Colloques en ligne

Laurence Giavarini

La fiction-sorcière : contre la littérature ?

1J’ai abordé le colloque « Michel de Certeau et la littérature » en me demandant quel rapport je pouvais élaborer, littéraire travaillant sur la construction politique de la littérature au xviie, avec ce que le travail de Certeau sur l’opération historiographique fait avec les écrits, fait et ne fait pas avec la littérature : le décloisonnement certalien ne relève pas d’une atopie, pas plus qu’il n’appelle à une atopie. La réponse à la question posée est ardue, tant parce que l’écriture de Certeau est formidablement dense et construite, que parce que, ainsi tournée, cette question peut conduire à une confrontation entre des usages présents et passés (le passé de Certeau) de la littérature. Elle vaut néanmoins la peine d’être posée, ne serait-ce que pour mobiliser la clarté de la démarche de Michel de Certeau contre une certaine confusion idéaliste concernant les rapports de l’histoire et de la littérature, et la façon dont la littérature sert aujourd’hui à dire des choses sur l’histoire, peut-être surtout d’ailleurs sur le désir d’auteur de l’historien1. Je commencerai donc par expliciter ce que sont les places données aux mots de « fiction » et de « littérature » dans trois textes de Certeau sur l’historiographie, pour montrer en quoi ils se distinguent : si la fable n’est pas la littérature, comme il a été dit dans ce colloque, la fiction n’est pas non plus la littérature. Je regarderai ensuite ce qu’il en est de la fiction dans deux historiographies de Certeau, à certains égards complémentaires. Enfin, je m’arrêterai sur la question de la littérature comme pratique politique de décontextualisation des écrits – pratique qui se constitue à l’époque sur laquelle Certeau a travaillé de manière privilégiée, le xviie siècle.

Fiction / littérature

2La question de la littérature n’intervient pas dans les écrits de Certeau pour différencier des types d’écrits, ceux qui porteraient sur la littérature et les autres, par exemple. Elle est transversale à un partage entre ses textes de réflexion sur l’écriture de l’histoire et ses textes de terrain (Loudun, la fable mystique, l’histoire religieuse du xviie siècle). Je force volontairement le partage qui n’est, en réalité, pas si net : le chapitre sur l’écriture de Moïse et le monothéisme, qui prend place à la fin de L’Écriture de l’histoire, est à la fois un terrain et un opérateur de réflexion sur la fiction2, comme l’est le latin de Nicolas de Cues dans La Fable mystique II3.

3Au début de la description de l’opération historiographique – annonçant la troisième partie ajoutée à l’article « L’opération historique » déjà paru en 19744 – le mot de littérature intervient pour nommer, après la place de l’historien et ses techniques d’analyse, la construction d’un texte :

Envisager l’histoire comme une opération, ce sera tenter, sur un mode nécessairement limité, de la comprendre comme le rapport entre une place (un recrutement, un milieu, un métier, etc.), des procédures d’analyse (une discipline), et la construction d’un texte (une littérature).5

4Littérature, c’est à la limite le nom de tout texte en tant qu’il est le résultat d’une pratique, d’une écriture. Cet emploi du mot peut se lire comme la marque du caractère historiquement situé du discours de Certeau en 1975, entre ce que Paul Veyne dit alors du « récit » qu’est l’histoire dans Comment on écrit l’histoire (livre fondé sur la révolution foucaldienne6) et, dans une moindre mesure, ce que Roland Barthes affirme concernant le récit historique, sur fond de destruction de la littérature monumentale par la nouvelle critique7. Pour interroger l’écriture de l’historien, Certeau ne va pas vers la littérature en tant que lieu d’un savoir sur le récit et la fiction. À la même époque, dans l’émission Radioscopie8, il peut dire qu’il y a plus de réel dans un roman de Balzac que dans un livre d’histoire. Mais son travail ne consiste pas à faire venir des textes supposément littéraires dans la démarche historienne, des textes qui diraient plus le réel que l’histoire – même un certain réel : ce procédé de retournement admiratif, on le rencontre dans des travaux d’historiens qui privent pourtant la littérature de sa dimension d’élaboration symbolique, laquelle est bien là, en revanche, dans le propos de Certeau. Celui-ci ne va pas non plus vers la littérature pour penser une limite du récit de fiction et du récit historien, comme le fera plus tard Ginzburg dans Le Fil et les traces. Vrai, faux, fictif, recueil d’articles motivé par la question des conditions épistémologiques du négationnisme9. L’exigence, constamment revendiquée, de vérité de l’histoire n’implique pas de poser un lieu de la fiction qui serait la littérature, mais à l’inverse de prendre en charge ce qui détermine une partie de l’opération historiographique, l’écriture, pour y voir ce qui fait de l’histoire une science / fiction. Certeau reprend donc la fiction à la littérature – opération d’attribution dont il rappelle qu’elle a une histoire – et utilise le terme de littérature d’une manière qui semble d’abord vague, sans jamais chercher à en préciser autrement le contenu.

5Quelques années plus tard, dans l’article qui ouvre Histoire et psychanalyse, et dont les états divers vont de 1977 à 1982, il a soin en revanche de définir les « quatre fonctionnements de la fiction dans le discours historien », plus exactement les couples de termes comprenant la fiction qui déterminent négativement ce qui fait la science historique : histoire/fiction, réalité/fiction, science/fiction, « propre »/fiction. Et là, la fiction se trouve partout : dans la position savante de l’historien construite contre la fiction, mais qui cache les conditions sociales de sa pratique ; dans ce que l’historiographie produit en fait de réalité ; dans le « camp de la science » non historique qui planifie le temps de sa production en recourant à des artefacts scientifiques, fictions qui « organisent » le débarquement lunaire (on notera l’hiatus, il s’agit là d’un fonctionnement hors de la discipline historique, même s’il détermine l’histoire d’une science). Enfin, c’est le quatrième terme servant à définir la fiction, vient une explication du rejet qui l’affecte : la fiction est sorcière, elle se meut dans le « champ de l’autre », elle est métaphorique, elle n’a pas de langage propre, elle « raconte une chose pour en dire une autre », et c’est pour cela qu’elle a été mise à l’écart de la science historique10. Une fois marquée cette place où l’histoire relègue la fiction pour se constituer comme science, Certeau ne se contente pas de faire revenir la fiction dans l’écriture de l’historien, mais il en fait une sorte de cœur négatif de la science historique en tant qu’elle s’écrit, il la désigne partout comme puissance de retournement de ce qui la refoule : le passé écrit ? fiction masquant l’opération institutionnelle dans son présent ; le réel ? légendaire de l’institution qui appelle littérature la fiction qui la hante et qu’elle refoule hors de son champ ; l’histoire ? fiction de toute science. Désignée comme la sorcière, la fiction est ailleurs la sirène que l’historien ne doit pas écouter11. Mais la métaphore de la sorcière est plus profonde sous la plume de Certeau, car elle prend sens par rapport à ses travaux sur la sorcellerie, bien plus intéressés au phénomène de « l’expérience diabolique » que ce que sa façon de l’adosser négativement à la mystique pourrait laisser croire : en témoignent certains travaux non universitaires, un article sur Les Diables de Ken Russell, l’année même de La Possession de Loudun (1970), et un entretien sur L’Exorciste de William Friedkin en 197512. Dans la réflexion sur l’historiographie, la fiction est sorcière en ce qu’elle est une puissante structure de retournement de la fiction d’une science historique qui ne serait que science, une puissance de dévoilement des histoires que l’histoire se raconte sur elle-même, plus encore que des histoires qu’elle raconte.

6Cette notion de fiction offre donc un bénéfice par rapport à celle de littérature : elle n’est pas seulement le nom de ce que refoule l’histoire, cette « obscure moitié que la discipline dénie »13 : elle n’est pas seulement la vérité de l’opération historiographique, elle est, comme opération de dévoilement, la structure même de la narration historique, conséquence de la perte propre à l’historiographie qui fait que le temps peut s’y introduire, conséquence du fait que l’histoire, seule vérité, est fondée sur une perte de l’avant (avant peut-être mythique, constitué comme tel par le récit historique). Le passé se construit ainsi dans un travail et une apparition, un affleurement de la vérité. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce développement sur la fiction est passé par les « écritures freudiennes », notamment le texte sur L’Homme Moïse et le monothéisme, inédit dans le volume de 197514. La théorie psychanalytique fait apercevoir les caractéristiques de la narrativité historique comme production dans laquelle le temps (roman, fiction ou fable) peut entrer ; elle fournit en outre la structure du récit de dénégation comme révélateur (fictif, fabulation, légende), en deux séries qui bien sûr se croisent15. Si la force de révélation par la fiction des fondements de l’historiographie intervient au moment où Certeau formalise l’histoire comme écriture (« une littérature »), c’est que le mot entend dire, dans sa dissémination conceptuelle, un effort pour prendre acte de ce que l’on pourrait appeler une « castration » symbolique de l’histoire, ou peut-être de l’historien mélancolique, en même temps qu’une puissance de production de l’histoire.

Historiographiques certaliennes : pratique et temps

7Peut-on relever quelques articulations entre ces deux termes – fiction et littérature – dans des exemples d’historiographies certaliennes, chercher en quelque sorte des « recettes », selon son mot, pour faire un récit ou raconter des histoires. Quelles sont les formes d’identification de la fiction dans les récits de Certeau ? Dans L’Écriture de l’histoire, les chapitres qui suivent « L’opération historiographique » (« Production du lieu ») sont mis en position d’approfondissement de cette analyse, comme autant d’exemples d’opérations historiographiques produites par Certeau, alors que les choses se présentaient différemment dans les publications antérieures en revue. Tel est du moins le livre L’Écriture de l’histoire que peut se fabriquer le lecteur.

8Je prends donc deux exemples, l’un dans L’Écriture de l’histoire, l’autre dans un ouvrage antérieur, deux exemples très différents mais où se lit chaque fois, quoique à des échelles très différentes, la description d’un processus temporel comme articulation entre destruction/perte et commencement. Dans le chapitre intitulé « La formalité des pratiques » de L’Écriture de l’histoire, d’abord paru dans un livre italien en 1973 et introduit par un préambule original dans la partie « Production du temps. Une archéologie religieuse » du volume, la « recette » principale mise en œuvre par Certeau consiste à cacher l’appareil technique de l’historien pour mettre en relief le « grand récit » du passage, au xviie siècle, d’une organisation religieuse du monde à une éthique politique ou économique, terrain d’analyse du « croyable » dans une société. Ce grand et formidable récit d’une « inversion » serait né, souligne Certeau au début du chapitre, du souhait d’articuler une sociologie des comportements et une histoire des doctrines (p. 180). Il me paraît s’exhiber comme fiction au sens que M. de Certeau donne à ce mot. Le travail du récit historien y est en effet indexé sur la longue durée du temps référentiel – un des artefacts de l’historiographie selon lui –, ce qui permet de dire le glissement d’une lecture religieuse à une lecture sociale du monde. Affirmant sous toutes ses formes une disparition, celle de « la vertu intégrative que représentait la vie religieuse », le récit pose en outre que la religion comme « objet social » s’est ainsi constituée dans un grand processus de « détérioration de l’univers religieux » (p. 228). Sur la très longue durée, la « trajectoire » (p. 182) générale du récit appelle à une confrontation avec l’analyse des pratiques, « en tant qu’elles sont génératrices de sens », en tant qu’elles donnent lieu à ces discours contemporains ou plus tardifs avec lesquels travaille Certeau.

9Une autre façon de dire que ce grand récit s’exhibe comme science/fiction (ce qui n’est pas la même chose que de dire qu’il est « littéraire »), est d’observer que les pratiques qui sont l’objet de l’analyse n’y sont pas discursives, quoique une parenthèse inclue dans la définition de leur formalité « les pratiques du langages » (p. 193), et quoique Certeau cite de nombreux écrits de philosophes. Mais précisément, ces citations interviennent à titre de preuves pour son récit, elles sont inscrites dans les discours du passé, figées par le temps et non saisies comme actions d’écritures :

Rousseau désigne la mutation qui s’accomplit lorsqu’il écrit à Voltaire « Le dogme n’est rien, la morale est tout ». (p. 181)

Même la philosophie chrétienne est mobilisée par la tâche que définit Malebranche : « Découvrir par la raison entre toutes les religions celle que Dieu a établie ». (p. 184)

La religion, écrit Du Plessis Mornay en 1581, n’est-elle pas le « moyen de réunir et de réconcilier » ? Or voici que le moyen d’unir est divisé : « Y en a-t-il un ou plusieurs ? » Pour reprendre une image chère à cet auteur, le « pont » s’est fragmenté en une pluralité de religions ! (p. 184)

Montesquieu dira bientôt des chrétiens qu’ils « ne sont pas plus fermes dans leur incrédulité que dans leur foi ; ils vivent dans un flux et reflux qui les porte sans cesse de l’une à l’autre » (p. 199, citation de la lettre 75 des Lettres persanes).

10On trouve aussi dans ce chapitre, outre un travail avec les historiographies des collègues historiens,  outre une réflexion sur les pratiques, la « morale par provision » de Descartes (p. 185), « le système de la religion chrétienne » de Bayle et de Fontenelle (p. 185), la vertu comme « reine de toutes les vertus » de Hobbes (p. 189), la « manutention des esprits » de Mersenne, le « combat spirituel » de Campanella (p. 190), le « moralisme mystique » de Bremond (p. 205), la « religion civile » de Rousseau (p. 217), les « missionnaires de la raison » de Leibniz (p. 220), « l’instinct moral » comme « principe immédiat de la conscience » de Rousseau (p. 221)… Pas véritablement de pratiques discursives donc : ces citations ne sont pas prises comme traces de pratiques de la littérature ou de la philosophie – et, de ce point de vue, le fait qu’elles se situent dans la littérature ou la philosophie n’a au fond guère d’importance.

11On pourrait à ce sujet retourner à Certeau la question qu’il pose dans son beau texte sur Surveiller et punir : peut-on faire une histoire de pratiques non discursives16 ? Et qu’est-ce que faire cette histoire ? De mon point de vue, une telle question vise à définir le problème de ce que l’on fait du récit certalien quand on travaille avec la littérature comme pratique politique : jusqu’à quel point peut-on se situer dans ce récit ? Doit-on le faire venir à la fin d’une démonstration, comme une « preuve » ? Peut-on lui reprendre les figures qui donnent à voir chez lui le changement historique comme processus et condensent la fiction de ce récit scientifique ?17 L’image, par exemple, « des pièces de l’ensemble qui se mettent à tourner autrement » (p. 179), figure qui qualifie la nature d’une inversion historique et fait voir ce que la science/fiction historique veut raconter. Cette figure revient plus loin dans le même chapitre – «les structures religieuses commencent à “tourner” différemment, comme prise par masses dans l’élément politique » (p. 193) – et il en est d’autres qui la relaient : « les croyances et les institutions se mettent à marcher différemment » (p. 192), la doctrine est « désorbitée », etc.

12La fiction de ce récit tient peut-être en outre au fait que cette historiographie ne peut être que sociale, parce que tel est le langage à disposition de l’historien, en un mouvement par lequel, décrivant le passé comme changement, il va à la rencontre de son propre présent ou construit son récit comme venant au-devant de son présent :

[…] ce que l’historien met sous le terme de « société », ce n’est pas l’un des pôles d’une confrontation avec la religion, mais c’est l’axe de référence, le « modèle évident » de toute intelligibilité possible, le postulat actuel de toute compréhension historique (p. 172).

13La société du xviie siècle ne se pense pas dans les termes de l’analyse sociale qui est la nôtre, si bien que la fiction du récit de Certeau est bien cette constitution au xviie du langage qui le définit au xxe siècle comme historien18.   

14La recette de La Possession de Loudun est d’un autre ordre, fournie en premier lieu par la collection « Archives » qui réclamait que les documents du passé fussent au cœur du récit de l’historien. Dans ce livre, la fiction sociale du récit est celle de la crise comme révélateur du changement politique et religieux, récit qui est le sens même de la fiction au travail dans l’écriture historique. D’emblée, à l’ouverture du livre,lelecteur est saisi par le texte volontairement littéraire, quasi fantastique, de la fiction certalienne, cette affirmation que le temps de l’événement est éruption : ce temps que refoule l’historiographie selon Certeau est cela même qui, à en croire ce récit, sorte d’écriture littéraire de la fiction historiographique du livre que l’on va lire, est défini par l’image de l’affleurement ou celle de l’irruption19. Une figure tente de dire ce qui a lieu – métaphore de « l’étrange » sorti du lieu où il réside « d’habitude » (premier mot du texte), au présent : « D’habitude, l’étrange circule discrètement sous nos rues ». De quel présent s’agit-il ? De quelle « habitude » ? Sont-ils valables pour le présent (de Loudun) et pour le présent (de l’historien), ou pour le présent de l’un plutôt que de l’autre ? Entrer dans le récit par ce texte, c’est en tous les cas saisir dans l’écriture de l’histoire le présent qui la travaille malgré elle.

15Ce récit de révélation est décliné plusieurs fois dans le livre : « Une mobilisation s’opère tout de suite. Elle organise la cité. Elle en révèle aussi les tensions latentes, celles qu’on a cru résoudre et qu’on veut oublier »(chap. 2, p. 53) ; « Elle [La possession] révèle quelque chose qui existait » (p. 54). Ou, à propos de la question religieuse, et de la domination du protestantisme à Loudun : « La situation se renverse donc, selon un processus que la possession révèle et précipite » (p. 56) ; ou encore, sur le fait que la possession n’est pas qu’un phénomène religieux : « L’ambiguïté dévoile une évolution » (p. 59). Si une société se révèle à l’historien dans les archives de la possession, c’est précisément parce que la possession est une maladie sociale. Le récit n’est pas celui d’un processus cette fois : l’historien du xxe siècle voit le monde social se révéler dans les discours (« les langages de l’inquiétude sociale »), et saisit « un monde intermédiaire entre ce qui disparaît et ce qui commence » (p. 22).

16Dans La Possession de Loudun, il y a bien de la littérature. Un chapitre a pour titre « Après la mort, la « littérature »20, et d’ailleurs Certeau utilise aussi l’expression « une littérature » pour désigner l’ensemble des publications d’après la mort d’Urbain Grandier (le « sorcier »), qui ne relèvent pas de ce que nous appellerions « littérature », plutôt d’une presse de publications, de libelles, un ensemble génériquement cohérent(plusieurs relations, procès-verbaux, lettres, etc.). Un peu plus loin, dans le chapitre sur Jean-Joseph Surin, on trouve de manière analogue l’expression de « littérature de triomphe » pour désigner des publications qui commencentà partir de 163521, après la victoire-défaite du jésuite, et nommer là encore une masse d’écrits qui paraissent dans un temps resserré, dont les bornes sont identifiables. S’il n’y a donc pas un genre « littérature » parmi tous les écrits mobilisés et décrits (Certeau parle de texte, de roman, il questionne l’écriture – Loudun est un « événement d’écriture » : il y a là une certaine façon de se situer, comme historien, par rapport au passé qui vient dans le récit d’histoire), s’il n’y a pas un genre « littérature », il y a bien en revanche un moment de la littérature dans l’historiographie de la possession, il y a un temps de la littérature, et l’on pourrait donc dire que c’est le temps de l’après (après la mort, après le triomphe) et de la prolifération.La littérature, ça ne désigne donc pas exactement un type d’écrits spécifiques, plutôt les écrits dans le moment proliférant de l’après. Doublement d’ailleurs : l’après des faits, l’après de l’écriture des faits par l’historien, entrelacée aux écrits du passé.

17Car dans cette liste que mobilise Certeau, il y a un petit nombre d’écrits (cinq ou six sur une vingtaine) dont il s’est servi dans les chapitres précédents, parmi d’autres, pour la plupart manuscrits ou relevant des extraits de registres, et des publications du xixe siècle ou d’archives déjà présentes dans des travaux d’historiens. On aurait pu imaginer qu’il en ait fourni la liste, pour Grandier du moins, au début de son récit. Mais ils seraient alors apparus comme sources, formule que son écriture de la possession écarte en mettant au premier plan des archives manuscrites et des extraits de registres, mais aussi en cousant son propre texte – pour remplir certains vides ou commenter le temps référentiel qui passe – à un récit fourni par le texte de ces archives : c’est ainsi que les sous-titres qui ponctuent le premier chapitre du livre découpent un texte qui n’est que celui du premier procès-verbal mentionné (p. 38-44), sans autre intervention que quelques élucidations entre parenthèses, qui rappellent depuis quel présent ces textes sont lus : « dès la nuit d’entre le vingt et un et vingt-deux septembre dernier[1632] […] jusqu’à ce jour troisième de ce mois [d’octobre], « un teston [piécette valant 19 sous] ». Peut-être peut-on lire là une tentative pour faire de l’archive un autre usage que celui de la citation qui l’instrumentalise dans l’écriture de l’histoire. En tous les cas, certains des textes de cette littérature valent donc deux fois dans l’historiographie de la possession, voix situées du passé entremêlées à la voix de Certeau, contribuant à ce zigzag que dessine Charlot à la fin du pèlerin22 et que l’historien évoque à deux reprises au moins, pour évoquer le travail de l’histoire ou ses propres études entre deux disciplines. Mais ces écrits du passé forment aussi un ensemble d’imprimés « proliférant », suscitant un tableau statistique (p.  347-349) ; ils valent en tant qu’ils appartiennent à l’après de ce que Certeau appelle, pour le bûcher de Grandier, un « acte historique » (p. 351), en tant qu’ils se répètent les uns les autres « autour de la place du mort » etesquissent le « devenir de l’affaire », sa fragmentation, son instrumentalisation politique.

18À ce titre, dans La Fable mystique, la lettre de l’illettré éclairé relève aussi de la prise en charge d’un type de prolifération qui a à voir avec ce que Certeau appelle littérature : en particulier dans sa version pastorale, dans cette « identité littéraire » qui « sert d’appel pour quatre conférences qui viennent à la suite et qui, largement attribuées à notre berger, ont certainement été ajoutées au texte »23. Littérature nomme un moment spécifique dans la circulation d’un écrit, un moment qui s’étudie dans sa dimension statistique, qui relève d’une histoire du livre et de l’imprimé, qui donne accès à ce qui d’un acte historique ou d’une expérience se transmet et à cet instant critique où le sens se partage, se perd, se déforme. Un moment qui est celui de l’après, mais qui est encore relié à ce qui a eu lieu.

19Peut-on dire que ce moment de la littérature est celui de la fiction que le passé construit sur lui-même ? Sans doute pas aux yeux de Michel de Certeau, parce que cette production de littérature n’est en réalité pas prise comme étant uniquement du côté de l’après. La production qui reste relève plutôt de la « légende » d’où part la recherche historique, « source » ou « critère d’information » qui « définit à l’avance ce qu’il faut lire dans un passé »24 et à quoi se noue l’opération historiographique. Il est possible de reconnaître dans ce statut des écrits qui restent, à l’intérieur du récit historique, une sorte de balancement entre, d’un côté un travail de la preuve à l’œuvre dans l’utilisation de la source et, de l’autre, l’expérience d’un affleurement ou d’une révélation du passé dans la fiction historiographique : la fiction, ce serait alors ce travail de prise de la « source » comme lieu d’une irruption, comme symptôme à analyser, tout en sachant qu’elle vient après la crise, après la mort – ce qu’affiche le récit inaugural, proprement fantastique, d’une remontée de l’étrange, récit littéraire de ce qu’est peut-être une fiction : quelque chose qui affleure, remonte, quelque chose qui fait retour.

La littérature, contre la fiction

20Il n’y a donc pas vraiment de littérature dans « La formalité des pratiques », mais fiction historiographique. Il y a de la littérature dans La Possession de Loudun, ou disons un moment de la littérature qui permet de faire voir la fiction du récit historique indexé sur le temps référentiel donné par les archives. La littérature n’est pas la fiction (pour le récit historique du moins), plutôt ce qui permet de voir la fiction historiographique en tant que telle, en tant que fabrication du passé à partir d’un présent, fabrication d’un « avant » qui existe pourtant, mais qui est en partie configuré depuis le présent. Ce que Certeau appelle littérature est pourvu d’une certaine homogénéité formelle : libelles, plaquettes, fictions narratives, ce sont des discours encore accrochés au moment de la prolifération, au temps chaud de l’événement, ce sont des discours « immenses ». Certeau ne dit pas littérature pour défaire une identification de la littérature au monument, comme l’a fait la nouvelle critique à la même époque, mais pour dire qu’il y a de l’écriture et que c’est là que se rend visible le temps de l’après que la fiction historiographique tend toujours à placer avant.

21Comment, à partir de là, travailler avec Michel de Certeau ? La première chose est que, si l’après est un produit de la fiction historiographique, la littérature a ses propres fictions temporelles, élaborées par les textes et leur entour. Ce fait peut s’observer dans le moment qui intéresse Certeau. Il y a à l’époque de Loudun des écrits qui se « délocalisent » de l’événement pour ainsi dire, qui se décontextualisent et font ainsi apercevoir une politique de la littérature qui ne s’identifie pas, par exemple, à la façon dont la politique vient à Loudun avec Laubardemont, le procureur. Ce qui n’est pas tout à fait présent à Loudun, et d’une certaine manière pas dans les historiographies certaliennes, c’est la littérature en tant que pratique concertée d’une prise déplacée de l’événement – question qui commence alors à se former, à l’époque même de Loudun, mais dans un écart avec les publications homogènes que décrit Certeau, suivant un processus propre au xviie siècle qui n’est pas l’objet de son travail – ce qui ramène au caractère situé de celui-ci dans les années 70 – , mais que l’on peut tout à fait imaginer d’impliquer dans un travail avec Certeau. Les années de la possession de Loudun sont en effet celles d’une constitution politique de la littérature comme lieu dépolitisé de l’écrit, lisible par exemple dans Le Gascon extravagant, ce roman comique anonyme paru en 1637 et écrit par un loudunais protestant. Ce roman, Sophie Houdard avait souligné il y a une dizaine d’années, qu’il « appartient à Loudun »25. Disant cela, il ne s’agit pas de faire observer une faille dans le recensement des pièces de la possession par Certeau qui n’aurait pas « ratissé » aussi large pour Loudun qu’il l’a fait avec l’illettré éclairé de La Fable mystique26 : on peut tout à fait d’ailleurs observer que cette histoire comique participe de « l’événement d’écritures » qu’est Loudun selon Certeau. Encore que 1637, c’est après la date de 1634, qui marque une limite dans La Possession de Loudun, mais avant celle de 1638, donnée comme limite de la possession dans l’article qui reprend le dossier Loudun dans L’Écriture de l’histoire27

22Le Gascon extravagant est un roman qui construit un dispositif de décontextualisation de la possession, si reconnaissable soit-elle dans le récit, pour déplacer les coordonnées de la possession dans un lieu de la philosophie épicurienne, et la réduire en signes, en signifiants : Signa y est le nom d’une Fille possédée, entourée du narrateur, d’un Gascon « extravagant », ainsi que d’un vieux prêtre. La structure romanesque – soulignée par le redoublement de la voix narrative entre le narrateur et la figure du Gascon qui rapporte ses aventures en suivant le modèle picaresque, comme pour souligner qu’on est bien là dans un roman – permet de « construire un récit qui, loin de recouper la position des auteurs pamphlétaires de l’époque, se distingue par un contenu de vérité spécifique »28 : une critique, dans le temps de la possession, de l’appareil théâtral monté autour du corps des Ursulines, et aussi une satire de la censure des écrits à Loudun.Le roman comique va plus loin en ce sens que le poème de Du Bellay que Certeau insère à la fin du chapitre consacré, dans La Possession de Loudun, au « théâtre des possédées », au titre, explique-t-il, des « impressions analogues à celles de beaucoup de spectateurs loudunais » (p. 206). Il va plus loin que le renversement de la peur en rire rapporté dans ce poème. Il intègre en effet une réflexion sur les conditions socio-politiques de production de l’écrit et un discours sur le social qui, traversant l’expérience du Gascon (sur la prison, sur le vêtement, sur l’écriture même), emprunte les voies de l’extravagance29. Ce n’est pas de l’auto-référentialité de la littérature qu’il s’agit, mais du sens politique de cette auto-référentialité, car si la littérature semble se placer ainsi dans un hors-temps, ce travail de déprise de l’événement et de décontextualisation ne l’empêche nullement de mobiliser un langage social, un discours sur le social, voire une satire de la censure par un acquiescement ouvertement simulé à ses exigences.

23Comment la fiction historiographique peut-elle prendre en charge la fiction satirique en tant qu’elle est un discours dépris de l’événement, mais indexé sur le social et le politique par la reprise des formes littéraires à la mode à son époque ? Sûrement pas comme un savoir transhistorique du monde social, mais plutôt comme fiction précisément, au sens que lui donne Certeau, au sens de ce qui permet à l’historien d’entrer dans le récit fabriqué de l’après, et de l’analyser. Comment se rencontrent par ailleurs la fiction historiographique de l’historien du passé et le travail du spécialiste de littérature avec la fiction de la possession ? Comment leurs savoirs respectifs du social et leurs manières de laisser entrer le temps dans un récit peuvent-ils être mis en relation, et construire un savoir sur le passé ?

24Faire entrer la « littérature » comme pratique socio-politique dans le grand récit certalien, ou dans l’analyse de La Possession de Loudun, ce peut être travailler avec la façon dont la littérature se produit elle-même comme fiction temporelle, fiction d’une décontextualisation et d’un temps propre de la littérature, fiction qui n’est pas réductible à l’articulation d’un avant et d’un après, mais semble d’emblée éloigner l’écrit d’un éventuel statut de document. Ce travail montre les conditions de production de l’écriture polémique dans la conjoncture de la possession ; il peut introduire de l’hétérogène formel dans la série littérature que Certeau propose – un hétérogène qui fait bouger la délimitation du temps même de la possession, et interroge pour cela l’opération historiographique ; il peut contribuer enfin à mettre de l’extériorité dans le récit religieux, dans l’apologétique qui affleure sans cesse sous la plume de Certeau. Et de par cet écart que celui-ci ne désavouerait assurément pas, il permet peut-être aussi de prendre en charge, dans une réflexion sur la nature du geste historiographique, ce moment des années 2010 où apparaît une confrontation nouvelle entre histoire et littérature. Comment une fiction historiographique peut-elle prendre en charge la littérature comme discours à distance de l’événement, comme déprise de celui-ci, mais pouvant contribuer à un travail d’écriture de l’histoire néanmoins ? Il me semble que la réponse à cette question constitue un des enjeux d’un retour à l’opération historiographique telle que définie par Michel de Certeau et qu’elle peut, par là même, apporter une réponse méthodologique profonde à certaines instrumentalisations actuelles de la littérature par les historiens30.