Colloques en ligne

Denis Pelletier

Histoire, littérature et psychanalyse. Michel de Certeau et l’école des Annales (1974-1975)

1Je m’intéresse au texte que Michel de Certeau publia, sous le titre « L’opération historique1 », en ouverture du collectif Faire de l’histoire paru en 1974, et qu’il reprit l’année suivante dans L’Écriture de l’histoire, dans une version revue et augmentée dont le titre était devenu « L’opération historiographique2 ». Ce texte « double » me paraît éclairer la manière dont Michel de Certeau définissait le travail de l’historien à la lumière de la littérature et de la psychanalyse, à un moment où cette posture était encore marginale au regard des débats qui animaient le milieu des historiens français. Une tension le traverse. D’un côté, il marque un second temps fort de la relation entre Michel de Certeau et l’École des Annales – le premier avait été la polémique de 1969-1970 avec Robert Mandrou sur la sorcellerie au xviie siècle, au moment où Braudel excluait Mandrou du cercle de ses héritiers3. Que Jacques Le Goff et Pierre Nora aient demandé en 1974 à Certeau d’introduire Faire de l’histoire signalait une reconnaissance. Mais, d’un autre côté, cette reconnaissance reposait en partie sur un malentendu dont témoignent les deux versions successives de l’article : elles ne disent pas la même chose de l’histoire, et c’est dans la seconde, parue dans un ouvrage personnel, que se tient la véritable originalité de l’apport de Certeau au débat entre historiens4.

Faire de l’histoire et l’historiographie des années 1970

L’école des Annales après Fernand Braudel

2Pour comprendre ce malentendu, il faut d’abord en ressaisir le lieu et le moment. Collectif de 33 auteurs, publié dans la collection blanche de Gallimard au moment où Fernand Braudel prend sa retraite, Faire de l’histoire marque le passage de la seconde à la troisième génération des Annales, dont il sera bientôt considéré comme le « manifeste éclaté5 ». La grande majorité des auteurs (27 sur 33) pratiquent l’histoire ou l’anthropologie historique, avec une domination des périodes moderne et contemporaine (11 chacune) sur le Moyen Âge (2) et l’Antiquité (3). Le groupe est très majoritairement parisien, à l’exception de deux étrangers (Jean Starobinski, Genève et Henri Zerner, Harvard) et de Paul Veyne, professeur à Aix-en-Provence. La VIe section de l’École pratique des hautes études (EPHE), qui deviendra en 1975 l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), y est largement dominante : douze auteurs y sont rattachés (Jean-Paul Aron, Alain Besançon, André Burguière, Marcel Détienne, Marc Ferro, François Furet, Jacques Le Goff, Jacques Ozouf, Jean-Pierre Peter, Pierre Vidal-Naquet, Pierre Vilar, Nathan Wachtel), auxquels il faut ajouter trois « anciens » (Alphonse Dupront, devenu président de Paris IV, Jean Bouvier, passé à Paris VIII et Emmanuel Le Roy Ladurie, élu en 1973 au Collège de France). Parmi les autres contributeurs, rattachés à Paris I (Roger Chartier, Alain Schnapp, Michel Serres), Paris IV (Pierre Chaunu), Paris VII (Michel de Certeau, Henri Moniot, Daniel Roche), Paris VIII (Jean-Claude Chevalier, Jacques Julliard), à l’IEP (Pierre Nora) et au Collège de France (Georges Duby, André Leroi-Gourhan), quatre intègreront l’EHESS dans le courant des années 1970 (Chartier 1975, Nora 1976, Revel 1978, Julliard 1979), deux autres dans les années 1980 (Certeau 1984, Roche 1989). Enfin, Dominique Julia et Mona Ozouf feront toute leur carrière au CNRS, mais « dans les murs » de l’EHESS du fait de leur laboratoire de rattachement6.

3Le passage de la deuxième à la troisième génération des Annales, qui accompagne la prise d’autonomie de la future EHESS par rapport à l’EPHE, est marqué par un glissement vers l’histoire moderne et contemporaine. La juxtaposition d’approches spécifiques (« Nouveaux problèmes, Nouvelles approches, Nouveaux objets ») qui caractérise Faire de l’histoire est aussi un jalon de l’entrée en crise du paradigme de l’histoire économique et sociale comme histoire « totale » ou « globale ». Ce paradigme était encore celui de Fernand Braudel, relayé en histoire contemporaine, mais à distance des Annales, par Ernest Labrousse et Pierre Léon. La crise se traduit notamment par la remise en cause d’un certain nombre de concepts macro-historiques (la bourgeoisie, la classe ouvrière, la modernisation…), au profit de démarches davantage soucieuses de la pluralité des échelles et de la subjectivité des acteurs. En histoire contemporaine, la thèse de Michelle Perrot et le passage d’Alain Corbin d’une thèse classique d’histoire économique et sociale à son projet d’histoire des sensibilités sont emblématiques de cet ébranlement du travail historique. En histoire moderne, le débat autour de la question de mentalités, qui affleurait dans la discussion sur la sorcellerie entre Certeau et Mandrou, joue un rôle analogue. Le paysage se stabilisera au bout de quelques années autour du mot d’ordre d’une « histoire des représentations », attentive à la part des représentations individuelles et collectives dans la construction du monde social. De cet ébranlement paradigmatique témoignent au moins deux autres ouvrages collectifs. En 1974, les Éditions sociales, liées au PCF, font paraître Aujourd’hui, l’histoire7, qui regroupe diverses contributions à « l’enquête sur l’histoire » menée par La Nouvelle Critique depuis 1968 : c’est le paradigme marxiste qui est ici mis à l’épreuve de l’éclatement des points de vue et des méthodes. En 1978, Jacques Le Goff dirigera enfin chez Retz un premier bilan de la « nouvelle histoire8 » postérieure à mai 68.

Deux champs en marge, la littérature et la psychanalyse

4Quelle place la littérature et la psychanalyse occupent-elles dans ce moment ? Dans Faire de l’histoire, la littérature est présente à travers les contributions de Jean Starobinski et du linguiste Jean-Claude Chevalier. Elle l’est aussi, mais de façon diffuse, dans une critique encore feutrée du réalisme historique qui court d’un texte à l’autre, mais dont Paul Veyne est alors le principal porte-parole, encore marginal. Seul « provincial » parmi les auteurs, il doit sa place à la publication en 1971 de Comment on écrit l’histoire9. En décrivant le récit historique comme la construction d’une « intrigue vraisemblable », Veyne avait rouvert un débat fort ancien sur le rapport entre texte historique et texte littéraire. S’amorçait alors une séquence dont on peut considérer qu’elle s’est close en 1985-1986 avec la publication par Paul Ricoeur de Temps et récit puis sa lecture par les historiens: en un peu moins de deux décennies, les notions de « fiction vraie » et d’« intrigue vraisemblable » ont gagné droit de cité au sein de la corporation historienne, sans jamais cesser pourtant d’y être discutées. Ce débat comporte une dimension institutionnelle, dans une université post-68 où la question de l’interdisciplinarité se noue autour de la construction de facultés regroupant plusieurs départements : l’histoire doit-elle pencher du côté des départements de littérature, ou du côté de ceux de sciences sociales ? Il comporte aussi une dimension épistémologique, qui est la critique du réalisme historique, construit dans le compagnonnage avec les sciences sociales.

5Délibérément polémique, Comment on écrit l’histoire avait été fraîchement accueilli lors de sa parution. Certeau lui-même lui consacra dans les Annales quelques pages à la fois polémiques – « le jeu de massacre sent le pastis », écrivait-il – et attentives à « l’épistémologie de transition » que dessinaient à ses yeux le renvoi de l’histoire à « un genre littéraire, organisé en forme d’intrigue et composé d’une série d’épisodes » d’une part, le rôle accordé par Veyne au « désir de l’historien » dans la construction du discours historiographique de l’autre10. Reste que, en 1974, Paul Veyne apparaissait encore comme un franc-tireur, et que c’est le glissement ultérieur de l’histoire économique et sociale vers celle des représentations, ainsi sans doute que son compagnonnage intellectuel avec Michel Foucault, qui firent de lui une figure tutélaire de l’école historique française.

6Il en va alors de même de la psychanalyse. Dans Faire de l’histoire, Alain Besançon lui consacre un chapitre, d’ailleurs centré sur deux textes littéraires, le Que faire ? de Tchernychevski et la nouvelle Le sous-sol de Dostoïevski11. Mais quoi d’autre ? En 1975 parut Histoire et psychanalyse de Saul Friedländer12, qui resta longtemps la seule référence francophone sur la question. Le débat sur l’histoire des mentalités, ainsi que celui sur la « religion populaire », faisaient un usage assez approximatif des concepts d’« inconscient collectif » et de « retour du refoulé », qui fonctionnèrent plus tard dans les premiers travaux sur la mémoire collective de Vichy13. Reste que, au milieu des années 1970, la résistance du réalisme historique nourrissait encore dans la corporation historienne une méfiance prononcée, tant à l’égard du texte littéraire, au nom du primat de l’archive dans la construction des faits, qu’à l’égard de la psychanalyse, au nom du « rapport au réel » constitutif de la vérité historique. Quiconque aurait alors établi son rapport à l’histoire en donnant une place centrale à l’une et à l’autre s’exposait au risque de la marginalisation. Or c’était le cas de Michel de Certeau. Son statut d’historien de la spiritualité au xviie siècle, engagé depuis 1968 dans une réflexion sur le statut contemporain des sciences sociales et pratiquant de manière systématique une démarche transdisciplinaire, explique la place qu’occupait sa contribution en tête de Faire de l’histoire. À sa manière, il était à la fois « moderniste » et « contemporanéiste », engagé dans la discussion du réalisme historique. Mais ce positionnement avait pour corollaire une distance qui éclaire la stratégie d’écriture qu’il adopta à cette occasion.

1974. L’opération historique

7« L’opération historique » comporte deux parties, intitulées « un lieu social » et « une pratique ». En 1975, Certeau en ajoutera une troisième, « une écriture », où se nouera l’essentiel de son rapport à la littérature et à la psychanalyse. Dans ma lecture de la version de 1974, j’attire l’attention sur deux points, la critique par Certeau du réalisme historique et la question de l’archive comme fondement d’un « hétérogène », qui constitue l’histoire en instance critique de tous les savoirs sociaux, à distance du projet braudélien d’une histoire totale.

Institution historique et construction sociale des savoirs

8Analyser l’histoire dans sa dimension de « lieu social » est une manière de la définir comme une institution du savoir, c’est-à-dire dans une relation au présent et non au passé. Le propos n’est pas neuf, car il reprend pour partie un lieu commun de la critique du positivisme historique telle que la pratiquaient Febvre et Bloch dans leur combat contre l’école de Langlois et Seignobos. Mais Certeau inscrit cette critique dans un contexte différent, en convoquant successivement Raymond Aron, Michel Foucault et Paul Veyne. Aron, le premier, dans son étude de 1938 sur l’école historique allemande14, « a retiré à l’histoire le privilège dont elle se targuait quand elle prétendait reconstituer la "vérité" de ce qui s’était passé » (p. 21). Mais en déplaçant le regard de l’archive vers la libre décision de l’auteur, Aron a ignoré combien l’institution, et la société à travers elle, pèsent dans ce choix individuel. Il a donc établi « dans un statut réservé tant le règne des idées que le royaume des intellectuels » (p. 23). Veyne est passible d’une critique analogue : attentif au désir de l’historien, il ne prête pas attention à sa régulation sociale. Foucault lui-même, dans ses premiers ouvrages, « supposait encore […] l’autonomie du lieu théorique » (p. 23) où se déploie le discours de vérité scientifique, et ce n’est qu’avec L’archéologie du savoir (1969), qu’il a pris en compte la place des « conflits sociaux dans l’examen d’une structure épistémologique, celle de l’histoire » (p. 24).

9Au regard des positions d’Aron, de Veyne et du premier Foucault, que l’on pourrait qualifier de « libérales », Certeau déplace le regard vers l’histoire politique de l’institution. D’une part, « une situation sociale, écrit-il, change à la fois le mode du travail et le type du discours. Est-ce là un "bien" ou un "mal" ? C’est d’abord un fait. Il se décèle partout, là même où il est tu » (p. 31). D’autre part, « avant de savoir ce que l’histoire dit d’une société, il importe d’analyser comment elle y fonctionne. Cette institution s’inscrit dans un complexe qui lui permet seulement un type de production et lui en interdit d’autres » (p. 35).

10L’histoire fonctionne donc sur le non-dit d’une censure qui contraint l’historien dans ses choix d’objets. Il y a là un déplacement considérable au regard de l’héritage de Febvre, Bloch et Braudel : il n’est plus possible de promouvoir une « bonne » histoire sociale sans interroger le rapport de domination par lequel cette histoire récuse une part de l’altérité du passé au nom d’enjeux qu’elle dissimule. Dans sa polémique avec Mandrou sur l’histoire de la possession puis sur la « culture populaire15 », Certeau lui avait déjà reproché de reprendre à son compte la violence sociale des dominants – les magistrats face aux possédées, les tenants de la culture savante face au « peuple » – au nom d’une conception des Lumières qui s’était justement imposée à la faveur de la crise culturelle dont il prétendait rendre compte. Pour Certeau, toute histoire est sociale, au sens où elle est socialement construite par son rapport à l’institution qui l’autorise.

11Le propos est certes marqué par « l’air du temps » caractéristique du moment 68. Mais il a pris chez Certeau la forme d’une réflexion sur ce qu’il appelle le « fonctionnement social des savoirs16 », où se croisent le travail de l’historien moderniste sur la crise spirituelle du xviie siècle et l’interrogation sur les événements de mai 68 analysés comme une crise politique des systèmes de savoir. Dans cet article qu’il rédige à l’intention de ses « nouveaux » collègues, le constat prend la forme d’une injonction : « Le discours "scientifique" qui ne parle pas de sa relation au "corps" social ne saurait articuler une pratique. Il cesse d’être scientifique. Question centrale pour l’historien. Cette relation au corps social est précisément l’objet de l’histoire » (p. 26-27). Ce qui est en cause n’est pas tant la critique de l’historiographie « positive », acquise depuis Febvre et Bloch, que le contenu de cette critique au moment où l’histoire économique et sociale commence à se voir contestée à son tour par une nouvelle génération d’historiens.

L’histoire, instance critique des savoirs sociaux

12Considérer, comme le fait Certeau, que l’archive est au fondement d’un écart par rapport au réel, auquel l’historien se réfère mais qui ne cesse de lui échapper, n’est pas nouveau non plus. Marc Bloch ne disait pas autre chose dans Apologie pour l’histoire, et l’école des Annales n’est pas étrangère à l’idée formulée ici selon laquelle le travail de l’historien consisterait à produire une hétérogénéité par rapport à la masse d’informations, disponibles dans les sources, à l’intérieur desquelles il opère des choix en fonction de considérations extérieures. Attribuée à Henri-Irénée Marrou, l’idée que « nous ne posons au passé que les questions que le présent nous pose » est un lieu commun des années 1970. Dans le contexte du débat sur la « nouvelle histoire », tel que l’inaugure Faire de l’histoire, l’intérêt de sa position tient à la manière dont il fait de la « découverte d’un hétérogène » le cœur même du discours historique, et son originalité au regard des autres savoirs sociaux, notamment ceux des sciences sociales, au moment où ceux-ci sont dominés par le débat sur le structuralisme.

13Par rapport à ces dernières, qui construisent des modèles d’explication à visée universelle, l’historien produit des « écarts significatifs ». Sa spécialité, c’est « le particulier » en tant qu’il est « la limite du pensable », un écart qui met à l’épreuve toute pensée de l’universel en interrogeant les conditions dans lesquelles celle-ci devient possible. Chez Certeau, la critique historienne de la modélisation ne repose ni sur une pensée de la contingence, ni sur l’idée selon laquelle la complexité du réel mettrait en défaut toute tentative de montée en généralité au nom de l’érudition. Elle n’est pas un « en-deçà » de la modélisation, mais un pas de côté qui permet d’en comprendre les modalités.

14On se rappelle que la seconde génération des Annales a construit son rapport au structuralisme en proposant une histoire de longue durée17, attentive aux structures et qui, parce qu’elle était articulée aussi sur une pensée du court terme, maintenait à l’histoire son statut de discipline de synthèse des sciences sociales. C’était tout le sens de la tripartition braudélienne du temps et de son débat avec Claude Lévi-Strauss. Par sa position, Certeau prend acte d’un échec : « l’historien, écrit-il, n’est plus homme à constituer un empire. Il ne vise plus le paradis d’une histoire globale. Il en vient à circuler autour des rationalités acquises. Il travaille dans les marges. À cet égard, il devient un rôdeur » (p. 50).

15On ne saurait dresser meilleur acte de décès de l’utopie braudélienne d’une histoire « totale ». On ne saurait aussi mieux prendre en charge le caractère éclaté de Faire de l’histoire. Certeau assume au nom de ses collègues la fin d’une histoire dont le modèle était la Méditerranée de Braudel. Mais il s’agit bien d’un pas de côté et non d’un retrait : un autre rôle se dessine, qui est celui de la critique des sciences sociales, de la capacité à rôder de l’une à l’autre pour en explorer les frontières et en traquer les impensés. Reportons-nous quelques années auparavant : en 1967, après Les mots et les choses, Certeau avait débattu avec Foucault de la question de l’hétérogénéité entre les épistémès et de la difficulté à penser leur succession18. Étranger comme son interlocuteur à la pensée de la continuité, il assignait alors à l’historien le rôle de rendre compte de cette hétérogénéité en recherchant dans toute épistémè l’impensé où se tramait sa crise à venir. C’est sous cet angle qu’il traitait alors de la possession de Loudun d’une part, de la crise de mai 68 de l’autre, dans la perspective commune d’une crise de « l’architecture sociale des savoirs » dont il s’agissait de repérer non-dits et lignes de faille19. En 1974, il conforte cette conception de l’histoire comme instance critique des sciences sociales et de leur rapport à l’universel. Critique, et non plus fédératrice : le « moment » Braudel de l’historiographie française est en train de s’achever20.

16Quelle prudence, en retour, sur les deux domaines qui nous préoccupent ! La proximité de Certeau avec l’œuvre de Lacan pourrait nourrir sa critique de la relation de l’archive au réel, au moment où cette question est centrale chez Lacan – le séminaire RSI, « Réel - Imaginaire - Symbolique », se tient en 1974-1975. Mais Lacan n’est pas cité, et la psychanalyse est absente du texte, à l’exception d’une référence marginale à Octave Mannoni21. Et si la littérature est présente, c’est seulement dans le renvoi de l’histoire aux conditions d’institutionnalisation d’un discours, jamais dans l’analyse de la littérarité de ce discours. Mieux, lorsque la littérature apparaît sous la plume de Certeau, c’est sur un registre discrètement dépréciatif. De ce que les historiens assument un rôle social, il tire en effet la conclusion suivante : « la production historique s’en trouve partagée entre l’œuvre littéraire de qui "fait autorité" et l’ésotérisme scientifique de qui "fait de la recherche" » (p. 31). La science est ainsi placée du côté de la recherche, la littérature du côté de l’autorité, subtile dépréciation de l’une par rapport à l’autre.

1975. L’opération historiographique

17Du texte de 1974 à celui de 1975, le passage d’une épithète à l’autre désigne cette fois la prise au sérieux de la littérarité du texte historique : « historiographique » ne permet plus de jouer sur l’ambivalence d’« historique », qui qualifie à la fois une discipline et l’objet de cette discipline. On peut y voir chez Certeau l’héritage d’une formation marquée par la pratique de l’édition critique de textes, avec une forte dimension philologique à laquelle il a été formé en suivant le séminaire de Jean Orcibal à l’EPHE22. Mais il y a plus. Dans une note de l’article de 1974, Certeau précisait sa pensée : « Une fois pour toutes, je précise que j’emploie le mot histoire au sens d’historiographie. C’est dire que j’entends par histoire une pratique (une discipline), un résultat (un discours) et leur rapport » (note 2). Cette note, maintenue dans la version de 1975, aurait pu suffire. Si l’épithète change, c’est en raison de l’ajout d’une longue troisième partie intitulée « Une écriture ». Cette troisième partie est au centre des pages qui suivent.

De « l’inversion scripturaire » à la loi de l’autre

18Le point de départ de Certeau est la non-transparence de la relation entre le moment de la recherche et celui de l’écriture, thème récurrent dans son œuvre. « L’opération qui fait passer de la pratique investigatrice à l’écriture » relève de ce qu’il appelle une « inversion scripturaire » (titre du § 1) : inversion de l’ordre du temps, parce qu’au temps de la recherche, celui d’un historien se tournant vers le passé qu’il interroge, se substitue le temps du récit, déployé dans l’évidence de la chronologie ; inversion de méthode, puisqu’une recherche construite dans la confrontation aux lacunes de l’archive, et tirant parti de celles-ci pour ouvrir le champ des interprétations, laisse place à un discours plein, qui revendique cohérence et complétude – sur ce constat, Certeau est proche de Paul Veyne. Il place donc au cœur de son analyse cette inversion à la fois cachée et fondatrice, comme le principe d’une perte qui permet au discours de « fonctionner » : le texte historique est performatif.

19On peut tirer deux conséquences de cette double inversion. D’une part, elle met le lecteur en présence d’un texte dont l’analyse structurale est possible et nécessaire pour comprendre « l’opération historiographique » : « Ainsi l’ensemble se présente-t-il comme une architecture stable d’éléments, de règles et de concepts historiques qui font système entre eux et dont la cohérence relève d’une unité désignée par le nom propre de l’auteur » (102). Mais, d’autre part, il reste à interroger ce qui s’est perdu dans l’opération qui conduit à l’écriture : « Qu’est-ce que fabrique l’historien quand il devient écrivain ? » (p. 123). On pourrait en conclure que Certeau, tout en admettant la nécessité de l’analyse structurale, ne renonce pas à poser la question de l’auteur. En fait, jusque dans cette analyse proprement textuelle, il reste attentif aux déterminants sociaux et professionnels que le texte dissimule, mais par lesquels il est en quelque sorte « agi ». La troisième partie de l’article fonctionne bien en écho des deux premières, dont elle transporte le questionnement au niveau de l’écriture historique elle-même.

20Certeau s’interroge sur la manière dont l’institution s’impose comme un ressort caché du texte, comment elle est le principe d’une perte qui fonde la cohérence du récit. Sur lesquelles de ses procédures le discours historique fait-il silence, ne serait-ce que parce qu’il doit prendre la forme d’un récit ? Ce qui est perdu dans l’opération historiographique, ce ne sont pas seulement les faits que l’on écarte, les morts auxquels on ne rend pas la voix, cette part du passé qui n’a pas laissé de trace. Ce sont aussi les ressorts même de la construction du discours, dans ce qu’ils doivent à une histoire sociale des savoirs qui rend ce discours possible à condition d’être tue, et qu’il faut saisir pourtant dans le texte même, dans ses silences et ses lacunes.

21« L’écriture disperse dans la mise en scène chronologique la référence de tout le récit à un non-dit qui est son postulat » (p. 107). Ce non-dit multiforme, dont l’analyse structurale ne peut rendre raison parce qu’il est une « loi masquée » (titre du § 2) historiquement construite, ne cesse pourtant d’affleurer dans le texte qui le dissimule : « Chassé du savoir, un revenant s’insinue dans l’historiographie et en détermine l’organisation : c’est ce qu’on ne sait pas, ce qui n’a pas de nom propre. Sous la forme d’un passé qui n’a pas de place désignable, mais ne peut être éliminé, c’est la loi de l’autre » (p. 108). Ainsi l’écriture historienne fonctionne-t-elle « comme une image inversée : elle fait place au manque et elle le cache ; elle crée ces récits du passé qui sont l’équivalent des cimetières dans les villes ; elle exorcise et avoue une présence de la mort au milieu des vivants ». Ici se loge le recours à la psychanalyse, entre loi de l’autre et présence de la mort, dans des termes qui ne sont pas sans rappeler les premières pages de La possession de Loudun en amont, celles de La Fable mystique en aval.

L’histoire sociale entre psychanalyse et théorie de l’énonciation

22À la fois récit et discours, tendu entre deux logiques de temporalité, hanté par une absence et soumis dans ses procédures à la loi de l’autre, le texte historique est d’abord un mixte. Il est un « texte clivé » partagé entre deux univers de référence : un univers de la modélisation, celui des sciences sociales, dont le discours de vérité est normalement soumis à des critères de falsifiabilité ; un univers de la narration, qui est celui de la littérature, soumis à des critères de vraisemblance qui ne garantissent pas l’accès à la réalité des faits. Il cherche à convaincre, faute de pouvoir démontrer. La métaphore et l’enthymème en sont les deux figures rhétoriques privilégiées, l’une et l’autre liées à ce régime de vérité instable et fragile. La première joue sur le glissement d’un registre de sens à l’autre, pour autant que « le discours historique […] prétend donner un contenu vrai (qui relève de la vérifiabilité) mais sous la forme d’une narration » (110). L’enthymème, syllogisme tronqué dont une des prémisses est sous-entendue, substitue à la relation de causalité une relation de successivité (post hoc ergo propter hoc). Il démontre moins qu’il ne fait croire, en rendant présent l’implicite d’un non-dit partagé entre l’auteur et le lecteur. L’usage de la citation, qui vise à introduire un effet de réel capable d’emporter la conviction, y fait entendre une autre langue au cœur même de la langue de l’historien : « se pose comme historiographique le discours qui "comprend" son autre – la chronique, l’archive, le mouvement–, c’est-à-dire celui qui s’organise en texte feuilleté dont une moitié, continue, s’appuie sur l’autre, disséminée, et se donne ainsi le pouvoir de dire ce que l’autre signifie sans le savoir » (p. 111).

23On peut analyser de tels passages de deux manières. D’une part – on y revient plus loin –, on rappellera combien la question du « faire croire23 » est un leitmotiv de l’œuvre de Certeau, ce jésuite érudit qui n’a jamais renoncé à « la faiblesse de croire24 » et a d’abord usé des théories de l’énonciation pour rendre compte de la crise du langage chrétien au milieu des années 1960. D’autre part, on soulignera le double jeu de références qui inscrit son approche du discours historique à la fois dans le registre de l’analyse du discours (Barthes, Benveniste et Todorov, côtoyant Blanchot dont il cite L’entretien infini) et dans celui de la psychanalyse (Laplanche et Pontalis, Freud et finalement Lacan dans la conclusion).

24Si les stratégies mises en œuvre pour faire apparaître le « réel » sont si fragiles et vouées à l’échec, c’est sans doute que l’enjeu du discours historique est ailleurs que dans la défense du réalisme : il s’y joue « quelque chose d’autre que le sort ou les possibilités d’une "science objective" » (p. 120). Dans la manière dont il ne cesse de désigner le réel en tant qu’il lui est inaccessible, le texte historique devient « la représentation privilégiée d’une "science du sujet" et du sujet "pris dans une division constituante", mais avec une mise en scène des relations qu’un corps social entretient avec son langage » (p. 120). Cette mise en scène est le lieu où se croisent la psychanalyse, les théories de l’énonciation et l’histoire sociale : le dernier paradoxe du discours historique tient à la manière dont « l’écriture met en scène une population de morts – personnages, mentalités ou prix » (p. 117), avec un effet proprement performatif. « L’écriture ne parle du passé que pour l’enterrer », écrit Certeau, « aussi peut-on dire qu’elle fait des morts pour qu’il y ait ailleurs des vivants. Plus exactement, elle reçoit les morts qu’a fait un changement social, afin que soit marqué l’espace ouvert par ce passé et pour qu’il reste possible cependant d’articuler ce qui apparaît sur ce qui disparaît. […] Une société se donne ainsi un présent grâce à une écriture historique » (p. 119).

Conclusion. Un « accent étranger »

25Comment situer ce texte double, dans le champ historiographique et dans l’œuvre de Michel de Certeau ? La version de 1974 formule à l’intention d’une génération d’historiens les voies par lesquelles ils sont en train de sortir de l’univers braudélien dans lequel ils ont été formés. Une partie de l’analyse est neuve au moment où Certeau la formule, mais la langue en est familière. En revanche, la partie rajoutée en 1975 produit un effet d’étrangeté dont on ne trouve de répondants que chez des auteurs venus de l’extérieur : le Foucault des premières pages de L’ordre du discours,faisant surgir sans le nommer L’innommable de Beckett au service d’un discours qui se refuse à tout commencement25 ; Roland Barthes analysant en linguiste « le discours de l’histoire » dans un article de 196726. Le glissement qui se produit entre « l’opération historique » de 1974 et celle, « historiographique », de 1975 est tout sauf anodin.

26Dans le champ historiographique français tel qu’on l’a décrit plus haut, cette troisième partie est un hapax, dont il est remarquable qu’il ne soit pas paru dans le collectif Faire de l’histoire, quand bien même les raisons concrètes ayant conduit à cette décision nous demeurent inconnues en l’absence d’archives. Alors que le texte de 1974 se construisait dans un rapport privilégié avec les historiens des Annales, la troisième partie repose d’abord sur un dialogue avec les linguistes et les psychanalystes, où les historiens n’interviennent que de façon secondaire27. Les trois parties de l’article fonctionnent pourtant de manière cohérente : la dernière ressaisit au niveau du texte l’histoire de l’institution historique et des pratiques professionnelles des historiens qui faisait l’objet des deux premières. Le recours à la psychanalyse est le moyen par lequel Certeau maintient la nécessité d’une histoire sociale dont il cherche les traces dans le corps même de l’écriture.

27J’ai indiqué à plusieurs reprises comment « L’opération historiographique » renvoie aussi à l’itinéraire intellectuel de Certeau. L’attention aux procédures de conviction était présente dès les années 1960, lorsque Certeau analysait à l’épreuve des théories de l’énonciation d’Austin la crise de crédibilité du discours religieux qui était encore le sien quand il dirigeait la revue jésuite Christus aux côtés de François Roustang28. L’interrogation sur le régime de vérité du discours historique, sur ses liens avec les sciences sociales et la psychanalyse, renvoie aux réflexions immédiatement postérieures à mai 68 sur la crise de l’architecture sociale des savoirs. La réflexion sur la manière dont le discours historique « enterre les morts comme moyen de fixer une place aux vivants » (p. 118) a tenu une place clé dans la polémique de 1970 avec Robert Mandrou autour de « la beauté du mort29 ». En aval, l’ensemble de ces thématiques est au cœur du texte inédit que Certeau consacre à l’écriture par Freud de Moïse et le monothéisme30dans L’écriture de l’histoire.

28J’aimerais souligner enfin combien ce rapport à la mort nourrit dans l’œuvre de Michel de Certeau une forme de compagnonnage entre l’auteur vivant et ceux qu’il prend pour objet d’études. Compagnonnage avec Jean-Joseph Surin, dont il a publié la correspondance et dans l’œuvre duquel il a trouvé un écho aux questions que l’actualité pose aux dispositifs de savoir contestés par la crise des années 68 ; compagnonnage avec Henri Bremond, qui se confronta aux spirituels de l’époque moderne en écho à la crise du modernisme chrétien dont il fut un protagoniste31 ; compagnonnage avec Freud, dont Certeau écrit, à propos de Moïse et le monothéisme : « Je me suis risqué dans le texte freudien avec une demande d’historien. Il parle une langue qui m’est familière, celle qu’avec une ironie modeste il attribue aux "chercheurs qualifiés". En fait il l’adopte. Il la pratique avec un accent étranger, en homme venu d’ailleurs. Cet écart entre la langue et la démarche indique l’entrée de la danseuse. Déplacé où il est, ce Moïse égyptien déplace mes questions32 ». Tout se passe comme si Certeau entendait chez Freud « l’accent étranger » qui est le sien parmi les historiens des Annales.

29Cette proximité avec des auteurs disparus est la contrepartie heureuse, peut-être la rétribution, de la « loi de l’autre » qui fonctionne dans le discours historique. Elle est en fait une chaîne de proximités construites dans le corps même des textes : de même que Certeau noue une longue relation d’interlocution avec Surin, Bremond ou Freud, de même Surin devient l’interlocuteur et l’égal du « jeune homme du coche » qui l’enseigne sur la foi33, Bremond l’interlocuteur et l’égal des « saints » du xviie siècle qui l’éclairent sur la mystique, Freud l’interlocuteur et l’égal du président Schreber dont il s’interroge pour savoir ce qu’il lui doit de ses propres analyses sur la psychose paranoïaque34.

30Cette chaîne de compagnonnages me paraît avoir chez Certeau une fonction théorique et politique. Elle se construit entre des sujets égaux entre eux, les uns vivants, les autres morts, tous également légitimes dans leur prise de parole, ce qui interdit à l’historien toute forme de surplomb par rapport à ceux qu’il prend pour objets d’études. Elle est aussi ce par quoi l’historien parle non plus seulement dans la langue de l’autre, mais dans la langue d’un autre, dans la langue d’un mort, validant ainsi cette présence du passé au présent par laquelle la tradition freudienne dont Certeau est solidaire déstabilise en profondeur l’espace social des savoirs hérité de la crise du xviie siècle dont il est spécialiste35. Elle est enfin, me semble-t-il, ce qui subvertit l’écart entre la source, c’est-à-dire l’archive, et le discours des historiens, entre le document et l’historiographie, au profit d’un espace commun où les textes aussi sont à égalité comme le sont leurs auteurs, morts ou vivants : une sorte d’espace démocratique des textes qui n’est rien d’autre, à ses yeux, que l’espace littéraire.