Colloques en ligne

Aurélie Arena

Monter le temps. L’expérience dadaïste du temps dans le Berlin de l’immédiat après‑guerre

1La fin de la Première Guerre mondiale, « catastrophe initiale1 » du mouvement dadaïste, entr’ouvre une brèche dans la conscience historique allemande, en raison notamment, d’une part de la défaite qui plonge le pays dans un chaos politique et social, d’autre part de l’échec ainsi avéré de différents régimes d’historicité qui avaient jusqu’alors plongé les Allemands dans différentes expériences du temps2 : le temps de l’Empire, tendu vers l’objectif d’une hégémonie allemande, puis le temps de la Guerre, qui engendra ses modalités particulières d’attente et de brusque accélération. Dès le premier discours dadaïste à Berlin, orchestré par Richard Huelsenbeck le 22 janvier 1918, et la première soirée dada du 12 avril suivant, les membres du groupe investissent pleinement cet « étrange entre-deux dans le temps historique, où l’on prend conscience d’un intervalle dans le temps qui est entièrement déterminé par des choses qui ne sont plus et par des choses qui ne sont pas encore3 » – cela valant aussi bien pour la philosophie que pour la satire et les arts visuels.

2La manière de concevoir les rapports entre passé, présent et futur, ainsi que d’engendrer ces trois catégories, s’altère au profit, a priori, d’un présentisme effréné limitant les échanges du présent avec un passé coupable et un futur « hors‑sujet ». Afin de définir l’expérience propre aux acteurs du dadaïsme berlinois, nous suivrons donc la piste tracée par la notion de « régime d’historicité » développée par François Hartog, notion que nous traiterons comme une « catégorie formelle » et heuristique « à même de rendre plus intelligibles les expériences du temps4 ». Nous analyserons dans un premier temps une série d’ouvrages et de manifestes dadaïstes, à savoir essentiellement l’Almanach Dada, recueil de textes et poèmes de différents auteurs (essentiellement franco-allemands) du mouvement dadaïste publié en 1920 sous la direction de Richard Huelsenbeck ; Hourra ! Hourra ! Hourra !, ouvrage de 1921 qui paraît aux éditions Malik5 en 1922, et qui rassemble les satires rédigées par Raoul Hausmann depuis 1919 ; et les textes du Courrier Dada d’Hausmann6 datant de 1918 à 1922. Dans un second temps, nous étudierons les implications proprement plastiques de l’expérience du temps dadaïste par le biais de l’analyse de Coupe au couteau de cuisine dada à travers la dernière époque culturelle du ventre à bière weimarien de l’Allemagne7, photomontage réalisé par Hannah Höch, seule plasticienne du très masculin Club Dada, et présenté en 1920 lors de l’exposition‑phare du groupe, la Première Foire Internationale Dada.

Le passé trop présent de l’histoire

3A priori, Dada n’aime pas l’histoire : « Dada […] est contre l’enseignement historique8 ! », proclame Raoul Hausmann dans son « Pamphlet contre le point de vue de Weimar », initialement paru dans Der Einzige (n° 12)le 20 avril 1919. Dans son « Manifeste Dada 1918 », lu à Zurich le 23 juillet 1918 puis publié dans l’organe du mouvement suisse, Dada no 3, en décembre, avant d’être repris dans l’Almanach Dada, Tristan Tzara affirmait déjà les équivalences suivantes : « abolition de la mémoire : DADA ; abolition de l’archéologie : DADA9 » ; il proposait aussi « un grand travail destructif » comprenant déchirement et destruction des siècles10. C’est donc tout d’abord contre une histoire étudiée, analysée, recherchée et construite que Dada s’insurge ; à la manière de Nietzsche dans sa Seconde considération inactuelle, les dadaïstes se méfient de cette histoire figée qui fait du passé un exemple à suivre pour le présent. Cette attitude est particulièrement mise en exergue par le biais de personnages‑types inventés par Hausmann pour incarner l’Allemand qui lui est contemporain et qui, assis sur les certitudes de l’Empire, peine à envisager un présent en mouvement. Ces personnages se nomment Puffke11 ou se voient désignés par des sobriquets typiquement germaniques plaçant leurs parcours individuels sous d’étranges auspices12. Parmi les aventures de Puffke, un épisode particulier traite du rapport au passé ici incriminé : « Puffke a la nostalgie du Moyen Âge13 ». Négociant en beurre, Puffke est régulièrement pris d’une nostalgie se traduisant par des traits « mous et spongieux » associés à des mains tremblantes, qui occasionnent chez sa femme, « à force de devoir sans cesse s’asseoir par sympathie poétique », « une atrophie des tissus dans les muscles du derrière14 ». L’objet de ce désir, le Moyen Âge, le conduit à se passer des moyens de transport modernes, et même d’ « un closet avec une chasse d’eau ». Tournant tout d’abord en dérision les motifs d’une telle nostalgie, Hausmann les attribue à une « soif spirituelle » qui conduirait Puffke à lire le Gotz von Berlichingen15 de Goethe dans les toilettes. La seconde raison avancée est plus complexe : il s’agit, pour Puffke, d’habiter « une maison dotée d’une histoire », de manière à ce que la demeure fasse « également passer à la postérité l’histoire de Puffke16 ». L’omniprésence du passé historique rassure alors l’homme sur son souvenir posthume, tout en le dispensant d’actions mémorables ; par effet de miroir, la présence du passé confère l’assurance d’un avenir. Troisième raison : « Il avait une âme romantique17 ». Le choix du Moyen Âge pour édifier cette satire n’est pas anodin, et fait ostensiblement référence au penchant que montre le XIXe siècle à forger son nationalisme en puisant ses faits fédérateurs dans l’époque médiévale18. Mais cette nostalgie pour les temps médiévaux est également fondée sur une étude biaisée de cette époque inconnue, utilisée comme échappatoire à de nombreuses frustrations. Ainsi, c’est encore l’histoire étudiée qui est incriminée dans le passage suivant :

Ce qui faisait la différence, ce n’était pas tant le devise, que tout simplement la quantité d’argent qu’il aurait dû, d’après les calculs qu’il avait faits un jour, gagner par an en ce temps-là, autour de 1374 — bon, disons Rothschild, ou Vanderbilt ! […] Il aurait tant aimé être le seul trafiquant moderne — mais au Moyen Âge précisément ! Il aurait été vraiment plus connu19 […].

4Se trompant d’époque et de gloire, Puffke passe à côté d’un épanouissement possible20. Cette histoire qui persiste est notamment représentée par les valeurs chrétiennes et militaires, qui engendrent un rapport au temps attentiste : « Christ militaire SARL », par exemple, d’abord paru dans Der Gegner en 1919 comme annonçant le recueil Hourra ! Hourra ! Hourra !21, raconte la révélation d’un homme du peuple qui aperçoit un jour la figure du Christ dans le maréchal Hindenburg. Il est alors question de « Jésus Hindenburg, le sauveur du Tannenberg22 », en référence à la bataille gagnée au début de la Première Guerre mondiale. Se rangeant derrière l’emblème militaire d’une Allemagne puissante (illusion maintenue durant la République de Weimar par la propagation de la légende du « coup de poignard dans le dos23 »), le personnage principal se montre prêt à accepter un présent injuste et violent, marqué par le terrorisme politique24 :

Encore un peu et Hindenburg et Ludendorff ou quelque autre général serait un assassin. Premièrement, les décrets divins imposent à tous les hommes de mourir et deuxièmement, les généraux, par des méthodes appropriées, font en sorte que tous puissent entrer en grâce […]. Celui qui souffre atrocement à cause, par exemple, d’une balle dans le ventre — celui‑là devrait se réjouir que cette occasion lui ait été offerte par la sagesse et la douceur des généraux, car celui qu’il aime bien, Dieu le châtie bien25 !

5« Chrétien‑social26 » déploie également la figure du martyr chrétien acceptant un présent inique dans l’attente d’un au-delà glorieux : un ouvrier, portant ses poumons noirs de suie et ses engelures aux pieds comme des pièces d’orfèvre, en vient à plaindre les plus riches, qui pourtant l’exploitent et vivent dans l’opulence, en raison de leur pauvreté d’âme. Faisant ainsi référence au régime d’historicité impliqué par la religion catholique, qui creuse le présent comme temps d’attente d’une rédemption dont on ne sait quand elle adviendra, tout en figeant le passé dans une série d’exemples vertueux (les martyrs), Hausmann montre par l’absurde le mal que peut faire au présent une conception du temps anachronique, qui ne mène qu’à une manipulation plus aisée des foules aveugles par un pouvoir égoïste. Lorsque Walter Mehring affirme que les « rapports de l’Européen cultivé avec d’autres époques et d’autres pays sont fondés sur les instincts sadiques ou masochistes de son christianisme », et que « [l]a larme à l’œil on fait feu sur le gothique pour en célébrer la renaissance dans des HLM », « l’esprit germanique et l’esprit romain se batt[a]nt pour le Messie d’origine juive27 » – quand il affirme tout cela, c’est justement ce rapport du passé au présent, induit par une certaine conception de l’histoire, qu’il rejette en bloc.

6Sur le plan artistique, ces valeurs sont incarnées par l’expressionniste, objet de toutes ces critiques et pendant antinomique de la démarche dadaïste :

les expressionnistes de la littérature et de la peinture se sont rassemblés pour former une génération qui demande déjà aujourd’hui, nostalgiquement, hommages et honneurs à l’histoire littéraire et à l’histoire de l’art ; ils ont déjà posé leur candidature pour recevoir l’estime du bourgeois28.

7En plus de la dangerosité d’artistes qui acceptent le bilan social, humain et politique d’un présent en friche, Dada dénonce le caractère intempestif d’une telle posture dans l’immédiat après-guerre : « Nous assistons aux rixes entre la science exacte, la technique et la théosophie, et nous entendons dire que tout est en progrès ; mais le spectacle nous paraît vieillot et moisi29 », confie Hausmann dans « Dada est plus que Dada ». Propos que, plus loin dans l’Almanach, Mehring complète par l’analyse suivante :

De la cendre des savants et des théologiens qui se battent encore pour savoir qui a raison sur la cause première, la Bible ou Darwin, s’élève notre phénix‑biplan dada qui revendique une nouvelle attitude historique (continuer à circuler, ne pas rester sur place !). Le Prédada contient toutes les gaffes de ce siècle, incapable de devenir le vingtième30.

8Le diagnostic est sans appel et plaide en faveur d’un nouveau rapport à l’histoire consistant à la subordonner à son utilité pour la vie (présente, actuelle et anhistorique), suivant les propos de Friedrich Nietzsche :

L’histoire, pour autant qu’elle est placée au service de la vie, se trouve au service d’une puissance non historique et, à cause de cela, dans cet état de subordination, elle ne devra jamais être une science pure, telle que l’est, par exemple, la mathématique31.

Présentisme et simultanéité dadaïstes

9Si une certaine conception de l’histoire est dévalorisée, c’est pour concentrer l’attention sur les temps qui courent (littéralement) : le présent, tel qu’il est expérimenté dans une capitale à la croissance démographique sans précédent32 et où les avancées techniques permettent la multiplication des images et la diffusion large et rapide de l’information33, devient une « obsession » dadaïste, comme en témoignent les satires de Hourra ! Hourra ! Hourra ! par leurs constantes références à l’actualité. « Mon Allemagne », initialement publié dansDer Gegneren 191934, se fait par exemple l’écho des débats sur les atrocités supposément commises par l’Allemagne durant la Grande Guerre et les tentatives officielles de les marginaliser. De manière à peine caricaturale, Hausmann s’inspire de l’antisémitisme ambiant et élit les Juifs comme bouc‑émissaires, rappelant un fait divers fameux aux alentours de 1900, lorsque le corps d’Ernst Winter, lycéen de dix‑huit ans, avait été retrouvé en morceaux éparpillés dans la ville de Konitz. Le meurtre avait alors été imputé à un sacrifice rituel juif visant à faire entrer le sang d’enfants chrétiens dans la préparation du pain azyme à l’approche de Pâques35. « Un fusil plein d’amour du prochain » fait, lui, référence aux assassinats des spartakistes et autres mises à mort de la révolution allemande36, tandis que « Paasche s’est suicidé37 » met clairement en scène le maquillage médiatique absurde du meurtre de Hans Paasche, ancien officier de marine devenu antimilitariste, assassiné le 21 mai 1920 par les corps francs d’une balle dans le dos, tandis qu’il pêchait en caleçon de bain sur son domaine de Neumark (actuelle Pologne) avec ses enfants. Pour finir, « An I de la paix mondiale. Avis Dada », très court texte se présentant comme un commentaire purement dadaïste de l’actualité, relativise une « paix mondiale » troublée par la bourse et les négociations en vue de la signature du traité de Versailles38. Dans ce texte initialement paru en couverture du premier numéro de Der Dada en juin 191939, on peut notamment lire les phrases suivantes : « Si l’Allemagne signe tout de même, elle signera probablement pour ne pas signer », ou encore « Lloyd George considère qu’il est possible que Clémenceau soit d’avis que Wilson pense que l’Allemagne doit signer parce qu’elle ne peut pas ne pas signer » (tout cela fait référence à la Conférence de Paix de Paris alors en cours depuis le 18 janvier, et aux positions contrastées des participants).

10Par le biais de la satire, Dada distingue les multiples aspects du présent qui s’offre à lui et les utilise comme autant d’outils visant à « démonter » les discours en les « collant » face à la réalité ressentie. Sur ce modèle, « Économie de prothèses », d’abord publié dans Die Aktion en 192040 avec le sous‑titre « Réflexions d’un officier de Kapp41 », confronte les discours politiques et économiques à la réalité de l’impossibilité financière d’assister les anciens combattants dans le soulagement des traumatismes causés par la guerre. Dada met en lumière les souffrances des amputés et des « gueules cassées », qui, en manque de soins médicaux et de reconnaissance, sont de surcroît plongés dans la misère en raison de leur invalidité : « de fait, celui qui n’a perdu que les deux bras ou les deux jambes est encore apte à travailler à 50%, et supposé subvenir à ses propres besoins par un travail honnête42 ». Selon nous, les présents multiples et parallèles qui cohabitent sont à la fois un effet et un facteur de l’inédit « déchaînement de l’économie du sens43 » que Martine Béland et Myrtô Dutrisac identifient, sous le terme d’hyperinflation, comme caractéristique de la République de Weimar :

En réaction àdes manifestations politiques au sens large (notamment linstabilité de la devise et du régime politique), le foisonnement des réponses qui cherchaient alors à circonscrire le présent montre l’éventail des possibles qui sont associés aux débuts de la démocratie allemande44.

11Autrement dit, le « présent omniprésent45 » déborde les sens qu’il véhicule, engendrant des discours parallèles et incompatibles qui tiraillent, in fine, le présent entre différentes postures irréconciliables. Les solutions proposées forment autant de manières d’être au temps privilégiant soit l’exemple passé (l’historia magistra vitae), soit les objectifs futurs, ou encore, dans le cas de Dada, proposant un nivellement des catégories temporelles.

12Dans En avant Dada ! L’histoire du dadaïsme, paru en 1920 aux éditions Steegemann, Richard Huelsenbeck explique ainsi le principe de simultanéité, inspiré de la vie citadine : « [il] suppose une grande sensibilité pour le déroulement des événements dans le temps, fait du A-B-C-D successif un A=B=C=D46 ». Car, malgré son rejet de l’histoire, Dada emploie le passé de manière assez conventionnelle en tant que référence. Il semble simplement le « mettre au niveau » du présent, proposant d’y trouver un répertoire eidétique de manières (spatio‑temporelles) d’être au monde. Dans « Hanneton vole ! Manifeste de toutes les possibilités possibles », Raoul Hausmann développe trois exemples, celui de la feuille de tilleul, celui de la cathédrale gothique et celui du métro, insistant sur la permanence des phénomènes :

Que manifeste la feuille de tilleul ? Elle possède une tige, la même tige quelle possédait déjà au Moyen Âge ; elle est parcourue de grandes et de petites nervures et par celles-ci sa surface est divisée en nombreux petits complexes qui paraissent embrouillé– tout comme le Moyen Âge paraissait embrouillé, maintenu par un style, parcouru de courants comme par des veines. Tout était la même chose quaujourdhui : la feuille de tilleul, notre époque, le Moyen Âge et beaucoup dautres choses sont une et même chose []. Autant que je connaisse leur plan et puisse en juger ou imaginer les réalités, je nai pas connaissance dun contraste entre une cathédrale gothique et le métro, à part une opposition de leurs directions : lune étant au-dessus de la surface ; lautre au‑dessous de la surface ; mais quest‑ce que cela signifie ? Dans les cathédrales gothiques il y avait souvent beaucoup de gens ; de même dans le métro. Pensons à la feuille de tilleul : il importe peu que lon identifie les canaux de la feuille avec le système de tuyaux des cathédrales gothiques ou du métro les cathédrales gothiques étaient des constructions de canalisation spirituelle, tout comme le métro qui nous conduit dexpérience en expérience47 [].

13Il faut donc, selon Hausmann, « s’appliquer à démontrer que l’homme est resté égal à lui‑même48 ». Ces considérations semblent mener à un relativisme historique absolu et chercher, comme le formulait Dilthey dans un texte de 1887, à « concilier la permanence de notre identité humaine, qui se traduit par des similitudes de formes, à sa variabilité, à son caractère historique49 ». Les réponses apportées sont de l’ordre d’une « mise sur table ». Plus loin, juxtaposant les invariants comme des objets dont seule la combinaison change, Hausmann résume ainsi son propos :

Dada [] agit dans un monde qui reste indéfiniment identique à lui‑même, dans lequel existent des phantasmes, des réalités, labsolu, les dimensions, le nombre, le temps et encore un peu plus, ou aussi rien de tout cela50.

14Dans les analyses du présent qu’il élabore, le dadaïsme utilise donc l’argument historique, mais de manière singulière et non scientifique, lui conférant une grande plasticité. Dans un texte au titre évocateur, « Coupe à travers le temps », publié le 1er octobre 1919 dans Die Erde, Hausmann commence par reconnaître une certaine détermination historique à la société dans laquelle il évolue : « Au cours de l’histoire, l’esprit humain a établi son Droit et ses Lois », reconnaît‑il au sujet d’une société patriarcale fondée sur l’ « exploitation des inférieurs, c’est‑à‑dire la femme, les descendants et les travailleurs51 ». Il va même jusqu’à trouver au christianisme des racines indochinoises :

La civilisation indochinoise contenait des accessoires essentiellement communistes, qui se sont prolongés jusqu’à la personne du Christ. Mais la doctrine, le Christianisme, avec sa surestimation de l’âme immortelle, est un détournement des tendances communistes vers lanarchie individuelle, dont le développement sest poursuivi de Platon à Luther, Kant et Stirner. La Réforme du Protestantisme a apporté la stabilisation définitive de ce développement, qui a atteint son comble dans le monde bourgeois du XIXe siècle, duquel nous descendons tous52

15Cette rapide analyse historique lui permet par la suite d’énoncer plus clairement les bases d’une nouvelle société inspirée de la philosophie stirnerienne et des thèses du psychanalyste Otto Gross53. Le présent devient alors le meilleur et le seul moment pour infléchir les forces historiques. Le « Manifeste du PRÉsentisme contre le dupontisme de l’âme teutonique », rédigé en février 1921 et publié dans la revue De Stijl en septembre de la même année54, s’ouvre ainsi sur l’évocation de la puissance de l’instant présent : « Vivre, cela veut dire : comprimer toutes les possibilités, toutes les données de la seconde en énergie tangible55 ». Face à cela, l’activité humaine se résume à « deux tendances essentielles : celle vers l’impossible et celle vers les innombrables possibilités ». La première « ne […] réussira pas instantanément, dans notre temps, au jour d’aujourd’hui » ; elle est liée à la « nostalgie » et est à proscrire. En conséquence, les présentistes voudront « lier au moment ses multiples émanations » de manière à « être transformés en êtres vivants par tout le possible ». Cette transformation s’effectue par l’activité de la conscience. En effet, la phrase se prolonge ainsi :

nous voulons être transformés en êtres vivants par tout le possible, qui transforme la vie par la conscience mécanique, par des inventions hardies, par la réalisation des idées, par l’esprit […], en ingénieur fort de ses capacités multiples56 !

16Outre l’émergence de la figure de l’ingénieur, qui s’affirme comme nouvelle figure de la création en opposition au créateur-démiurge de génie, c’est bien là la conscience qui, par les actions qu’elle engendre, provoque l’ultime transformation du sujet agissant et moderne en être « pleinement » vivant. L’homme est alors invité à se saisir du présent dans une « décision énergétique », instaurant ainsi le « volontarisme » et le « mouvement », en d’autres termes, structurant le présent de manière dynamique. La conception du présent ici développée fait écho à un changement social d’envergure, à savoir la montée sans précédent de la classe ouvrière, cette « humanité intrépide » qui, parce qu’elle est « non historique57 », se révèle capable de réorganiser le présent – un présent qui est alors exhorté à correspondre aux forces qui le composent :

Le vieil État et les formes économiques se transforment sous le choc de la progression de la classe ouvrière. Notre devoir est d’élever les réalités correspondantes de la vie spirituelle, les soi‑disant sciences et arts, au niveau du PRÉSENT58.

Présent + réalité = art : mise en pratique d’une conscience historique accrue

17Investissant le présent d’une force créatrice sans précédent, Dada en fait son champ d’action privilégié et développe à son égard une conscience accrue. Dans « Que voulait l’expressionnisme ? », Richard Huelsenbeck annonce, de manière très significative :

le dadaïsme n’est rien d’autre que l’expression de son temps. Dada est dans son temps comme un enfant de cette époque […]. Dada a assimilé la mécanisation, la stérilité, la stagnation figée et le rythme de ce temps. Il n’est en fin de compte rien d’autre et ne s’en distingue en rien59.

18Puis il poursuit : « Dada est l’expression internationale de notre temps60 » ; et Mehring complète : « Time n’est pas seulement money mais encore plus précieusement Dada61 ». La dernière phrase de l’introduction à l’Almanach Dada est explicite : « Le temps est mûr pour Dada. Il se consommera en et disparaîtra avec Dada62 ». Dada incarne son époque jusqu’à se confondre avec elle, et revendique l’œuvre d’ « art » comme lieu spatio‑temporel de son expression. C’est le sens de l’« Appel pour un art élémentaire » rédigé par Hausmann pour le numéro de De Stijl d’octobre 1921, et signé par Hans Arp, Ivan Pougny et László Moholy‑Nagy :

L’art, c’est la conséquence, la somme des tensions d’une époque. Nous vivons au présent. Et dès lors nous réclamons la conséquence de notre époque, un art qui parle de nous seuls, qui n’existe pas avant nous et pas après nous - non en fonction d’une mode changeante, mais parce qu’on sait que l’art se renouvelle en permanence et n’est pas seulement une conséquence du passé […]. Ce manifeste a valeur d’acte : pris dans la marche d’une époque, nous proclamons avec l’art élémentaire le renouveau de notre conception, de notre conscience des sources d’énergie qui s’entrecroisent inlassablement, modèlent l’esprit et la structure du temps, donnent naissance à l’art63.

19L’élémentarité envisagée passe par une recherche matérielle et technique visant à dégager des moyens d’expression spécifiquement artistiques. Son premier objectif est la simplification du contact entre l’artiste et le réel. Le Dr. Doehmann, sous le pseudonyme de Daimonides, en résume ainsi l’importance : « La représentation dadaïste exige en vérité un approfondissement sérieux et réel de l’idée de la chose […]. C’est toujours et sans exception le monde réel qui apparaît dans l’art dada64 ». Dans l’Almanach Dada sont en outre développées les notions de « réalité immédiate65 » et de « réalité directe66 », notions recouvrant deux réalités : la première est celle du processus de création, la seconde celle du processus de réception.

20Le premier processus est celui d’une création qui tend à inclure différents matériaux empruntés au réel, à la « réalité immédiate ». Le réel et l’instant présent se confondent dans le processus matériel et gestuel de la création. C’est ce dont rend compte Wieland Herzfelde dans la préface du catalogue de la Première Foire Internationale Dada (1920) :

Les dadaïstes disent : […] nous n’avons plus aujourd’hui qu’à nous munir de ciseaux et à découper parmi les choses peintes et les représentations photographiques ce dont nous avons besoin. S’il s’agit de choses plus communes, alors nous n’avons pas même besoin de représentations, mais pouvons nous saisir directement de l’objet67 […].

21Le second processus met en contact le spectateur et l’œuvre ; l’approche d’une « réalité directe » permettra au spectateur de ressentir sans ambages l’émotion transmise. Voici ce qu’en dit Huelsenbeck :

La vie apparaît comme un tintamarre simultané de bruits, de couleurs et de rythmes de l’esprit que l’art dadaïste intègre sans hésiter à tous les cris et toutes les fièvres sensationnelles, à l’audacieuse mentalité du quotidien et à la totalité de la réalité brutale68.

22En d’autres termes (ceux d’Hausmann), il s’agit désormais de trouver l’« optique adéquate69 » pour retranscrire la réalité propre à cette époque. Dans le « Manifeste du PRÉsentisme », il s’interroge en effet :

Pourquoi ne pouvons-nous pas peindre aujourd’hui des tableaux comme Botticelli, Michel‑Ange, Léonard ou Le Titien ? Parce que l’homme a entièrement changé dans notre conscience et non uniquement parce que nous avons le téléphone, l’avion, le piano électrique ou le tapis-roulant, mais surtout parce que notre psychophysique s’est transformée par notre expérience […]. Pourquoi maintenir sentimentalement les arts anciens de l’œil et de l’oreille (peinture et musique) ? Pourquoi, en tout cas, s’en tenir aux sentiments qui ne consistent qu’en mémoire, aux souvenirs70 ?

23Reconnaissant que notre expérience de la modernité a modifié notre rapport au monde et a engendré une évolution de notre sensibilité, Hausmann constate l’inactualité de la perspective scientifique héritée de la Renaissance : « Nous traversons l’éther en avion et nous sommes devenus de si petits points dans l’immensité de l’espace, que la perspective ne suffit pas pour le décrire71 ». Faisant écho aux blessures narcissiques théorisées par Freud72, il souligne le rôle des sciences dans l’élargissement des possibilités optiques et en appelle à l’haptique, étape supérieure au tactilisme de Marinetti : « Il nous faut nous convaincre que le sens du toucher est mêlé à tous nos sens, ou plutôt qu’il est la base décisive de tous nos sens73 », écrit‑il, comme si la conscience de l’espace et du temps, dont l’acuité augmente grâce aux mécanismes modernes, pouvait nous permettre de tout « toucher ». Les solutions plastiques passées apparaissent alors en adéquation avec leur présent propre, mais il ne s’agit plus de les reproduire :

Nous voyons à nos pieds le Moyen Âge, le classicisme dépassé, la mystique et le penchant pour le charme vulgaire – nous ne désirons pas les raviver par des plagiats, ni par des abstractions qui ne tiennent plus que par un fil ! […] Chaque chose en son temps ! Masaccio, Filippo Lippi, Castagno, Piero della Franscesca, Mantegna, Melozzo da Forli ont fait la découverte d’un monde pour leur époque74.

24Représenter le présent devient alors un enjeu à la fois esthétique et plastique. Dans cette perspective, la pensée dadaïste se refuse à toute rationalisation : en témoigne le calendrier abscons et avorté présenté par Mehring en conclusion de « Révélation ». Le narrateur y clôt comme suit son interview avec « Le roi des fondateurs », datée du 9 novembre 191875 :

Je me suis demandé encore quelque chose sur le nouveau calcul du temps ! Nous manquons encore d’évaluations précises. Helfferich76, à qui nous aurions voulu confier ce travail des détails arithmétiques, a refusé – adresse inconnue77.

25Le temps dadaïste est d’ailleurs, lors de l’épopée qui précède, tout aussi chaotique : « L’expédition démarre le 30 août sous les sons de cloche de la bataille de Tannenberg78 et elle se termine avec l’ouverture sur l’ère glorieuse de l’intronisation ebertienne79 », nous informe Mehring avant d’ajouter qu’elle dura « quelques mois ». Ce laps de temps correspond, en réalité, à quatre ans et un peu moins de six mois, du 30 août 1914 au 11 février 191980. Et, alors que le voyage se déploie sous forme d’images (à la manière d’un « Pathé‑film de 11h et demie »), les journées dadaïstes durent entre « sept rotations de la Terre » et « treize journées européennes81 ». Nous pouvons alors nous demander combien de temps au juste dure le présent dada.

26La récurrence du substantif « époque » et sa quasi‑interchangeabilité avec la sensation dadaïste du présent nous orientent vers une perception exclusivement psychologique du temps, jalonnée de quelques dates traumatiques et hasardeuses. Dans le présent vécu des dadaïstes coexistent de manière inhabituellement extensive passé immédiat et futur proche. La prise de conscience de l’artiste confère à ce présent une épaisseur variable qu’il faut retranscrire picturalement par la multiplication des points de vue et par l’usage d’un matériau en contact direct avec la réalité :

Le plus grand art sera celui qui présentera par son contenu de conscience les multiples problèmes de son époque, celui qui fera ressentir qu’il a été secoué par les explosions de la semaine précédente, celui qui, inlassablement, cherchera à se retrouver après l’ébranlement du jour précédent. Les meilleurs artistes, les plus forts et les plus insolites, sont ceux qui, à chaque heure, arrachent et réassemblent les lambeaux de leur corps à partir du chaos des cataractes de la vie, ceux qui, saignant des mains et du cœur, saisissent avec acharnement l’intellect de leur époque82.

27Il est une œuvre qui, par ses matériaux, sa technique et son contenu, illustre tout particulièrement cette injonction d’Huelsenbeck, tout en satisfaisant aux critères découverts par notre analyse : Coupe au couteau de cuisine dada à travers la dernière époque culturelle du ventre à bière weimarien de l’Allemagne, réalisée en 1919‑1920 par Hannah Höch et présentée lors de la Première Foire Internationale Dada (1er juillet‑25 août 192083). Le titre est à lui seul un collage à connotations temporelles, l’œuvre étant le pendant pictural commenté et personnel de la « Coupe à travers le temps » du compagnon de l’artiste, Raoul Hausmann.

28La technique du photomontage fait, quant à elle, appel non à la figure de l’artiste, mais à celle de l’ingénieur‑monteur, et requiert la sélection, le découpage puis le ré‑ordonnancement d’illustrations photographiques imprimées par la presse quotidienne, particulièrement proche du réel et sur laquelle pèsent déjà des enjeux visuels et politiques relatifs au choix et à la manipulation des images autant qu’à l’ambition esthétique vériste de la photographie84. Höch disposait alors d’un accès privilégié à ce matériau grâce à son poste à mi‑temps de conceptrice de patrons de couture pour les magazines féminins d’Ullstein Verlag, éditeur de l’hebdomadaire qui constituera la source principale de Coupe au couteau de cuisine, le BerlinerIllustrirte Zeitung (BIZ). Une analyse des photographies de presse utilisées85 nous permet d’établir le cadre temporel des événements qui se désarticulent sous nos yeux : à droite du front de l’empereur Guillaume II, l’arme pénétrant dans l’en‑tête « anti » du « Mouvement anti‑dadaïste » est un fusil‑mitrailleur monté sur un avion monoplace, tenu par un soldat français, et emprunté à une image imprimée dans le BIZ du 3 mars 1918 ; au centre de la partie supérieure du photomontage, à la limite d’une rangée de buildings et d’un arrière‑plan monochrome noir, le visage de « La plus belle femme de France. Agnès Souret, 18 ans » est, quant à lui, la reprise d’un emprunt fait à un journal français par le BIZ du 13 juin 1920. Ces terminus post et ante quem de la création de l’œuvre, qui seront, malgré un remaniement ultérieur, respectés en termes de datation des sources, permettent une délimitation chronologique précise du matériau utilisé, délimitation qu’excèdent toutefois les références véhiculées. Le portrait d’un Guillaume II affublé d’un haut-de-forme et dont la moustache caractéristique est remplacée par un couple de lutteurs « triomphe » dans l’angle supérieur gauche de la composition, rappelant l’époque de l’Empire et les critiques adressées à l’empereur « bourgeois », dont le caractère belliqueux conduisit à la Première Guerre mondiale. Encadrant les scènes de soulèvements populaires de l’angle inférieur droit, une sculpture gothique servant de cravate au costume de feu l’ambassadeur d’Allemagne à Moscou, Graf Mirbach, apporte une touche plus ancienne. Enfin, les bâtiments de la bourse de New York (BIZ25 avril 1920), qui dominent une foule d’enfants dans le même angle, ainsi que la carte d’Europe du droit de vote des femmes (BIZ, 23 novembre 1919), évoquent la situation contemporaine ainsi que ses futurs développements (la carte, par exemple, ne changera qu’en 1928, tandis que le rôle des États‑Unis dans l’économie européenne ne cessera de croître tout au long du XXe siècle).

29Si une approche rigoureuse et matérielle de l’œuvre nous permet donc d’en définir l’épaisseur temporelle, celle-ci outrepasse ses limitations matérielles par la puissance des associations que la technique même du montage suggère. Contrairement au tableau d’histoire classique, objet culturel préservé comme surface verticale consacrée à l’écriture d’une inscription stable, claire et définitive, Coupe au couteau de cuisine découvre la table de travail de l’histoire ressentie en tant que présent vécu. Cette « table » est un espace destiné à « recueillir le morcellement du monde86 », et où s’opère

le renoncement à toute unité visuelle et à toute immobilisation temporelle : des espaces et des temps hétérogènes ne cessent de s’y rencontrer, de s’y confronter, de s’y recroiser et de s’y amalgamer. Le tableau est une œuvre, un résultat où tout a déjà été joué ; la table, elle, est un dispositif où tout pourra toujours se rejouer87.

30L’impossibilité d’une acceptation construite de l’histoire conduit les dadaïstes à opérer un nivellement des catégories temporelles. S’interpénétrant dans l’instant présent, elles confèrent au présent la capacité de mettre le réel en mouvement, de manière consciente et assumée, l’invitant en somme à infléchir l’histoire. Si le présentisme dada s’exprime bien en termes de simultanéité et d’accélération des événements, sa particularité est son épaisseur. Le présent dadaïste est épocal, tant par sa durée que par l’effort de conceptualisation dont il est l’objet. Lorsque la pensée épocale (cette « tentative de cerner – à la limite avec un seul concept épocal – la nature d’une ère, ou d’un sous‑ensemble important de celle-ci88 », pour reprendre la définition de Gabriel Rockhill) devient l’époque elle‑même, s’opère une restructuration imprégnant jusqu’au présent de la création et de la composition artistique. Il faudrait approfondir l’analyse de la façon dont les collages et assemblages dada berlinois circonscrivent leur champ spatio-temporel propre : empreints d’une conception de la durée vécue toute bergsonienne, ils proposent une forme d’anéantissement de la durée mesurée telle que pensée par le philosophe, en réinventant dans l’œuvre d’art une spatialité temporellement conforme à la mémoire. Le temps, tel qu’il se donne, est, tout particulièrement dans le photomontage, démonté puis remonté, c’est‑à‑dire réagencé de manière à transmettre au regardeur futur un sentiment de chaos et d’indétermination. Ainsi, quiconque s’y attarde est invité, à son tour, à remonter le temps.