Colloques en ligne

Dinah Ribard

La première personne du singulier

1Tout ce qui s’écrit vient nourrir « le texte homogène d’une culture présente ». La formule est tirée d’« Histoire et structure », l’un des chapitres d’Histoire et psychanalyse. Il y est question de la fonction sociale de l’historien, de son « rôle propre dans l’édification (toujours à reprendre) d’un langage social ». Dévoilant des discontinuités, l’historien a pour tâche de les dire, de les raconter, de les expliquer, et ainsi de les introduire dans ce texte homogène, « à l’intérieur d’une littérature »1.

2Dans l’œuvre de Michel de Certeau, littérature n’est pas le nom d’un corpus, ni même de corpus qui pourraient varier d’un ouvrage à l’autre, d’une période à l’autre de son travail ; le mot, fondamentalement, ne sert pas à distinguer certains écrits des autres. La littérature, c’est ce qui s’écrit ; c’est l’ensemble formé par tout ce qui s’écrit. C’est pourquoi Certeau dit plus volontiers « une littérature » pour désigner les choses qui s’écrivent à un moment donné du temps. Par exemple « un an après » (un an après mai 68) : « Une société devenue incapable de se penser, voilà ce que nous apprend d’abord la littérature accumulée autour du trou que mai dernier [1968] a ouvert dans la continuité du temps, dans un langage de la prospérité, dans les politiques mêmes et dans les sciences sociales »2. Cette « immense littérature », dit encore Certeau plus loin, à la fin de ce chapitre de La Prise de parole qui s’intitule « Une littérature inquiète : un an après » est donc un élément du présent ouvert par l’événement3. Elle « nous apprend » quelque chose moins par ce qu’elle dit que par sa prolifération même : par ce que dit le fait qu’elle s’écrive, si précocement, si abondamment. De même avec la « littérature » mystique. La « configuration mystique » est « liée et hostile » à un phénomène historique, la technicisation ou plutôt « une technicisation de la société ». « Sa littérature a donc tous les traits de ce qu’elle combat et postule : elle est l’épreuve, par le langage, du passage ambigu de la présence à l’absence ; elle atteste une lente transformation de la scène religieuse en scène amoureuse […] Les mystiques luttent ainsi avec le deuil, cet ange nocturne »4. Il s’est passé quelque chose, quelque chose est apparu, a disparu, de la littérature s’écrit ; elle s’accumule. Elle trame le présent, fait époque en faisant de l’époque une chose partagée, y compris dans le refus. « Urbain Grandier a été brûlé » – c’est une citation, prise cette fois dans La Possession de Loudun – et « l’exécution une fois menée à son terme, une littérature prolifère ». Tout ce que « dit » cette littérature naît dans l’après de ce qui a eu lieu : dans le présent ouvert par une « action »5. Car ce qui s’est passé ici n’est pas seulement qu’un homme est mort, qu’il a été tué, c’est qu’il a été tué d’une manière nouvelle, sur une scène transformée par le pouvoir qui a su se substituer à l’institution religieuse défaillante. La littérature, une littérature en prend acte. Elle est dans le fait, pas à côté de lui.

3Parmi les choses qui s’écrivent, il y a l’histoire ; il peut y avoir l’histoire, comme il y a pu y avoir la « science expérimentale » mystique. Née de pratiques réservées, menées dans des lieux sociaux particuliers ou plutôt interstitiels, cette « science » a été introduite par l’écriture dans la culture, où elle s’est dispersée, ses découvertes poursuivant par la suite leur chemin dans ce que Michel de Certeau appelle « d’autres disciplines (psychologiques, philosophiques, psychiatriques, romanesques, etc.) »6. L’histoire, quant à elle et quand il y a histoire, a un rôle qui lui est propre, on l’a lu, dans le tissage d’un « langage social », c’est-à-dire dans la mise à disposition, par la culture, de manières de se parler les uns aux autres dans une société, et par là de faire ordre et société. Comme la « science expérimentale » s’opposait à d’autres savoirs qui lui étaient contemporains, dans une société où l’histoire existe – ce qui était déjà le cas, faut-il le dire, au temps de la naissance de la « science expérimentale » mystique  –, le savoir historique s’oppose à d’autres composantes de la littérature qui s’écrit autour de ce qui s’est passé ; il s’oppose à la légende. La légende unit les hommes dans la lecture de faits qui ont eu lieu, et qu’elle ne laisse pas, en quelque sorte, parler pour eux-mêmes, se signaler comme faits, altérer le discours qui les dit. Elle prend leur place et, ainsi, « nie » que « quelque chose se soit passé7», ce qui n’est qu’une des manières d’enregistrer que quelque chose s’est passé, et sa contribution au présent. Un an après, elle nie par exemple, du côté de la contestation, que la parole libérée se soit fait rattraper et reprendre pour devenir une simple manifestation du désordre, incapable de créer la société nouvelle qu’elle souhaitait, incapable d’agir et, du côté de l’ordre, que l’action répressive ait dévoilé le mensonge du langage démocratique et de la science libérale qu’elle prétendait défendre. L’histoire, elle, doit saisir le « sens de ce qui s’est passé dans l’événement lui-même »8, sans négliger la légende qui en fait partie. Elle aussi, elle met des mots à partager sur ce qui s’est passé, mais elle ne le fait pas de la même manière que le reste de la littérature qui écrit le présent : c’est une autre activité sociale, une autre pratique. Elle le fait en montrant que ce qui s’est passé s’est vraiment passé, que le passé est mort pour tout le monde, que les morts sont morts. Elle montre, pour reparcourir les travaux évoqués jusqu’ici, que l’après mai 68 n’est plus mai 68 ; que notre société n’est plus chrétienne ; qu’en France, au xviie siècle, un pouvoir a fourni et imposé sa loi à l’ordre religieux, autrement dit s’est adjoint la religion pour pratiquer les exclusions, et les exécutions, nécessaires à l’ordre social. Et que cette inversion, ce roque, pour prendre un terme affectionné par Certeau, est l’une des étapes qui ont fait que notre société n’est plus chrétienne.

4Chez Michel de Certeau, le moment où ce qui s’écrit devient de l’histoire, fondation réciproque du passé comme passé et du présent comme différent, se dit à la première personne du singulier. C’est sur ce je opérateur d’histoire que les pages qui suivent visent à faire quelques remarques.


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Ce livre se présente au nom d’une incompétence : il est exilé de ce qu’il traite. L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu) a pour statut de ne pas en être. Elle se produit à partir de ce deuil, mais un deuil inaccepté, devenu la maladie d’être séparé, analogue peut-être au mal qui constituait déjà au xvie siècle un secret ressort de la pensée, la Melancholia. Un manquant fait écrire. Il ne cesse de s’écrire en voyages dans un pays dont je suis éloigné.9

5L’ouverture de La Fable mystique est particulièrement frappante. Le renoncement fondateur à la présence de ce dont parle l’historien – qui n’est ni propriétaire par son savoir, ni gardien du passé, puisque le passé n’est plus, et qu’il n’y a donc rien qui se puisse garder – s’y mue en parcours de reconnaissance d’une expérience passée du manque. Il la mime :

[...] je voudrais éviter d’abord à ce récit de voyage le "prestige" (impudique et obscène, dans son cas) d’être pris pour un discours accrédité par une présence autorisé à parler en son nom, en somme supposé savoir ce qu’il en est.10

Dans « L’opération historiographique », ce texte sorti du collectif Faire de l’histoire qu’il ouvrait sous un titre un peu différent (« L’opération historique ») pour venir former un chapitre de L’écriture de l’histoire, le passage à la première personne est à la fois plus brutal et préparé par un passage préalable de la réflexion à la narration :

Que fabrique l’historien, lorsqu’il “fait de l’histoire” ? à quoi travaille-t-il ? Que produit-il ? Interrompant sa déambulation érudite dans les salles d’Archives, il se détache un moment de l’étude monumentale qui le classera parmi ses pairs et, sorti dans la rue il se demande : Qu’est-ce que ce métier ? Je m’interroge sur l’énigmatique relation que j’entretiens avec la société présente et avec la mort, par la médiation d’activités techniques.11

6Une signalétique aussi voyante ne peut qu’être une manière d’intervenir sur la question du « discours de l’histoire ». Ce qui est bien une réflexion sur ce discours, dans les deux cas, commence par un travail de Certeau sur son propre phrasé, pourrait-on dire, plutôt que par une analyse des phrases d’autres historiens. L’écart est sensible avec le célèbre article de Roland Barthes, qui interroge la pertinence de la traditionnelle répartition des discours entre « récit fictif » et « récit historique » – couplée à une autre, entre « discours poétique » et « discours romanesque » – en observant des citations d’historiens, en observant « le discours de quelques grands historiens classiques, tels Hérodote, Machiavel, Bossuet et Michelet »12. Ce qui vaut pour ces « grands historiens classiques », à l’évidence, vaut pour leurs successeurs moins brillants. Il s’agit là de repérer les effets stylistiques de croyances disciplinaires (et aussi plus que disciplinaires : sociales) sur le rapport de la langue au réel. Si Barthes peut parler d’« effets de réel » ou d’« illusion référentielle », s’il peut mettre les termes réel ou objectif entre guillemets, la manière d’être réels des objets de l’historien n’est pas son problème. C’est bien en revanche celui de Certeau, qui ne cesse de travailler son écriture pour lui faire d’abord montrer que cette réalité dont parle l’histoire est passée et autre : disparue, absente, perdue, transmise, devenue trace, devenue écriture. Face à la réalité qui me vient sous de telles espèces, je fais de l’histoire, ou je n’en fais pas : c’est, sue ou insue, une décision. La question fondamentale n’est donc pas ici que l’histoire soit, ou ne soit pas, un type de discours, une catégorie, un genre à observer de l’extérieur. Pour le dire autrement, l’histoire n’est certes pas de la littérature, mais elle n’est pas non plus l’autre (ou un des autres) de la littérature ; à chaque fois qu’elle advient, elle fait quelque chose à une littérature.

7La position de Certeau est troublante, mal situable avec d’autres mots que les siens. A une autre figure de la discussion sur le « discours de l’histoire », Régine Robin, elle paraissait politiquement bien proche, en 1976, d’une « euphorie pandiscursive » illustrable par des formules comme « “tout est discours” ou « “la pratique scientifique une rationalisation comme une autre” » et coupable à ses yeux de favoriser le reflux de l’étude des « formations sociales concrètes » et de leurs « pratiques discursives »13. Interrogeant Certeau sur « le discours historique et le réel » pour la revue Dialectiques, elle part des analyses de Barthes sur ce que celui-ci n’appelle pas les pratiques discursives des historiens pour élargir sa critique. Barthes achevait en effet « Le discours de l’histoire » sur l’affirmation que « l’effacement (sinon la disparition) de la narration dans la science historique actuelle, qui cherche à parler des structures plus que des chronologies, implique bien plus qu’un simple changement d’écoles : une véritable transformation idéologique »14. Pour Régine Robin, cette transformation idéologique n’est qu’un leurre. Le « discours théorique » où « le sujet d’énonciation intervient », où le je de l’historien « assume le discours », « donne à voir sa construction, sa machinerie, ses coulisses », n’est qu’un nouveau style de l’idéologie – critique qui peut viser, comme on voit, Certeau lui-même15. Celui-ci, en réponse, refuse de parler du « discours » indépendamment de son objet, de ce « réel » sur lequel il intervient :

Mon intérêt pour le discours tient à quelque chose de plus ancien : à ce qui, de la philosophie, m’a conduit à l’histoire. Je me demandais quelle relation le discours articulant certaines questions fondamentales entretenait avec le réel. Je me jetai dans l’érudition critique : passion de la singularité. Mais, d’être plus étroitement lié aux traces matérielles laissées par des disparus – d’autres temps et d’autres hommes –, le travail historiographique restait habité par cette interrogation. Je sortis alors des Archives pour m’initier à la psychanalyse […] puis à la sémiotique […] Ces chemins, comme les “lignes d’erre” (ou trajectoires d’errance) de Deligny, dessinaient toujours quoique autrement la même question : comment le discours fait-il place à ce dont il parle ? Ou, du moins, en est-il altéré ? Comment est-il à son tour marqué par ce qu’il cherche à présenter/produire ?16

8L’usage de la première personne du singulier, chez Certeau, ne permet pas seulement de dire d’où il parle, de ne pas céder à l’illusion que l’historien peut dissimuler la particularité de sa pratique dans une théorie de l’histoire, de reconnaître que son « patois figure [son] rapport à un lieu ». Car « le geste qui ramène les “idées” à des lieux est précisément un geste d’historien ». L’historien ne ment pas seulement, il cesse d’être historien, même s’il croit penser ce qu’il fait, s’il écrit une légende de son métier – il s’en écrit, des légendes du métier d’historien – en recourant, par exemple, à un « ailleurs philosophique, à une vérité formée en reçue en dehors des voies par lesquelles, en histoire, tout système de pensée est référé à des “lieux” sociaux, économiques, culturels, etc. ». Comprendre l’histoire quand c’est de l’histoire qu’on fait, c’est « admettre qu’elle fait partie de la "réalité" dont elle traite », la comprendre, comme tout autre objet de l’interrogation historique, « en termes de productions localisables », comme opération sur un matériau17. C’est, là même, devenir historien. Le je inscrit la rupture avec la légende ; il s’oppose moins au il de ce que Barthes appelle le « discours historique dit “objectif” »18 qu’à un nous. Il désigne sans doute l’historien qui parle, le locuteur du discours de l’historien, mais il réalise surtout une action : il est moins embrayeur qu’opérateur. Il dit ce qui sépare, non l’histoire, mais l’historien de la littérature que ses écrits vont grossir.

9L’article « Histoire et Mystique » montre clairement que ce je n’a besoin d’être utilisé qu’une fois ou un petit nombre de fois pour agir :

On ne peut donc pas réduire l’histoire à la relation qu’elle entretient avec le disparu. Si elle n’est pas possible sans les « événements » qu’elle traite, elle résulte plus encore d’un présent. Par rapport à ce qui s’est passé, elle suppose un écart, qui est l’acte même de se constituer comme existant et pensant aujourd’hui. Ma recherche m’a appris qu’en étudiant Surin, je me distingue de lui. Dès là que je le prends comme objet de mon travail, je me fais sujet devant l’espace formé par les traces qu’il a laissées ; je suis un autre relativement à de l’étranger, le vif par rapport au mort.
Plus généralement, l’histoire a pour rôle d’être l’une des manières de définir un nouveau présent. Elle est le travail par lequel un présent se différencie de ce qui lui était immanent sous la forme d’un vécu. Une praxis transforme des traditions reçues en objets fabriqués : elle mue la « légende » (loi imposée à l’interprétation : legendum) en histoire (produit d’une activité actuelle). […] Comme la Genèse fait de la séparation le geste de la création, ici un effet de « dissuasion » forme simultanément dans la culture un nouveau passé et un nouveau présent. Ou plutôt, il rend présent dans le langage l’acte social d’exister aujourd’hui et lui fournit un repère culturel.19

10Dans « Histoire et structure » enfin, qui avant d’être un chapitre dans Histoire et psychanalyse a été le compte rendu d’une séance de discussion publique avec plusieurs autres historiens, le je apparaît après un début à la troisième personne, pour se séparer explicitement d’un nous :

Je partais chercher au xviie siècle quelque chose dont je présumais que c’était identique à ce que j’étais, chrétien du xxe siècle.
La question se posait pourtant en cours de route : qu’allais-je scruter dans les poubelles de l’histoire, parmi tant de restes, de débris ou de manuscrits déraisonnables ? Pendant sa première étape, la recherche scientifique ressemble à celle du crocheteur […] Originellement, l’historien en fait autant avec les débris qu’il recueille dans les archives ou dans les documents : il reconstruit un monde qu’il ne connaîtra jamais. Il reste le même. Il ne trouve l’autre (un passé) qu’à travers son imagination […] Je passais ainsi parmi les morts en leur volant des mots perdus que je ne savais pas parler. Finalement, je me répétais dans ces fragments de leur langage qui, à mon insu, me disaient leur absence.

Mais à force de travailler,

[...] à force de lire, mais sans jamais pouvoir les entendre, des paroles qui se réfèrent à des expériences, des doctrines ou des situations étrangères, je voyais s’éloigner progressivement le monde dont j’inventoriais les restes. Il m’échappait ou plutôt je commençais à m’apercevoir qu’il m’échappait. C’est de ce moment, toujours réparti dans le temps, que date la naissance de l’historien […] ces chrétiens du xviie siècle me devenaient des étrangers non pas grâce à ce que je connaissais d’eux mais grâce à ce que j’apercevais de ma propre ignorance et de leur résistance.

Grâce à la rupture de l’histoire, ces chrétiens du xviie siècle ne sont plus ce qu’ils sont devenus dans la légende qui s’est écrite pour cacher la fin d’un monde qu’ils représentaient, « nos chers disparus »20.


*

11Notons que cette manière de travailler l’écriture travaille aussi la différence habituellement admise entre temps de l’énonciation (historiographique, en l’occurrence) et temps de l’énoncé (historique) : il n’y a ici qu’un temps, qu’un monde. En effet l’historiographie, suggère Certeau à Régine Robin,

[...] est particulièrement proche de notre expérience, où le « réel » apparaît comme résistance, négation ou castration par rapport à l’avancée de notre productivité. Elle symbolise le travail historique lui-même, en joignant dans le même texte les effets d’une gestion technique sur un matériau donné et les inerties, lapsus, limites et dangers de cette gestion [… le discours historiographique] représente, en les articulant sur une même scène, les contradictions internes d’un groupe, d’un pays, d’une classe, etc. Il pose ensemble (il symbolise) les forces en conflit ou en équilibre dans un groupe. Il leur fournit un espace de représentativité commune et de compatibilité en inscrivant dans la même narration analytique les antinomies entre le présent et le passé, entre positions sociopolitiques adverses, ou entre des procédures (scientifiques, politiques) productrices et des « résistances » […] tous ces éléments rentrent dans le discours, sans que leurs rapports soient pensables ou contrôlables21.

12Il me semble pourtant qu’il y a là une tension, qui se repère dans les passages où Certeau analyse des textes du passé écrits au je. Le je qui fait rupture dans une littérature en s’écrivant peut en effet aussi s’étudier dans les documents du passé. Il peut s’étudier dans la littérature mystique, sous la plume de Surin. Il peut également s’étudier, dans ce passé dont nous sommes séparés, au moment où ce qui était en train d’arriver au savoir, le savoir de l’époque moderne, pouvait monter (montait ici et là) sous la forme étrangement inquiétante de la possession diabolique. Car c’est aussi à l’usage de la première personne du singulier que la possession, montre Michel de Certeau dans un article de l’écriture de l’histoire qui s’intitule « Le langage altéré »22, un retour sur la possession de Loudun après La Possession de Loudun, va s’attaquer. Plus exactement, la possession va s’attaquer au « contrat » qui associe au je, de manière stable dans une série d’énoncés oraux émis au je par le même individu réel, un nom propre et un seul. Mettant en cause une évolution qui est en train d’advenir, disons l’émergence moderne de l’individu privé, doté d’une conscience individuelle dans le monde que Certeau dit souvent bourgeois, la possession dit l’impossibilité, la fausseté de cette subjectivation. Elle le dit dans les paroles des possédées qui, écrites par d’autres, des hommes acharnés à faire se nommer ce qui parle ainsi, acharnés à poser sans cesse la question « qui parle ? », et donc à susciter des réponses qui commencent par « je suis », altèrent la question qui les rend possibles – il n’y a pas d’autre parole de possédée que celles que suscite effectivement l’interrogatoire – en y répondant à chaque fois d’une façon différente : Je suis Léviathan, Je suis Isacaron, Je suis Asmodée, Je suis Souvillon … Michel de Certeau note que ces réponses qui disent toutes « Je est un autre » se distribuent socialement. Les possédées nobles ou issues des couches dominantes disent Je suis Léviathan, Je suis Béhémoth, Je suis Caron ; les possédées roturières ou converses disent Je suis Souvillon, Je suis Buffetison, Je suis Luret ou Maron. Une répartition sociale prend le pas sur l’organisation démonologique. Ce dictionnaire de noms propres « trahit, par ces fissures et ces clivages internes, la loi d’un ordre politique dont il est la métaphore à l’insu des exorcistes », écrit Certeau23.

Ce « lieu » de signification ou de classement est déjà la métaphore d’un autre ordre : il renvoie à autre chose que ce qu’il énonce. Il n’en fonctionne pas moins comme un processus d’accès à la parole, mais sous la forme d’un double jeu.

La possédée profite de ce « langage oscillant ». « Mais au fond, l’équivoque religieuse qui lui permet plus facilement de n’être pas là sans être ailleurs indique seulement l’extension à un groupe entier » (un groupe social) « de “Je est un autre”. Cette subversion, logée dans un ordre » (religieux) « qui se défait, sera finalement réprimée par la “raison d’état”, qui fixera à une société entière la place où, “au nom du roi”, chacun peut parler »24. « Je est un autre » (Je suis Souvillon) est l’autre face de « Je pense donc je suis » ou peut-être de « L’état c’est moi ».

13Certeau ne le dit pas, mais on a envie de le dire à sa suite : dire (ou écrire parce que cela a été dit) successivement Je suis Souvillon, Je suis Belzébuth, Je suis Aman, ce n’est pas révéler – en son temps – que je est un autre, et donc – pour l’historien – que l’émergence de l’individu moderne était bien un phénomène qui était en ce temps en train d’advenir, puisque c’est cette figure-là précisément qui est subvertie par les possédées parlantes de Loudun. C’est simplement dire, ou écrire, « Je suis Souvillon », puis « Je suis Belzébuth », puis « Je suis Aman », et donc montrer qu’il est possible de dire cela. Réfléchir au je comme opérateur plutôt que comme embrayeur, « analyser le texte », y compris en tant qu’énonciation,

[...] non plus sous la formalité du constatif (i.e. la description des idées et des choses) mais du performatif, à la suite des recherches d’Austin ou, aujourd’hui, de Ducrot, c’est-à-dire comme un dispositif réglant des relations sociales, établissant des conventions entre locuteurs, et organisant leurs places réciproques grâce à ce que Ducrot appelle des « manœuvres stylistiques »25,

implique que ce je ne raconte pas ce qui arrive dans le monde, ne raconte pas ce qui est fait lorsqu’il parle, ce qui est fait avec sa parole. C’est particulièrement le cas lorsqu’en réalité il n’est pas utilisé dans un énoncé performatif strictement dit, mais même sans doute lorsqu’il l’est : l’action de dire, et plus encore l’action d’écrire « je te promets de faire quelque chose » n’est pas toujours la promesse de faire cette chose ou, pour le dire dans les termes qui sont ceux du travail de l’historien, l’avoir écrit n’a pas toujours été l’action de faire cette promesse ni même une promesse26. S’il est bien dit, assez explicitement dit, dans des écrits mystiques, que le dire est en surcroît sur le dit, cela ne prouve pas, bien entendu, qu’en général le dire est en surcroît sur le dit, mais cela ne prouve pas non plus qu’il est advenu dans ce moment mystique du temps que le dire s’est trouvé en surcroît sur le dit. Inversement, et pour prendre un exemple trivial, ce n’est pas parce que je dis que je ne parle pas en professeur que je ne parle pas en professeur ; moi qui suis professeur, je dis, simplement, que je ne parle pas en professeur, et cela est bien faire quelque chose. L’événement qui se dit ne peut pas être donné pour la chose qui a lieu ; l’énoncé – même performatif – ne décrit pas l’action historiquement accomplie avec les mots qui le constituent, accomplie en l’énonçant. Ce que je veux simplement suggérer, c’est que la mort d’Urbain Grandier sur le bûcher ou le basculement dans la modernité avec la perte de l’immédiateté présente du langage religieux ne sont pas des faits passés, des advenus du même ordre. Dans un cas la littérature qui s’écrit dans l’après de l’événement, dans le présent qu’il a ouvert, est distincte de lui, qui n’a pas été un dire : ce qu’elle fait, c’est témoigner de cet événement. Dans l’autre la littérature contient l’événement, l’épelle disons explicitement, et s’extraire de la légende pour faire histoire est un effort d’un autre ordre quand il s’agit de ce genre d’événement-là. Et ce n’est peut-être pas le même historien, même s’il écrit dans les deux cas à la première personne du singulier, qui travaille à comprendre l’une et l’autre littérature.

14Dans le chapitre de La Possession de Loudun sur la littérature qui prolifère après l’exécution du curé de Loudun, Michel de Certeau insère un poème tout à fait extraordinaire, écrit au je : c’est Urbain Grandier qui parle.

L’Enfer a révélé que par d’horribles trames
Je fis pacte avec lui pour débaucher les femmes.
De ce dernier délit personne ne se plaint :
Et dans l’injuste Arrêt qui me livre au supplice,
Le Démon qui m’accuse est auteur & complice,
Et reçu pour témoin du crime qu’il a feint.

L’Anglois, pour se venger, fit brûler la Pucelle.
De pareilles fureurs m’ont fait brûler comme elle.
Même crime nous fut imputé faussement.
Paris la canonise, & Londres la déteste.
Dans Loudun l’un me croit Enchanteur manifeste,
L’autre m’absout, un tiers suspend son jugement.

Je fus, comme Hercule, insensé pour les femmes.
Je suis mort comme lui consumé dans les flammes,
Mais son trépas le fit placer au rang des Dieux.
Du mien l’on a voilé si bien les injustices,
Qu’on ne sait si les feux, funestes, ou propices,
M’ont noirci pour l’Enfer, ou purgé pour les Cieux.

En vain dans les tourments a relui ma constance.
C’est un magique effet. Je meurs sans repentance.
Mes discours ne sont point du style des Sermons :
Baisant le Crucifix, je lui crache à la joue :
Levant les yeux au Ciel je fais aux Saints la moue :
Quand j’invoque mon Dieu j’appelle les Démons.

D’autres moins prévenus, disent, malgré l’envie,
Qu’on peut louer ma mort sans approuver ma vie ;
Qu’être bien résigné marque espérance & foi ;
Que pardonner, souffrir, sans plainte, sans murmure,
C’est charité parfaite, & que l’âme s’épure,
Quoiqu’on ait vécu mal, en mourant comme moi.27

15à l’écrit, dans la littérature, il est possible de dire « je suis mort consumé par les flammes » et, notons-le, que ce soit vrai : il est vrai qu’Urbain Grandier est mort sur le bûcher. Le travail de la première personne du singulier par Certeau nous libère de l’habitude de pensée (de l’illusion référentielle) selon laquelle un tel énoncé, à la première personne du singulier et au passé composé, est impossible, sauf par figure ou par fiction. On n’a pas ici une énonciation fictive, mais une énonciation. Cette énonciation réalisait une opération : elle était une action. Laquelle ?

16Ce poème n’a pas été écrit autour de 1634. Il vient de L’Histoire des diables de Loudun (1693) de Nicolas Aubin, « le meilleur des historiens anciens de l’affaire »28, écrit Certeau qui le présente plus haut dans le livre, sans omettre de dire qu’il s’agit d’un ancien pasteur. Il vient, plus exactement, de la seconde édition de ce livre, réintitulé en 1716 Cruels effets de la vengeance du Cardinal de Richelieu ou Histoire des diables de Loudun, et publié les deux fois en Hollande29. Ces vers n’ont pas été recueillis pour venir ensuite nourrir l’histoire écrite postérieurement, alors qu’on en a l’impression quand on lit La Possession de Loudun. Ils ont été écrits pour cette histoire, comme cela apparaît assez nettement dans son Avertissement : « On croit donc », est-il affirmé après qu’ont été mentionnés les jugements divergents émis sur ces vers par ceux à qui ils ont été montrés au moment de la première édition, dans laquelle ils n’ont de ce fait pas été inclus, « qu’on a pu lui [à Grandier] faire ainsi exprimer les futilités & les pauvretés alléguées par ses persécuteurs, comme étant les preuves de leurs caractères, de la malice de leur cœur, & du désordre de leur esprit »30. Ce « je suis mort » est un témoignage de ce que la mort d’Urbain Grandier était toujours un événement pour les protestants réfugiés de la fin du xviie siècle, puisqu’il fallait en témoigner31. La rédaction à la première personne, destinée à des lecteurs, mettait chaque lecteur de 1716 devant l’événement d’un obscurcissement de l’ultime langage, celui du corps mourant dans les supplices, par la manipulation politique de la religion : un obscurcissement possible, puisqu’il a eu lieu, qu’on a parlé et écrit de la vie et de la mort d’Urbain Grandier dans tous les sens. La parole confisquée à Loudun a néanmoins pu être écrite, grâce précisément à cette « manœuvre stylistique » qui permet à Certeau de défaire la légende dans l’écriture de l’histoire.