Colloques en ligne

Thomas Conrad

« Dans la nuit, mais sur les limites du jour » : les mondes de Balzac

« Peut‑être le Mysticisme y gagnera‑t‑il en se trouvant dans la langue si positive de notre pays, obligé de courir droit, comme un wagon sur le rail de son chemin de fer. »1

1Évoquer Balzac à propos de « voyages imaginaires » et de « récits des autres mondes » est loin d’être une évidence. N’a-t-il pas au contraire ancré le roman dans l’exploration du monde réel ? Son projet d’histoire des mœurs n’est-il pas le contraire exact de récits d’exploration imaginaire d’« autres mondes » ? Et l’élaboration, par le retour des personnages, d’un « monde » de La Comédie humaine2, n’est‑il pas précisément la mise en place d’un monde unifié, mimétique du monde réel, qui ne laisse aucune place à d’« autres mondes » de fantaisie ? Balzac proclame fièrement que « [son] ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits ; comme il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses politiques et ses dandies, son armée, tout son monde enfin3 ! » L’exploration du multiple (les lieux, les familles, les milieux, etc.) se résout en un « monde » unique et totalisant. On pourrait certes s’interroger sur les modalités de l’unification des « mondes fictionnels » des différents récits de La Comédie humaine, mais cette question de théorie de la fiction ne relève pas des « voyages imaginaires » autrement que sur le mode métaphorique : les mondes fictionnels sont des entités logiques, et la récurrence d’un personnage d’une fiction à une autre n’est pas un « voyage » dont on pourrait faire le récit4.

2Dans le même Avant‑propos, on sera peut-être surpris de voir le même mot de « monde », à propos des phénomènes de magnétisme, mis cette fois au pluriel : ces « phénomènes cérébraux et nerveux […] démontrent l’existence d’un nouveau monde moral » mais, affirme Balzac en composant prudemment avec la doctrine de l’Église, ne dérangent en rien « les rapports certains et nécessaires entre les mondes et Dieu ». Bien au contraire, ce « monde spirituel » est la « sphère où se révèlent les rapports entre l’homme et Dieu5. » C’est plutôt là, bien sûr, que se situe la possibilité de « récits des autres mondes ». Que Balzac, comme d’autres, ait cru à certaines forces mystérieuses, n’est pas étonnant ; il s’est intéressé aux phénomènes du magnétisme ; il a lu plusieurs livres de la mouvance « mystique », s’est intéressé à Swedenborg et à Saint‑Martin.

3Il n’est pas question de reprendre ici la question des deux Balzac, l’« observateur » et le « visionnaire ». Il est indéniable que ces deux aspects se combinent et se complètent à divers niveaux de La Comédie humaine. Il s’agira plus précisément d’examiner le statut des « mondes » balzaciens, que Balzac conçoit dans le contexte d’une grande synthèse romantique de l’un et du multiple. C’est dans ce contexte métaphysique que Balzac expose la thèse d’une pluralité des mondes, et d’une communication entre ces mondes. Que signifie‑t‑elle au juste, et qu’implique‑t‑elle sur le plan narratif ? De la réflexion philosophique à la mise en scène romanesque, en effet, il n’y a pas simple transposition, et il s’en faut de beaucoup que la « pluralité des mondes » amène des récits de voyages d’un monde à un autre. Bien au contraire, comme on le verra, c’est la limite entre les mondes qui est dramatisée, bien plus que l’autre monde en lui-même : les « autres mondes » sont affirmés mais toujours rejetés hors du domaine du récit.

4Dans le Livre mystique, Balzac développe une métaphysique des mondes multiples ; mais dans ces récits, loin de célébrer le passage entre les mondes et le grand mouvement de l’univers, il met en scène des limites infranchissables et le triomphe du fini sur l’infini, et du discontinu sur le continu. C’est que Balzac rencontre, dans cette aporie métaphysique de l’un et du multiple, une difficulté à la fois littéraire (l’articulation de la Comédie Humaine) et socio‑politique (la division de la société française qui en complique la représentation).

Métaphysique des sphères : l’unité des « mondes »

5L’importance attribuée au magnétisme dans l’Avant‑propos est illustrée avant tout dans les Études Philosophiques, qui développent les thèmes de la « matérialité de la pensée » voire de la « pensée qui tue » : la pensée est une force matérielle, liée à la vie organique, dont les effets peuvent aller jusqu’à la destruction et la mort. Des forces spirituelles sont donc bien à l’œuvre dans ces récits, mais l’expression de « monde moral » employée dans l’Avant‑propos ne donne pas lieu à un développement narratif spécifique. C’est seulement dans le Livre mystique que Balzac expose ce qui peut apparaître comme une « théorie » des mondes6. Le Livre mystique est publié en 1835 chez Werdet : il rassemble Les Proscrits (1831), Louis Lambert (remanié par rapport aux précédentes publications dont la première remonte à 1832), et Séraphîta, trois récits indépendants dont une préface précise la situation au sein d’un projet d’ensemble commun – présenter les doctrines mystiques en leur donnant une forme artistique qui les déleste de leur ésotérisme. Dans le propos philosophique commun aux trois récits, un des enjeux majeurs est l’articulation de plusieurs « mondes » dans une même réalité. Chaque récit associe étroitement exposé philosophique et vision du monde spirituel.

6Il s’agit dans les trois cas de tentatives de synthèse romantique de la matière et de l’esprit, dans une conception totalisante et dynamique de la réalité, qui à la fois se fonde en Dieu et tend vers lui. Ainsi le discours du docteur Sigier dans Les Proscrits :

Il révélait mathématiquement une grande pensée de Dieu dans la coordination des différentes sphères humaines. Par l’homme, disait-il, ces sphères créaient un monde intermédiaire entre l’intelligence de la brute et l’intelligence des anges. Selon lui, la Parole divine nourrissait la Parole spirituelle, la Parole spirituelle nourrissait la Parole animée, la Parole animée nourrissait la Parole animale, la Parole animale nourrissait la Parole végétale, et la Parole végétale exprimait la vie de la parole stérile. Les successives transformations de chrysalide que Dieu imposait ainsi à nos âmes, et cette espèce de vie infusoire qui, d’une zone à l’autre, se communiquait toujours plus vive, plus spirituelle, plus clairvoyante, développait confusément […] le mouvement imprimé par le Très‑Haut à la Nature. […] il admettait la possibilité de parvenir par la foi d’une sphère à une autre. […]
Armé des démonstrations par lesquelles il expliquait le monde matériel, le docteur Sigier construisait un monde spirituel dont les sphères graduellement élevées nous séparaient de Dieu, comme la plante était éloignée de nous par une infinité de cercles à franchir. Il peuplait le ciel, les étoiles, les astres, le soleil. Au nom de saint Paul, il investissait les hommes d’une puissance nouvelle, il leur était permis de monter de monde en monde jusqu’aux sources de la vie éternelle. […] Il voyageait dans les espaces en entraînant les âmes passionnées sur les ailes de sa parole, et faisait sentir l’infini à ses auditeurs, en les plongeant dans l’océan céleste. […] Il faisait épouser d’un regard l’univers entier, et décrivait la substance de Dieu même, coulant à pleins bords comme un fleuve immense, du centre aux extrémités, des extrémités vers le centre. La nature était une et compacte7.

7Ce passage dense contient la plupart des thèmes de la métaphysique balzacienne des « mondes » : un monisme radical (« la nature était une et compacte »), qui « spiritualis[e] la Matière et matérialis[e] l’Esprit »8 par l’introduction d’intermédiaires infinis entre les polarités à réconcilier. Les « mondes » matériel et spirituel sont ainsi divisés en un nombre infini de « sphères » ; celles-ci s’enchaînent les unes dans les autres selon des transitions continues. Le dualisme de la matière et de l’esprit est ainsi pulvérisé en une échelle continue formée d’une infinité de stades transitoires entre les deux pôles. Notons l’ambiguïté profonde du mot « monde », pris entre une acception métaphysique selon laquelle il désigne un niveau de réalité et un genre de l’être (monde matériel, monde spirituel), et une acception cosmologique selon laquelle il désigne « les étoiles, les astres, le soleil », dans « les espaces » de « l’océan céleste ». On retrouvera cette ambiguïté. Les images de la sphère céleste et de l’échelle des êtres, du centre et du sommet, du cercle et de la ligne, se superposent sans tout à fait se fondre l’une dans l’autre et en ménageant la possibilité d’une figuration narrative de ce voyage théorique. Dans de tels « mondes », le voyage est évidemment métaphorique (les auditeurs de Sigier voyagent avec lui mentalement dans les mondes), ou spirituel (les croyants qui peuvent par la foi « monter de monde en monde »).

8On retrouve ces idées dans le système développé par Louis Lambert : monisme (« tout provient donc de la SUBTSANCE dont les transformations ne diffèrent que par le NOMBRE, par un certain dosage dont les proportions produisent les individus ou les choses de ce que l’on nomme lesREGNES9 »), division de la réalité en mondes (« Il existe trois mondes : le NATUREL, le SPIRITUEL, le DIVIN10 ») et des mondes en sphères (« Le monde des Idées se divise en trois sphères11 »), introduction d’un nombre infini de degrés intermédiaires qui permettent de résorber l’opposition dans la continuité d’une hiérarchie ascendante (« Il se trouve nécessairement des êtres intermédiaires qui séparent le Règne des Instinctifs du Règne des Abstractifs, et chez lesquels l’Instinctivité se mêle à l’Abstractivité dans des proportions infinies12 »). Cette pensée atteint son plus haut degré lorsqu’elle « embrasse (…) mieux les mondes »13.

9Louis Lambert, comme Sigier, est emporté dans la contemplation de ces réalités supérieures ; et de même que les auditeurs de Sigier « plonge[aient] dans l’océan céleste », les lecteurs de Lambert sont ceux « qui se plaisent à plonger dans ces sortes de gouffres intellectuels »14. C’est dans Séraphîta que la contemplation intellectuelle cède la place à une véritable vision des autres mondes :

La Vraie Lumière parut, elle éclaira les créations qui leur semblèrent arides quand ils virent la source où les mondes Terrestres, Spirituels et Divins puisent le mouvement.
Chaque monde avait un centre où tendaient tous les points de sa sphère. Ces mondes étaient eux‑mêmes des points qui tendaient au centre de leur espèce. Chaque espèce avait son centre vers de grandes régions célestes qui communiquaient avec l’intarissable et flamboyant moteur de tout ce qui est.
Ainsi, depuis le plus grand jusqu’au plus petit des mondes, et depuis le plus petit des mondes jusqu’à la plus petite portion des êtres qui le composaient, tout était individuel, et néanmoins tout était un. […]
Ils entendirent les diverses parties de l’Infini formant une mélodie vivante ; et, à chaque temps où l’accord se faisait sentir comme une immense respiration, les Mondes entraînés par ce mouvement unanime s’inclinaient vers l’Être immense qui, de son centre impénétrable, faisait tout sortir et ramenait tout à lui15.

10L’image métaphysique se double, selon une ambiguïté déjà signalée, d’une image cosmologique (sphères et cercles concentriques, forces reliant la périphérie au centre, musique des sphères, etc.16). Ce voyage spirituel se concrétise dans la vision de l’ascension de Séraphîta qui conclut le roman : « Il montait, recevait de cercle en cercle un don nouveau ; puis le signe de son élection se transmettait à la sphère supérieure où il montait toujours purifié17. »

11En 1834, Balzac envisageait précisément La Comédie humaine sous cette forme de trois étages concentriques, de plus en plus resserrés, et s’élevant progressivement vers le sommet métaphysique des « principes » :

Je crois qu’en 1838 les trois parties de cette œuvre gigantesque seront, sinon parachevées, du moins superposées, et qu’on pourra juger de la masse.
Les Études de mœurs représenteront tous les effets sociaux […]. Cela posé, l’histoire du cœur humain tracée fil à fil, l’histoire sociale faite dans toutes ses parties, voilà la base. […]
Alors la seconde assise est les Études philosophiques, car après les effets viendront les causes. […]
Puis, après les effets et les causes, viendront les Études analytiques dont fait partie la Physiologie du mariage, car après les effets et les causes doivent se rechercher les principes. […] [M]ais, à mesure que l’œuvre gagne en spirale les hauteurs de la pensée, elle se resserre et se condense. S’il faut vingt‑quatre volumes pour les Études de mœurs, il n’en faudra que quinze pour les Études philosophiques ; il n’en faut que neuf pour les Études analytiques.

12Le Livre mystique formule donc, en même temps que la structure du monde, celle de La Comédie humaine ; et, à l’issue des Études philosophiques, il annonce au lecteur le couronnement à venir de cet édifice dantesque dans les Études analytiques. Dans l’ordre de lecture imaginé par Balzac, le Livre mystique indique un moment clef où l’œuvre figure sa propre totalisation sans l’avoir encore accomplie : c’est la promesse de l’achèvement ultime de la grande somme romanesque et de sa résorption dans l’unité.

13Il y aurait donc pour Balzac une infinité de mondes échelonnés entre la matière inerte et Dieu. L’image de la sphère est décisive, autant que (parce que ?) polysémique18 : elle connote la clôture, la perfection, l’autonomie de chaque ordre de réalité ; mais, multipliée dans une infinité de cercles concentriques, et complétée par cet autre schème majeur qu’est l’échelle des êtres19, elle finit par rendre concevable la porosité entre ces mondes, les transitions continues d’un monde à un autre, et leur unité ultime. Ce sont moins des concepts que des schèmes, qui articulent les contraires sans résoudre leur contradiction ; aussi essaiment‑ils dans La Comédie humaine,où ils s’appliquentautant à la grande harmonie cosmique qu’aux « sphères » de la vie sociale20, si bien qu’il est impossible de savoir si la notion de « monde » est une intuition métaphysique transposée dans la sociologie, ou un aperçu sociologique élevé au rang de métaphysique.

14La limite entre les mondes est donc un lieu problématique, dont le statut problématique, irrésolu sur le plan conceptuel, se manifeste sur le plan narratif et fictionnel. C’est en effet sous le signe de la limite infranchissable, et non du voyage, que le thème de la pluralité des mondes est abordé dans les récits de Balzac.

Drames de la limite

15Par rapport aux exposés théoriques, axés sur la continuité entre les mondes, le récit met paradoxalement l’accent sur la discontinuité. C’est un tel drame de la limite que racontent Les Proscrits. Certes, Sigier révèle à ses auditeurs (parmi lesquels Dante et son jeune compagnon Godefroid) la pluralité des mondes ; certes, il leur montre le parcours de l’âme à travers des cercles successifs, inspirant du même coup à Dante la géographie et le récit central de la Divine Comédie. Mais ce discoursse retourne en son contraire dans la trame narrative : cette révélation de la continuité entre la matière et l’esprit, de la possibilité pour l’âme de monter vers Dieu, donne à Godefroid le désir de se suicider pour entrer dans le monde spirituel ; Dante, pour le retenir en ce monde, lui raconte alors un épisode de son passage en Enfer, sa rencontre avec une âme damnée pour avoir voulu se suicider par amour :

En accomplissant mon pèlerinage à travers les sombres régions d’en‑bas, j’étais parvenu de douleur en douleur, de crime en crime, de punitions en punitions, de silences atroces en cris déchirants sur le gouffre supérieur aux cercles de l’Enfer. Déjà, je voyais dans le lointain la clarté du Paradis qui brillait à une distance énorme, j’étais dans la nuit, mais sur les limites du jour. […] Là, sur la dernière ligne circulaire qui appartenait encore aux fantômes que je laissais derrière moi, semblable à des chagrins qu’on veut oublier, je vis une grande ombre. Debout et dans une attitude ardente, cette âme dévorait les espaces du regard, ses pieds restaient attachés par le pouvoir de Dieu sur le dernier point de cette ligne où elle accomplissait sans cesse la tension pénible par laquelle nous projetons nos forces lorsque nous voulons prendre notre élan, comme des oiseaux prêts à s’envoler. Je reconnus un homme, il ne nous regarda, ne nous entendit pas ; tous ses muscles tressaillaient et haletaient ; par chaque parcelle de temps, il semblait éprouver sans faire un seul pas la fatigue de traverser l’infini qui le séparait du paradis où sa vue plongeait sans cesse, où il croyait entrevoir une image chérie. Sur la dernière porte de l’Enfer comme sur la première, je lus une expression de désespoir dans l’espérance. […]
Puis tout à coup l’ombre prit son vol à travers la cité dolente et descendit de sa place jusqu’au fond même de l’Enfer ; elle remonta subitement, revint, se replongea dans les cercles infinis, les parcourut dans tous les sens, semblable à un vautour qui, mis pour la première fois dans une volière, s’épuise en efforts superflus. L’ombre avait le droit d’errer ainsi, et pouvait traverser les zones de l’Enfer, glaciales, fétides, brûlantes, sans participer à leurs souffrances ; elle glissait dans cette immensité comme un rayon du soleil se fait jour au sein de l’obscurité. — Dieu ne lui a point infligé de punition, me dit le maître ; mais aucune de ces âmes de qui tu as successivement contemplé les tortures, ne voudrait changer son supplice contre l’espérance sous laquelle cette âme succombe21.

16Balzac invente ici un chant perdu de L’Enfer, merveilleux et effrayant, dont le sujet est précisément le contraire du grand schème continuiste développé par Sigier : non pas l’ascension euphorique à travers les sphères, mais la tragédie d’une âme arrêtée à la lisière de deux mondes. Image d’autant plus terrifiante que le châtiment paraît injuste pour un homme coupable seulement d’avoir trop aimé, comme il le racontera. À l’image de ce damné, les personnages de la nouvelle sont tous « proscrits » hors du Paradis, condamnés à vivre et à souffrir ici‑bas malgré tout. Le monde spirituel entrevu doit être oublié au profit des luttes du monde matériel : le dernier mot du texte est le cri de Dante : « Mort aux guelfes ! », au moment de repartir en Italie.

17On retrouve dans Louis Lambert le même écart entre le discours philosophique et la situation narrative : à une philosophie de la continuité entre l’esprit et la matière, de l’élévation dans les « sphères » et les « mondes », répond la situation concrète de Louis, retiré dans une chambre, muré dans le silence, sans que l’on puisse décider s’il est un génie ou un fou. On ne peut manquer de relever le contraste violent entre la force des propositions les plus éclatantes (« Que les vivants se lèvent 22! ») et la faiblesse de Louis, entre la lumière divine et l’obscurité de sa chambre. Le système de Louis réserve d’ailleurs une place spécifique à l’homme de génie : « Entre la sphère du Spécialisme et celle de l’Abstractivité se trouvent […] des êtres chez lesquels les divers attributs des deux règnes se confondent et produisent des mixtes : les hommes de génie23 ». Dans le système philosophique, le génie est un homme de transition qui témoigne, dans le monde matériel, de la présence des sphères supérieures. Mais il est significatif que ce statut de maillon dans la grande chaîne continue des êtres soit exposé dans un fragment qui l’isole (xvii) : c’est précisément la position de Louis dans le roman.

18L’aspiration romantique à l’infini et à la synthèse, exposée de manière théorique, se voit donc contrebalancée par la dramatisation de la limite. Les personnages pensent la continuité entre les sphères, mais restent paralysés sur la limite ; ils voyagent mentalement de monde en monde, mais sont en réalité « proscrits » dans la finitude, dans un état transitoire indéfiniment prolongé. Malédiction qui peut aussi être un choix, comme celui du narrateur de Louis Lambert qui renonce à revoir Louis, malgré sa promesse :

La vue de Louis avait exercé sur moi je ne sais quelle influence sinistre. Je redoutai de me retrouver dans cette atmosphère enivrante où l’extase était contagieuse. Chacun aurait éprouvé comme moi l’envie de se précipiter dans l’infini, de même que les soldats se tuaient tous dans la guérite où s’était suicidé l’un d’eux au camp de Boulogne. On sait que Napoléon fut obligé de faire brûler ce bois, dépositaire d’idées arrivées à l’état de miasmes mortels. Peut‑être en était-il de la chambre de Louis comme de cette guérite24 ?

19L’extase est proche du suicide ; à moins de vivre une existence de « proscrit », mieux vaut retourner dans sa patrie terrestre comme Dante, pour y vivre, y combattre et y écrire.

20Du monde invisible de l’esprit, nous ne verrons donc qu’un aperçu ambigu, l’« incomplète révélation d’un monde inconnu25 ». C’est ce qu’on pourrait appeler le romantisme critique du Livre mystique, dont les récits sont en retrait par rapport à la doctrine qu’ils exposent, et prennent pour ainsi dire le parti du fini contre celui de l’infini. Dans sa préface, Balzac souligne le caractère inachevé et incomplet du livre, l’inadéquation de l’œuvre à son sujet : « Il a fallu […] avoir rêvé l’être aux deux natures, avoir ébauché la statue, bégayé le poème qui devait occuper toute la vie, pour pouvoir en donner aujourd’hui le squelette26 ».

21Aveu d’impuissance ? Pas seulement. C’est aussi un choix, là encore, comme celui du narrateur de Louis Lambert se détournant de la chambre de Louis, ou de Dante détournant Godefroid de l’élan vers l’infini : « [L’auteur] avait pressenti là comme une nouvelle Divine Comédie. Hélas ! Le rythme voulait toute une vie, et sa vie a exigé d’autres travaux ; le sceptre du rythme lui a donc échappé27. »

22On a déjà vu plus désespéré. Balzac semble en prendre son parti : d’autres travaux l’appelaient, comme Dante retournant en Italie sans se perdre dans la contemplation de l’au-delà. Il ne s’agit donc pas seulement d’une poétique du sublime où l’auteur souligne l’insuffisance inévitable d’une expression finie de l’infini ; il s’agit aussi d’une revendication d’un écart choisi entre la forme voulue par le sujet (le poème épique), et celle qu’il a choisie en connaissance de cause (le roman).

23Le Livre mystique ne cesse d’ailleurs de faire allusion à des œuvres manquantes, à des textes fantômes dont le texte que nous lisons offre une version alternative et plus ou moins critique : la philosophie de Sigier est réduite à un résumé, certes enflammé, mais allusif ; Lambert a brûlé son Traité de la volonté ; les traités de Swedenborg, dans Séraphîta, ne sont que résumés par le pasteur Becker, qui fait aussi allusion à des traditions orales secrètes28 ; Dante résume dans Les Proscrits un épisode de l’Enfer qui ne sera jamais écrit autrement qu’en prose ; enfin, la philosophie de Lambert ne subsiste que dans des fragments énigmatiques, divisés qui plus est en deux séries dont le lien est obscur, et que Pauline a recueillis alors qu’elle ne les comprenait pas29. Le narrateur, là encore, choisit de ne pas réintroduire l’unité et se maintient sur la limite, en‑deçà du système philosophique comme du poème épique :

Peut‑être aurais-je pu transformer en un livre complet ces débris de pensées […] La vie de cet immense cerveau […] y eût été développée dans le récit des visions de cet être […] mais j’ai mieux aimé rendre compte de mes impressions que de faire une œuvre plus ou moins poétique30.

24De même l’auteur de Séraphîta se désole de ne pas avoir écrit « la glorieuse épopée que la France attend encore » : faute d’avoir pu y imprimer « la mélodieuse mesure », il n’a écrit qu’un « quelque chose »31. On a donc affaire à des philosophies et à des poèmes imaginaires, que la prose narrative ne fait qu’indiquer. La « pensée de Balzac » est donc largement une reconstruction du lecteur (et de la critique balzacienne), à qui incombe la charge de relier les fragments épars d’une synthèse à jamais perdue. La synthèse est en trompe‑l’œil : c’est la limite qui est réelle.

25Ce paradoxe se reflète dans la structure même de La Comédie humaine : le Livre mystique préfigure comme on l’a dit le couronnement de l’édifice et son unification, mais cette trajectoire ascensionnelle s’interrompt brutalement à l’entrée des Études analytiques, dont le ton badin et ironique est loin de prolonger l’atmosphère grandiose et surnaturelle de Séraphîta32. Là encore, la limite prime sur le mouvement de franchissement des mondes : la progression des Études philosophiques aux Études analytiques n’est pas une « superposition », une ascension progressive dans l’ordre des mondes (comme le voulait Balzac en 1834) mais plutôt une juxtaposition de textes hétérogènes.

Totalisation des mondes ou totalisation des livres ?

26La séparation irrémédiable entre les deux « mondes » matériel et spirituel ne peut manquer de faire songer à la scission de la Comédie Humaine elle-même entre les Études de mœurs et les Études philosophiques, qui y forment deux massifs contrastés, voire hétérogènes. Le « monde moral » mentionné dans l’Avant‑propos est celui des Études philosophiques ; le monde qui a « sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, etc. » n’est autre que celui des Études de mœurs. C’est la collision entre deux projets : d’un côté, celui des Romans et contes philosophiques (1831), des Nouveaux contes philosophiques (1832), du Livre mystique (1835), qui seront ensuite réunis dans les Études philosophiques ; de l’autre, celui des Scènes de la vie privée (1830) qui se développeront en Études de mœurs au XIXe s.

27À la juxtaposition des deux séries de livres, répond l’articulation des deux « mondes ». D’où ce soupçon : à quel point l’unité de ces « mondes » n’est-elle pas liée à l’opération « éditoriale » de La Comédie humaine comme unification des œuvres de Balzac ? La totalisation métaphysique qui occupe le Livre mystique n’est‑elle pas une simple transposition du désir littéraire d’articuler ces deux séries de textes l’une à l’autre dans ce qui deviendra La Comédie humaine ? La « surnature » du monde spirituel est en effet placée dans une zone assez délimitée de l’univers balzacien. Les effets de cet autre monde, qui animent les Études philosophiques, se font le plus souvent sentir dans les pays étrangers (Flandres, Venise, Espagne, Italie, Allemagne), ou dans les époques passées (du xive au xviie siècle, et jusqu’à l’époque napoléonienne). Peu d’Études philosophiques sont situées dans la France contemporaine de la Restauration et de la monarchie de Juillet33. Ce sont en fait deux chronotopes34 juxtaposés dans la Comédie humaine : tendanciellement, les « romans et contes philosophiques » n’hésitent pas à jouer de l’exotisme et des codes génériques du roman historique, dans la veine romantique, tandis que les Études de mœurs poursuivent le projet d’une représentation de la société française post‑révolutionnaire lancé dans les Scènes de la vie privée. La séparation métaphysique entre les deux « mondes » se superpose donc largement à une séparation historique et politique (la Révolution française), en même temps qu’à une séparation générique entre deux veines de l’écriture balzacienne.


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28Les mondes de Balzac ne sont pas – on s’y attendait – des lieux fictifs que les personnages peuvent explorer. La thèse de la pluralité des mondes est chez lui identifiée à celle de l’unité de l’univers : les mondes sont pluriels dans la mesure où la réalité est une totalité qui embrasse les opposés, qui organise et hiérarchise tous les êtres. Ce n’est pas le pittoresque des habitants de Vénus ou de Jupiter qui intéresse Balzac, mais la grande synthèse cosmologique et métaphysique. Ces autres mondes, alors, n’existent que comme étapes d’un pèlerinage intellectuel ou spirituel vers l’Un. La thèse de la pluralité des mondes est suscitée chez Balzac par l’ambition de la synthèse : les mondes n’ont jamais d’autonomie cosmologique et sont un moyen d’affirmer l’unité du monde. La question, centrale dans la poétique balzacienne, de l’unification du divers, exigeait un tel arrière‑plan métaphysique. Mais fatalement la multiplicité résiste à l’unité : sur le plan théorique, où le système s’émiette en « débris de la pensée » ; mais aussi sur le plan narratif, où les pèlerins sont des « proscrits ». Le problème de l’unification des mondes reflète en effet tout autant le problème de l’unification de La Comédie humaine elle-même, et le problème de l’unité de la société post‑révolutionnaire qu’elle représente.