer leur identité à partir de leur village, mais à partir de la ville de Cartagena, et plutôt à partir des multiples visites qu’ils ont reçues depuis la fin des années 70 des chercheurs du monde entier, qui les ont assuré de leur singularité culturelle, laquelle ils allaient instrumentaliser, selon É. Cunin, pour profiter de quelques bénéfices. Mais la ville de Cartagena est aussi tombée dans le même type de jeu, en profitant d’un phénomène musical nommé champeta, qui est censé provenir de San Basilio, pour se forger une identité ou une personnalité face au monde. Le D.J. le plus connu de cette musique à Cartagena, qui porte le nom de Rey de Rocha, est originaire d’un autre ancien palenque voisin, qui s’appelle Rocha.

10 Cette musique a commencé à se former dès la fin des années 70, quand quelques marins ont apporté divers styles de musique africaine, comme le soukous ou le high-life, vite tombés dans les mains des propriétaires des grosses sound systems, nommés picós, qui envahissent désormais les quartiers populaires de la ville et de la côte entière. Cette musique africaine, connue à Cartagena aussi comme terapia, a été ensuite reprise, ré-interprétée, et arrangée par un groupe de la même époque nommé Son Palenque, dont la majorité des membres étaient originaires de San Basilio. En plus d’avoir ré-interprété ces styles musicaux en les mélangeant aux swings locaux, ils ont ajouté des paroles dans leur langue créole, ce qui leur a fait gagner l’affection du public, et leur a permis d’obtenir une grande popularité chez les habitants de San Basilio immigrés en ville. Après ce groupe légendaire, plusieurs artistes sont entrés en scène dans les années 80, et ont aidé à configurer de plus en plus le style champeta, qui n’arrêtait pas de se connecter à d’autres styles de l’Atlantique, comme le dancehall de la Jamaïque, dans lequel le rythme est fait aussi avec des machines, ou boîtes à rythmes.

11 Depuis ses origines cette musique a toujours été associée à la classe la plus défavorisée de la ville, à laquelle appartiennent les immigrés de San Basilio, qu’incarnent aux yeux des habitants de Cartagena, la couleur de peau la plus foncée. Comme l’a montré la thèse de É. Cunin, cette ville s’est forgée sur une histoire de racisme, qui a fini par inculquer à ses habitants, ce que cette sociologue appelle « l’évitement des situations raciales » ; il y existe une multitude de degrés de négritude, qui varient selon la situation et les intérêts des involucrés, lesquels évitent toujours de tomber dans le degré le plus foncé de négritude, qu’incarnent les gens du Palenque.

12 Sur ce degré de négritude est tombée la musique champeta, le transformant en une qualité et en une fierté pour certains, bien que pour d’autres elle soit restée synonyme de mauvaise réputation. La partie riche et dominante de la ville, il y a seulement quelques années, voyait dans ce phénomène musical une attaque à la morale, à cause de ces paroles grossières, pleines de double-sens et des situations érotiques et vulgaires, et à cause aussi de la façon de danser, dans laquelle les couples exécutent des mouvements plus que suggestifs. De plus, cette partie privilégiée de la ville, qui ne représente qu’un tout petit pourcentage12, voyait dans les hauts volumes générés par les sound systems un attentat à son urbanité.

13 Dans ce processus musical s’établissent alors deux mouvements modernes : l’un qui va de la campagne à la ville, de Palenque à Cartagena, où le Palenque rentre dans la ville pour signifier une « culture naturalisée », comme le dit É. Cunin, et où les symboles et les rythmes correspondraient aux traits raciaux et à un lieu unique censé être un quartier d’Afrique (San Basilio de Palenque) ; et l’autre mouvement qui part de la ville, ou plutôt des grandes métropoles du monde, et s’installe au Palenque, avec d’autres signifiés qui vont ratifier et rassurer les symboles et les techniques du lieu, face au monde et à la nation.

14 On voit dans ces deux mouvements une dynamique qui se rattache au principe de « la grotte de Pan », qui selon Augustin Berque, serait celui qui inaugure dans la Grèce Ancienne, la première fois qu’en Occident se représente la nature au sein de la ville. Selon lui, les Athéniens voulant remercier le dieu Pan, pour la bataille de Marathon, qu’il les a aidés à gagner, ont apporté depuis l’Arcadie une statue de lui qu’ils ont posé près de l’Acropolis, dans une grotte qui simulait artificiellement la nature. Ce geste veut dire que c’est toujours au sein de la ville que se représente la campagne, puisque les paysans, occupés toujours par le labour, ne peuvent pas se la représenter.

15 Dans le cas colombien, les deux mouvements de ré-signification qui s’investissent sur Palenque, tombent au même temps dans une dislocation entre la nature et la culture, mettant en question la notion de « territoire culturel », puisque c’est toujours d’ailleurs que viennent les rythmes et les symboles à configurer ou à actualiser les lieux.

16 Ce travail incessant de fabrication de la différence, qu'effectue chaque collectif pour actualiser constamment son monde, se situe dans la mécanique prédicative de la logique du lieu13. Sa dynamique ne peut pas être soumise à une logique de l’identité, où les êtres sont éternels, immobiles, intransmissibles et irréductibles entre eux, mais doit se comprendre comme le travail conjoint d’une logique de l’identité parallèle à une logique du prédicat. Comme l’a montré Augustin Berque, la dynamique foncière de la logique du prédicat se trouve dans la métaphore, dans la vision de « l’en-tant-que », où l’ailleurs se voit toujours avec les symboles d’ici, et l’ici se voit inversement à travers les symboles d’un ailleurs ou de l’Autre. C’est toujours par rapport à l’Autre, que se détermine l’Ici, déployant une chaîne ou réseau symbolique, qui n’est pourtant n’importe où, mais qui suit le trajet de l’histoire et ses marquages dans l’écoumène. C’est pour cette raison que dans le déploiement des milieux humains se combine, selon Berque, une logique de l’identité avec une logique du prédicat, puisqu’il n’y a pas un prédicat entièrement libre14. Les cultures inamovibles au sein du multiculturalisme doivent alors se comprendre dans cet éternel retour de la différence dans lequel se déploie la vie, toujours par tropismes ou adaptations à son milieu. Il s’agirait alors d’une hétérotropie, c’est-à-dire d’un changement constant à partir des symboles qui viennent d’ailleurs et qui passent par « l’autre », à ne pas confondre avec hétérotopie, ou lieu de « l’autre » chez Foucault15.

17 Comme nous l’avons déjà vu, la champeta se construit à travers des symboles forgés ailleurs, qui se plient et se transforment à l’intérieur de la ville. Une partie de ces symboles peut venir de l’Afrique, via Paris, Londres ou New York, où les D.J. sont allés dans un premier temps chercher la musique africaine, une autre partie vient du Caraïbe, tandis que le contenu le plus important vient des palenques, qui ne se limitent pas à San Basilio seulement, mais englobent aussi d’autres villages de caractéristiques similaires comme c’est le cas pour Rocha. C’est alors depuis les agglomérations urbaines que se nourrissent symboliquement les villages des alentours et inversement ; par les pôles urbains circulent forcement les symboles qui sont ensuite distribués aux alentours ruraux, sans pour autant s’arrêter là, puisqu’ils font partie d’un processus « d’éternel retour » entre la ville et la campagne.

18 Ces symboles qui viennent d’ailleurs, comme c’est le cas des premiers disques de musique africaine arrivés à Cartagena dès la fin des années 70, nous montrent ce processus constant d’assimilation, de distribution et de re-appropriation des symboles pour exprimer un lieu. Nous pourrons visualiser cette dynamique incessante sous la forme d’une boucle technique et symbolique, qui sert aussi bien à exprimer le lieu, qu’à influencer le rapport avec lui.

19 À Cartagena, la popularité de chaque D.J. de champeta est dépendante de la rareté et de l’exclusivité de chaque morceau qui se joue dans les soirées. Ces morceaux que personne ne peut se procurer, ont pris le nom d’« exclusives », et ils servent d'armes symboliques dans les guerres des sound systems. Ces morceaux venus d’Afrique dans une premier temps, étaient transformés par les D.J., qui les re-mixaient et ajoutaient des paroles en espagnol ou un créole palenquero, lesquelles se ressemblaient phonétiquement aux paroles originaires, mais avaient un tout autre sens, qui a eu toujours comme norme, l’explicite, le vulgaire et le sexuel. Tous ces adjectifs ne sont-ils pas le propre de notre nature humaine ? Et n’est-ce pas le propre de la culture, dans le sens bourgeois du terme, que l’occultation des traits qui font appel à la sauvagerie ?

20 Effectivement, toutes ces postures indécentes, toutes ses propositions vulgaires se rattachent au côté sombre de notre caractère, celui qui doit être caché précisément dans les relations en public. Elles se rattachent à ce que Georges Bataille appelait « la part maudite ». Rappelons-le que le propre de la polis, comme l’ont dit Gilles Deleuze et Félix Guattari, c’est de contrôler le désir, de lui donner une direction, une mesure et une place. Et la place de ce désir, la champeta a su la créer dans les terrains vagues, que des promoteurs indépendants aménagent pour faire des soirées. Ces aménagements sont appelés casetas, mot qui veut dire cabane en français, mais qui se réfère plutôt à un kiosque métallique où se vendent des boissons. Ces événements peuvent avoir lieu aussi dans la cour d’une école, sur un terrain de parking, ou quelques fois par an, lors de fêtes de toute la ville, ils peuvent se faire sur des stades, ou sur des terrains de football. Leur montage exige un grand effort collectif, puisque ce sont de véritables parois de son, décorées avec les logotypes des chaque D.J16.

21 La configuration de cet espace aurait donc des ressemblances systématiques avec l’aire géographique des Caraïbes, dont les extensions pourraient atteindre tout le monde atlantique, qui ne serait pas réservé à une seule origine raciale, comme le laisse croire Paul Gilroy avec le titre Black Atlantic, mais engloberait une multitude d’éléments culturels épars. Ces éléments, comme le dit bien Antonio Benítez Rojo, se ressemblent sous le rythme qui ressort du système de la plantation, commun à toute le Caraïbe17. Il s’agirait de la création d’un type d’espace-temps qui répond au rythme productive et monotone de la plantation esclavagiste et ensuite capitaliste, permettant une évasion symbolique par le biais d’une ambiance éphémère, rythmée par une rencontre de traditions.

22 Ce phénomène pourrait ainsi se rattacher au phénomène musical du hip-hop, propre aux quartiers marginaux des grandes villes de l’Amérique du Nord, et aux sub-genres qui en sont sortis dans les années 80 comme l’electro, la techno ou la house, qui ont créé ce même type d’ambiances symboliques à partir des lieux oubliés et abandonnés par l’industrie, comme cela a été le cas à Detroit, MI, notamment. Pour le hip-hop, l’histoire de l’architecture a déjà fait quelques allusions à son type d’espace, que Craig Wilkins a nommé un « espace enveloppé18 ». La caractéristique principale de ce type d’espace est selon cet auteur, sa performativité, ou sa tendance à la performance19. Ce type d’espace se rattacherait alors à cette même ontologie « situologiste » ou « analogiste », dont on a parlé plus haut, et dont la norme serait l’emprise d’un réseau eco-techno-symbolique sur le moment structurel de l’être. Le désir se manifeste dans cette configuration, comme l’intrusion événementielle des réseaux qui parcourent le lieu. Et ce désir nous rapproche aussi de l’aménité, c'est-à-dire du sentiment qu’on éprouve à l’heure de visiter un parc, et au moment de se soustraire de la quotidienneté en rencontrant le naturel. En fait, c’est un autre type de rencontre du naturel que s’effectue ici, la rencontre du naturel à partir d’une désinviduation, orchestrée par la « connexité20 » des multiples singularités qui constituent le milieu.

23 On pourrait tirer la conclusion que cette dynamique spatio-temporelle est un pli d’un ailleurs sur un intérieur, occasionné par un rythme qui s’établit selon une rime collective animant la différence au sein de la tradition. Comme l’a bien montré Deleuze intercédant pour son ami Michel Foucault, c’est un lieu de l’invisible et de l’indicible, dans lequel aucun énoncé ni aucune visibilité ne peut être tiré21. Il s’agirait là du lieu de l’événement qui se refait à chaque fois et qui épuise son sens dans l’acte même, comme l’ont dit Claude Romano22 et Michel Maffesoli23.

24 Comme le démontre Maffesoli, dans un court entretien, cette partie laissée longtemps cachée dans l’ombre, renvoie à une autre interprétation du mythe de Pan, à celle qui le rattache au moment dionysiaque dans la Grèce ancienne, où se défait momentanément l’ordre strict de la cité. Comme il le raconte, revenant à la cité de Thèbes, gouvernée trop rationnellement par son frère Penthée, Dionysos sème le désordre et l’effervescence par le biais d’une violence ritualisée, « homéopathe », comme il la nomme, qui introduit cette partie manquante du comportement humain, laissée dans l’ombre par la manière trop rationnelle de gouverner de son frère. Il s’agit de cette « part maudite » chargée d’une dépense improductive mais nécessaire. Or, comme dit Maffesoli, « une société équilibrée, doit intégrer notre part d’ombre, pour que cette ombre ne revienne pas sous la forme de la panique24 ».

25 L’aspect révolutionnaire de l’habitat en fuite duquel émerge le phénomène de la champeta et l’habitat consonnant, ne doit pas nous inquiéter ; cet « ailleurs géographique25 » a promu plusieurs révolutions, et il en produira peut-être quelques autres. Il est commun à toute l’aire Caraïbe et plusieurs noms lui ont été assignés, dépendant de la zone où il a surgi : palenques, quilombos, mocambos, cumbes, ladeiras ou mambises sont quelques-uns d’entre eux26. Dans l’aire géographique du Caraïbe, la révolution d’Haïti, et ensuite celle de Cuba, comme l’a démontré Benítez Rojo, ont été causées en grande partie par ce rythme en fuite qui est sorti comme réponse au temps routinier de la plantation. En Haïti en 1804, comme le montre cet écrivain, la révolution d’indépendance a commencé par l’habitat en fuite, en liaison étroite avec le vaudou, dans lequel le rythme des tambours joue un rôle particulièrement important, et dont les traits principaux appartiennent à cette même ontologie « analogiste », que désigne la culture du palenque en Colombie. À Cuba la révolution communiste a commencé, selon Benítez Rojo, par la poésie du début du siècle, comme celle de Nicolás Guillén, qui exaltait la sensualité noire et révélait une esthétique cachée et paysanne, désacralisant les canons de beauté classique qui dominaient dans l’île27.

26 En Colombie, les effets de l’habitat en fuite n’ont pas été aussi révolutionnaires, car selon certains, les palenques sont restés relativement refermés sur eux-mêmes. La plupart d’entre eux se sont dissous et se sont ajoutés aux villages communs de la côte atlantique et ensuite de la côte pacifique, imprimant dans celles-ci toutes les dynamiques rythmiques qui leur étaient propres. Ces dynamiques, ne se limitent pas à la musique seulement, mais se déplacent vers l’espace public et vers les liens sociaux. Toutefois elles ne sont pas les seules causes de la vitalité de l’urbanité de la côte atlantique, il faudrait mentionner aussi le climat, d’une extrême chaleur toute l’année, qui oblige les habitants de cette zone à laisser ouverts tout le temps les portes et les fenêtres.

27 En plus des marronnes qui résistaient et s’échappaient des grandes exploitations agricoles, les seigneurs coloniaux de la côte atlantique, qui avaient hérité de ces terres par l’intercesseur de Dieu –le pape Alexandre VI– dans la délivrance en mai 1493 de la bulle Inter cætera, ont dû se confronter aussi aux indigènes Caraïbes, qui menaient une vie nomade dans les basses terres de la côte atlantique, et qui étaient une famille de tribus particulièrement belliqueuse et guerrière. Se regroupant dans les zones marécageuses de l’arrière-pays de la côte atlantique, ces différentes tribus n’ont pas laissé la plantation ou hacienda se consolider pleinement dans la dépression momposinne où ont proliféré par contre les palenques et l’habitat des hommes libres à partir du XVIIIe siècle, y formant ce que le sociologue Orlando Fals-Borda a nommé une culture « amphibie », faite de la rencontre et de l’adaptation réciproque de tous les peuples qui s’y sont retrouvés, notamment de l’indigène et des descendants des Africains28.

28 Le caractère amphibie de ce type d’habitat vient d’un travail de subsistance qui doit se régler selon les rythmes d’inondation des principales rivières de la région, comme le Magdalena notamment, et qui à partir de la compréhension minutieuse de ces rythmes, a forgé plusieurs mythes par rapport à l’espace aquatique, ainsi qu’une représentation sonore et musicale de l’environnement et de sa composition sociale. Dans ce point nous pourrons contredire « le principe de Pan » créé par Berque, car on y trouve, comme on le trouverait dans toute culture depuis des temps immémoriaux, une représentation de la nature dans la musique des paysans.

29 À San Basilio de Palenque, le linguiste Armin Schwegler a pu transcrire et commenter plusieurs des mythes de ce milieu aquatique, présents dans les chansons du rite funéraire nommé lumbalú, ou « baile ‘e muetto (danse du mort) » qui dure 9 jours et 9 nuits. Dans un de ces chants sacrés on trouve la phrase : « la canoë s’en va par la rivière Cauca », dans laquelle se montre la croyance que l’âme du défunt passe au monde des ancêtres montant un canoë sans rames. La route que prend le défunt dans ce rituel –la rivière Cauca– est censée être la même par laquelle s’est diffusé l’habitat en palenque au sud du territoire colombien29.

30 L’une des caractéristiques les plus importantes de ce type d’habitat est sa forme minoritaire et son échelle opposée au latifundium, c’est-à-dire le minifundium. Il faudrait dire que l’un des plus graves problèmes de cette zone est celui des énormes champs de bétail, dont les propriétaires viennent de l’intérieur andin pour la plupart. Pour les surveiller ces latifundistes ont créé les autodéfenses unies de Colombie (AUC), le groupe d’extrême droite qui a fait un pacte de désarmement avec le gouvernement en 2004, mais qui a néanmoins un contrôle inouï sur le monde criminel des centres urbains, et sur de grandes zones rurales du pays. Ces immenses champs de bétail sont le paysage courant des basses terres de la côte atlantique, mais ils ne représentent pas la culture des gens qui y ont vécu depuis la colonie, c’est-à-dire les hommes libres de la race amphibie, dont a parlé Orlando Fals-Borda, qui ne se limitent pas aux habitants du Palenque de San Basilio, mais à une manière d’habiter qui caractérise toute la région.

31 C’est pour cette raison que la croyance des habitants de San Basilio, qu’ils sont une race unique et héritière d’une culture singulière, semble déranger, comme a pu l’expliquer Élisabeth Cunin. De toute façon on ne restera dans cette affaire ni du côté de « l’instrumentalisation » d’É. Cunin, ni du côté de la revendication identitaire des habitants de San Basilio de Palenque. Si É. Cunin voit dans la démarche identitaire des palenqueros à Cartagena une exclusion du reste de la population noire qui n’est pas originaire du célèbre palenque, il faudrait dire quand même que San Basilio reste un lieu unique en son genre, qui s’appuie sur une longue histoire qu’il a su préserver, s’exprimant principalement dans la dimension sonore et orale. Celle-ci se voit d’abord dans le palenquero, la langue créole de base lexicale espagnole, et dans les mythes et les chansons sacrées du lumbalú, mais aussi dans les chansons collectives et dans les chansons d’enfants, lesquelles se trouvent dans les jeux de la veillée funèbre (juegos de velorio), qui se font au dehors de la maison où a lieu le rituel funèbre, et auxquels participent plutôt les jeunes, se répartissant en groupes d’âge différents.

32 Mais toute cette dimension sonore et cette oralité, modelées par une ontologie qui donne privilège à la situation et au lignage des ancêtres –lesquels continuent à exercer leur pouvoir sur le collectif–, se sont diffusées avec une force diminuée sur la côte atlantique, mais avec une ressemblance surprenante sur la côte pacifique, où, bien qu’on n’y trouve pas de langues créoles, il existe aussi un rite funéraire de neuf nuits, appelé novena. Bien que le déroulement des ces deux rites (novena et lumbalú) soit presque identique, le contenu des chants diffère largement. Dans la novena, les chants s’inscrivent dans une source symbolique nettement catholique, modelée par une conception « analogique » de la personne et de la mort, tandis que dans le lumbalú, comme l’explique Armin Schwegler, les chants font référence à trois sources distinctes : « (1) la situation du moment (l’arrivée de quelqu'un peut déclencher la création d’un (ou plusieurs) vers(es) improvisé(s) sur cette personne. (2) verses ou formules sacramentaux (normalement ancestrales ou ancestrantes) qui évoquent la mort d’une manière ou d’une autre et (3) l’histoire orale locale30. » Ces chants du lumbalú, font appel à une diversité d’origines en utilisant divers codes linguistiques qui s’échangent continûment. En ordre d’importance, il s’agit du (1) palenquero, (2) des voix émotives sans signifiant (oeelelelo ; elele), (3) de l’espagnol créole, (4) des voix intelligibles d’origine africaine appartenant au palenquero, et (5) des voix africaines incompréhensibles. Ces deux rites afro-américaines ont comme objectif de guider les deux âmes qu’ils ont en commun ; l’âme « vitale » qui va immédiatement au ciel pour se régénérer, et l’âme « ombre », qu’il faut détacher des endroits qu’elle fréquentait et où elle habitait, l’invitant par l’intermédiaire des chants, de la danse et des tambours à rejoindre le sous-monde des ancêtres, qui reste contigu.

33 Ces éléments partagés par deux collectivités éloignées, nous montrent que l’habitat en palenque ne doit pas se limiter à un territoire fixe. Cependant on  doit accorder à San Basilio de Palenque une place importante et représentative des phénomènes qui ont lieu dans les basses terres côtières de Colombie, où les palenques se sont diffusés et se sont adaptés pour créer un type d’habitat ouvert et connectif. Le palenque comme paradigme habitationnel peut être trouvé même à l’intérieur du pays, dans des grandes villes comme Medellín, où le quartier de Moravia, construit sur l’ancienne décharge de la ville, pourrait servir d’exemple. Ce qui caractérise ce lieu « en-tant-que » palenque, n’est pas seulement la présence d’habitants afro-descendants, mais la fonction de la musique dans la cohésion sociale du quartier, laquelle profite d’un lieu propre, qui peut rester ouvert toute la nuit, dans une ville où toute fête doit être arrêtée impérativement à deux heures du matin. Et c’est bien de la champeta qui s’y écoute !

34 Revenant à Cartagena, c’est ça le rôle principal de la champeta dans la ville, celui de promouvoir une cohésion urbaine tout en restant à une échelle minoritaire et indépendante. Cette musique s’approprie le lieu névralgique de la ville, qui est le marché de Bazurto ; lieu que la ville touristique tend à nier aux touristes, et qui fait partie d’un territoire invisible se déployant anarchiquement vers le Sud, et censé être sans qualités. Dans ce marché se vendent les derniers titres, pirates pour la plupart, et s’annoncent les derniers événements, toujours dans une esthétique indépendante et minoritaire, qui n’oublie jamais l’échelle locale, quoiqu’elle fasse toujours des références indirectes à de lieux lointains. Avec son outil principal, le picó, ou sound system, la champeta s’est intégrée au mobilier urbain de quartiers populaires de la côte, instaurant ce qu’on pourrait nommer un habitat consonnant, ouvert et connectif, qui se pose comme alternative au paradigme habitationnel de l’intérieur andin, lequel a abouti, à travers un long processus d’isolement, au lotissement privé fermé, ou « urbanización cerrada », véritable ville sans attributs et habitat dissonant.

35Conclusion : Les palenques ne sont pas morts. Et ce n’est pas seulement le palenque de San Basilio qui reste, mais plutôt le palenque comme paradigme habitationnel. Celui-ci s’est répandu en ville, déployant à chaque fois des nouvelles manières de spatialiser et de temporaliser son lieu.

Je remercie Gisèle Fragnaud d’avoir lu et corrigé ce texte.