Colloques en ligne

Patrick Goujon et Sophie Houdard

Jean-Joseph Surin et « L’illettré éclairé » : une série littéraire (1968-1982)

1Pour entrer dans l’interrogation qui habite ce colloque — « que désignent dans la production de Michel de Certeau les termes de « littérature », « littéraire », « roman », « fiction », « poétique » ? souvent assortis de guillemets —, il nous a paru possible, sans doute avec un excès de naïveté, d’entrer par la Fable mystique et le rapport que Certeau y noue, avec Surin. Tâche difficile sans doute mais à laquelle nous avons choisi de nous atteler tant nous apparaît certain que ce rapport-là éclairera ce qui est au cœur de ce travail du littéraire chez Certeau.

2Andrés Freijomil écrivait il y a peu que La Fable mystique xvie-xviie siècle publié en 1982 composait un « livre-palimpseste » où Michel de Certeau retravaillait, si l’on excepte quelques chapitres inédits, des recherches menées parfois quinze ans plus tôt comme historien de la spiritualité jésuite1. C’est le cas du chapitre 7 « L’illettré éclairé », intitulé « L’illettré éclairé dans l’histoire de la lettre de Surin sur le Jeune Homme du Coche (1630) », lors de sa première publication en 1968 dans la Revue d’ascétique et de mystique2. Michel de Certeau y explorait les multiples versions de la première lettre éditée de Surin, celle du 8 mai 1630 numérotée 18 dans l’édition critique de la Correspondance établie en 19663. Dans la revue dédiée à l’histoire de la spiritualité, la lettre permettait à Certeau de construire trois histoires, celle de Surin, sorti prématurément du Troisième An entamé à Rouen et marqué, dans cette lettre adressée aux confrères de La Flèche, par l’entretien qu’il aurait eu dans le coche avec un jeune homme simple et grossier, ignorant et instruit par Dieu d’un savoir spirituel solide et sublime; celle de la mystique (la lettre est reçue comme un « manifeste » écrivait Certeau4), enfin, l’histoire des milieux qui diffusent la lettre et interprètent la relation entre l’illettré et la science mystique.

3En 1982, à quelques remaniements près, l’article ouvre la série des « Figures du sauvage » avec lesquelles se clôt la Fable mystique5 dont on peut schématiquement résumer la perspective conclusive : l’illettré éclairé et ses innombrables avatars, les jeunes jésuites réformistes bordelais tentés par la mystique et le prophète gyrovague Jean de Labadie montreraient la dispersion après 1600 de la « grande » littérature mystique en histoires « modestes ». L’historien les conçoit comme le pullulement de petits genres, qu’il appelle les « romans policiers de la mystique6 » où se tisse et se cache une tradition désormais marginalisée dans les fables compensatoires d’un déficit de la Parole et de la Présence7.

4Nous voudrions montrer dans un premier temps que l’étude de cette lettre, publiée vingt ans plus tôt dans le cadre d’une revue au caractère confessionnel, constitue l’ombilic de la Fable mystique, la science des textes pratiquée en 1968 comme histoire des idées religieuses dans les formes littéraires se retournant dans une sorte d’involution en 1982 jusqu’à constituer la littérature en modèle théorique de la mystique et en faire son « roman historique ». Il nous est dès lors apparu que La Fable mystique en vient à produire le site de l’écriture certalienne, site toujours en mouvement, que nous verrons alors comme une sorte de récit de genèse, tendu entre le roman familial de Surin et la théorie de la parole mystique, la fable. Réflexion singulière sur ce qui altère un écrivain.

1968-1982. De la « science des textes » à la fiction théorique, les avatars de la lettre

5En 1968, Michel de Certeau se trouvait au cœur du labeur érudit qu’il décrira au début de la Fable mystique comme « vingt ans de piétinement »8 au seuil des écrits des auteurs mystiques et particulièrement de Surin, qu’il imaginera alors sous les traits du gardien de Kafka surveillant l’historien pris dans les « détours labyrinthiques (finalement si rusés) de l’édition critique9 ». Michel de Certeau voyage aussi beaucoup dans les années soixante, il part au Brésil, en Argentine, au Chili, aux états-Unis à partir de 1969, et ce qu’il identifiera rétrospectivement comme un temps d’attente et déjà de nostalgie devant les textes mystiques, est l’époque des recherches sur l’histoire du catholicisme qu’il donnera au Dictionnaire de spiritualité et les premiers jalons d’une lecture jamais interrompue des écrits de Jean-Joseph Surin. La Revue d’ascétique et de mystique accueille alors les articles décisifs qui fourniront en 1982 la plupart des « figures du Sauvage » avec lesquelles se termine le livre : en 1964 et 1965, « Les œuvres de Jean-Joseph Surin. Histoire des textes » (I et II) et la même année, « Crise sociale et réformisme spirituel au début du xviie siècle : une « nouvelle spiritualité » chez les jésuites français »10.

6L’érudition phénoménale qu’il consacre en 1968 à la lettre de Surin appartient à cette pratique historienne entendue et défendue comme « endurance technique »11 nécessaire, selon Michel de Certeau, à la production des livres et des groupes mystiques comme « réalité historique »12. Car l’étude de la lettre et de ses très complexes variations dont il cartographie les lieux et les temps est alors l’exemple d’une science qui doit éviter de tomber dans ce qu’il appelle la « littérature » : « à la littérature succède la science », écrit-il dans le compte-rendu élogieux du volume consacré à La spiritualité moderne que Louis Cognet a fait paraître naguère (1967)13. La « science des textes », à laquelle il identifie le travail de l’abbé Cognet, y est présentée comme la seule manière de découper de manière rigoureuse les textes du passé, sans jamais quitter « le terrain solide de l’analyse littéraire » 14 pour mettre au jour des « différences » et des « mouvements » qui révèleront les idées religieuses dans la matérialité des textes sans en présupposer l’existence dans le ciel des idées ou dans les histoires de la théologie. Cette analyse littéraire que Certeau reconnaît dans le travail de Cognet et dont il produit alors une sorte de plaidoyer pro domo se démarque résolument du « théâtre littéraire » à la Bremond (en 1968 l’Histoire littéraire du sentiment religieux reparaît à la librairie Armand Colin), qui sous-tend une spiritualité présentée comme un drame avec des personnages qui jouent des « rôles identiques sous des costumes différents » et où « la littérature est toujours la même histoire »15. Pour Certeau, « une forme littéraire est une interprétation des faits »16, cette affirmation lui permet de dénoncer une forme de paresse méthodologique et idéologique, car la (prétendue) continuité de la littérature se met ainsi trop souvent au service de la généalogie doctrinale, tandis que la science des textes doit permettre de saisir des « différences » et des « résistances » qui doivent seules guider l’analyse littéraire17. Le mot de « résistances » emprunté à la Fable mystique de 1982 indique que l’analyse littéraire qui permet à Certeau de s’émanciper d’une pratique intellectuelle ecclésiastique qui nourrit la Revue d’ascétique et de mystique, servira bientôt une démarche de type analytique au sens freudien, comme on le verra plus loin18.

7Si l’analyse textuelle pourra ouvrir sur l’analyse freudienne c’est que la science des textes s’écrit à partir du présent de l’historien et des « options » qui sont les siennes, et que le seul moyen pour qu’elles n’aient pas la forme d’un choix personnel (comme il en fait discrètement le reproche à Louis Cognet) ou d’un impensé (chez Bremond) consistera à procéder à l’élucidation de cette question, dans

[…] le rapport entre des œuvres et leurs lectures successives, c’est-à-dire entre les interprétations diverses (anciennes ou contemporaines) de l’expérience chrétienne, en somme des expériences indissociables des langages historiques dont elles reçoivent leurs « styles » et dévoilent pourtant leur sens.19

8La science des textes n’est donc pas de « la » littérature entendue comme continuité des genres et des formes symboliques qui existerait en dehors du langage historique des acteurs sociaux et de l’expérience chrétienne dont elle serait tout au plus le déguisement20. La science des textes qu’il préconise en 1968 substitue à la « même histoire » bremondienne, l’établissement cartographié d’un rapport entre des modes d’expression historicisés qui forment des « stratifications » et des « lectures superposées » qui permettent de penser les textes (et non les idées ou les énoncés) par séries de traditions textuelles21. N’oublions pas qu’en 1968 Michel de Certeau saisit les événements de mai dans ce qu’il appelle alors « les grandes séries Mai 6822 » dont il donne le « mode d’emploi » qu’on peut rapidement résumer en l’appliquant à la lettre de Surin : l’histoire textuelle de la lettre du coche, dans sa prolifération et ses différences met au jour l’événement de sa production comme « manifeste » mystique, en tant qu’elle crée une série.

9Mais revenons à l’étude de la lettre et aux trois pistes que poursuit Michel de Certeau.

-1. Les traditions : la mise au jour rétrospective des circuits de la lettre à partir des éditions de 1695 (celle du père Champion) et de 1690 (celle de Poiret), lui permet de distinguer une tradition nordique et une tradition méridionale dans lesquelles se découpent des styles : un style âpre « sec, vif, archaïsant et gauche » authentique, où le jeune homme en jeune paysan est comme « sans histoire », sorte de météorite ou de « soldat inconnu d’une bataille spirituelle », tandis que dans les versions que Certeau dit « retouchées », le style est celui de la « littérature d’édification »23. La littérature est ici le moyen de penser la mutation de la mystique, sa métamorphose en modèle à imiter et à admirer, où le jeune homme est une espèce de saint d’hagiographie qui « touche » au lieu de « provoquer » : « c’est le même récit, mais il n’a pas le même sujet »24 écrit Michel de Certeau dans une formule importante. Cela signifie que le style altère le sens, parce qu’il est l’indice de la production des textes (et donc des groupes et des acteurs spirituels), il révèle à l’historien qu’il y a production de texte dans la reconnaissance d’une énonciation différente ou singulière dans une structure qui se répète, à savoir la rencontre entre un jeune homme illuminé et sans lettres, et un ecclésiastique savant. Les styles sont conçus par l’observateur comme des « lieux » (c’est-à-dire des opérations) et des époques (parce qu’ils dépendent de langages historiques) : au style nordique et mystique fait suite, si l’on suit Certeau, le temps et les lieux de la dévotion, puis le temps et le style de la polémique et des conflits où se dispersent les romans policiers de la spiritualité…

10-2. La mise au jour des circuits de la lettre et de ses avatars entoure étrangement un point aveugle, l’analyse de la lettre elle-même qui occupe le deuxième temps de l’étude25. Il faut savoir que la lettre originale, dont on ne sait finalement rien de sûr, échappe à Surin lui-même qui affirme ne plus l’avoir en sa possession dès 1659, c’est-à-dire quelques années après la fin des troubles qui l’ont affecté entre 1637 et 1655. Dans cette histoire textuelle de la lettre, il n’y a donc pas de lettre zéro, l’étude des textes s’appuie sur un terrain meuble, fait de stratifications, reprises, retouches et corrections. La science des textes pratiquée dès les années soixante met ainsi au jour l’absence d’origine et le manque d’un premier texte (contre l’idée, rappelons-le, d’une continuité littéraire). Ce qui relevait d’une épistémologie en 1968 permet de décrire en 1982 le fonctionnement, par métonymie de la fable mystique comme autre scène où se déploie le « fantôme » du disparu (il faudrait, écrira Michel de Certeau à l’orée de son ouvrage, élaborer une « théologie fantôme »26), dans les artefacts d’une lettre qui circulent en lieu et place de l’Un manquant. Selon ce schéma, le jeune tertiaire jésuite Surin (quittant le Troisième an, quittant la maison religieuse) produit l’impulsion d’une tradition qui (re)commence dans la vacance d’un original. La science des textes que mène Michel de Certeau dans les années soixante, aimantée par l’obsession de la reconstitution des circuits des avatars de la lettre, transforme l’historien en policier. La science des textes s’appuie, si l’on peut dire, sur des lacunes nécessaires au « rapport » qui élucide, rappelons-nous la formule, le lieu de l’historien, ses options personnelles et ses interprétations du passé. C’est pourquoi Surin « doit » échapper à la série qu’il permet pourtant de construire, et c’est alors Michel de Certeau qui entrera lui-même en 1982 dans la série, comme nous le verrons dans la deuxième partie de ce travail. De la science des textes à l’écriture de Certeau, la lettre est la médiation et le modèle d’une communication.

11-3. Le problème du berger et la « légende du pauvre » : pour Michel de Certeau, le style âpre de Mons paraît plus « authentique » que les versions dévotes du sud, parce que cette tradition témoignerait d’une version orale, ou en tout cas moins écrite. Mais alors, pourquoi la figure du « berger » vient-elle remplacer dans certaines versions nordiques le paysan illuminé ? Pourquoi une telle « identité littéraire » et une telle « figure légendaire » se substitue-t-elle au paysan, et vient–elle ancrer la lettre aux bergeries du temps27 ? L’illuminé en berger dépend d’une « mode littéraire » ou d’une « littérature populaire », l’une contestataire, l’autre dévote ; l’étude de la série se complique, le texte nordique alliant un style « sauvage » à des conférences sermonneuses tenues par un berger qui « jette une fois un déguisement de pastorale sur le paysan mystique28 ».

12La bergerie explique le rôle de Launoy, célèbre théologien de Paris, censeur royal, qui approuve étrangement une édition où un berger donne des leçons de spiritualité en même temps que le Christ. Certeau l’analyse comme le déplacement ou l’exode dans la « vie privée » de ce savant théologien, d’une conviction religieuse qui n’a plus de langage savant pour se dire : le berger, c’est, si l’on veut, le roman qu’on lit chez soi, c’est la forme dévote d’une mystique désormais marginalisée29.

13On voit que le récit de la rencontre dans le coche entre l’ecclésiastique et le jeune paysan ignorant et illuminé est développé en 1982 comme la fiction théorique d’un savoir théologique humilié30. La fiction s’appuie sur des figures ou des thèmes (Michel de Certeau utilise les deux termes) qui élaborent une « relation » qui déplace en le faisant revenir un récit très ancien dans différentes figures qui se socialisent à la fin du xviie siècle. Cette structure ou ce récit, c’est ce que Certeau appelle une légende (ce qu’il faut lire). La figure de l’ange, du pauvre, du paysan, de l’Ami de Dieu du Meisterbuch strasbourgeois, de l’idiote de l’Histoire lausiaque du ivesiècle tracent le fil historique des « fictions théoriques » qui représentent la relation du savoir (théologique) et de l’esprit pour construire du croyable (ce qui fait marcher, comme l’écrit Certeau). La « lettre-de-Surin » qu’il faut écrire avec beaucoup de tirets et de guillemets, puisqu’elle n’existe que dans la série de ses apparitions dispersées, est la reviviscence historique d’une configuration chrétienne qui se répète jusque chez les paysannes illuminées visitées par des ecclésiastiques (que l’on songe au cas bien connu de Marie des Vallées). Si Michel de Certeau considère qu’il existe des versions plus « authentiques », elles font cependant toutes autorité dans la « série formelle » que le réemploi instaure dans une nouvelle actualité31. Certes, le « berger » reste « une mascarade », comme l’enfant innocent du catéchisme populaire. La littérature dévote, savante ou populaire, c’est le « mort » de la culture populaire, une « silhouette » exotique32, mais qui permet, comme la figure du « pauvre », de suivre la fiction théorique chrétienne dans le temps, jusqu’à apparaître dans la scène de Dom Juan que Certeau interprète comme une scène spirituelle (il est vrai qu’il ne dispose ni en 1968 ni en 1982 du travail de Joan Dejean33).

14Le récit du jeune homme du coche est une structure relationnelle (c’est une Relation au sens générique aussi), découpée comme « scène mystique » par ceux qui la collectent et qui l’interprètent comme l’humiliation du savoir au profit d’un esprit qui fait autorité. Le récit est donc une fable, du fait de son oralité (il s’agit d’un entretien, d’une parole) et de sa composante fictionnelle, ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit d’une illusion : Surin aurait rencontré le jeune homme dans le coche qui le fait sortir de Rouen, et Certeau tient en 1968 et en 1982 à cette hypothèse. La fable donne à lire une « scène », scenario ou fiction théorique où les « mots » peuvent changer (le jeune homme en paysan, en pauvre, en laïc, en crocheteur chez Mme Guyon, voire en théologien illuminé et comme ensauvagé), comme le font les signifiants dans une suite toujours lacunaire qui écrirait « un même récit », mais jamais tout à fait le « même sujet »: en ce sens la lettre de Surin construit le « roman historique » d’une relation mystique moderne, dont l’analyse travaille les figures de déplacement, de substitution voire de refoulement34. Le berger épuiserait-il la série ? il est en tout cas la dernière pièce de la légende. Il est vrai que Surin ne s’adonne plus depuis sa crise « aux lettres gentilles et éloquentes », comme il l’écrit à D’Attichy dans une lettre de 1634 que cite Michel de Certeau, car Surin « se soucie peu de Bergeries »35. La lettre construit peut-être alors autre chose en 1982, un autre rapport à la littérature et à l’écriture certalienne.

1982-1968. La Fable, théorie de la singularité d’une écriture

[Surin] se soucie peu de « bergeries ». Dans sa lettre, pas un mot, pas un regard pour les vertes campagnes qui crient le printemps et qu’apaise la douceur du ciel normand. Aucun vivant n’y habite. Rien n’existe que ce « jeune garçon ». La « compagnie », décor indéterminé, n’intervient qu’une fois dans ces lieux abstraits, mais comme une ombre fugitive, aussitôt rejetée. Toutes les autres voix sont absentes. Seule unique, s’élève dans le désert la parole d’un ange.36

15Certeau dramatise littérairement la rupture que représente Surin, non plus sa lettre, ou plutôt la série des lettres, mais Surin comme singularité, à la fois personnage d’un récit que Certeau compose, et borne à laquelle l’interprétation se heurte, « seuil ».

16En montrant de quoi Surin se soucie, si ce n’est pas de bergeries, Certeau fait entrevoir pour quoi lui, Certeau, il écrit. On propose d’appliquer la même méthode que suit Certeau pour les lettres de Surin, en comparant le texte de l’article de la Revue d’Ascétique et Mystique à celui de la Fable mystique. C’est dans la deuxième et la troisième sections (« L’ange du désert », « Le légendaire du pauvre ») de ce septième chapitre (« L’illettré éclairé ») que les différences, ajouts et suppressions, sont les plus significatifs du « roman », comme le note Certeau, qui s’écrit ainsi.

17La trame narrative entre les deux versions ne varie pas. L’histoire de Surin dans l’épisode du jeune homme du coche est le franchissement d’un seuil, l’entrée dans l’exil : Surin trouve refuge dans la perte. Pourtant, entre 1968 et 1982, le propos se précise. Le lieu de la conversation, « nous descendions souvent du coche pour nous entretenir plus à l’aise » était en 1968 un « renfermement où pourtant la ‘liberté du cœur’ renaît37 ». En 1982, la conversation est le lieu où Surin est « réfugié dans la perte ». Certeau supprime le dépassement de la négativité de l’enfermement vers la liberté naissante pour ne conserver que l’effacement du désert. La fin du chapitre de « L’illettré éclairé » dans la Fable chutera aussi dans le silence en faisant appel à La Vie de Madame Guyon, qui poursuit la série des rencontres, cette fois avec un crocheteur : « Je la racontai d’abord comme une histoire, sans dire ce qu’il m’avait dit le dernier ; mais ayant conçu qu’il y avait du divin, je n’en parlai plus38 ».

18Cet exil prend dans la Fable la place d’une scène, au sens psychanalytique ; c’est ici que la réécriture entre 1968 et 1982 est la plus active. Le départ de Surin de Rouen, « mon pays », s’écrivait déjà comme un roman familial. Certeau analysait en 1968 la lettre de Surin en la rapprochant de l’exil abrahamique où le père est Dieu. En 1968, proche encore du texte biblique, Surin « obéit » à un « ordre qui l’expédie hors de chez lui » ; en 1982, l’ordre « l’expulse hors de sa retraite », ordre – et non plus « appel » comme maintenait encore Certeau dans un couple ordre-appel – ordre venu d’un Père, qui l’arrache « prématurément à la maison mère ». L’article de la Revue d’ascétique et de mystique parlait de la « maison du cœur », jouant alors de l’expression qui désigne dans la Compagnie de Jésus le Troisième An, une troisième année de noviciat au terme de la formation jésuite, comme « école du cœur »39. Certeau écrit par glissements du sens, de l’école à la maison, du cœur à la mère. Les procédés stylistiques affectent la réécriture : « la faiblesse qui le retient » devient « la faiblesse qui le blesse », allitération sur deux figures centrales de la pensée de Certeau (faiblesse et blessure). La teinte psychanalytique du vocabulaire se renforce, et fait préférer « désir » à « attraits » (p. 309), « sevré » à « privé ». L’interprétation se resserre : l’exil, voulu par Dieu, selon un emprunt à la Bible, conduit, en 1968, loin de Dieu. Il devient l’écriture d’une « scène primitive » entre Surin et sa mère. « Son ange reconstruit la retraite « maternelle » dont il vient d’être privé ». Les guillemets à « maternelle » sont de 1982 ainsi que la note explicite : « Répétition d’une scène primitive. Sur les relations de Surin avec sa mère, cf. Correspondance, Introduction40 ». La version de 1968 conservait à Surin un statut de sujet, et non d’agent passif, et la mère n’intervenait pas dans l’analyse que Certeau en écrivait alors : « [Surin] reconstruit avec l’ange la cellule dont il vient d’être privé41 ». En 1982, Certeau écrit : « Son ange reconstruit la retraite « maternelle » dont il vient d’être privé ». Surin est exclu, sujet en perte, comme le chapitre 6, « L’institution du dire », partiellement consacré à la Préface de la Science expérimentale des choses de l’autre vie, vient de le montrer. « Le je n’est pas un propre42 ».

19Mais cette scène est aussi un lieu, le lieu d’une interlocution, d’une énonciation où apparaît dans le jeu des différences entre 1968 et 1982 l’écriture de la Fable mystique. Le roman familial de Surin est la fiction par laquelle Certeau écrit ce qui semble ne pouvoir s’écrire que comme fiction théorique, la théorie de la mystique comme fable, « donner la parole à ce qui ne peut parler ».

20Dans les sections de la Fable Mystique consacrées à l’ange et au pauvre, les remaniements sont les plus importants. Disparaît ce qui était lecture de la situation psychologique de Surin :

La pauvreté de l’illuminé est mystérieusement complice de la sienne et remplit le vide ouvert par ce qu’une autre pauvreté a de plus cruel, de plus humilié : la solitude. Elle donne son sens à ce mal indicible, puisqu’elle en fait le lieu même de la « rencontre ».43

21De même est supprimée la glose qui se débarrassait d’une explication par l’angoisse de la production de cette scène, « ce n’est pas la création de son anxiété »44. Est écarté en 1982 encore ce qui était la mise à jour, en 1968, d’une « structure qui tient à la conscience religieuse de l’auteur et qui organise les divers aspects de la ‘relation’45 ». Enfin s’efface une lecture en termes d’expérience de salut : « Lui qui voulait s’arracher à la vie, il est délivré de ‘sa mort’ par l’enthousiasme qu’éveille en lui la réalité mystérieuse qui vient du dehors. Le salut commence à éclairer ses ténèbres, et il se présente comme toujours sous la forme de l’altérité46 ». La « victoire de l’Autre qui survient » qui suscite l’émerveillement devant la découverte d’un « nouveau monde » devient en 1982 naissance de la parole, le salut devient littéralement « poème », « des riens qui parlent du rien ».

22L’étonnement survient à Surin qui, écrit Certeau, en « discerne le sens ». C’est précisément le sens qui entre 1968 et 1982 s’écrit de manière nouvelle, passant d’interprétations marquées par la psychanalyse, l’histoire des mentalités ou la théologie, à ce qui appartient en propre à Certeau :

C’est l’événement : dans son univers quelque chose advient. Ce ne sont que des mots, des riens qui parlent du rien et qui disent ‘après’ ce trésor, la pauvreté. Et voici que, tel un poème, ils donnent la parole à ce qui ne pouvait parler, ‘in-fans’. Ils font commencement. Ils n’inventent pas un corps. Ils ne le désignent même pas. A fortiori n’expriment-ils pas une réalité : elle est incertaine, ambivalente, soupçonnable. Mais ils en tiennent lieu, ils la symbolisent et la précèdent comme le mot ‘mystique’ vise un corps qui est encore absent. Ils ouvrent un espace qui n’est pas autorisé par des êtres. Ils font croire à ce qui n’est pas là. Ils créent de l’autre.47

23La Fable mystique est le récit d’une genèse poétique. On trouve ici le cœur de la Fable mystique qui reçoit sa formulation à même le roman de Surin, roman familial, de la scène primitive, au sens psychanalytique, mais qui n’est que le lieu d’énonciation d’un autre récit, celui qu’écrit pour aujourd’hui, en 1982, Certeau. Ce n’est plus le « piétinement de la science », la mobilisation de l’érudition critique pour reconstituer les strates textuelles, ni l’essai d’une généalogie de la légende du pauvre. Ce qu’écrit Certeau est « histoire », nécessairement toujours « revue et corrigée », qui mêle « notre lecture de Surin, sa lecture de l’événement et notre intelligence du présent à travers une ‘relation’ avec ce passé48 ».

24Comment caractériser l’écriture de Certeau ? Son interprétation se glisse, se tisse, se « textualise », entre la science des textes, l’histoire et la psychanalyse, la reprise de travaux antérieurs et leur réécriture. « Livre-palimpseste » effectivement. La Fable est un entre-texte, elle présuppose d’autres textes, ne peut s’écrire sans autres. La Fable se coule dans cette modalité que pense Certeau sous le régime du « pas sans », le « Nicht ohne dich »49, le « pas sans toi », mais aussi dans la figure d’un passage, d’un passant. La Fable enregistre les leçons que tirait Certeau dans les années 1960, congédiant le littéraire à la Bremond, où la littérature est toujours la même histoire d’une généalogie doctrinale pieuse, qui ne fait plus sens. Mais Certeau ne s’arrête pas davantage à une science des textes, ni à l’interprétation psychanalytique du « cas » Surin, ni au tournant linguistique qui lui fait considérer la mystique comme énonciation. Il déplace constamment son analyse du fait de la résistance même que lui opposent Surin, « et beaucoup d’autres », gardien, comme le disent les premières pages de la Fable, qui ne cesse de dire « ce n’est pas ça ».

25Dans les premières lignes du « Légendaire du pauvre », Certeau revient à la situation dans laquelle il interprète Surin, interprétation qui « marque seulement une étape de plus, dans un récit toujours placé sous le signe du coche – voyage du texte, voyage innombrable sous la formalité fondamentale d’un tissage à deux50 ». Cette « marque », sous la forme du réemploi et du tissage, ouvre à la dimension poïétique du travail de Certeau. Certeau écrit dans le voisinage de la mort. « En attendant cette dernière heure, l’écriture demeure51 » ou, comme Certeau l’exprima plus radicalement : « l’écriture est un geste de mourant52 ». Reste posée, à l’orée de la Fable mystique, la question : « pourquoi écrit-on en effet, près du seuil ? » Surin s’imposait à Certeau comme guide dans cette interrogation.

26Dans la conversation avec le jeune homme du coche, Surin trouve un espace, « la scène de l’autre ». C’est à ce lieu que Certeau enchaîne l’oralité à l’activité littéraire de Surin. Renonçant à chercher l’origine, Certeau saisit la genèse, le site de l’écriture dans la parole de l’autre : [Surin] parle dans cette parole venue d’ailleurs et dont il n’est plus question de savoir si elle est à l’un ou à l’autre. Ce sera le style de ses lettres et de ses traités que d’être une parole – une ‘chanson’ – qui naît dans et de celles de ses correspondants. Cette parole ne s’élève pas de chez soi mais chez les autres et leur hospitalité : leur pauvreté est ce qui l’invente53 ».

27Ce site est analogue au lieu d’où écrit Certeau, dans une actualité qu’il scrute et que traversent les auteurs mystiques « qui introduisent dans notre actualité le langage d’une ‘nostalgie’ », un « mal du pays, s’il est vrai que ce pays reste aussi le nôtre mais que nous en sommes séparés54 ». Certeau, pas plus que Surin à la suite de son dialogue avec le jeune homme du coche, ne revendique une autorité qui serait reçue de la tradition, d’une expérience, des Écritures. La nostalgie qui le hante d’un pays qui fut le sien, et donc le « désir de partir au pays », est un désir sans nom, délié de toute croyance en Dieu. Seule subsiste « la forme et non le contenu de la mystique traditionnelle55 ». « Livré à un désir sans nom, c’est le bateau ivre. » Plutôt donc que le roman d’un désir sans nom, roman de la culture contemporaine, la Fable mystique en est le poème en genèse, une mise à nu, qu’a permis le roman de Surin, du lieu où s’origine aujourd’hui l’écriture :

« Dès lors, ce désir [sans nom] ne peut plus parler à quelqu’un. Il semble devenu infans, privé de voix, plus solitaire et perdu qu’autrefois, ou moins protégé et plus radical, toujours en quête d’un corps ou d’un lieu poétique. Il continue donc à marcher, à se tracer en silence, à s’écrire ».

28La Fable mystique produirait donc, dans son élaboration même, à travers la science des textes, et leur perpétuelle relance, le « ce n’est pas ça » de la singularité de la prise de parole où ces textes s’engendrent, comme le rappelle la scène primitive pour Certeau entre le jeune homme et Surin. Genèse de l’écriture contemporaine, tendue entre une origine perdue et un silence de l’écriture, son amuïssement. On se souvient du jeune homme du coche qui déclarait à Surin que « quand l’Evangile périrait, Dieu lui en avait assez appris pour son salut56 », et de ce que Certeau en écrit alors : « La sagesse n’est pas plus attachée à une tradition orale ou écrite que l’inspiré lui-même n’est lié ou comparable aux réalités de la terre ». Mais qu’est-ce alors que l’inspiration ? qu’est-ce qui anime le désir, l’oriente ?

29« L’ouverture à une poétique du corps » répond à la question, en entretissant le poème de Catherine Pozzi à la mystique Hadewijch d’Anvers : « Ivres de ce qu’ils n’ont pas bu : enivrement sans consommation, inspiration d’on ne sait où, illumination sans connaissance », excès du désir. Le poème, de Pozzi, de Hadewijch, mais aussi les musiques des chamans, retient l’attention de Certeau en tant qu’il est musicalité, et donne à entendre, plus qu’à lire, le rythme inaugural de l’exister, en d’innombrables variations.

Le poème « venait » à Catherine Pozzi, la nuit, sous sa forme presque définitive. La musique attendue et entendue résonne dans le corps à la manière d’une voix intérieure qu’on ne peut nommer et qui réorganise pourtant l’usage des mots. Qui en est « saisi » ou « possédé » se met à parler un langage hanté : la musique venue d’on ne sait où inaugure une autre rythmique de l’exister – certains disent : un nouveau « respir », une nouvelle « façon de marcher’, un autre style de vie.57

30La Fable mystique écrit le modèle théorique de la mystique : le roman de Surin met au jour la genèse poétique de l’écriture, ce qui dans la science des textes se heurte toujours à la singularité d’une altération créatrice, d’une inspiration, que ne fonde aucun autre ordre que celui du désir.